Déchiqueter le Jaguar - sur la poétique des professeurs.


(Marie-Anne Erize)


Depuis au moins l'entre-deux guerres (et à vrai dire, on s'en fout – je dis cela au nom de l'école poétique du jeune Rimbaud, le zutisme) le champ poétique se ressent de débats du genre de « la poésie pure » . Avec de grand mots sur le néant de ceci ou de cela, elle est résumée ainsi par Martin Rueff, que j'ai vu en conférence sur la fin de la littérature :

L’ontologie poétique commence, bien avant Mallarmé et Celan, par la pure profération de l’arbitraire d’un nom propre. Ce nom, ce signe, indexé au vide, est, en un sens, pour toujours énigmatique, le nom propre de la poésie.

Le poète profère des mots arbitraires, indexés au vide . Il est non pas celui qui voit à travers les énigmes, mais celui qui les affronte, à jamais énigmatiques, à travers leur nom propre, comme la poésie . C'est exactement ce que disait Mallarmé, non ?

Je dis une fleur ! et hors de l'oubli où ma voix relègue aucun contour en tant que quelque chose d'autre que les calices sus musicalement se lève, idée même et suave, l'absente de tout bouquet .

Il semble bien pourtant que Mallarmé s'indexait non à la vacuité, mais à la théorie platonicienne des essences archétypes, dite des idées . Le critique est du genre du dernier homme, qui dit, avec un sourire en coin : les grecs ont-ils cru à leurs mythes ? Du genre de celui qui voit dans la Vision de William Blake un procédé narratif . Le critique est du genre de l'homme qui répond à celui qui lui raconte une vision :

Les arbres ne sont pas seulement enracinés dans la terre, mais dans les brumes exhalées par les morts, dans le soleil invaincu, dans l'obscur sommeil des mondes .

« Ah oui, bien sûr, tu as regardé un arbre au coucher du soleil, assimilé lentement par la pénombre ! C'est joli, profond, poignant ce que tu imagines...Freud dit que... »... Le Hagakure note : les rêves sont la manifestation de la vérité . C'est bien ce que croit son auteur, et pas un pliage compliqué pour dire ce qu'il ne dit pas...Le Hagakure dit : les rêves sont la manifestation de la vérité .

Pour résumer : à chaque fois qu'un homme voyant les Trois mondes, chaque fois qu'un platonicien parle de ce à quoi il indexe ses mots, l'éternité, les étoiles intérieures des cieux invisibles – le professeur prend un air savant et interprète, dans le contexte d'évidence nominaliste de l'idéologie racine : le poète parle nécessairement de ce qui n'est qu'un pli de la psyché sans répondant dans les mondes . du néant, du Vide, de l'absolu énigmatique indicible . Évidemment !

Quand un poète, ou Maître Eckhart, parlent de l'ardent désir du Haut tant désiré, leurs mots s'indexent - évidemment !- sur l'énigme en un sens pour toujours énigmatique, sur une forclusion d'un objet de désir à jamais désiré et à jamais absent – bref ces hommes ne remettent jamais en cause l'idée que la salle tendue de velours, le sol couvert d'épaisse moquette, du lieu de culture officielle où se déroule la conférence, que le monde de référence du professeur et de son public est l'être, la consistance même, la sécurité du haut et du bas, de l'avant et de l'après – les toilettes, le retour à la maison, la discussion profonde avec le conjoint sur la conférence profonde, le sommeil multispires, le lever, les toilettes, le retour à la fonction, à la place assignée par le processus de production .

Le professeur de la poésie pure est la mesure du monde, le titan qui soupèse le néant . Il ne remet pas en cause l'idée que tout ce cadre fonctionnel de la conférence est l'être par excellence, l'analogué premier et principal de tout ce qui est, du Principe même . Tout le processus de production et le Spectacle, qui rythment, par les montres et les téléphones la parole même du conférencier – c'est pour lui le modèle de tout ce qui est pensable . Ouvrez l'Anti-Oedipe, de Deleuze et Guattari :

Ça fonctionne partout, tantôt sans arrêt, tantôt discontinu . Ça respire , ça chauffe, ça mange . Ça chie, ça baise . Quelle erreur d'avoir dit le ça . Partout ce sont des machines, pas du tout métaphoriquement : des machines de machines, avec leur couplages, leurs connexions .

