O magnum mysterium . Adresse au Maître d'émeraude .

(Hiéronymus Bosch, la nef des fous)


O magnum mysterium,
et admirabile sacramentum...


Le mot mysterion (grec) signifiait autrefois les mystères, les opérations des religions initiatiques . Mais ce sens repose sur une évidence vécue, un tissage intime de l'expérience humaine, l'expérience du mystère et de l'énigme . Cette expérience est évidente, et pourtant elle est plutôt l'objet de paroles s'enroulant autour de son soleil noir sans la nommer, que de paroles portant sur son sujet – que d'évocations du mystère .

L'expérience de l'énigme est l'expérience de l'indéfini de soi, de la lacune de l'homme, impuissant face à des zones de ténèbres . C'est l'expérience de l'homme comme partie, comme créature abandonnée de tous, et même des autres hommes . Et c'est celle d'une béance narcissique ; et c'est peut être pour cette raison que les hommes évitent d'en parler, comme en général ils baissent la voix et détournent le regard à l'évocation de leurs laideurs et de leurs échecs, tels l'échec collectif du monde moderne comme lieu de bonheur et de libération .

Nous savons que le monde s'interprète, que le visible est signe du caché dans l'expérience immédiate de la nature – dans l'expérience du sens, des traces d'animaux, des remous signalant les poissons, dans le souffle puissant et oblique de Moby Dick, image des merveilles de la mer .

La nature même des sens corporels et de la psyché est de passer d'états du corps humain à des états de monde, de passer de la lumière dans l'œil aux images du monde, de la vibration du tympan à l'arrivée de l'être ennemi ou ami . L'évidence du macrocosme, et du microcosme image du monde est une expérience immédiate . Comme l'épaule de l'amoureuse sous le premier contact, le corps entier frémit sans cesse de la rumeur du monde, et passe le monde comme saveur, comme lumière, comme obscurité, comme peur .

Quelle que soit la folie froide et méthodique qui l'anime, une œuvre comme la Critique de la Raison Pure de Kant offre quelque chose à son lecteur : elle offre l'évidence de l'abîme des évidences premières, leur dissolution face au simple et pauvre tribunal de la raison . L'évidence première, c'est l'ouverture, l'offrande du visible, la splendeur d'un monde ou d'un corps ; mais cette évidence première repose sur les sensations du corps, qui ne connaissent ni espace, ni temps, ni lumière, ni rien d'extérieur sensible . L'évidence première est la première des énigmes .

En vérité, Kant s'éloigne très loin de l'évidence première de l'expérience de la vie, mais accomplit un cercle : il passe sur la tête, puis revient sur ses pas, pour dire que finalement il faut vivre tout comme si l'évidence du bon sens complètement ensevelie sous la Critique était spontanément, naïvement vraie . Il est l'homme du retournement du retournement – un être accomplissant un reniement . Il est un gnostique de l'ordre bourgeois, qui offre l'étrangeté du monde dans le cadre rassurant du philosophe de la République, de l'école normale et du jury de l'agrégation – sa perfection de maître académique se comprend, comme une bonne paire de pantoufle confortables, et en plus assez chic pour être portées dans un club anglais .

Que Kant, la raisonnable et vertueux Kant, soit la porte du romantisme et de l'idéalisme allemands ne se comprend pas par les aberrations de sa morale, mais bien par la perte de l'évidence de la séparation de l'esprit et de l'être qui s'accomplit dans la Critique . Si le temps et l'espace sont des dynamiques de la psyché, que reste-t-il du monde, sinon le déploiement d'un tissu unique du moi et du non-moi dans les plis structurés, tendus par la dynamique des contradictions ? Alors les dits des hommes du Mystère, dialoguant avec les temps anciens, ou réunissant l'espace immense sous leurs pieds ne parlent plus d'une sortie essentielle des règles du monde, de « miracles », mais de l'indéfinie multiplicité des règles des mondes qui s'expérimente dans les mystères .

