De l'immédiat et du signe dans les guerres intérieures .

(Fresque dionysiaque de Pompéi - photo Patricia Carles)



Videmus nunc per speculum in aegnigmate: tuc autem facie ad faciem . Saint Paul.

La question que nous nous posons – la question de la sagesse comme vie - est d'accéder à l'être et à l'existence immédiats à travers des médiations, et l'essence même de la médiation est la séparation entre le signe et ce dont il est signe . Le dieu qui est à Delphes, ne dit ni ne cèle, mais fait signe .

Pourquoi cherchons nous par la parole, par des médiations, à retrouver la réalité, la vie – sinon parce que nous avons commencé à comprendre que tout l'être était éloigné dans la représentation pour notre vie même – que c'était notre vie même qui se produisait, notre propre sang qui s'écoulait dans le vide sans fenêtre du spectacle ? Auparavant, la réalité puissante, omniprésente, dominait la fantomatique fiction ; maintenant, la fiction omniprésente rend réelle sa propre réalité – et la réalité sombre dans l'oubli, ou sert par fragments d'arguments de réalité pour le Spectacle . Ce qui n'est pas de la fiction – voilà les vestiges de la réalité qui nous sont offerts . La vie humaine devient fantomatique .

La Voie de retour vers la vie qui use de la pensée est paradoxale dans sa structure . Nous sommes envahis par le vide des signes, déprivés d'enracinement dans le réel de la vie – même quand nous essayons de retrouver cet enracinement par l'agriculture, le retour à la terre, l'aventure lointaine . La Voie dont je parle résulte du désespoir, et de l'impuissance . Et nous cherchons dans la brume dense des signes le signe qui répondra de lui-même, comme la pierre ou l'arbre ou le serpent répondent d'eux-même – comme résistance, et puissance . L'espérance ultime qui nait du désespoir est puissance . Sans l’espérance, vous ne trouverez pas l’inespéré qui est introuvable par l'effort, et inaccessible par aucun chemin . Ainsi, princes à la tour abolie, nous cherchons à saisir la puissance des choses qui sont et de celles qui ne sont pas .

Nicolas de Cues dit : le nom de la Ville n'est pas le chemin de la Ville . Des traditions ésotériques, qui sont des voies de remémoration et d'invocation du Nom, répondent : le Nom est aussi le chemin . Mais nous ne nous les examinerons pas pour l'instant, même si elles sont des réponses primordiales .

Ce qui est dit du nom et du verbe est vrai de toute médiation . Si l'Ange de la face est la forme de Dieu à l'aube de son apparition dans l'âme, parce que je ne peux accéder à la Toute Puissance sans forme sans immédiatement disparaître, comment l'Ange de la face peut-il mener à la contemplation de la puissance sans forme, alors même que la contemplation de la toute-puissance est un oxymore, puisque la contemplation suppose un sujet, un Autre, une limite ? . Le problème est celui de toute manifestation . Cela n'est possible que parce que ce qui est caché par le signe, par la maya, est infiniment plus que ce qui se manifeste – parce que la manifestation se dresse comme un cobra dressé sur la vacuité inconnaissable de la puissance . Je ne peux exister devant la toute puissance – telle est l'advaïta, la non dualité . Comment penser la toute puissance par les mots, y arriver par les mots ?

