Récit de l'exil occidental .



(Simorgh - Or nomade)


L'espace et le temps sont analogues . Au delà d'être courbe, l'espace est cyclique – pour celui qui se déplace, il naît des ressemblances, des facteurs d'égarement . L'homme aime à s'orienter, à se repérer . Aussi il est rassurant de s'enraciner, de devenir sédentaire . Il est désirable d'avoir une patrie, d'avoir un lignage, d'avoir des papiers avec une photo – sans sourire, on ne sourit pas à l'État . D'avoir la différence entre la sécurité dans les villes, et la peur au ventre du clandestin, de celui qui n'est pas chez lui . Un bout de papier pour avoir le droit de vivre – comme les billets de banque, un bout de papier pour avoir le droit d'aller et de venir, d'aller respirer les montagnes et les forêts loin des immondes quartiers de certaines villes – des prisons construites par l'homme pour son bonheur .


L'homme aspire à être, et se lie comme le ver à soie secrète son cocon . Il se lie à un lieu . Il œuvre des années pour faire des boîtes de parpaings, des cubes de déchets, des portes, des fenêtres, des volets, des haies . Et même quand il cherche l'authenticité, quand il fait du bois, de la pierre, de la terre...quelle maison libère ? Il en est qui sont comme des ports, des lieux immobiles autour desquelles la vie tourne et tourne – celles là seules...avec d'autres, qui sont le centre secret d'un amour . Elles seules sont des foyers .


Je veux parler d'un lieu...J'ai vu tant de villages...mais celui là est spécial . Il est dédié à St Georges, une colline sur un pli au dessus d'une plaine, jusqu'à la mer . Une église très ancienne à son sommet, entourée d'un cimetière mélancolique . Un étrange sanctuaire à notre Dame de la Libération, avec la terreur des combats de 1944 . Des chemins qui partent vers la campagne, plantés de hauts arbres – de vastes chemins verts, jaillissant en flèches vers l'obscur des sous-bois .


Dans l'église, les poutres peintes, les murs médiévaux, l'autel sans doute d'avant la révolution, abandonné depuis la réforme de la liturgie du concile – le parquet presque noir, les bancs usés – et le sol fait presque uniquement de tombes . L'église ouverte et fleurie...à terre et sur les bancs, des calendriers de la paroisse .


Et une très haute maison de granit, aux fenêtres immenses comme des yeux de caméléon...assise sur le roc, météore endormi . Dans cette maison, je sais que l'on voit passer les saisons, les années, les siècles – la Révolution, les prisonniers allemands de la Grande Guerre...les Allemands de l'Occupation...un prisonnier de 1917 est-il revenu ici, blanchi, en 1940 ? Qu'a-t-il pu ressentir, de revoir ces pierres, ces collines, cette infinie tristesse de la plaine marécageuse, même sous le soleil...


Les lectures au coin du feu, des multiples cheminées, les passages des tempêtes...la chasse le long des sentiers vagues...la connaissance fine du terrain, des bosquets, des ruines, des arbres, des nids, des terriers . Les chênes plantés qui deviennent immenses...Le mariage, les messes...et la maladie, et la mort, immobile, pareille à une pierre moussue . J'ai vu cela, et j'ai su, avec un frisson, que je ne pourrais vivre cette vie . Un volcan intérieur me pousse en avant, infiniment – l'homme qui marche va d'abîme en abîme pour ne pas sombrer . Car un jour le bateau va s'ouvrir et lâcher vers l'abîme mon cadavre tournoyant...a écrit Barrès . L'homme de l'enracinement souffrait de ne pas pouvoir s'enraciner, et c'est pour cela que l'enracinement le fascinait tant .


J'ai compris entre cette maison et l'indéfini de la plaine alliée à la mer brumeuses sous le soleil que j'étais un nomade, aspiré par l'abîme . Le nomade est délié de liens terrestres et marche vers l'étoile – il est mage, et roi . Guénon situe dans les peuples nomades les derniers Adeptes – et ce n'est pas sans raison . Le nomade spirituel est l'homme qui tranche ses liens, l'esclave évadé du Système . Il est le soleil noir de la flibuste, l'homme de l'île au trésor et l'homme du Sinaï . Il est l'homme qui va sur la terre et qui va sur la peau – car ton corps est l'image du monde, et du pays des quatre fleuves, car ta peau emmêlée dans tes cheveux est indéfinie comme la mer .


Confusément m'est apparu la racine de la fascination pour la Frontière, la gare minuscule et perdue d'il était une fois dans l'ouest, la Terre promise, l'Eldorado . Les royaumes de l'espace ne sont pas de ce monde . Un moment de la vie du nomade est un royaume – une lamentation d'amour tzigane au crépuscule au dessus d'un feu, veiller main dans la main allongés sous les étoiles – l'intensité de la vie n'est pas dans le monde des choses . Le nomade aime l'Or, le pirate aime l'Or – et dépense tout, vit comme un Prince quelque jour, et comme un mendiant l'autre jour . René Grousset note, dans l'Empire des Steppes, comme les cavaliers mongols rient et ne comprennent pas les efforts d'accumulation des sédentaires . L'homme, ce misérable mortel, qui ne sait même pas s'il sera vivant le lendemain ! Le nomade consomme tout à son brasier - non pas bêtise, imprévoyance, mais parce que la vie ne peut attendre . La vie est feu – et dans le cercle de feu, je suis dévoré par le feu – il n'existe que la souffrance dans l'attente . Attendre, comme vivre au village, c'est une vie qui attend la mort – c'est une vie où l'occupation la plus digne de l'homme est la stratégie successorale du lignage . Et cela aussi est vanité, dit l'Ecclésiaste .