Le miracle n'est que la perspective de celui qui est enfermé dans les règles étriquées de son monde, ou encore le miracle unique est la simple perspective de l'être, pour l'homme d'une sagesse rare . Il n'est aucune limite à l'indéfinie réplication en miroir, aux plis, aux enroulement des mondes, aux états multiples de l'Être . Tel est la manifestation ultime de l'Or du Rhin au crépuscule des temps, quand le soleil se multiplie sur les ondes des grands fleuves .

Définir l'être...dé-finir est déterminer, indiquer une limite . Or l'être, dit Hegel dans le premier chapitre de la Science de la Logique, est sans aucune détermination . Si je répète, après Parménide, l'être est, le non-être n'est pas, je dois ajouter qu'aucun étant ne détermine l'être, essence sans identité, masque blanc sans yeux ni bouche, énigme – mystère . Dans l'Exode, à la question « qui est tu ?, Moïse reçoit cette réponse : je suis celui qui suis - il est celui qui est .

Il est de l'être enroulé sur l'être indéfiniment, en spirales . Il est, comme il pleut, mais aussi tu es, et je suis . Dire que l'être n'est pas conscient, n'est pas sujet et objet ensemble, est en effet le déterminer par un étant, la conscience . L'être le dit ainsi Sat (être) Chit (conscience) Ananda ( joie, félicité) . Pour tout être qui voit, il voit par lui ; et pour tout être qui aspire le souffle, le sang et la joie du monde, il aspire le souffle et jouit par lui . Et le il, comme le lui, peuvent dans ces mots être Lui, ou désigner l'être vivant qui est par lui . Dire que la métaphysique de l'être ne peut penser de limite signifie clairement que poser que l'être n'est pas conscience est transgression de l'évidence .

La transmission des mystères dans le monde des hommes est elle-même un mystère . En vérité, la Tradition est une puissance d'autres mondes, et ce qui se manifeste dans un monde ne respecte les règles de ce monde que pour celui qui s'y trouve . Un plan qui traverse un plan est une droite . La vision de ce plan sécant dans la perspective d'un être unidimensionnel est une droite ; il ne peut voir l'indéfini vertical qui le surplombe . La théurgie gnostique qui fait de l'homme un voyant ne lui fait voir que ce qui est toujours déjà présent, rien de plus . Que la Tradition respecte les règles du temps et de l'espace de ce monde dans sa manifestation ne signifie rien de plus que la hauteur est dans l'œil de celui qui regarde . Les conceptions de Guénon à ce sujet sont de l'ordre de la protection dans un temps de désordre et d'usurpation, non une loi .

Il était dans les temps anciens des signes visibles, des maîtres vers qui aller pour les hommes qui meurent de soif auprès de la fontaine . Mais de ces signes ne restent que des vestiges, des souvenirs, des légendes . Le monde moderne est pour l'homme noble comme un miroir voilé par une dentelle noire, un signe de mort . Quand un sage de l'Inde, assis nu sur la cendre, ou quand un moine en robe de bure affirmait que l'or était une passion mortifère de l'homme, sa parole pouvait être entendue des pauvres, des exploités du travail des grands seigneurs . Mais quand un homme riche et puissant appelle les peuples à travailler et à faire des sacrifices pour servir mieux le veau d'or, quelle éclat, quelle puissance peut avoir sa parole ?

Que vaut la parole dans ce monde ? Et presque tous les liens des hommes sont déliés . Il est indispensable, plus que jamais, de fonder des ordres, des organisations – mais une telle puissance semble perdue dans la parole humaine, dans le sang et dans le souffle des hommes . Le monde pousse comme une prison de ronces, de fer et de béton autour de la princesse endormie, l'âme humaine ; et nul ne se lève pour sonner l'alerte, ou les alertes isolées sonnent dans le vide, comme fut la parole de Simone Weil . Le vivant exige la vie. La créature respirante exige de respirer. Est-ce présomption de sa part, où a-t-il simplement désir de vie, et ce paradis étouffant qu'on lui vend est une prison où l'orchidée se meurt - la grande illusion ? Et pourtant le mystère est que la grande illusion est exposée au yeux de tous, et persiste dans l'être .