Il en est de même de la mort . Aucun mot, aucune pensée ne peuvent rendre la mort humaine, acceptable – pensable par l'ego . Cogito, ego sum ; en pensant, l'ego se pose comme existant dans une relation . L'homme qui se suicide manifeste son impossibilité à vivre encore, non un obscur désir de mort, ou un instinct de mort . Il ne faut pas se laisser tromper par les mots : on ne désire pas la mort, par ce que la mort n'est pas un objet, et qu'on ne peut pas dire « je suis mort » sans être quelque part vivant . Mort, où est le je pour désirer? Je ne peux pas me penser mort . Dans le sommeil profond, où est l'ego ? L'ego, la mort et le sommeil profond sont des frontières du pensable et du dicible . Heidegger dit : « on » meurt, mais comment dire je meurs ? Je peux dire : je suis mortel...préparer ma pensée à la mort, au renoncement, par des exercices spirituels – mais même la plus puissante discipline ne peut m'éviter, le moment venu, le risque de la révolte et de l'affolement – le Hagakure le rapporte pour des samouraïs entrainés, comme l'Évangile rapporte le hurlement du Christ à sa mort . La mort reste un abîme au delà des mots . Toute Voie de transformation, qui comprend la mort, de multiples morts, reste une atroce souffrance, reste terreur, sang, étouffement . Toute Voie est pour le vivant dérive vers la nuit obscure, l'affrontement du dragon avant l'ivresse caniculaire du Loup . La mort reste la mort dans tous les mondes – pour le dieu lui-même .

Comment, à travers la parole, peut – on arriver à l'être ? La réponse traditionnelle de l'apophatique est : c'est impossible, parce que la parole ne peut désigner que des étants, mais échoue à dire l'être . La parole n'a plus de prise sur l'essentiel, et c'est justement l'essentiel qu'il s'agit d'atteindre . Ce qui reste possible, c'est de cerner des indicibles . La parole la plus puissante est celle qui invoque, c'est à dire celle celle qui dessine la sphère dont le centre est partout, en tout lieu de tous les mondes, et la circonférence nulle part . Il est également vrai de dire, dans la perspective spatiale d'une quête, dont tout point de la manifestation est un point de sa circonférence, et dont le centre n'est nulle part, dont le centre est le sommet de la ligne des montagnes de l'horizon . Mais là où la parole, ou le dessin, peut m'indiquer un itinéraire dans l'espace – il n'est d'itinéraire que métaphorique vers le centre de la Roue, sur lequel veille le Serviteur de la Roue .

Ce qui demeure, c'est que l'invocation, la circonscription du feu indicible et insaisissable n'est pas la construction d'arrières mondes qui servent à condamner ce monde, mais bien plutôt l'intensification méthodique et consciente de l'être de ce monde . Comprendre que l'être même puisse être l'objet d'une intensification ici et maintenant – que l'existence humaine puisse être, sans pour autant être quantifiée, plus ou moins intense, comme les abysses du ciel peuvent apparaître plus ou moins bleues, plus ou moins aveuglantes, presque noires au grand midi – est comprendre que le temps et l'espace ne sont pas des vacuités uniformes qui contiennent des choses, mais passent par des cycles – comprendre que le temps est cyclique, comme le l'espace lui-même est cyclique . Comprendre que le temps est cyclique est bien plus que de comprendre la proposition qui l'énonce . Admettre la cyclicité de l'espace, un espace dessinant des plis et des replis sur lui-même, est sortir de l'idéologie racine .

Le temps est cyclique . Cela signifie que la même teinture imprègne une même époque, même dans des œuvres humaines, ou des phénomènes non-humains ; cela signifie qu'il apparaît des temps déterminants, des kairos, des instants cruciaux, où se prennent les décisions des siècles futurs, et de longues périodes qui fonctionnent de manière déterminées sur les bases posées en un instant . Une pensée, une œuvre qui n'a pas encore rencontré l'esprit du temps est impuissante ; le rencontre-t-elle qu'elle devient le fondement d'un monde .

Ainsi les premiers libertins érudits, les puritains du XVIIème siècle qui articulèrent des thèmes des Lumières que l'on retrouve jusque chez Pascal furent des marginaux en leur temps ; en 1776, en 1789, ces idées séculaires et méprisées déferlèrent sur le monde, et devinrent pour des siècles l'idéologie officielle de puissants États . Cela signifie que l'histoire des conceptions du monde ne peut que très partiellement reconnaître ce principe de base de l'idéologie racine, le « je pense ce que je veux » qui fonde la croyance en la liberté de conscience . Non, je ne pense pas ce que je veux, parce qu'il est une logique, une syntaxe, une sémantique, un vocabulaire, qui parlent à travers moi le plus souvent . L'homme est le plus souvent perroquet ignorant des matrices idéologiques de son temps ; et dans son ignorance, il croît en un ego souverain qui déciderait de chacun de ses mots . Illusion à l'intérieur de l'illusion générale .

