Complément testimonial à la généalogie de la morale de Nietzsche .

(Sur FB...)




J'établirai dans quelques lignes comment Maldoror fut bon pendant ses premières années, où il vécut heureux; c'est fait. Il s'aperçut ensuite qu'il était né méchant: fatalité extraordinaire! Il cacha son caractère tant qu'il put, pendant un grand nombre d'années; mais, à la fin, à cause de cette concentration qui ne lui était pas naturelle, chaque jour le sang lui montait à la tête; jusqu'à ce que, ne pouvant plus supporter une pareille vie, il se jeta résolument dans la carrière du mal .

Chants de Maldoror.

L'image de mon père en agonie, en chaînes, au fond d'un cachot, restera l'image de ma vie . Sans cesse, elle hantera mes rêves . Quand je l'évoquerai ou qu'elle m'apparaîtra dans les épreuves ou la défaite, elle décuplera ma force ; quand elle me viendra dans la victoire, je deviendrais cruel, sans humanité ni concession quelconque . Termine Koyaga .

Ahmadou Kourouma, En attendant le vote des bêtes sauvages.

-La liberté qui vous tient à cœur, Herr Ott!
-Ah oui, elle me tient à cœur, cette liberté qui a y regarder de plus prêt, diminue de jour en jour...(...) ce que nous nommons le ciel , les hauteurs, la seule chose qui nous appartienne après tout... »
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Miodrag Bulatovic, Gullo Gullo.

Le libre marché idéologique actuellement dominant ne peut promouvoir que des idéologies de masse, c'est à dire des idéologies qui s'adressent aux êtres humains en tant qu'esclaves, et esclaves dans un récit mythologique, aliéné, qui mène mensongèrement vers la libération – cela a été le fait du nazisme, du communisme comme aujourd'hui des Gender Studies . Le fond du Récit de l'idéologie racine est le progressisme, l'histoire d'une libération – et en soi ce récit est issu de structures traditionnelles légitimes en leur ordre, où la libération désigne le passage d'un monde à l'autre selon l'ordre hiérarchique, comme la libération du Bouddha ou l'ascension du Christ . Mais dans l'ontologie unidimensionnelle des modernes, la libération du monde dans le monde qui nous enserre de ses chaînes, la libération ne peut être qu'illusoire . Comment ce monde de fer qui fait de toi un esclave pourrait, enfermé sur lui-même, être la seule puissance de ta libération ?

De manière rigoureusement analogue, le monde unidimensionnel des modernes rend obscure la notion de hiérarchie, en assimilant la hiérarchie à la domination rapace de l'oligarchie – au bureau du directeur pour les salariés . Plus encore, la hiérarchie moderne ne peut être comprise qu'en terme de quantité, et en terme de quantité d'argent ou d'étendue réglementaire de pouvoir matériel, en sachant que dans les administrations géantes du Système « l'étendue des responsabilités » et « la hiérarchie des salaires » vont de pair . Hiérarchie, dans l'idéologie moderne, a fini par signifier exploitation – en oubliant que dans l'Inde, le sommet de la hiérarchie humaine a été par exemple vers 1945 Sri Ramana Maharishi, au dessus du Mahatma Gandhi – et que ces hommes vivaient pratiquement nus, dans une austérité radicale, le premier occupant ses journées a peler des légumes pour lui et ses proches, le second tissant ses propres vêtements . Nous oublions aussi que dans la chrétienté médiévale, Saint Bernard fut un moment l'homme le plus puissant de son temps, en vivant dans la plus complète pauvreté . Car leur puissance n'était pas issue du monde des choses, de l'exploitation, de la technique ou des armes . La comprendre, c'est comprendre la pluralité des mondes .

Le problème moderne est l'enfermement dans le monde des choses . Il a été posé depuis au minimum Descartes, et sa reprise d'un projet humain lui-même au moins issu de l'âge néolithique (Voir Jacques Cauvin, CNRS édition) de se rendre maître et possesseur de la nature . Pour se rendre maître et possesseur de la nature, il faut obéir à ses lois . Et ainsi, partant de la puissance de négation de la nature par l'œuvre de civilisation qu'il était, l'homme se veut retour à la nature, et s'asservit au monde naturel . Le matérialisme moderne, l'ontologie pratique de base du Système, n'est que cette fermeture de la porte des mondes, et le fondement idéologique de la transformation de la hiérarchie en exploitation . Dans l'ancienne sémantique, la matière n'était posée que par opposition inférieure à l'esprit, comme déterminisme, mécanisme aveugle, obscurité, pouvoir obscur de l'informe .

