La mort comme puissance d'extase .

(Irina Ionesco)


Il est dit que que quand Dieu eut crée l'homme, il demanda aux anges de s'agenouiller devant lui, et Satan refusa . Satan initia par ce biais sa propre révolte . Satan avait cette puissance de négatif, et une puissance indéfiniment supérieure à celle d'un homme dans l'ordre des mondes . Mais Satan ne peut mourir . L'homme avait sur un domaine une puissance supérieure . Ce domaine est celui de la mort . Pris dans la masse, les hommes ne craignent rien plus profondément que la mort – mais pourtant, la mort, ce soleil noir, cet acier brûlant pour l'âme, est aussi la grande colonne d'air insaisissable où s'enracine la liberté essentielle de l'homme .

Chaque matin, votre esprit doit recommencer à affronter l'idée que vous êtes déjà mort . Chaque jour, au cours de la matinée, alors que votre esprit est en paix, n'oubliez jamais de penser que vous êtes déjà mort . Réfléchissez à toute sortes de morts, imaginez les moments où la mort peut soudain vous surprendre, comme lorsque vous êtes mis en pièces par des flèches, des balles ou des sabres, emportés par une grande vague, contraint de sauter dans les flammes d'un feu ardent, frappé par la foudre, emporté par un tremblement de terre gigantesque, jeté dans un précipice vertigineux, décimé par une maladie fatale .


J'ai entendu un ancien dire : passé le pas de la porte, l'homme se trouve parmi les morts ; passé la barrière de son domaine, l'homme doit affronter ses ennemis . Il ne s'agit nullement d'une mise en garde, mais bien de la nécessité de se forger une attitude mentale qui permet d'affronter l'idée que nous sommes déjà mort .


Ce passage du Hagakure est à la fois suprêmement puissant et fermé au monde moderne . Il reprend des méthodes de méditation sur l'imagination visuelle que l'on retrouve dans les exercices spirituels d'Ignace de Loyola, quand il demande de s'identifier au Christ dans les étapes du chemin de croix : humiliation, agonie, et mort . Ces exercices n'ont pas pour but d'humilier l'homme, de l'asservir, ou de l'humilier – mais d'asservir, d'abaisser, d'humilier l'ego qui veut vivre, l'ego pour qui un chien vivant vaut mieux qu'un lion mort – de triompher de l'ego, d'être mort à l'ego – de se jeter dans le feu - pour revivre à la puissance qui ne peut mourir .

Souviens toi qu'à chaque fois que tu peux dire authentiquement, avec vérité dans ton cœur, plutôt mourir que de faire ceci ou cela – tu fais usage de ta liberté essentielle, tu t'agrège à l'assemblée spirituelle dont il est dit : les portes de l'Hadès ne prévaudront pas contre elle . Te dire cela sincèrement est très rare ; une telle épreuve de ton cœur est très rare . Mais tu peux t'y préparer . Non pas par l'épreuve, et encore moins par l'épreuve de la mort . Tu peux t'y préparer par le travail intérieur ; tu peux t'y préparer, essentiellement, en tranchant les liens de l'ego .

Quand on s'oppose à un ennemi, le choix du champ du sang est décisif, plus que l'affrontement lui-même . Sun Tzu dit : tout l'art de la guerre réside dans la duperie . Quand on est au nord, il faut qu'il nous cherche au sud ; quand je recule, il doit croire que j'avance ; quand je suis armé, il doit me croire désarmé – et désarmé , il doit me croire plus puissant que lui . Mais face à un ennemi d'une puissance écrasante, tu peux encore faire croire que tu préfère vivre vaincu que d'accepter la mort . Pourtant, sur le champ de la mort, le Diable lui-même ne peut pas t'affronter . C'est pourquoi les démons prirent femme, pour goûter de la sombre puissance de la mort, la nostalgie, la douleur – et l'amour qui les contient tous dans le feu de son cercle .

Un homme mort en lui-même est particulièrement redoutable, et c'est pour cette raison que les guerriers et les sages l'admirent, et l'envient . Quand tu vas affronter un tel homme, tu sais qu'il ne fera que les gestes précis du combat – et que tu dois être comme lui, ou le tuer par surprise, ou en l'écrasant d'une puissance supérieure . Les maîtres d'esclaves disaient : quand un esclave a une certaine posture, un certain regard, tu sais qu'il ne reculera plus, même sous la plus atroce torture – il n'est pas d'autre choix que de le tuer . De tels hommes avaient, dans l'asservissement le plus bestial, retrouvé l'essence de la liberté humaine .

Car tu dois t'en rappeler, même et surtout aux moments atroces de l'existence, dans la douleur et l'humiliation : l'esclave est celui qui préfère l'asservissement à la mort . L'homme libre est celui qui préfère la mort à l'asservissement . Il n'existe rigoureusement aucune pitié à attendre d'un maître . Il est vain de se poser comme victime . Il n'est pas nécessaire de penser le maître cruel – une telle pensée n'est là que pour te rassurer, pour te faire croire qu'il est différent de toi .

