Gangstérisme dans le champ intellectuel : casse sur les sarcophages de la culture .



Notre position à nous autres, de l'underground du champ intellectuel - les mémoires du souterrain de Dostoïevski valident ce mot - est une position qui demande à être analysée . Je vous écrit d'une île, d'une Temporary Autonomous Zone, d'un lieu délié de liens avec les pôles des mondes de l'âge moderne, sinon de liens électroniques, médiatiques-un lieu anonyme et dominé de plus des champs de force du Système, qui reçoit des formulaires standards de la domination, impôts, factures, amendes automatiques, rien de personnel, même pas le luxe d'une surveillance policière à un nom commun , encore moins propre . J'ai le droit de choisir le prélèvement mensuel, le prélèvement à l'échéance, bref, de rentrer dans l'anonymat absolu, c'est ce dont m'informent les formulaires standardisés que je reçois . Ainsi le Système pense et préserve ma liberté . Sinon je reçois le bulletin municipal, une fois par an . J'apprends parfois qu'il y a des élections . Autant vous dire, je me sens vachement partie prenante de la République .

Je n'ai de liens avec aucune Université . Ces liens ont existé, ont été rompus . A vingt trois ans, j'ai raté la marche de l'université, le poste, la thèse prévue, en échouant à l'agrégation, à la surprise générale, et avec les excuses d'un membre du jury . Rien que de normal, de ne pas avoir l'agrégation du premier coup . Mon père avait sombré dans une dépression délirante en janvier . J'étais très proche de lui . Je l'avais appelé tous les soirs, une heure, pendant des mois . En juin, le téléphone avait sonné dans le vide, dans la chambre de la maison de retraite sinistre où il avait fini par échouer . J'avais appelé ma sœur, qui avait appelé la maison de retraite, qui avait envoyé quelqu'un dépendre mon père, à la porte des toilettes . Puis j'ai enterré mon père, embrassé son corps étrangement gonflé, son visage marbré de rouge . Puis je suis allé passé l'oral, à la Sorbonne, à Paris .

Le jury de géographie, c'était des gens assez jeunes, gras, laids , en sueur à cause de la chaleur . Ils étaient très sots, très contents de me flinguer, je venais d'une université ennemie . Le jury qui m'a donné le sujet de hors programme m'a dit après, après les résultats que c'était très bien, mais que je n'avais pas présenté tel personnage en introduction, qu'il ne pouvait pas me mettre quatorze, mais dix . Le président du Jury m'a dit en me regardant dans les yeux que je devais absolument repasser l'agrégation . Absolument !

Mais voilà, mon père était mort, je devais me mettre au travail . J'ai commencé à travailler en zone sensible, le nom de l'époque . J'ai souffert, ramé, été humilié plusieurs fois . J'ai continué, réussi parfois, gagné le respect et l'estime de gens qui ne sont pas des universitaires, des flics, des routiers, des marins, de gamins paumés . La pensée a disparu de ma vie, mais comme le soleil passé de l'autre côté de la terre . Insensiblement, je me suis spécialisé dans "les adolescents difficiles" .

Je suis dans mon travail, en position de réussite sur le critère valide du Système, l'argent . Je suis marginal professionnellement, mais financièrement reconnu, et globalement en réussite, mais sans aucune sécurité .

Je suis aussi un petit soldat du champ intellectuel . En réalité, le projet de thèse, le champ de recherche abandonné sur le cadavre de mon père revit dans la blogosphère . Je suis ainsi entre la violence de la pauvreté, la violence d'un quartier, et l'art, et la pensée, et la vie . L'âpre saveur de la vie . Si je ne peux vivre l'art et la pensée, je meurs étouffé comme un poisson au fond d'une barque . Notre position m'apparait de plus en plus comme un gangstérisme intellectuel . Notre, car nous sommes plusieurs .

Nous voulons bouffer le champ intellectuel et artistique par la force . Bouffer le monde par la force, c'est une expression d'André Bellaïche, chef présumé du gang des postiches . Nous avons pour cela le désespoir, la haine, la rage, l'immense désir qui font le gangster . Le pragmatisme absolu aussi .