Le matérialisme, en niant l'esprit, pose la matière comme étant l'être – et donc comme indéterminée par essence, tout en lui conservant la détermination d'être opposé à l'esprit, détermination volontairement voilée par la négation de l'esprit . Tout, pour le matérialisme, devient déterminisme univoque, mécanisme aveugle, absence de fin, obscurité . Le matérialisme veut expliquer, réduire, la liberté, la finalité, la lumière, à la matière – au déterminisme mécaniste . Pourtant le monde du matérialisme n'est qu'en miroir inversé du monde du spiritualiste – ce qu'Heidegger disait de l'ontologie de Nietzsche, inversion du platonisme . Le processus de réduction des symboles, du sens, des liens entre les hommes, à la « matière », cette notion centrale de l'idéologie racine est le versant idéologique du processus du nihilisme, tout comme la valorisation du « travail », c'est à dire de l'esclavage, qui s'oppose à l'otium, le loisir antique, but d'une vie pleinement humaine, est le versant anthropologique du nihilisme .

Le monde « naturel », dans l'ontologie des états multiples de l'être, est le niveau hiérarchiquement inférieur de l'infini de la puissance, la cendre de ses éruptions volcaniques . La plénitude du sens de la nature et sa justification – sa splendeur intérieure, miroir de l'absolu - s'enracinent dans la puissance ascendante, la sève de l'arbre inversé des mondes – le sang, ou rosée céleste . La nature est le deuxième Livre, et en tant que Livre, elle est énigme et miroir, et ne s'ouvre qu'à l'œil qui la regarde . L'être multiple et indéfini du monde des choses est vert émeraude, car il est le feuillage de l'arbre inversé, dont les racines sont dans le ciel – et cette couleur verte est celle des envoyés, comme Khezr, mais aussi celle de l'un des deux yeux du Diable . Sans le monde d'en haut et la rosée céleste, le monde naturel est le livre scellé, et un désert – le désert du réel moderne .

Sache que celui qui connaît le secret des échelons supérieurs et l'émanation des sephirot, selon le secret de l'épanchant et du recevant, selon le secret du ciel et de la terre et de la terre et du ciel, connaîtra les secrets du lien de toutes les sephirot et le secret de toutes les créations de toutes les créations de l'univers : comment les unes reçoivent des autres et se nourrissent les unes aux autres . Toutes reçoivent puissance émanative, alimentation, subsistance, et vitalité de la part du Nom, béni soit-il . Celui qui connait cette voie connaîtra comment est grande la puissance de l'homme soit qu'il accomplit les (…) commandements, réparant ainsi les canaux en tout épanchant et recevant soit qu'il endommage les canaux et interrompt les influx . (…) (Le premier est appelé) le juste, et le juste est le fondement du monde .

Rabbi Jospeh Gikatila, David et Bethsabée, traduit par Charles Mopsik, éditions de l'éclat .

Ces mots sont le sens intime, concret du mot de hiérarchie : les canaux et les flux qui s'épanchent des mondes d'en haut . Ce mot est pour cela particulièrement banni de l'idéologie moderne . Hiérarchie veut dire : le juste est le fondement du monde . Il est noble de s'incliner devant un Maître, comme on s'incline devant les hautes puissances que l'on porte en soi . Il est noble de pleurer de reconnaissance . Notre monde est un monde sans Juste, et donc sans fondement – qui ne cesse d'invoquer la justice, mais de manière creuse, vide, spectaculaire . Le récit progressiste est la mise en scène de la fermeture des portes des mondes, une obscuration, un crépuscule poignant du monde des hommes – même Nietzsche en parle avec émotion – comme progrès et lumière, une inversion de plus de l'idéologie moderne .