Le rythme du processus - vous avez 90 minutes sur l'extinction de la poésie contemporaine...qui articule chaque signe, analogiquement à la vibration permanente et rassurante des machines d'un paquebot de croisière pour les mêmes messieurs dames pendant leurs vacances, est la réalité de référence, la mesure de l'être - temps . Le Système est la mesure de la conférence, avec la montre posée sur la table, et le retour inévitable vers la fonction . Il est déjà prévu que la conférence n'aura absolument aucun sens, qu'elle sera absolument sans conséquences pour personne - Il ne faut pas dépasser vers les autres occupations fonctionnelles – évidemment !

L'imposition du temps est l'imposition d'un monde – mais cela ne peut être vu que de l'extérieur de ce monde . Et si le professeur parle tellement d'indexation au néant, c'est parce qu'il nie, il nie qu'il y ait un autre monde . Il y a d'autres mondes, je les ais vus . S'il est d'autres mondes, les propos du professeur sont indexés sur le néant – sans qu'il soit poète . S'il est d'autres mondes...Il n'est pas poète, celui dont les paroles ne portent pas l'instant à l'incandescence ; et dont la flamme ne fait pas entrevoir, à travers le corps du monde, comme la luciole dans la main de l'enfant, le sang des autres mondes.

Cette théorie du référent vide permet de s'ancrer dans la certitude non moins rassurante que les petits élancements vers l'absolu, comme de vagues érections de vieillard, qui viennent parfois, semble-t-il, à la surface de la conscience du bloom dans l'exercice de la fonction dans le processus de production, sont à la fois de bonnes choses qui m'ancrent dans l'humanité d'un Rimbaud ou d'une Marguerite Porète, et des tensions indexées sur le vide - l'aspiration vague vers le vide qui vient de l'illimité du désir, du mauvais infini qui pourrait être le début d'une dépression – mais aussi de ce qui, canalisé, est le moteur du processus de production, infiniment croissant sur la route du bonheur .

Une aspiration vague condamnée à être toujours vague, rien de réel, rien de sérieux donc pour le monde réel que tous les fauteuils de velours habitent . Une nostalgie, une mélancolie sans objet, sans fondement, sans cause . Et la poésie, et cette conférence : une noble parenthèse, tout à fait inoffensive . Il est essentiel à l'homme du monde moderne de dépasser l'interdit, dans sa neutralisation ; il préfère nier l'être de l'objet du haut désir, que de penser qu'il se l'interdit . L'homme moderne est l'homme sans interdits ni déterminations, et portant ridiculement impuissant à changer sa vie d'un yod . Il ne reste à ses yeux un homme libre, sans tabous, que parce que désire Hölderlin n'existe pas, n'est en aucune manière . La chair des dieux n'existe pas . Le fauteuil de velours, lui, existe, rassurant et déterminé .

Il ne vient pas à l'esprit que l'ardent désir du Haut tant désiré peut justifier de penser, comme le Diable de Faust : tout ce qui existe - dans le temps, cette salle, ce processus de production mondialisé, dément, étouffant – mérite d'être détruit, car il est un obstacle pour atteindre le haut . Il ne vient pas à l'esprit que le vide, ce n'est pas les mots du poète, mais tout le support de leur vie absente à toute vie humaine . Il a tout crée de grandes colonnes d'air insaisissable...Il ne leur vient pas à l'esprit le sens des mots de Parménide : l'être est . Le non-être n'est pas .

Le sens des mots de Parménide désigne le cadre de la conférence, et les fauteuils de velours rouge par le mot non-être . L'être n'est pas leur salle tendue de velours, leur avant et leur après, leur conférence ; le non-être n'est pas les mots du poète, qu'au nom du néant et de l'énigme le fonctionnaire n'a entièrement neutralisés, réduit à l'impuissance du non-être, qu'à sa propre mesure de non-être .

Le professeur a réduit au néant les mots du poème comme un danseur de corde, en montrant le spectacle de la plus grande exaltation du poète, au moment où symétriquement la salle joue le spectacle du silence révérenciel à la culture . La vérité est exactement l'inverse de celle construite dans le spectacle . Car depuis toujours, l'être, c'est le secret invisible qu'évoque le poète ; le non-être, la maya, c'est le professeur, son discours et son public, c'est nous parmi eux . Il n'est rien d'autre que le Soi, dit Ramana Maharishi . Ce que le professeur fait danser comme non-être est l'être, et ce masque le démasque et l'accuse de néant .

Le nihilisme exténue la poésie vers l'insignifiance et se la joue profondeur, abysse, soleil puissant .