Les opinions humaines sont des jouets d’enfants . L'apparition d'une authentique aube de la pensée humaine est rare, coûteuse, et semble souvent sans auteur déterminant, sinon par masques . Pour prendre l'exemple mineur de Darwin, son époque était grosse de la théorie de l'évolution – et c'est bien pour cette raison que d'autres auteurs se sont manifestés, et que la théorie a connu un succès foudroyant, grâce à sa stricte conformité avec l'idéologie du siècle . C'est cela même, les cycles temporels . C'est poser qu'une pensée est une puissance toujours déjà présente, qu'un penseur n'invente pas, mais construit de briques, dévoile, selon les cycles du temps .

La cyclicité de l'espace est encore plus difficile à saisir pour un esprit moderne . Elle signifie que des structures spatiales analogues se répètent à différentes échelles, telles l'approche de la sphère ou de la spirale, mais surtout que l'espace est qualifié – qu'il est des espaces plus intensément vivants pour l'homme que d'autres, tels les sites des villes, ou les lieux sacrés qui se répètent sur des millénaires, malgré de longues périodes d'abandon . La complexité de la géographie traditionnelle ne peut être abordée ; ce qui est à souligner, c'est que les lieux où soufflent l'esprit sont des lieux de l'espace vivant de la vie de l'homme, où tu peux marcher, marcher pieds nus dans la terre, l'humus riches d'odeurs de mousse et de fleurs . Bahir, livre de la clarté, 31 : Où est le jardin d'Éden ? Demanda Rabbi Amoraï . On lui répondit : sur la Terre . Telle est la réponse décisive au Nietzsche de la Généalogie de la morale, et à tous les répétiteurs de l'idée que la puissance des mondes d'En Haut est une négation de la vie, et une séparation de l'homme d'avec lui-même . Le puritanisme est résolument absent des grandes traditions humaines, qui exaltent les puissances de vie . Il se pourrait que cette posture de l'héroïsme moderne qu'est l'athéisme soit le relevé de menton spectaculaire qui voile la lâcheté et de la peur de la transformation par le feu . Ce qui est en bas doit être comme ce qui est en haut (…) sont une œuvre unique de l'Un, dit la Table d'émeraude . Le Kairos est le Ciel sur la Terre, ici et maintenant . Toujours tu es, au jardin de Poliphile, l'icône aux yeux d'onyx en bas relief sur la fontaine . Le chèvrefeuille, la rose et le jasmin l'entourent comme une ronde de ménades - et j'y trempe mes lèvres comme un baiser, un coeur unique se vivant de tous les mondes - Tu fouleras la terre de Jérusalem, voilà ce que disent les sages des temps .

La notion nietzschéenne d'arrière monde est à la fois une dégénérescence moderne de l'Autre Monde et une réalité de la religiosité dégénérée des modernes . L'arrière monde est une neutralisation de l'Autre Monde en tant qu'intensificateur de ce monde . Le Kairos, c'est le Ciel sur la Terre, ici et maintenant – et pas la condamnation de ce monde . Le Cantique des Cantiques est une exaltation de l'amour des hommes, dans le temps et dans l'espace, et un dépassement de ces déterminations - le miroir de l'amour humain comme image des puissances divines – ou encore, le jeu, la danse des puissances célestes sur la terre, dans la ville, sur les collines, dans la poussière et la sueur . Dieu donne le vin, la rosée, le sang et le souffle aux mortels – ainsi que l'ivresse, et l'extase des ménades et des poètes . Dieu aime la fumée des sacrifices et boit le vin, le sang répandu des guerriers, comme le sucs des fleurs et des amoureuses .