Un être comme Claude Allègre est-il un progrès à côté du Maharishi ou d'Héraclite ? William Blake, dans une exposition de son vivant, eu neuf visiteurs... Quel furent le sort de Rimbaud, de Lautréamont ? Quels sont nos héros, mis à côté des héros antiques ? Notre monde invoque la Justice sans la connaître, et donc multiplie les inversions – l'invocation fausse du juste redouble l'injustice, en aveuglant sur le sens du juste que possède l'être humain par essence . Il faut avoir perdu la raison pour conserver le principe de réalité des modernes.

Car la masse des hommes du Système, dont nous faisons partie, est esclave – même l'homme riche, qui ne peut se détacher de son travail – et qui attend de sa fonctionnalité dans le Système, ou emploi, le sens de sa vie . Pour tous ces hommes attaché par les liens du travail, qu'ils en aient ou qui en recherchent, le Système est un Dieu, le Veau d'Or, qui nourrit, donne de la reconnaissance, le luxe, et justifie dans l'être . Tous sont esclaves de ces liens . Les liens humains inconditionnels, non basés sur l'échange, pris dans le processus général du nihilisme, tendent vers l'exténuation, voire vers l'annihilation pure et simple -laquelle est fonctionnelle au libre marché des ressources humaines, qui est un individualisme méthodologique en acte .

Un homme qui prend son sens, sa vie, ses liens uniquement dans sa fonction est un outil animé – un esclave . Tous sont esclaves d'un Système qui échappe largement à leur contrôle, et tous le savent obscurément . Mais aucun ne peut le regarder en face . Il est des vérités qui sont comme des pierres, jetées sur l'eau de la psyché ; elles coulent immédiatement au fond, obscurcissant le regard et la vie, faisant baisser la tête, mais elles ne peuvent être portées . Telle celle – ci : les hommes sont devenus esclaves du Système qu'ils ont crée pour se libérer, et chaque nouvelle libération ajoute à leur esclavage .

Ce caractère de pensée, de morale, d'idéologie d'esclave qui règne sur le monde moderne a été relevé par Nietzsche dans la Généalogie, mais encore sous la forme mythologique d'un récit des origines, une inversion du récit progressiste ; la nudité pure de l'esclavage moderne échappant à un ermite pourvu de rentes . La théorie du Bloom, ou la théorie de la jeune fille sont des pas vers la lucidité sur la nudité de fer de l'esclavage, de l'annihilation de l'humanité par elle même qui s'accomplit dans le Système . Il s'agit de la guerre – cela même qui se voile dans les idéologies pour victimes : des victimes dont les bourreaux sont toujours des dominés .

Mettez vous dans la tête que la guerre n'a pas été déclarée, mais qu'elle est commencée depuis longtemps et qu'il faudra bien qu'elle finisse .(...) Il y a bien dans ce pays de l'ordre, une morale et enfin une police . Nous vous exterminerons comme des chiens enragés ! Il ne restera rien de vous, rien qu'une fiche de police (…)
-Herr Nossack, calmez vous . En réponse à ce que vous dites de (…) la traque dont nous sommes l'objet, écoutez les vers du Danois Vagn Steen :
« Tu as beau attraper l'oiseau, tu n'attrapera pas son vol,
Tu peux bien dessiner la rose, tu ne peindra pas son parfum .
En bref le danois dit que quelque soit votre nombre, vous ne pouvez rien contre nous . (…) vous tous qui pensez ainsi, vous serez vaincus par la philosophie et la poésie...
-Vermine communiste, comment osez vous faire un rapprochement entre la poésie et l'histoire, entre la vie et des vers de ce genre
!




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C'est pourquoi il y a guerre civile mondiale, et guerre à mort – et pas par jeu ou par rhétorique, sinon par le jeu de la vie . Les hommes sont esclaves, et les idéologies adaptées aux esclaves règnent . L'esclave dans son essence est celui qui préfère, à chaque instant, la vie asservie au risque de la mort . Et c'est cela, la sécurité matriarcale du Système . Non, la défense de la vie organique n'est pas le sommet de l'être humain . L'esclave est celui qui défend le maître – l'esclave est celui qui a perdu la puissance d'imaginer une libération . C'est pourquoi Tiqqun dit : c'est l'imaginaire qui a rendu réelle la réalité .

