Rapport sur le rapport de Guy Debord sur la construction des situations 7-7 . Plate forme d'une opposition provisoire .


(Austin Osman Spare)


Debord § 29 : Une action révolutionnaire dans la culture ne saurait avoir pour but de traduire ou d'expliquer la vie, mais de l'élargir . (…) la révolution n'est pas toute dans la question de savoir à quel niveau de production parvient l'industrie lourde, et qui en sera maître . Avec l'exploitation de l'homme doivent mourir les passions, les compensations et les habitudes qui en étaient les produits . Il fait définir de nouveaux désirs, en rapports avec les possibilités d'aujourd'hui . Il faut déjà, au plus fort de la lutte entre la société actuelle et les forces qui vont la détruire, trouver les premiers éléments d'une construction supérieure du milieu, et de nouvelles conditions de comportement . Cela à titre d'expérience, comme de propagande . Tout le reste appartient au passé, et le sert .

§ 30 : Il faut entreprendre maintenant un travail collectif organisé, tendant à un emploi unitaire de tous les moyens de bouleversement de la vie quotidienne . C'est à dire que nous devons d'abord reconnaître l'interdépendance de ces moyens, dans la perspective d'une plus grande domination de la nature, d'une plus grande liberté . Nous devons construire des ambiances nouvelles qui soient à la fois le produit et l'instrument de comportements nouveaux . Pour ce faire, il faut utiliser empiriquement, au départ, les démarches quotidiennes et les formes culturelles qui existent actuellement, en leur contestant toute valeur propre (…)

§ 31 : Nous ne devons pas refuser la culture moderne, mais nous en emparer, pour la nier . Il ne peut y avoir d'intellectuel révolutionnaire s'il ne reconnaît la révolution culturelle devant laquelle nous nous trouvons . (…) en travaillant, au côté des partis, au changement nécessaire de toutes les superstructures culturelles . (…) ce qui détermine en dernier ressort la qualité d'intellectuel bourgeois (…) c'est un rôle dans la production des formes historiquement bourgeoises de la culture . Les auteurs (…) révolutionnaires, quand la critique (...) bourgeoise les félicite, devraient chercher quelles fautes ils ont commises .

Debord cherche donc à répondre à la question « que faire » . Cette question est la seule question fondamentale qui puisse se poser à un intellectuel ou à un groupe révolutionnaire . Cette question a été posée par Lénine avec un grand retentissement . La poser et y répondre suppose une analyse des conditions du que faire, et des fins à poser . Mais la priorité à l'action et les conditions de l'action révolutionnaire interdisent une analyse indéfinie . (On)ne saurait avoir pour but de traduire ou d'expliquer la vie, mais de l'élargir .

C'est là qu'intervient l'idéologie révolutionnaire : elle simplifie assez les perspectives pour permettre l'action . Ceci n'est pas un défaut, mais bien une puissance indispensable dans le contexte de la guerre idéologique . L'homme ne peut avoir achevé sa compréhension avant d'agir – l'action se passe comme le mouvement, entre être et non être, symbolisation et énergie, savoir et ignorance . Il est impossible de tout comprendre, non d'être une force qui va .

Mais les termes idéologiques de l'analyse de Debord en 1957 entrent en contradiction avec son programme, autant qu'il l'accompagnent . Une action révolutionnaire dans la culture, dans la perspective marxiste, est une action périphérique, et donc sans impact certain, comparée à l'action révolutionnaire sur les rapports de production qu'assument les partis révolutionnaires . Debord commence d'ailleurs par écarter la vision excessive, stalinienne, syndicale révolutionnaire, qui assimile la révolution au contrôle de l'industrie lourde . Mais cet adversaire fantomatique écarté, les problèmes théoriques demeurent très lourds .

Que dit la théorie normale - au sens de science normale chez T.S. Kuhn ? La transformation révolutionnaire des rapports de production doit transformer totalement comme une cause univoque l'homme et ses conditions de vie . L'existence précède l'essence ( et si ! C'est aussi structurellement proche de Sartre que possible, mais en termes non d'existence individuelle, mais d'existence socio-historique ) - donc les déterminations de l'essence de l'homme et de sa vie quotidienne sont historiques, liées à leur place dans les rapports de production . Les hommes sont séparés par les classes comme s'ils l'étaient par des essences différentes, au moins synchroniquement . Un homme d'une classe peut éventuellement être transformé en un homme d'une autre par rééducation, mais cela demande du temps . Avec (la mort de) l'exploitation de l'homme doivent mourir les passions, les compensations et les habitudes qui en étaient les produits . Les passions humaines changeront par la révolution, puisque l'avarice, la cruauté ou l'obsession ne sont que des compensations d'une situation historique, etc . En clair, l'homme actuel sera complètement différent après la révolution, et ainsi ce qui nous apparait impossible (ainsi la fin de la jalousie de Caïn pour Abel) deviendra la règle, et les loups joueront avec les agneaux...je caricature . L'idée d'une détermination complètement sociale de l'essence de l'homme, et l'idée d'une compensation (qui suppose un mouvement de sortie puis un effort de retour à l'essence) sont d'ailleurs déjà contradictoires .