L'Un et le monde sont Un, dans le feu . Ce monde (cet ordre du monde - cosmos), le même pour tous, aucun des dieux, aucun des hommes ne l'a fait, mais toujours il a été, est et sera, feu toujours vivant, allumé selon la mesure, éteint selon la mesure . Le surnaturel n'est pas un monde séparé du monde naturel, il est une profondeur, il désigne les abîmes du monde naturel, toujours déjà présents à qui sait voir – et l'apparition de l'Aube n'est pas une nouveauté, mais un dévoilement du regard . Telle fut l'expérience de Jacob Böhme, qui vit un rayon solaire se refléter sur le métal d'un vase d'étain, et compris soudainement les abîmes du monde . Tel fut l'origine de l'Aurore naissante . Dans la vie au delà des sens, Böhme dit ceci sur le lieu, et la vision des abîmes :

Si tu peux t'élancer un instant en ce lieu que n'habite nulle créature, alors tu entendras ce que Dieu dit .
Ce lieu est-il proche, demanda le disciple, ou est-il lointain ?
Il est en toi, dit le Maître . Et si tu peux une heure durant faire silence de tout ton vouloir et de toute ta pensée, alors tu entendras les paroles inexprimables de Dieu
.

La racine inexprimable du monde est toujours déjà présente ici et maintenant, toujours évidente, facile –non volonté, non activité, non Autre . L'idée même d'une distance, d'obstacle est un obstacle à la vision . Il n'est pas d'arrière monde, mais une indéfinité des états de l'être, dont les modalités ne sont qu'un exemple . Le lieu n'est pas vide, il est une source inépuisable pour l'œil de celui qui regarde . Tel est le seul et dernier mot sur l'espace .

Il existe des temps de puissance, des espaces de puissance, et des hommes puissants . Ahmadou Kourouma les nomme : hommes de destin . A chaque cycle du temps d'une civilisation, par périodes, il s'impose de reconquérir la souveraineté humaine, de briser les anciennes constructions accumulées par le temps et devenues des chaînes . Des hommes ont fondé les principes de l'idéologie racine . Nous n'avons pas l'obligation de les respecter, car c'est la liberté humaine qui fonde le droit, et cette souveraineté peut défaire les nœuds tressés par d'autres hommes, quand ces liens deviennent des fers .

Notre situation est l'enfermement dans le monde vide du Spectacle, et nous souffrons de ne pas reconquérir l'être, la vie . Nous parlons pour ce faire, et nous sentons bien que l'accumulation des mots pourrait être infinie que le monde resterait exactement pareil . Pourtant c'est par la médiation des signes que l'homme entame son retour vers l'être – car la séparation est bel et bien nôtre état de départ . Pourtant encore l'action immédiate et irréfléchie donne une satisfaction immédiate, mais laisse le monde rester indéfiniment tel qu'il est – ou plutôt même en durci les peines .

La parole peut cerner des indicible, peut entourer ce sur quoi nous ne pouvons absolument rien dire . La parole peut désigner justement ce sur quoi nous n'avons plus de prise, peut indiquer du doigt l'insaisissable . La parole peut nous diriger vers les limites de ce monde – mais elle n'est pas le Pont . La parole n'est pas isolée – ce qui compte n'est pas la parole, mais l'homme qui la porte . La question est celle de l'abîme entre les mots et l'expérience humaine de l'extrémité, des limites, ne serait-ce que physiques, celles de la peau .

Je ne peux pas rendre à une femme la sensation de mon sexe pénétrant en elle – et de même une femme ne peut pas me rendre compte par des mots de l'expérience d'un sexe pénétrant en elle, ou de la sensation d'une langue qui parcours son corps . Alors que peut être, en étant étroitement imbriqué en elle, j'approche indéfiniment, comme dans le calcul infinitésimal, de cette sensation d'être femme, comme elle même approche de ma sensation d'être un homme . Alors peut brûler le puissant soleil de l'androgynie primordiale, et les quatre fleuves de l'Éden couler sur les seins et le sexe comme de l'huile parfumée . Mais cette aube insaisissable ne peut être donnée par les mots, même du plus puissant poète, ou du sage . Ce qui est possible, c'est de reconnaître dans les mots d'un autre sa propre expérience, et ainsi de comprendre le sens intérieur, la vérité de ces mots étrangers . Sans l'expérience immense de l'amour, le Cantique est une fontaine scellée . Ainsi l'érotique est expérience, et paroles autour de l'expérience, mais qui sont impuissantes non à rendre compte de l'expérience, à véritablement témoigner – mais impuissante à offrir les fruits de cette expérience à celui qui lui est étranger .

