Karoshi .

(criminal melody)


Le karōshi , lit. « mort par sur-travail » désigne la mort subite de cadres ou d'employés de bureau par arrêt cardiaque suite à une charge de travail ou à un stress trop important.(Wikipedia)

L'homme du Système travaille . Il n'y a rien de plus urgent pour lui que de travailler, et d'être moral, de lutter contre ce fléau, l'inégalité, selon un titre comique de Philosophie magazine . Lui-même d'ailleurs, peut toujours être soupçonné : de paresse, de sadisme, de cruauté . Il sait qu'il le peut, qu'il a des pensées maudites . Peut-être qu'en pensant violer ou torturer, ou en pensant être violé ou torturé, il ressent une excitation sexuelle . Peut-être qu'il regarde avec envie les filles dans la rue, tout appas dehors – ou les hommes aux corps musclés, luisants, tellement sexy . Et peut être que tout cela le culpabilise, qu'il s'en veut de ses désirs, qu'il vote à gauche, ou écologiste, comme d'autres hommes hommes moyens votent à droite .

L'homme moyen lutte contre ce fléau, l'inégalité, tous les week-end, quand il taille sa haie ou sa pelouse – tout à la même hauteur . Il n'existe pas de sport plus démocratique que l'entretien du pavillon de banlieue .

Mais l'homme moyen du Système a renoncé . Renoncé à plaire au delà de l'adolescence, renoncé à la pluralité libidinale qui pourrait lui faire désirer d'être Poliphile . Renoncé au goût du sang et à la proximité de la mort . L'homme moyen du Système, regardez le dans le métro, dans les rues, à la chasse, à la pêche avec ses enfants, a renoncé à ses désirs extrêmes – parce qu'il les avait peu amples, que son souffle ne s'étendait pas plus loin que les lieux étroits où il est resté confiné . Parce que la nostalgie des mondes lui est inconnue depuis trop longtemps .

L'homme moyen du Système a un besoin massif du Spectacle, parce que ce n'est que dans le spectacle qu'il peut goûter la transgression, et le déferlement du désir – il aime voir des films de gangster, des films de sexe, des films avec des filles et de l'argent, de l'amitié, ou encore des films d'amour, ou d'humour, où un pauvre type rencontre une fille canon, ou renonce à une fille canon pour une plus moche que la sienne parce qu'elle est sympa, où encore où une fille se fait courtiser par des mecs riches, sympas, et pas prétentieux et toutes ces conneries de rêveries à deux balles de l'homme moyen . Il aime à crier, ce perdant qui a renoncé, on est les champions, on a gagné .

L'homme moyen a parfois besoin de se sentir plus lucide que d'autres, alors il peut lire Houellebecq, dont le ton désabusé dépeint assez exactement, en partie involontairement, l'ennui mortel de l'homme enfermé dans la société de consommation, qui se croit au fond assez libre, et qui pense que ces salauds de fanatiques terroristes sont les seuls dangers pour l'Occident . Pour l'homme noble qui ignore cet ennui, la lecture de Houellebecq le procure d'une manière convaincante, d'ailleurs .

L'homme moyen peut vouloir être philosophe, ou économiste, et lire des livres comme Cinq minutes pour comprendre les grandes théories philosophiques, ou économiques . Il peut vouloir s'indigner, et lire indignez vous, et aller faire un barbecue sur la place de la cathédrale de sa ville moyenne et bourgeoise, pimpante et vaguement endormie . Il peut le week-end porter un tee shirt Che Guevara, et se glorifier d'avoir baisé à vingt ans une fille saoule dans un escalier .

L'homme moyen est un prisonnier qui meurt petit à petit, et qui sera mort pour de bon avant d'arriver dans la maison des morts, la maison de retraite . Là bas il sera comme un grec dans l'Hadès, une ombre qui mange saucisse-purée, et jambon-salade, et..selon le menu de la cantine privatisée municipale . La vie de l'homme moyen salarié du Système est de part en part Karoshi, sans mort d'homme, mais avec sans cesse la mort dans l'âme pour l'homme vivant .