Les maîtres d'esclaves disaient : quand un esclave a une certaine posture, un certain regard, tu sais qu'il ne reculera plus, même sous la plus atroce torture – il n'est pas d'autre choix que de le tuer . De tels hommes avaient, dans l'asservissement le plus bestial, retrouvé l'essence de la liberté humaine . Car tu dois t'en rappeler, même et surtout aux moments atroces de l'existence, dans la douleur et l'humiliation : l'esclave est celui qui préfère l'asservissement à la mort . L'homme libre est celui qui préfère la mort à l'asservissement . Il n'existe rigoureusement aucune pitié à attendre d'un maître . Il est vain de se poser comme victime . Il n'est pas nécessaire de penser le maître cruel – une telle pensée n'est là que pour te rassurer, pour te faire croire qu'il est différent de toi .

Le maître est comme toi : toi aussi, tu es vil et peut être cruel . Tu es ton propre maître . Le maître de l'esclave est lui-même, ou plutôt son ego, qui veut désespérément vivre, de cet espoir vil qui nait du désespoir de soi . De ce : je ne vais pas mourir . Tout ce qui en toi veut désespérément de soi vivre est esclave, vil et cruel . La cruauté et la méchanceté naissent de l'impuissance, et l'impuissance de l'ignorance . Mais cette ignorance est l'ignorance métaphysique ; c'est d'elle dont parle le mot de Socrate nul n'est méchant volontairement, c'est à dire sans ignorance – non de la volonté au sens vulgaire, qui est de savoir ce que l'on fait, et la manière dont les hommes peuvent qualifier ses propres actes .

Je veux vivre, brûler, mais par la puissance qui passe à travers moi, non désespoir de moi, en acceptant tout par faiblesse, ou en me la racontant que je choisis mes actes d'esclave, ce qui est encore pire . L'homme en qui tout est grand peut être impitoyable même dans le supplice infligé à son ennemi – mais pas cruel . L'esclave garde un certain choix – je garde un certain choix . Dans le lien, dans l'humiliation, je retrouve le goût de sang de la liberté essentielle .

Personne n'est en dehors de la vérité . J'ai le choix de vivre en ce monde de mort, comme toi . Je me sauve de ce choix en étant en guerre . Nous sommes en guerre, comprends le bien . Ce n'est pas un métaphore, c'est une guerre à mort . Je ne peux pas vivre dans un monde sans foi . Je ne peux pas vivre dans un monde qui place la croissance de la production matérielle plus haut que le soleil de l'âme . Je ne peux pas vivre dans un monde qui honore plus les chiens que les sages . Je ne peux pas vivre dans un monde qui condamne et l'inconnu et la surprise – en vérité, je vis en partie de mes masques, enfermé en moi-même, en partie dans des interstices, en partie du souffle de ceux de mon sang .

L'esclave peut se tuer . Mais il peut devenir un homme de guerre . Il peut à se moment oublier la pitié . Sans humanité ni concession quelconque . Sans humanité ni concession quelconque, il est déjà plus grand que tous ceux qui veulent en faire un chien, il est un loup . Mais il n'est rien de plus qu'un fauve, s'il ne tourne cette puissance de lave et d'éruption, cette bête au ventre, vers l'intérieur de son âme, comme le feu qui peut lui permettre une nouvelle compassion . S'il ne peut accomplir cela, il peut n'être qu'un assassin de plus, et rien de plus – celui qui voulait être un maître, un maître de plus
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L'esclave, l'homme moyen annihilé dans son humanité, est d'abord en moi – il est une fonction de la psyché de l'homme moderne . L'identité et l'ego sont des déterminations de l'homme fonctionnel, car l'ego se construit par référence au monde comme non-moi – et que le monde de l'homme du Système n'est plus l'univers, ni même la nature, mais le Spectacle . Le Spectacle veut être la mesure du réel, et se nomme matérialisme – car est matériel ce qui est sensible, et ce qui n'est pas sensible est insaisissable par le Spectacle . Ce que le Spectacle ne peut saisir, il le déclare inexistant, et mène une guerre pour faire reconnaître cette non-existence, dont il doit paradoxalement tenir compte comme tabou et superstition . Le Spectacle, qui multiplie les fictions, ose parler du désenchantement du monde, dans l'enchantement illusoire de sa victoire, de la fermeture des portes du paradis et de l'Enfer . Ainsi les hommes s'aveuglent, et disent que l'on ne peut rien voir – parce que les aveugles sont rois de ce monde .