Une description d'une œuvre d'art plastique peut être d'une richesse indéfinie, elle n'en donne pas l'expérience des couleurs à l'aveugle . Et elle ne peut même pas lui donner le chemin de la vision . Celui qui en a la puissance est l'aveugle qui a lui-même trouvé ce chemin en tant qu'aveugle .

C'est pourquoi l'érotique peut être à la fois recherchée et fuie . Parce que c'est l'expérience même que l'on trouve au bout de l'érotique . Mais en même temps l'érotique en tant que médiation symbolique est une puissance, et une puissance d'intensification, qui doit se transformer en acte pour être – car l'acte fait retour, se replie sur la vérité de la puissance . Sans acte, la puissance n'est rien – de la même manière que la Voie est une puissance qui doit se transformer en acte . S'il n'y a pas d'acte, il n'y a pas non plus de puissance ; je ne peut discerner ce qui est puissant de ce qui n'est rien – spectacle . L'érotique doit être recherchée comme voie, et fuie comme savoir érudit, classification, bureaucratie du savoir .

Il s'ensuit que la pensée que nous cherchons est une pensée qui mène à l'acte, qui est force de passage à l'acte . Mais l'acte n'est pas une image, une photo . Il n'existe pas de médiation qui transgresse l'ordre de la médiation, sinon comme transgression illusoire de l'illusion . Il est faux par exemple de croire qu'une vidéo est plus proche du passage à l'acte que des mots . Une vidéo est une médiation . Le passage à l'acte n'a pas lieu dans la vidéo – regarder la vidéo ne donne rien sur le passage à l'acte comme expérience . Le passage à l'acte n'existe que vécu ici et maintenant, et après il n'est plus . Une situation théâtrale est un passage à l'acte . La vidéo n'est que cendres par rapport au feu déployé dans le monde par l'acte . La vidéo est moins que les mots qui préparent, car les mots sont voie vers le passage à l'acte . Il existe une différence essentielle entre le spectacle qui véhicule une puissance sacrée, et la cendre .

Norton Cru, dans Du témoignage, montre à quel point les représentations et l'idéologie du spectacle officiel rendent invisible en dehors de l'expérience la réalité nue de la guerre . Mais cela peut être généralisé : l'idéologie est voile, l'idéologie masque la réalité nue, y compris son rôle déterminant dans la construction de l'image spectaculaire de l'ego, et donc dans l'ignorance des hommes de leur déterminations idéologiques fortes . Si nous voulons élaborer une pensée qui retrouve la vie, la vie immédiate, l'âpre saveur de la vie, il est inévitable de nous retourner vers les déformations des expériences les plus vitales, de se libérer du filet implacable des mots – non totalement, mais comme une démarche indéfinie, liée à une saveur de la vie . La Voie ne peut être dite que par un homme qui a l'expérience de la réalité nue visée par le chemin des mots . Celui qui parle doit l'avoir vécue . Celui qui parle doit avoir approché de plus prêt cette expérience de déchirement entre l'expérience vécue et les mots . Ce déchirement, s'il n'a pas lieu, ne donne pas de légitimité .

C'est un point excessivement important dans la compréhension de ce qui est nommé philosophie au sens antique du terme, et que nous voulons retrouver . C'est le point crucial de la séparation entre philosophie et sophistique, ou spectacle . De la philosophie en tant qu'amour et recherche de la sagesse, c'est à dire Voie . La philosophie est voie, ou elle n'est rien . La philosophie est puissance, ou elle n'est rien . La philosophie est acte, ou elle n'est rien .