Ce qui reste dicible quand le nihilisme s'est achevé, c'est l'indicible . Le maître d'école dresse un doigt sévère et profère l'indicible, le néant, l'énigme : l'effet est garanti parmi les blooms . C'est tellement banal que cela devient lassant, en même temps, ces gros fonctionnaires, ces gros prêtres de la cour qui dressent un doigt sévère devant des messieurs-dames repus, passés préventivement aux toilettes encore, puis passés en conférence, et font courir un frisson existentiel sur l'assistance en disant « néant », depuis leur palais lavé au bain de bouche, leur dents à facettes de porcelaine, leur peau je le vaut bien, leurs cheveux permanentés et leur petit foulard rebelle....je dis : le néant ! Et il se dresse parmi nous, dans les ombres des fauteuils...Un frisson existentiel parmi les blooms...Le néant est toujours si proche de ces égos dressés sur le vide . Alors ils le sentent passer le long de leur échine, passer dans leur esprit comme une hypothèse infime, là, en toute sécurité sur leurs fauteuils...le délice d'un frisson de néant en toute sécurité .

Selon le professeur, la poésie est ainsi une théologie négative du néant ; en tant que négation de la négation, elle fait de l'indicible le plus facile à dire, et du néant une puissance . La poésie ainsi est faite de mots qui ne se réfèrent qu'à eux même, elle ne veut rien dire, rien dire de plus que ce que le professeur . Commenter, connaître la poésie devient une compétence technique, une sémiotique, un jeu linguistique, que le professeur peut enseigner dans sa classe, selon un programme, pour entrer dans un diplôme . L'âme, qui est en quelque sorte toutes choses, la vie, la résistance, l'amour – comment les faire entrer dans l'ordre des matières de l'école ?- les nécessités de l'ordre de l'enseignement informent le commentaire, l'appropriation du poème .

Le professeur sait ce qu'est la poésie, et c'est indicible, comme ça on peut pas le lui disputer . Commenter la poésie relève d'un savoir spécialisé que le professeur diffuse, vend . Tout est dit, tout est à nous, circulez, y a rien à voir . La voix de l'universitaire est celle de la police .

Le professeur a dompté le fauve déchirant, le poème : ce que la douleur, la peine, l'amertume, la misère, la détresse les plus réelles qui soient a permis – ces mots de sang, de feu, il les a rendu neutres, limités, à la mesure des messieurs dames et des programmes de l'école . Ce que l'amour le plus puissant, le dévouement le plus total, le soleil de l'âme a chanté, il en a fait des mots vides – des paroles verbales, des perles de culture à poser sur les chemisier des dames, et sur la langue des messieurs pour les diners en ville .

« A chaque fois que je lis Shakespeare, j'ai l'impression de déchiqueter la cervelle d'un jaguar », a dit Lautréamont . Mais ni sang, ni chair, ni cruauté, ni larmes ne sont sensibles dans la pure profération de la pureté indexée au vide . Rien de si obscène, révoltant ou dangereux n'a perturbé l'ordre de la réalité du velours tendu et des fauteuils .

Ce qu'il aurait du leur dire, le professeur, pour dire la vérité ? Il aurait du leur dire : vous ne comprendrez jamais de quoi parlent les plus hauts poèmes, si vous ne vous tournez pas vers la vie poétique, qui ne peut être d'accorder cette l'importance à ce qui vous importe . Ce dont vous faites la mesure de l'être, vous même, ou vos activités fonctionnelles, est néant . Vous ne pouviez rien reconnaître de puissant à une telle mesure, vous vous enfermez dans une prison d'anesthésie, au prix d'une vie sans saveur de la vie .

Vous ne comprendrez jamais, à moins que par grâce un malheur ne vous frappe comme un bonheur, ou un bonheur ne vous frappe comme un malheur . Je cite Boulgakov pour me faire entendre :

Elle me regarda avec étonnement et je compris tout d'un coup – et de la manière la plus inattendue – que depuis toujours je l'aimais, j'aimais cette femme ! Quelle histoire, hein ?(...) L'amour surgit devant nous comme surgit de terre l'assassin au coin d'une ruelle obscure et nous frappa tout deux d'un coup . Ainsi frappe la foudre, ainsi frappe le poignard !

Ou de cet autre homme, harcelé par de grandes douleurs, dans le livre des cinq hommes : je comprends maintenant que personne n'est en mesure de concevoir les choses qui lui sont supérieures, et que les hommes suivent les basses choses terrestres qui sont en dessous d'eux (...)