Car le prophétisme m'amène à nommer un ultime mystère, qui est celui de l'injustice – l'exposition de Job . Dans un monde de plus en plus infernal, n'est-ce pas une profonde surprise de voir les victimes collaborer avec leurs bourreaux ? Le monde de cette fin de cycle est la nef des fous : on y tue, on y viole, on y massacre, et on y apprend qu'il faut travailler, travailler, travailler, sans même se demander pourquoi vivre . Les peuples remboursent des dettes qu'ils n'ont pas prises, et elles ne sont pas remboursées, à l'infini, puisque que les États ne paient que les intérêts ; et on pousse des pays à l'effondrement pour les faire rembourser plus vite – comme si des chevaliers aller massacrer leurs paysans pour avoir plus de revenus ! Le monde du progrès et de l'avenir radieux touche partout la fin de son futur .

Et dans cette nef des fous, la voix des révoltés est si faible, si peu audible, dans le déchaînement des hurlements de joie et des roulements de tambours .

Les hommes modernes ont peur de perdre leur esclavage, car ils savent désormais, obscurément, que derrière lui et ses cadres rassurants, il n'est que le vide, l'abîme, le retour violent du mystère dans leur vie – et qu'ils n'ont pas en eux même la puissance, la force et le courage de combler le vide, et pas en eux même non plus la force et le courage de se livrer à l'abîme, quand bien même leur vie serait absolument vide et mécanique .

Ils seraient impuissants et transis face à la liberté, au froid et à la faim, en dehors de leurs boîtes bien sages, de leurs fonctions dans le Système – tant il est vrai que même le pauvre humilié finit par avoir une fonction symbolique de crécelle de lépreux, qui pousse les autres à travailler par horreur de la misère, comme le riche du Spectacle est un leurre qui fait croire que la richesse est issue du travail ou du talent . Le Spectacle de l'humiliation et de la jouissance tapageuse de richesses indéfinies est le dernier moteur du progressisme tombé dans le vide .

Le mystère de l'injustice est mystère d'iniquité ! Car nous savons aussi la justice du justicier, nous l'admirons dans le spectacle, l'homme qui ne peut laisser une injustice ou un crime sans vengeance et qui l'accomplit . Nous aimons à le voir, parce que le monde réel est de plus en plus étranger à toute justice . Nous savons, nous aimons, nous désirons la justice et nous sommes résignés et impuissants dans un ordre de fer qui ne cesse de se proclamer libre et juste . Rien de nouveau sous le soleil, mes mots sont analogues à ceux de Blaise Pascal au XVIIème siècle . A ceux du Roi Salomon dans les siècles . Ne pouvant faire que le juste soit fort, on a fait que le fort fût juste, note Pascal .

Quand je regarde le sol d'une forêt après un orage, et que je te sais auprès de moi posée comme un grand oiseau mystérieux, alors je sens en moi la réconciliation des mondes . Parfois les mondes se réconcilient dans l'éclat de l'Aube, et même dans la splendeur du crépuscule, à l'heure du rayon vert des cycles des éons .

Et quand je regarde le monde des hommes, j'y vois entrelacées la splendeur et l'abîme, au delà de toute compréhension – le mystère, lové comme un serpent de brume qui voile l'éclat certain de toute choses du monde face au soleil invaincu .

Dans cette obscurité il faut dire la vérité : j'attends des signes . Je crois que certaines limites de l'homme, de son annihilation, sont atteintes, et qu'il lui faut la grâce . L'homme n'est rien, et l'homme moderne est moins qu'aucun homme : et pourtant plus qu'aucun autre homme dans les spires du temps, sa tâche demande de la démesure .

Ô toi le Maître du printemps, toi au reflet incrusté sur le front des Anges déchus – je t'en prie devant le miséricordieux : couvre la noirceur d'abîme de mon être de charbon de ton manteau de nuit constellé d'étincelles mystiques – donne moi les mots, les signes – l'ivresse de tes élus.

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Nu

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Zinaida Serebriakova