Ce que nous voulons retrouver, c'est la puissance d'acte, et donc des maîtres qui parlent depuis la légitimité d'une expérience, d'une vie, et pas au nom d'une connaissance déracinée du réel, qui ne peut être que spectacle . Sans expérience, un maître n'est pas légitime . Un homme qui parle d'amour, de sexe, d'érotique, sans expérience, n'est pas légitime . Tout homme se méfierait de quelqu'un qui veut lui expliquer la maçonnerie sans avoir construit de ses mains . Un homme qui parle d'illumination sans expérience n'est pas légitime . De même, selon Norton Cru, un homme qui parle de guerre sans expérience du front n'est pas un témoin légitime . Il peut bien sûr analyser, et enseigner les témoignages – évidemment . Mais il ne peut être instructeur militaire, pour trouver en soi les ressources pour affronter la terreur . Or, dans la Voie, c'est justement ces expériences immédiates qui doivent être anticipées, comme le Hagakure recommande l'anticipation du combat à mort comme exercice spirituel . La Voie ne s'intéresse pas à l'érudition . Si à mon expérience on peut opposer une règle statistique générale, même la logique me donne raison : c'est la règle générale qui est falsifiée, et non mon expérience .

Le manque de légitimité commence non pas sur le sujet des signes, mais dans la capacité à les interpréter, sans parler de se transformer avec leur aide pour intensifier l'existence . Celui qui étudie des œuvres érotiques peut enseigner des œuvres érotiques, mais il ne peut pas enseigner l'érotique dans son essence, qui est une voie utilisant l'éros pour intensifier la puissance de la vie . Un homme qui parle sur la base des signes peut faire des distinctions dépourvues de sens dans la pratique, parce que des expériences du même ordre peuvent être formulées par des mots, ou des symboles extrêmement différents . Et dont les dépositaires savent parfaitement qu'elles sont du même ordre, derrière les voiles de l'ordre symbolique – j'irais jusqu'à dire que les hommes peuvent être effectivement du même ordre . Ainsi le manque de légitimité va jusqu'à l'interpétation . Il n'est pas légitime, sans l'expérience, sans la saveur vécue des sens ésotériques de l'Ecriture, d'enseigner l'Ecriture dans le cadre d'une Voie . Et le faire autrement est simplement une longue et laborieuse incompréhension .

Il est des cas encore pire, où des « spécialistes » d'un sujet sont à ce point dépourvus de la moindre expérience qu'ils en nient purement et simplement l'existence . Sans la construction réelle de situations vécues, le savoir n'est que spectacle de savoir . L'expérience de la puissance est le fondement de la puissance . Alors les mots peuvent retrouver leur puissance originaire de construire l'être à partir du néant du désir . Le principe directeur de quelqu'un qui est puissance d'être est le principe directeur d'une aurore .

Mais il serait folie de s'attribuer cette puissance et cette aurore, de les attribuer au je moderne, de poser au "créateur" . Le vent souffle où il veut et tu entends sa voix, mais tu ne sais d'où il vient ni où il va - ainsi en-est-il de ceux qui sont nés de l'Esprit . La pensée, comme les vagues indéfinies des eaux libres, n'a pas de propriétaires, et seul des aventuriers croisent vers ses îles fortunées, sur la route de la baleine . Aucune puissance de ce monde ne peut l'atteindre, l'arraisonner . Comme Simone Weil, celui qui a pris ce départ, a bu l'eau de l'aurore, est indomptable et insaisissable . Il est destin . Le renard pourvoit à ses besoins, mais Dieu pourvoit à ceux du lion, disent les proverbes de l'Enfer de Blake . Le lion a répudié la sécurité de la vie ordinaire . La certitude et la sécurité ne sont pas le critère d'une vie qui doit nous mener à une bonne mort . La certitude et la sécurité, comme la morale et la raison, sont des appréciations de valeur qui mènent à l'ensevelissement de la vie. Certitude, Sécurité, Raison, Morale, sont les idoles d'un monde désertique, une vallée sans issue de roches sombres où brûle le flamme noire de l'enfer