L'idéologie racine est la racine de toutes les espèces idéologiques modernes, mais aussi ce qui s' enracine en moi et structure mon ego . L'idéologie racine est comme le nénuphar qui étouffe Cassiopée dans l'Écume des Jours – une maladie interne, insidieuse, indolore au départ, et qui amène lentement le souffle à s'enfermer, le sang à devenir eau, le feu à devenir cendre, l'homme a devenir un mort . Ce nénuphar ferme tous les canaux et les flux des mondes, la puissance de l'imaginal, la puissance du haut désir qui sans cesse me pousse vers l'amour du lointain et le devenir autre . Il est de l'ordre du vital d'être aussi ce par quoi je ne suis pas nommé - ainsi de devenir étranger – coupés de l'ordre de la vie, les hommes vivent comme s'ils étaient morts .

Tout homme du Système est victime et a été victime ; et son narcissisme réagit par la protection et l'empathie . L'empathie est grande quand elle produit amour, amitié, solidarité inconditionnels ; mais elle devient un poison quand l'être victime n'est plus un état passager, nécessaire de la vie, et devient une fausse essence, une définition de soi : noir, breton, juif, femme, anciens serviteurs, anciennes victimes, et victimes par essence, éternellement . Le Système multiplie les incitations à s'identifier et à rester victime, parce que la victime demande des soins, et il n'est pas de plus belle histoire pour le dominant que de se pencher vers la victime et de la soigner – d'augmenter la sécurité, c'est à dire en réalité, la répression, le contrôle, la méfiance, l'infantilisation des hommes dans le Système .

Être victime, dans le Spectacle, est une force et une légitimité proche du pouvoir lui-même . La victime a droit à la parole . La victime est écoutée . Quand la victime parle, on se tait . Discuter les propos de la victime est aussitôt prendre le parti de l'agresseur, sans parler de contester la gravité de l'offense . Pourtant dans le système, il est très rare que la victime s'exprime directement : l'oligarchie ne cesse ne parler au nom des victimes, comme victime, en jouant même le masque d'une victime . Voyez comme s'humectent les yeux, et pleurent les voix des présentateurs télé quand ils annoncent une catastrophe...quel grands cœurs ils ont ! Et quand je dis ces paroles, à peu que le cœur ne me fends .

Pour prendre un exemple particulièrement net, la protection des hommes victimes dans le langage amène le politiquement correct, ce langage codé dont l'utilisateur sait qu'il ment – quand il dit : les personnes à sensibilité différente pour dire les handicapés mentaux hospitalisés, infantilisés par exemple, ou les personnes âgées, pour dire les petits vieux – et dont l'auditeur sait que l'énonciateur ment, obligeant ainsi chacun à se méfier de soi et de l'autre au nom d'un prétendu respect des personnes – quand creuser l'isolement des hommes est tout sauf un tel respect . Un discours idéologique est aussi la construction implicite d'un récit dont les personnages-allégories occupent la position exactement inverse des personnes concrètes de la situation de son énonciation . Ainsi les "victimes" qui pendant la Terreur gardaient des enfants de Tyran en prison ; le chef de la garde prolétaire des Zeks bourgeois ; le combat fanatique des Lumières pour la raison ; le Grand Inquisiteur comme "Jésus Humilié", l'oligarque méprisante, professeurE d'université prestigieuse qui sélectionne par la fortune des parents, comme "femme humiliée privée de parole », faisant son cours magistral dans un silence religieux, dans le récit des Cultural et Gender Studies .

Car le point de vue des victimes, encore une fois, doit-il être prioritaire, la plainte prioritaire sur la jouissance ? Non . Il n'existe aucun devoir d'entendre les plaintes de tout être humain . La plainte est passagère, ou elle devient nuisible à l'être humain, facteur d'immaturité . Il n'est rien de l'ordre du mal à ce qui peut être enduré . Il n'y a aucune justice à attendre du monde, ni du Maître, ni de personne . Le loup n'a pas à regretter ses dents, ni le lion ses griffes, ni le serpent son venin . Pour le carnassier, donner la mort est juste .