Parfois il croit penser, avoir des pensées, alors que des matrices idéologiques parlent par sa bouche . L'homme moyen ne surprend jamais, sauf lorsqu'il déraille, au minimum a des lapsus, au maximum explose, et tue toute sa famille, et disparaît . C'est tellement rare que tout le Spectacle en bruisse .

Et les psychologues de service de s'interroger scientifiquement – mais pourquoi voudrait-on sortir du Système ? C'est vrai, non ? N'est il pas le libre citoyen parfaitement heureux de l'apothéose de l'histoire du progrès ? N'est-il pas du parti du juste, de l'axe du Bien ?

Peut être a -t-il eu cette expérience : « Comme sa propre vie lui paraissait atroce, son âme fausse, mort son misérable corps, étranger le monde entier, vides les mouvements, les choses et les évènements qui l'entouraient. » Robert Walser, Petits Essais cité THBL, p 23.

De Milton, William Blake a dit : comme tout vrai poète, il était du parti du Diable sans le savoir . Mais on sait bien pourquoi .

Karoshi est le nom de l'enfer invisible . Le fait d'être invisible ne rend pas l'Enfer plus juste, mais pire . Tous les aménagements de l'enfer sont des aggravations de l'Enfer . Le nom de Satan est un nom de Dieu, et parfois le nom de Dieu est donné à Satan . Aucun aménagement, aucune amélioration ne peut lui être apporté – il doit être détruit . La radicalité est très simple, et très facile – il suffit de dire non, quoi qu'il arrive . En rupture d'abord intérieure avec le monde . Alors la vie dans le Système devient un jeu, un jeu léger, sans aucune gravité, ni aucun sérieux .

Rien de la vie dans le Système n'est sérieux . Plus le Spectacle est pompeux, grave, plus le présentateur exhibe les signes de la gravité et de l'émotion, plus il est menteur, faux et insignifiant . Peut être même dois je même apprendre à jouer de cette émotion .

Pour être libre, il faut déjà se savoir incarcéré . Qui augmente le savoir augmente la douleur – mais il n'est rien de l'ordre du mal à ce qui peut être enduré . Souffrir en enfer est une Grâce . Conspirer pour son évasion est une grâce .

Rien n'est à améliorer – rien n'est grave – tout est permis, sinon l'inconscience et l'inélégance . La lutte contre le Système est un art du combat – une capoeira, une danse de chat, de panthère . Le simple fait de voir la prison invisible, de rire quand le Spectacle veut me faire pleurer, de ne pas rire quand je dois rire – le simple fait d'être serpent insaisissable, de dire oui sans être crédible, de dire non en paraissant rire – tout cela est déjà une victoire .

Le sérieux des marchands de révolution, de ceux qui vendent l'anti-marché sur le marché – est aussi risible . Vivons heureux en attendant la mort, car Desproges et Coluche furent plus révolutionnaires, en dernière analyse, que tous les marchands d'idéologies systémiques . Et ce rire et ce mépris des hypocrisies furent si peu, par rapport à l'intensification de la guerre idéologique, de l'élaboration lente d'une idéologie de fer dans les interstices du Système –si peu par rapport à l’œuvre du Souterrain .

Nous sommes, nous hommes faibles et isolés, armés de la vérité intérieure et du rire sardonique – nous sommes des marranes – une armée clandestine de la décomposition . Des marranes, qui mettent par écrit le récit de la mort du Système, et forgent le harpon qui se fichera dans le cœur de Moby Dick, quand le grand corps laiteux du Système présentera son flanc .

L'artisanat idéologique revient armé vers la propagande du Spectacle – et David a vaincu Goliath .

Car Goliath est borgne, et le Roi Marc a des oreilles de cheval . Qui a des oreilles entende !

Vive la mort !

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Zinaida Serebriakova