Un homme de puissance, des lieux et des temps de puissance, disais-je . Pour comprendre la puissance comme puissance de monde et liberté essentielle, il faut comprendre la puissance du négatif, la puissance des choses qui sont et de celles qui ne sont pas dit Jean Scot Erigène . La liberté humaine n'est PAS basée sur l'être, le positif, mais sur l'Être, autre nom de l'Un, qui comprend les choses qui sont et celles qui ne sont pas . Dans l'idéologie de la chose, l'image d'un monde tissée par des mots est à peine, un souffle très exténué-une fiction, l'utopie . Combien se sont moqués des Lumières, des bolcheviks, avec la sottise satisfaite des biens pensants ? La puissance fait advenir l'image dans le réel . La pensée est une arme dangereuse . L'homme de puissance est une force qui va. Le dépassement de l'homme est l'homme . Aspiré par le vide, il porte sa destruction en lui, mais cette destruction est celle de limites et d'aveuglement, la destruction conjointe du monde qui le produit . Je suis l'esprit qui toujours nie ; et c'est justice, car tout ce qui existe est digne d'être détruit ; il serait donc mieux que rien n'existât . -Faust, Goethe . Cette destruction est la formulation d'une aurore .

Car l'homme n'est pas seulement soumission pratique au réel, mais aussi par essence puissance d'Imagination, puissance de production d'être . L'homme puissant est par essence le négatif du réel, et sa plus forte affirmation est la plus forte négation de celui là . Ce qui fait du « réalisme » un mensonge mortel pour la vie humaine . Un passage de la vie de Mishima de J. Nathan, qui m'a été soufflé d'un certain parvis, illustre cette nécessité du refus du réel moderne qu'implique la survie de l'homme noble :

La réalité nouvelle lui semblait étrangère, intraitable, repoussante. Tout comme Le garçon qui écrivait des poèmes, il "l'observait d'un œil froid, la considérant indigne d'un poème" et il se tournait avec résolution vers une affirmation passionnée de sa réalité à lui.

C'est par l'abîme du non-être qu'analogue à l'Éternel je suis puissance de monde . Mais ce non-être n'est pas rien, pas plus que le non-autre . Aussi c'est par le vide que naît la puissance, par le désir que naissent les mondes, par la nostalgie que s'écrivent les poèmes . Il a formé du néant le réel, et il a fait de son non-être son être . Il a sculpté de grandes colonnes avec le vide insaisissable . L'ordre éminent de ce savoir du non-être est ainsi thématisé le Nyaya Sutra, vaste traité de logique sanscrit traduit par Michel Angot aux Belles lettres (p 288) :

L'enseignement (...) dont l'objet est visible en ce monde, on le nomme objet visible ; celui dont l'objet est connu dans l'autre monde, on le nomme "objet non vu" . Et c'est ainsi que l'on distingue ce que disent les richis (sages, voyants) et les gens ordinaires(=inférieurs) .

La puissance des mondes peut être vue par le voyant et invoquée par les mots qui creusent les souterrains sous les murs de nos prisons indéfinies . Tout ces murs de mots sont dignes d'être détruits . Plus encore, l'indicible est puissance, donc aussi destruction et terreur qu'aucun mot ne protège . Et nous creusons vers lui comme un ver creuse vers l'orbite d'un mort . Le langage de l'Empire – l'idéologie racine - voile, console, neutralise les contradictions dans l'oxymore – et nous cherchons une pensée qui soit puissance d'acte, une pensée en acte qui me déchire, m'affronte à l'insupportable du réel, qui intensifie consciemment les contradictions pour intensifier la vie comme une danse folle, sur la ligne de la cambrure indéfinie d'une ménade nue – et qui hiératique, allongée comme le sphinx impassible, pointe l'indicible, le non-être du regard . Nous ne pouvons parler de liens sans nous lier, parler de guerre sans combattre côte à côte, nier en mots sans nier en actes .

La première épreuve de cette position - celui qui parle sans expérience n'a pas de légitimité – et et de cette épreuve de négation des fictions sera la lecture de l'amour et l'Occident de Denis de Rougemont .

Vive la mort !

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Zinaida Serebriakova