Vous ne comprendrez jamais, si vous ne voulez pas votre plus haut désir jusqu'à l'intensité de la mort . Si vous ne pouvez dire, comme Moïse – j'atteindrais le confluent des deux océans, même si je devais marcher pendant de longues années . Si vous ne voyez pas la vérité de ce mot du Maître au jeune homme riche : tu veux me suivre ? Viens, vend tout ce que tu as et suis moi . Si tout cela vous est impossible, vous ne comprendrez jamais . Cela ne relève pas de l'intelligence, ce serait trop simple .

Le professeur aurait du leur dire :

Il y a longtemps, vous avez fait un choix, sans même vous en rendre compte . Ce que je vais vous raconter est comme un journal de princes et de princesses pour un pauvre : il fait rêver, il fait du bien, mais il ne rend pas riche . De même, je vais vous raconter la poésie . Cela vous fera du bien dans vos existences étouffantes, mais cela ne vous donnera pas la poésie . La poésie ne peut être donnée, ou expliquée . La poésie ni un savoir, ni une compétence qui s'enseigne . Très peu de choses importantes de la vie peuvent être données, ou enseignées . Moins encore peuvent l'être par un professeur, en un temps limité, devant des anonymes . Ce que peut une conférence, c'est presque rien . Et une conférence n'est puissante que parce qu'elle fait aimer ce qui manque .

Si, après une conférence, vous avez aperçu de l'inconnu, que vous voulez changer quelque chose en vous, et que vous savez concrètement comment commencer pour cela, cette conférence a été une bonne conférence .

La poésie est vie . Nous ne possédons pas l'insaisissable, nous ne pouvons pas prononcer l'indicible, ni le décrire . Celui qui fait une conférence sur l'indicible est un bateleur . Je dois parler, car un conférencier ne peut garder le silence . Mais parler sur commande, en temps limité, n'est pas poétique . La plus grande puissance du conférencier pour faire connaître cela est de montrer son impuissance, dans ce cadre, à faire vivre la vie . L'homme le plus sage est très pauvre, quand il faut donner à une foule . Le Maître lui même a donné du pain, et du poisson, autant que des paroles incomprises . L'auditeur le plus sage est misérable, quand il faut atteindre le tout-autre .

Un poète peut parler de son art, de sa vie, lire des poèmes . Il peut offrir cela, mais seulement cela . Autrefois, de puissants poètes lisaient dans des cafés, dans l'URSS de la révolution, dans les camps de prisonniers, dans les brasiers de la Résistance . La vie des hommes était dure, sauvage, proche de la mort, naturellement poétique . Voyez Anna Akhmatova en 1941 :

L'air important on a dit adieu aux filles
Et embrassé sa mère tout en marchant
On s'est affublé de neuf
Comme un soldat de plomb
Ni mauvais, ni meilleurs, ni médiocres...
Tous à leurs postes
Où il n'est ni premiers ni derniers
Tous là bas se sont couchés
.

Autrefois, vivre dans le feu et la misère était noble ; à ce jour, il ne reste que la misère et le vide . Le professeur parle du poète, mais le poète est couché comme un mort, et le professeur parle à sa place, l'interprète, se nourrit de son sang, sais mieux que lui le fond de ce qu'il dit, et ce fond est la pure profération du vide . Le poète est dans la misère du pauvre, et vous êtes dans la misère du riche .

Rimbaud écrit, dans une saison en Enfer :

Encore tout enfant, j'admirais le forçait intraitable sur qui toujours se renferme le bagne ; je visitais les auberges et les garnis qu'il avait sacrés de son séjour ; je voyais avec son idée le ciel bleu et le travail fleuri de la campagne ; je flairais sa fatalité dans les villes . (…)

Sur les routes, par des nuits d'hiver, sans gîte, sans habits, sans pain, une voix étreignit mon cœur gelé : « Faiblesse ou force, te voilà, c'est ta force . Tu ne sais ni où tu vas ni pourquoi tu vas, entre partout, réponds à tout . On ne te tuera pas plus que si tu étais un cadavre » . Au matin, j'avais le regard si perdu et la contenance si morte, que ceux que j'ai rencontré ne m'ont peut être pas vu
.

L'homme qui a écrit cette prière : mes ennemis rient, égorgent mes enfants, et s'enivrent dans ma ville incendiée, Seigneur, viens à mon secours...l'homme qui a écrit : J'ai cherché mon bien aimé dans les rues de la ville, et je ne l'ai pas trouvé...les gardes se moquent de moi...Depuis les montagnes de l'horizon, avant que le soleil ne se couche, viens à moi...