Bellaïche, personnalité attachante, ajoute que le gang des postiches aurait été une aventure romantique s'il n'y avait eu deux morts . C'est cela même ; l'histoire de nos pensées, de nos groupes, de nos espoirs, est une aventure romantique, serait une aventure romantique, si nous ne nous vidions de notre sang en public . Car cette écriture, c'est écrit avec du sang . Et si je ne parlais pas de mon père pendu, des marbrures sur son visage, quand j'ai embrassé son cadavre, avant l'enterrement .

"L'image de mon père en agonie, en chaînes, au fond d'un cachot, restera l'image de ma vie . Sans cesse, elle hantera mes rêves . Quand je l'évoquerai ou qu'elle m'apparaîtra dans les épreuves ou la défaite, elle décuplera ma force ; quand elle me viendra dans la victoire, je deviendrais cruel, sans humanité ni concession quelconque . " Amadou Kourouma .

Peu importe . Une vie sans mort, sans corde, sans effusion de sang, avec juste les formulaires anonymes de l'État comme attention, nous n'en voulons pas . Plutôt mourir . Tout a commencé quand nous avons compris que sans combattre, nous allions mourir . Quand le désespoir nous a donné la force de ne plus reculer . Il a fallu du temps . Les leurres de la vie privée ont pu nous contenter . Le sexe, la fête nocturne . Mais même des vêtements, des talons, peuvent être une occasion d'agression, car la plupart des hommes de ce temps, comme dans toutes les tyrannies, sont amers, agressifs, frustrés . Encouragés tous les jours dans la sottise . Ou l'édification d'un foyer . J'ai écris sur les illusions de l'authenticité, produit du Système .

L'affaire Coupat a été pour beaucoup un éclaircissement . La guerre était réelle, pratique . Les armes, l'ordinateur, la rigueur des mots . La poésie, le sang, le sperme, le désir, la cyprine . L'angoisse, la douleur, la mort . Les murènes qui se tordent dans les tripes, qui te déchirent, le temps épais comme la résine, comme l'ambre, dur comme le cristal des falaises granitiques . L'atroce attente, la mélancolie qui donne le gout du sang dans la gorge . L'ivresse, les ivresses artificielles, les labyrinthes nocturnes de l'âme .

L'odeur mêlée du corps et des roses . Je rêve de voir ton cul, ton ventre, ton sexe, de te voir avaler mon sexe, d'introduire ma langue dans tous tes orifices . Ton regard est profond comme les gouffres des mondes, scintillants luminaires des sphères . Ta voix résume en elle les rumeurs des mondes, les rumeurs infimes des passés sanglants, des passés d'aurores sublimes, de crépuscules rêveurs . Ta peau est la surface duveteuse et douce du fruit de l'arbre-et cet arbre était un bouleau . Tu es l'alliance des forêts du Nord et du soleil invaincu du midi, le seul nombre qui ne pourrait être un autre . D'une certaine manière, tu es le monde . Et tu est la colonne sur lequel il repose . L'air que je respire, dans la roseraie . Le pôle qui ordonne la rotation de la Roue .


Mishima se retrouve avec Duras, à affirmer qu'un écrivain, pour écrire de choses intenses, ne peut vivre des choses intenses, doit se mettre à part, enfermé dans l'écriture . Perspective-en outre inexacte pour eux même- de la dissociation d'un âge de fer . Il ne faudrait pas être sage vivant, pour écrire de la sagesse ? Il ne faudrait pas être fou de douleur, pour écrire de la douleur ? Il ne faudrait pas aimer, pour écrire de l'amour ? Je dis, moi, que celui qui a écrit le Cantique, connaissait l'amour, et que je n'ai compris le Cantique que par l'intensité de l'immense désir .