En l'absence d'une révolution des rapports de production, le travail révolutionnaire dans la culture paraît bien faible en puissance de transformation . Il s'agit en quelque sorte de penser et de vivre les désirs, la construction supérieure du milieu, les nouvelles conditions de comportement, à titre d'expérience et de propagande . La révolution dans la culture n'est plus alors une stratégie révolutionnaire d'ensemble, mais l'activité avant gardiste des artistes qui soutiennent l'œuvre révolutionnaire du prolétariat et du Parti . Il semble peu rigoureux, non de penser au changement nécessaire de toutes les superstructures culturelles sans attendre le changement insurrectionnel de la Structure, mais bien de prétendre inaugurer ce changement révolutionnaire sans attendre .

L'abîme se creusant entre la révolution dans la culture et le recul de plus en plus flagrant de la perspective révolutionnaire structurelle dans les années 70 et 8O aboutit à aggraver cette séparation latente dans le rapport – alors est grande la tentation du repli sur des sphères autonomes de l'art, c'est à dire à un embourgeoisement des mouvements issus des courants situationnistes, ou encore la tentation du repli vers l'intime, vers le désert, vers les TAZ . Nous étudierons Hakim Bey, et la critique de cette situation chez Bernard Aspe, qui note : que nous ayons trouvé des oasis rend l'avancée du désert après tout supportable .

Car Debord retourne le rapport entre structure et superstructure, ce qui ne relève pas de la théorie normale, mais avec raison
, en notant que si la culture actuelle est le produit de rapports de production corrompus, alors s'exprimer dans le cadre de cette culture ne peut permettre d'être un intellectuel révolutionnaire . Pour autant, il est impossible de poser les bases d'une révolution culturelle sans s'inscrire dans la culture existante, ne serait que parce que sans repère à nier, le concept même de révolution ne saurait recevoir aucun sens . Aussi en arrive-t-on à ce paradoxe qui consiste à constater que la révolution dans la culture ne peut se penser que par référence, même négative, à la culture bourgeoise, et donc est condamnée à en être structurellement l'image .

Nous avons semble-t-il deux possibilités . Soit la page blanche, la négation dadaïste de toute la culture moderne, qui aboutit à l'inarticulé, au non sens ; soit la stratégie du cheval de Troie, du virus, qui consiste à s'emparer des structures sémantiques de la culture bourgeoise, tout d'abord pour que ces structures répliquent des cycles sémantiques révolutionnaires, et pour les soumettre par cette réplication à des contraintes qui les fassent exploser – les obligeant à se recomposer enfin selon des formes nouvelles adaptées à la révolution structurelle enfin advenue . Dans cette perspective, le paradoxe devient un art martial conscient de la guerre idéologique . Telle est bien la perspective de Debord . D'un point de vue combinatoire, il s'agit non de produire à l'aide des matrices combinatoires existantes de la nouveauté – par exemple des phrases en français – mais de changer la langue, et surtout la syntaxe, assez pour que des analogies de « phrases » radicalement nouvelles, puissent apparaître . Le critère même de nouveauté a perdu son sens dans la cadre traditionnel d'un art (…) La création n'est pas l'arrangement des objets et des formes, c'est l'invention de nouvelles lois sur cet arrangement .

Nous avons très exactement là la structure des révolutions scientifiques selon Thomas S. Kuhn, et aussi la magie du chaos comme reprogrammation paradigmatique de la vision, chez Peter Caroll et chez G.P Orridge . Mais cette notion du changement de niveau 2 (on peut penser un changement de niveau n, je veux dire en théorie) ou de métalangage est commune dans la pensée logique du siècle dernier, en particulier dans les Principia Mathematica de Russell et Whitehead (1910-1913). Nous ne devons pas refuser la culture moderne, mais nous en emparer, pour la nier . La culture moderne fournit en effet les modes de sa transformation, secrète son propre négatif .

A cette conception structurale de la révolution dans la culture s'ajoute donc la volonté d'utiliser non les formes séparées, articulées des arts bourgeois, comme matrices traditionnelles de production artistique, mais de mettre en place des totalités locales, des situations .

Les formes séparées de l'art ne peuvent impacter sur la vie, en ce que justement, en tant que cadres traditionnels finis, ces formes sont porteuses de fin, de séparation, séparation de l'œuvre et de l'artiste, et plus encore de « l'amateur » et de l'œuvre, instrumentalisée comme médiation de rapports de domination entre êtres humains, soit de l'artiste au spectateur, soit du propriétaire à celui qui désire cette œuvre inaccessible .
Cette médiation d'un rapport de domination, d'humiliation par le désir, se retrouve tant dans la consommation de luxe que dans les liens entre les sexes dans le Système général . La séparation, l'aliénation, l'absence de l'art à la vie, et l'instrumentalisation de l'œuvre d'art par le système de domination sont des facettes d'un même sous-système fonctionnel de l'art . L'art contemporain est la réplication euphémisée des rapports de domination et d'exploitation liée à la production ; il est un totem de la bourgeoisie . Cette instrumentalisation empêche l'émergence de la fonction universelle de l'art, propre à tisser des mondes communs pour des cités et des Empires, et provoque la dé-symbolisation des rapports sociaux .