Tous ces vivants proféraient-il des paroles énigmatiques dans l'énigme du vide ? Je sais que vous pourriez prendre en ce sens une saison en Enfer . Mais feriez vous la faute de vous y précipiter ? Car le portrait qu'il donne, est-il celui du poète, ou est-ce celui de ce double obscur, le bloom qui le torture en lui, qui lui englue toute sa puissance – n'est-ce pas le portrait de l'homme enfermé dans le souterrain du monde - Tu ne sais ni où tu vas ni pourquoi tu vas, entre partout, réponds à tout . On ne te tuera pas plus que si tu étais un cadavre » . Au matin, j'avais le regard si perdu et la contenance si morte, que ceux que j'ai rencontré ne m'ont peut être pas vu .

N'est ce pas le portrait du grand professeur ?

Vous avez construit le confort, la sécurité . Cela n'a pas été gratuit – vous ne pouvez pas savoir ce qu'il a fallu de larmes et de sang pour construire ce monde . Vrai, tu ne peux même pas l'imaginer ! Mais le confort et la sécurité ne donnent pas ce que donne la proximité du danger, ce que donne la fidélité, ce que donnent la patrie ou la cause de la justice . Au moment des luttes sociales dans les bidonvilles du pays, un poète argentin, Joan Manuel Serrat, a écrit :

Avec ces mains pour tant t'aimer
Elle peignant sur les murs « lutte et reviens »
Tachant d'espoir et de chants
Les trottoirs de 69

(…)
Comment voulez vous qu'elle ne marche pensivement
De long en large
Se battant pour le printemps
Tombant et se relevant...(...)

Quel grand vassal je serais
Si un grand seigneur j'avais


Et nous européens, nous chantions 69, année érotique . C'était une belle chanson, gaie, drôle . A partir des années 70' le plan Condor a permis d'enlever, de torturer atrocement, de violer, d'humilier ces révoltés . De les jeter d'hélicoptère au dessus de l'océan . Des disparitions par milliers . Le général français Aussaresses, ancien résistant, homme d'un grand courage, enseignait les techniques anti-subversives à Manaus, dans une école sur le modèle des États Unis, pour toutes les armées sud-américaines . Il enseignait le renseignement, la torture systématique .

Lutte et reviens . J'aimerais trouver en moi la force de pleurer sur ton souvenir .

Marie-Anne Erize, franco-argentine, disparue en 1976, à San Juan, Argentine, a écrit : ne t'enferme jamais dans ta propre prison . S'enfermer en soi-même, c'est commencer à mourir . Ces mots me frappent comme des coups de marteau . Au nom de tous ces hommes, je viens renier la poésie pure, comme des grands mots obscènes, des grands mots du nihilisme bourgeois . Pas une erreur, non, quelque chose d'intimement injuste – injuste, je crois que c'est le mot le plus adapté . La découverte de la conscience de classe, ou de la souffrance par la bourgeoisie est toujours aussi émotionnelle et verbeuse qu'éloignée de toute réalité vécue dans la masse - elle l'expression moralisatrice de son égoïsme absolu .

Akhmatova a aussi écrit en 1941 ce serment :

Celle qui aujourd'hui prend congé de son amour
Qu'elle fonde toute sa douleur dans sa force .
Aux enfants et aux tombes voilà notre serment :
On ne nous forcera pas à nous soumettre
!

La poésie est vie, ou elle n'est rien . L'homme, le dernier homme n'est rien . Il croit être vêtu d'or, mais il est misérable et nu . Tu es tiède, et parce que tu es tiède, je te vomirais par ma bouche . Il croit vouloir, et il veut être tout . Alors il accuse l'être, la poésie . Mais non .

Vous avez fait un choix, autrefois . Tout ce qui existe mérite d'être détruit . Un jour, le ridicule pompeux du professeur sera visible comme celui du triomphateur romain – mais le triomphateur romain en avait une idée . Un jour, vous tous qui l'écoutez en silence et révérence, et cette celle salle de conférence sera retournée à la poussière . Je suis sorti de cette salle presque en larmes, et en colère, et étouffant . Il m'était impossible de rester, vraiment . C'est notre vie, d'écouter cela en silence? Qu'est ce qui est mémorable de notre vie ?

L'insignifiance étirée sur un siècle, sur un fauteuil de velours, c'est une torture blanche, anesthésiée, tellement lâche, tellement laide . Ô mes amis d'hier, quand nous courions insouciants sur les trottoirs de 1989, ma mère, mes frères, mes sœurs, pourrez vous me pardonner de ne plus pouvoir être des vôtres sans commencer à mourir ?

Seule l'éternité pèse, et vous avez abandonné l'éternité .

Il faudra boire le calice jusqu'à la lie .

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Nu

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Zinaida Serebriakova