L'or, les montagnes d'or - Je proclame que j'aime l'or – j'aime les parfums, les soieries, les épices, les bijoux, les œuvres rares . C'est le dandysme de l'ancienne Église . Mais au flibustier des T.A.Z il ne s'agit pas de revenir plein d'or dans l'ancien monde, pour tout recommencer comme avant . Il s'agit de forcer la sortie, la sortie de l'âme .


J'aime profondément les lieux de passage – les gares, les routes, les aéroports – les chemins de forêts. Les pieds sur le chemin, en route, je suis partout et nulle part, mobile sous le ciel des fixes – je suis la Splendeur insaisissable de la manifestation .


L'exilé est voyant et connaît les pas des Anges – sans patrie terrestre, il s'ouvre aux chemins des étoiles . Les marins, les nomades savaient aller la nuit, les yeux levés vers le ciel . Et les Anges sont les premiers analogués des hommes sur certains états des voies égarées . Les Anges sont ailés, comme Hermès ; ils sont voyageurs, et passeurs . Ils apparaissent et disparaissent . Le vent souffle où il veut, et tu entends sa voix . Mais tu ne sait ni d'où il vient ni où il va . Il en est de même de ceux qui sont nés du souffle . Telle est la Sîmorgh :


Dans les anciens écrits pahlavis, il est indiqué qu’il résiderait sur un arbre guérisseur appelé "vispubish" ou "harvisp tokhmak" qui porterait les graines de toutes les plantes existantes. En outre, l’Avesta nous apprend que cet arbre est situé dans la mer de "varoukâshâ", également appelée "farâkhkart". De nombreux récits mystiques chiites allèguent quant à eux que son nid se trouverait au sommet de l’arbre Tûbâ - l’arbre de la connaissance - situé au cœur de la montagne de Qâf se trouvant elle-même au sommet du Malakût, monde imaginal et terre des événements mystiques de l’âme.

Enfin, il est parfois dit que la secousse provoquée par son envol fait tomber de l’arbre Tûbâ toutes les graines de toutes les plantes du monde. Ces dernières prennent alors racine et se développent sur terre –
la Sîmorgh étant la figure du printemps, du commencement verdoyant des mondes .(http://www.teheran.ir/spip.php?article242)


Tel est Khezr le verdoyant . Il sont les passeurs et les ordonnateurs du monde, fondateurs de la géographie sacrée, des lieux et des villes, comme la fine résille des feuilles, qui se manifeste un instant dans les flammes . Ils sont les conservateurs de la Grâce . Ils sont aussi les pasteurs, les pèlerins – ils sont la race de Caïn, les hommes de la Voie de la main gauche et du repentir . Dieu a mis sur eux un sceau de protection au delà du crime . Comme les détenteurs du Graal, on raconte leur passage, leurs itinéraires manifestés . Mais on ne sait jamais où ils sont . Sans liens, ils sont les figures archétypes des hommes sans liens .


Et il est aussi les Gardiens . La première figure du gardien est celle du Chérubin au glaive de feu qui garde l'Éden à l'Orient . Les gardiens sont immobiles, hiératiques – et sont les défenseurs des murailles . Par analogie, les Templiers étaient les gardiens de la Terre Sainte . Le Temple est une figure du jardin gardé de hauts murs – et les hauts murs sont la voie du désespoir pour les hommes de Grâce . Depuis l'ordre du Jardin, la distinction du Bien et du Mal, les gardiens sont les gardiens de la Loi, de la tradition, du passé . Guénon était un tel gardien, mais qui connaissait la tendresse de Dieu pour les rejets du lignage de Caïn .


Telles sont les polarités spirituelles du temps et de l'espace – et tout homme porte en lui toutes les polarités . Il est homme du temps et de l'espace comme il est fils du Ciel et de la Terre ; comme il est mâle et femelle . Je ne veux pas choisir entre des polarités, mais les exalter jusqu'à la rupture qui ne peut advenir . Que l'amplitude et l'exaltation des polarités nous amènent aux pieds des conservateurs de la Grâce et des Gardiens de la Terre Sainte !


Car il n'est pas de limites sur la surface de la sphère – le commencement et la fin s'y mêlent...il ne se trouve pas aisément de point de départ pour l'homme noble, sinon dans le temps . Et l'homme de chair a besoin de vaguer sur les mers des mondes – sur la peau délicieuse de l'Aimée - pour traverser le monde – et d'écouter les chants des voyageurs de loin, les récits des marins partis vers l'Orient, sur la route de la baleine, sur les océans du haut .


Et les mains s'ouvrent à l'espace et à ses caresses comme le souffle sur la peau, quand la parole se déroule dans les cycles du temps .


Et résonnent vers l'espace les mots, images de la langue du Serpent.


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Nu

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Zinaida Serebriakova