Tout se conquiert . La gravité de l'offense, comme la gravité de la mort, est proportionnelle au narcissisme . Pour la victime d'une agression, le moment de l'agression barre le monde . Le monde d'une victime est un enfermement, jusqu'à ce que cet enfermement soit l'occasion d'une libération authentique – alors la victime se libère de ses cauchemars, et devient plus libre que l'homme du Système, qui se croit libre . Il est des êtres humains qui jouissent des splendeurs du monde au cœur des pires dérélictions . Ce sont eux qui ont raison . Par profession, j'ai beaucoup écouté des récits parfois horribles . Je ne l'ai jamais fait par devoir, mais parce que j'étais convaincu que la personne devait sortir de sa perspective de victime passive, redevenir sujet, acteur, désir, puissance de vie .

"J'ai donc été ce petit misérable qui ne connut que la faim, l'humiliation du corps, la pauvreté, la peur, la bassesse. De tant d'attitudes renfrognées j'ai tiré des raisons de gloire . Sans doute suis-je cela, me disais-je, mais au moins j'ai conscience de l'être et tant de conscience détruit la honte et m'accorde un sentiment que l'on connaît peu : l'orgueil.

Vous qui me méprisez n'êtes pas fait d'autre chose que d'une succession de pareilles misères, mais vous n'en aurez jamais la conscience, et par elle l'orgueil, c'est-à-dire la connaissance d'une force qui vous permet de tenir tête à la misère - non votre propre misère, mais à celle dont l'humanité est composée.
"

Jean Genet, Journal du voleur .

La souffrance te rend plus puissant et te guide - la culpabilité t'affaiblit et t'égare. La culpabilité et la morale sont des fondement de la propagande moderne, de la manipulation. Mais la vérité qui te tue, au moins, ne te mens pas . L'esclavage est général, et la défense des esclaves en tant qu'esclaves n'est que la défense de l'esclavage . Celui qui est libre emmerde les libérateurs . Les Maîtres parlent en tant que victimes hypostasiées dans le système, sans cesse . A celui qui veut te culpabiliser, rappelle que le fait d'être un dominé est une relation, non une essence, ou un état . Demande lui qui le domine . Demande lui : "et quelle est ton expérience, ta propre expérience, camarade ?" La femme ministre ou professeur donnera-t-elle des leçons d'aliénation, de misère, d'humiliation au prolétaire ? A Jean Genet ? Mais voilà : nous ne reconnaissons pas cette imposition d'identité . Nous rions de ces impostures .

La pensée est pour la vie, et pour transformer la vie humaine . Ce que je dis a un sens immédiat . Il est bon de s'entraîner à ne plus craindre la mort, la solitude, le désert . La puissance de trouver la vie invivable – la bête au ventre, peut se provoquer en refusant le soulagement du spectacle . La vie humaine dans le Système est si vide que les êtres humains multiplient les activités compensatoires, qui leur font sentir le goût du sang, de la mort et du risque . La vie sociale est tellement pauvre que bien des hommes regardent des vies sociales de spectacle, dans des films ou dans des séries . Mais les jeux, les séries, les films, les produits du spectacle calment ton désir, quand c'est ton désir qui peut te faire sortir de ton esclavage, et rien d'autre . Les films d'amour sont comme la pornographie -une misère de la vie réelle . Dire : plus de représentants ni de représentés, c'est dire : plus de spectacle . Ne soulagez plus vos désirs par des fictions, habituez vous à la lucidité sur vos désirs, et habitués vous à la détermination pour les réaliser ici et maintenant, ou pour vous en libérer .

Il n'est rien de pire que la négligence à vivre qu'encourage le Système . Il n'existe rien de durable à construire quand il faut vivre . La vie humaine est éphémère . Une occasion ne se représente jamais . Le hagakure, manuel de l'action, le note : Le moment crucial peut bien être le moment présent . Le moment présent peut être le moment crucial . Un instant de notre vie peut ne pas être vécu, et notre vie ne pas être accomplie . Sans doute tout être vivant a un instant la chance infime de saisir le lien des six premiers jours – mais qui erre dans Moscou avec un bouquet de fleur jaune avec l'idée de le trouver, ou de se tuer, parce que la vie n'est plus supportable ? Ce qui pousse dans Moscou est le désespoir : aussi tu ne dois pas craindre le désespoir . C'est le désespoir qui conduit aux extrémités du monde, pas la sécurité, ni le confort . Il est un moment de la vie ou même le désespoir, la douleur et la mort seront à tes cotés, comme ils sont aux cotés de tous les hommes de guerre . Il est possible que le plus grand service que l'on pourrait rendre à l'art soit la prohibition . Il est peut être enfin trop tard pour les hommes . Au crépuscule naît l'urgence de l'Aube et de l'effraction des portes du temps, par la nue puissance d'un désir du sang de toutes les aubes qui n'ont pas été; par le désir de fer miroir sans aucune couleur - sans espoir ni loi - infini – enfin .