Le maître est comme toi : toi aussi, tu es vil et peut être cruel . Tu es ton propre maître . Le maître de l'esclave est lui-même, ou plutôt son ego, qui veut désespérément vivre, de cet espoir vil qui nait du désespoir de soi . De ce : je ne vais pas mourir . Tout ce qui en toi veut désespérément de soi vivre est esclave, vil et cruel . La cruauté et la méchanceté naissent de l'impuissance, et l'impuissance de l'ignorance . Mais cette ignorance est l'ignorance métaphysique ; c'est d'elle dont parle le mot de Socrate nul n'est méchant volontairement, c'est à dire sans ignorance – non de la volonté au sens vulgaire, qui est de savoir ce que l'on fait, et la manière dont les hommes peuvent qualifier ses propres actes .

Je veux vivre, brûler, mais par la puissance qui passe à travers moi, non désespoir de moi, en acceptant tout par faiblesse, ou en me la racontant que je choisis mes actes d'esclave, ce qui est encore pire . L'homme en qui tout est grand peut être impitoyable même dans le supplice infligé à son ennemi – mais pas cruel . L'esclave garde un certain choix – je garde un certain choix . Dans le lien, dans l'humiliation, je retrouve le goût de sang de la liberté essentielle .

Personne n'est en dehors de la vérité . J'ai le choix de vivre en ce monde de mort, comme toi . Je me sauve de ce choix en étant en guerre . Nous sommes en guerre, comprends le bien . Ce n'est pas un métaphore, c'est une guerre à mort . Je ne peux pas vivre dans un monde sans foi . Je ne peux pas vivre dans un monde qui place la croissance de la production matérielle plus haut que le soleil de l'âme . Je ne peux pas vivre dans un monde qui honore plus les chiens que les sages . Je ne peux pas vivre dans un monde qui condamne et l'inconnu et la surprise – en vérité, je vis en partie de mes masques, enfermé en moi-même, en partie dans des interstices, en partie du souffle de ceux de mon sang .

L'esclave peut se tuer . Mais il peut devenir un homme de guerre . Il peut à ce moment oublier la pitié . Sans humanité ni concession quelconque . Sans humanité ni concession quelconque, il est déjà plus grand que tous ceux qui veulent en faire un chien, il est un loup . Mais il n'est rien de plus qu'un fauve, s'il ne tourne cette puissance de lave et d'éruption, cette bête au ventre, vers l'intérieur de son âme, comme le feu qui peut lui permettre une nouvelle compassion . S'il ne peut accomplir cela, il peut n'être qu'un assassin de plus, et rien de plus – celui qui voulait être un maître, un maître de plus .

Le Hagakure lui-même le dit : la compassion est une grande vertu de cet homme mort que doit être le samouraï . Je ne suis pas samouraï, mais je comprend l'importance de la compassion . Sans humanité, ni concession quelconque – cela n'est pas contradictoire avec la compassion . Je ne peux pas vivre en ce monde, sinon dans les interstices . Si mon désir, si ma volonté n'ont pas d'interstices, où nicheront les oiseaux de l'âme ? La vie de Jivago et de Lara, la maison même du Maître est une vie d'interstices de la grande révolution . Comment, alors que je me vis des interstices, pourrais-je condamner les interstices ?

L'homme libre vivant, en ce monde, est l'homme des masques et des interstices . C'est dans les interstices qu'il respire encore . Nous ne construisons pas seulement des TAZ . Il est des interstices . Tout simplement . La logique d'intensification et d'extension du Système ne cesse de les réduire . Mais il y en aura toujours – parce que des hommes ne craindront pas la mort . Je ne sais si je serais prêt . L'affrontement du Dragon ne se prépare pas comme les chiens préparent leur retraite . Mais la résistance, elle , sera prête .

La mort, disait Villon, est atroce . Qui meurt, meurt à sueur et à douleur . Le poète ne parle pas de la mort par « fascination morbide », propre au mélancolique . Il en parle parce qu'il porte en son âme les aubes qui n'ont pas éclairé l'horizon des montagnes, les neiges d'antan qu'il faut retrouver – parce que l'immense puissance de la liberté essentielle repose sur ce néant, la mort . La mort est ce rien sur lequel peut se fonder toute cause puissante, contre laquelle l'homme sans fondation ne peut rien . Par la mort, nous qui ne sommes rien dans la guerre, pouvons être tout à nous-même . D'un mot conséquent, plutôt mort que complice, la Rose Blanche s'égala à l'Empire . Au fond de l'inconnu pour trouver du nouveau, car tout ce qui existe mérité d'être détruit . Et il n'est pas de plus inconnu que le soleil noir de l'homme mort qui parle .

L'homme libre vivant, l'homme des masques et des interstices, est à l'écoute de la parole de l'homme mort . La liberté à l'épreuve de la mort est la plus haute puissance, et la jouissance et l'extase .

Vive la mort !

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Zinaida Serebriakova