C'est là que se meurent les devoirs envers l'être humain . La pensée des situations est la pensée du renversement des perspectives, d'un retour à un art universel et humain de construction symbolique d'un monde commun .

La situation fondamentale est la révolution structurale, la fin des rapports de production du Capital, ou du Système ; mais il est acceptable d'en produire, à titre d'expérience et de propagande, des prémices, des ambiances nouvelles liées à des comportements nouveaux . C'est l'ambiance, en tant que détermination de l'homme globale, qui doit permettre une détermination locale permettant émergence de comportements nouveaux que la révolution installera de manière durable . La situation est donc une pré-vision temporaire et fragile de la Révolution ; son concept est fort proche de la Zone Autonome Temporaire . Un impact puissant et localisé permettra de trouer le tissu obscur de l'attente, de l'espace temps du Grand Temps, de mettre au jour la lumière de l'évènement à venir . Ainsi dans les ténèbres le goût de la Révolution pourra être expérimenté . Je goûterais l'ambroisie en ce monde – tel est la puissance qui s'ouvre en abîme .

L'art est alors l'activité qui permet d'expérimenter et de vivre un moment ce qui aurait pu être, à l'heure où la perspective révolutionnaire se meurt objectivement de l'adhésion du prolétariat aux Trente Glorieuses, ce que les mouvements révolutionnaires des années 60 masquent massivement .

Debord lui même lie le sort des situationnistes à la modernité, en ne dialectisant pas le rapport à la nature, à la technique : C'est à dire que nous devons d'abord reconnaître l'interdépendance de ces moyens, dans la perspective d'une plus grande domination de la nature, d'une plus grande liberté . Par là il participe de l'enthousiasme positiviste commun aux deux modèles du Système en 1957 .

Nous voyons bien, avec le recul, que la plus grande domination de la nature est une plus grande domination tout court, et que la puissance technique déchaînée par le Système ni ni une libération de l'homme ni un recul du malheur . L'articulation de la notion de situation au positivisme marxiste est assurément une impasse pour la pensée nouvelle que cherche à faire naître Debord, et qui ne cesse de mettre à l'épreuve le lien univoque Structure-Superstructure, mais avec lequel il ne rompt pas, contrairement à ses propres principes . Je crois que Debord aurait d'ailleurs pu le comprendre – c'est pour cette raison que je le répète, son idéologie de base ne lui a pas permis de poser dans toute la radicalité qu'il désirait lui même la rupture avec le monde « bourgeois » - nous pensons au contraire qu'il faut aller plus loin dans la rupture avec les habitudes ou les personnes...

Reste que le concept de situation et le diagnostic sur l'art sont terriblement inactuels . La création n'est pas l'arrangement des signes, des sens, des objets et des formes, c'est l'invention de nouvelles lois sur cet arrangement .

N'est ce pas là l'arrêt de mort, dans le discours révolutionnaire, de l'idéologie racine et de ses matrices univoques ?

Vive la mort !

2 commentaires:

Anonyme a dit…

« que nous ayons trouvé des oasis rend l'avancée du désert après tout supportable ».

Mais cette avancée est inéducable.
Nécessaire même.
Le Kali Yuga doit être consommé-consumé jusqu’à sa fin, jusqu’à ce que son odeur de charogne monte aux cieux pour réveiller les Dieux.
Le Serpent doit manger sa queue jusqu’au cul pour s’étouffer.
Pour que l’Arbre de Vie puisse à nouveau respirer.
Et en attendant (GODo ?), il ne nous reste que l’exTAZe finale – devenons les fils de Mishima et répandons nos entrailles pour montrer aux Ancêtres que nous sommes fait du même bois qu’eux.
Puis laissons-nous porter par Isis-Antigone, l’anti-Jeune Fille - Elle mènera nos dépouilles démembrées aux limites de la Tekne-Polis, et nous offrira les honneurs que l’on nous refuse de notre vivant.

Oui. Même là, le sable nous recouvrira jusqu’au dernier.
Mais les derniers seront les premiers.
Car nous nous serons rafraîchis à la source.

Vive la Mort, qui nous fait nous sentir si vivants.
Vite, la fin ! Pour prouver que nous sommes immortels !

Oui... Le Theatrum Mundi doit se faire à nouveau Ars Moriendi.

Mais en attendant ce Kairos... nous restons les Agneaux Sacrificiels dont le sang ne sait où s'épancher.

« Je ne suis pas fait pour vivre avec ta haine, mais pour être avec ceux que j'aime »
Alors même si l’oasis du Fidèle d’Amour doit être recouvert par le désert du postmodernisme…
Ce n’est rien – le « Vieil Homme » sera mort depuis longtemps.
Mort d’avoir trop aimer.

Kali Kali Ma !

Maldoror.

Anonyme a dit…

Mon ami(e) !

Votre anonymat est regrettable...vos mots me saisissent comme ceux d'un proche dans le désert.

Merci, ami

Vous méritez ce nom de Maldoror. Pour des aurores nouvelles...

Nu

Nu
Zinaida Serebriakova