Le temps ne s'épargne pas, ne s'économise pas . Vis avec rage, avec feu, avec fureur, avec urgence, comme si tu devais mourir à chaque heure . « Je me dois à beaucoup et beaucoup se doivent à moi. Combien de mes vies passées parlent par ma bouche (…) je souffre de ne pouvoir vivre en même temps toutes les vies, toutes les réalités . La vie de l'oiseau, du serpent, de la pierre, de l'étoile (...) Ce n'est pas la mort qui me fait peur, mais mon incapacité à vivre la vie de tous . Sur mon lit de mort, je ne regretterais pas tant de n'avoir pas possédé toutes les femmes actuellement vivantes que de n'avoir pas eu celle qui ont vécu autrefois et celles qui ne sont pas encore nées .Ce qui me tourmente, ce sont les limites du temps et de l'espace... (...) le possible est la source de toute souffrance(...) »

Miodrag Bulatovic, Gullo Gullo .

Il est bon d'être, et d'être vivant . Victime, je veux redevenir vivant, et puissant, et non aimer ma faiblesse . La vie se délecte de la vie . La puissance se délecte de la puissance . Tout homme est un tueur et un violeur en puissance, et cela donne tant d'ambivalences érotiques . Victime, ne désire pas devenir bourreau à ton tour . Très souvent le dominé veut devenir comme son maître et n'imagine rien de plus . C'est l'histoire de tant de libérations . Être simplement, et être en puissance, est sans blâme . Toute femme peut déchirer et détruire ton cœur, et ainsi ton cœur connait l'extase du précipice . La méchanceté et la cruauté, les tiennes comme ceux des autres, participent du bonheur . Le bonheur n'est pas la paix . La paix est ce à quoi aspire légitimement l'homme qui souffre ; mais la paix, c'est aussi la mort . La vie est souffrance, mais elle n'est pas que souffrance .

Je crois que nous devrions rechercher la légèreté et la facilité à s'extraire du Système qui se sont manifestées dans le mouvement beatnick et hippie . Les communautés hippies ont échoué à durer, mais qu'importe . La vie ne dure pas non plus . Elles ont été folles et utopiques, mais la raison du Système est mortelle . Ils n'ont pas demandé d'augmentation ou de travail, ils sont allés jardiner dans les montagnes...pour un mois, des années, qu'importe ? Ils sont allés trouver Dieu par tous les moyens . Ils ont fait du café théâtre et ont essayé de vivre comme Molière dans des roulottes . Tu vois un type, des gens sympas sur la route ? Pourquoi pas ne pas les inviter à manger ? Tu lis des livres ? Pourquoi ne pas organiser de lectures publiques dans des cafés ou des apparts, des cafés ? Tu voyages ? Pourquoi pas ? En lisant Kerouac...Ils ont été ridicules, cons, démagogues, et ont fait plein de conneries . Et ? Le monde tel qu'il est devenu, dirigé par la génération 68, des gauchistes moralisateurs, hypersocialisés, puritains, convertis au libéralisme, est tellement bien ?

Au fond, tout est là . Trop souvent, dans le monde hypersocialisé, sérieux et culpabilisé du Système, nous disons trop souvent non aux pourquoi pas ? – manque d'imagination et d'amplitude des passions .

N'oublie pas : ce qui est passif, c'est la victime, et ce qui est actif, c'est la force qui va, la puissance qui te traverse . Ce qui te limite, c'est toi – tu es ton propre adversaire, ton propre esclave, ton propre bourreau éduqué par le Système . Les deux se déchirent en toi . Mais ne fait pas de ton esclave ton maître - te laisse pas encourager à la passivité, au ressentiment et à l'amertume .

Vive la mort !

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Zinaida Serebriakova