Pourtant c'est une chose commune, dans notre âge, de voir des oeuvres, de méchantes oeuvres, qui traitent de sujet absents de la vie de leurs auteurs . Une universitaire initiée au Tantrisme est rare, paraît même étrange . Écrire sur la vie religieuse, sur l'ascèse, sur toute sorte de sujets sans en avoir la plus infime parcelle de vie est tout à fait considéré . Écrire sur les textes sacrés sans jamais en goûter la saveur est banal . Écrire des livres d'éthique en ayant jamais vécu la moindre éthique, sans jamais avoir affronté de moment crucial . Juger dans un livre les actes d'un guerrier sans connaître le gout de la panique et la terreur organique, le risque de la mort par le fer, le désir de te tuer dans les yeux de celui qui est devant toi . L'autorité de toutes ces paroles n'est pas intrinsèque, mais extrinsèque, issue de la position de maîtrise sociale . Tombent-ils au sol, que leurs mots rejoignent la poussière . Invoquer l'éternité dans la parole leur est étranger . Cela est vanité et poursuite de vent . Le monde qui nous abrite ne permet pas de mener une vie pleinement humaine : nous n'avons que le pain . Reste le monde . L'être manque, la vie moderne est vide comme un évier abandonné dans un terrain vague .

Notre écriture se trempe de notre intensité, de notre nostalgie, de notre manque légitime, ontologique . Notre intensité est l'eau claire, la source dans la forêt, qui fait jaillir la vapeur autour du style sorti de la forge . Nous sommes forgerons, Héphaïstos, boiteux et souterrains, se vivant de feu dans les abîmes, créateurs des armes des dieux . Nous sommes Hadès, roi du royaume des ombres, mais avides de l'hiver, où le règne du souterrain se pose avant l'ère des mimosas, ces mêmes mimosas que tient Marguerite en rencontrant le Maître .

Hors des liens qui produisent la pensée officielle, en fuite sur les routes, à travers les espaces improbables de l'Europe, nous mêlons ce que les autres séparent, et nous sommes le creuset de l'avenir . Nous n'avons besoin d'avoir une éthique révolutionnaire, ou je ne sais quelle verbosité pompeuse, pour être réellement des révoltés, comme Roméo et Juliette interrogent bien davantage l'ordre de Florence sans se poser de questions que tous ceux qui prétendent, dans les vestiges consternants de la chute de l'art, par des oeuvres vides, interroger profondément des thèmes profonds- alors que leur pensée et leur vie sont totalement vides, fonctionnarisées . Les esclaves jouent aux hommes libres, sous le maréchalat du Père Ubu, couvert de chaînes de chocolat . Ce monde de verre ne tiendra pas éternellement sous les impacts de feu, cruels, sans humanité ni concession quelconque, de l'invocation de l'esprit impliqué de la langue, sous l'appel persistant, insistant de la rénovation du monde par l'art .

Nous allons infiltrer les forteresses et casser les coffres qui gardent dans les ténèbres les corps aimés-les grands corps blancs des amoureuses- dont parle Apollinaire en 1917 : "Les jalouses Patries m'ont déchiré un jour, Moi! La Pensée, Moi, l'Art, et Moi, l'Amour! Mon corps est splendide toujours. "

C'est le Système aujourd'hui, barbe-bleue moderne, qui a enfermé dans des sarcophages de marbre ces corps . Et qui paye, et sélectionne, tous les ternes et vides gardiens des sépulcres, ces êtres pompeux qui croient être, parce que des fils les tiennent debout .

Nous allons les briser, sans humanité ni concession quelconque . Nous sommes vivants, et ils sont morts . Nous sommes traversés par tous les printemps, toutes les sèves qui auraient pu être . Nous sommes des loups, et ils sont devenus des chiens, porteurs de la marque de la laisse . En réalité, ils n'ont aucune chance .

Nous allons briser les sarcophages de la culture .
C'est notre gangstérisme intellectuel, celui du Prince d'Aquitaine à la tour abolie . Celui de Bohémond De Tarente, prince de Tripoli .

Vive la guerre ! et vive la mort !

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Votre sensibilité, vos pensées me font du bien. je ressens une petite pointe de jalousie... Je suis arrivée par hasard sur ce blog il faudrait mieux le référencer
Je reviendrai le voir des demain

lancelot a dit…

Chère amie, tous mes articles sont classés par ordre alphabétique sur l'Encyclopédie du Souterrain. Il y a un lien à droite du blog, dans la colonne, plutôt en haut. Ou par google. Je suis sur Facebook, aussi, sous mon nom.

Si vous avez des conseils de référencement, n'hésitez pas!

Bien à vous,
L.

Nu

Nu
Zinaida Serebriakova