De la guerre et de l'Aube entrelacée des éons .

(Joachim de Fiore, les cercles des temps, liber figurarum)


« J'ai trop aimé la guerre... » Louis XIV mourant .

Ô Seigneur des mondes, accorde nous la vison et la compréhension . Car l'homme seul, ce petit morceau de ferment – dit Loup Larsen, dans le Loup des mers de Jack London – ce petit morceau de vie promise à la mort, balloté par les vents et les eaux, et que les mots des grandes idéologies du monde agitent comme une marionnette – comment pourrait-il arriver seul à la vérité ? Et même pas à la vérité, celle qui est Voie et Vie, celle de l'Aigle qui s'élève au dessus des choses qui sont et de celles qui ne sont pas, dans la souffle délicieux de la prophétie et des parfums des montagnes d'Orient ; non, même pas à la vérité des humbles, à la vérité du pas lourd des hommes qui vont au travail, qui vont au café, qui rentrent chez eux vers leurs famille, vers ceux qui les haïssent ou qui les accusent, ou vers ceux qui les font vivre par leur amour . Vers la vérité du froid, des odeurs violentes, et du poids des charges sur les chantiers – la vérité des marchés au petit matin, quand se déploie dans le froid la structure de métal, tendue de toile, qui doit protéger les biens qui seront vendus aux passants, et qui donneront la vie à tous, le fruit sur la table de la cuisine pour l'enfant, la soupe de légumes du vieillard, le panier de fruits rougeoyant de la maîtresse de maison qui veut honorer une visite .

Seul un grand poète peut simplement saisir la puissance de sang, de sève, de souffle de la rue d'une grande ville, le chatoiement des destins indéfinis entrelacés jetés là, et dérivant comme des épaves sur la mer . Saisir un instant, une image, de tout ce monde qui court vers l'abîme et la nuit, comme – que ton âme s'éveille au flot des souvenirs – les images peintes de la grande ville d'il y a des siècles, la gloire des rois, les images d'encre sautillante des premiers films pris au hasard dans la Ville, les souvenirs poignants des grandes guerres, les couleurs des Trente Glorieuses – tout cela, qui est parti comme les feuilles mortes qui tournoient dans le vent au pied du mur, avec des cartons et des sacs plastiques . Les bouteilles de shampoing, de bière, les sacs, les débris indéfinis de la grande ville durent plus, et craignent moins la mort que la vie humaine, que la pulsation tiède du sang et du souffle...

Les hommes vivent comme des horloges bien réglées, avec une mer de rouages, et la perte des rouages n'est rien, puisque les plus grandes mortalités, comme les grandes guerres, la Peste Noire de 1348, ou les lentes vagues des guerres mondiales ne changent au fond que l'écume de la vie humaine, qui est essentiellement répétition indéfinie de cycles qui s'enfuient de la mémoire aussitôt arrivés, et qui sont le tissu fondamental de la vie humaine – amener chez soi la nourriture, la chaleur, l'eau, évacuer les déchets – sans cesse amener, amener, amener . Toutes les expressions des passants des villes au cours des siècles se ressemblent, cet air affairé dans ses petites affaires, toutes ces urgences microscopiques sans cesse répétées . Prenez les passants de Paris en 1930, de Varsovie en 1939, et ceux de 1941, 42, 43...des vêtements plus sales, une survie plus difficile, mais au fond...et les morts, les disparus, disparus de la mémoire et de la parole...Comprenez vous que l'homme qui conserve dans son cœur l'alliance originaire, l'homme qui s'efforce de ne pas oublier dans l'usure universelle des petites affaires de la survie, comprenez vous qu'un tel homme soit juste, et que le juste soit le fondement du monde, ?

Pourquoi ce qui est pompeusement nommé philosophie ne commence-t-il pas par l'essentiel, l'observation de la journée du philosophe, de ses motivations, de ses actes réels ? Quel est l'homme qui ne cesse de prononcer de grands mots, et que la découverte de sang dans les selles tue encore davantage que la perspective philosophique de sa mort, sur laquelle il fait cours depuis trente ans ?

Et n'y a-t-il pas bien des hommes qui ne parlent que de liberté, et sont en réalité des tyrans immatures, des tortures pour leur entourage ? Et d'autres qui proclament leur désintéressement, et sont secrètement dévorés par le ressentiment pour leur voisin qui n'a qu'une voiture plus grosse que la leur ? La vérité est que la philosophie, depuis longtemps, refuse de regarder les hommes, et est devenue un spectacle que le penseur se donne à lui-même . Nous ne pensons plus la pensée naissant dans le fumier du corps transpirant et mourant, sublime et empli de la lumière des étoiles ; nous ne partons plus de l'intérieur, mais de l'extérieur . Le penseur veut être le penseur de Rodin, mais quand il le regarde, il ne sent pas tout l'inconfort et la mélancolie du penseur, il jouit plastiquement de la beauté de son corps – en réalité, il reste extérieur à la pensée en croyant lui rendre hommage .

Le monde des hommes est depuis longtemps, depuis toujours, un Système qui dépasse les petits morceaux de ferment individuels ; et de nombreux "primitifs" le savaient, qui le disaient par leurs symboles ou l'exprimaient ouvertement . Le Système moderne de l'humain a atteint un niveau de sophistication et de complexité qui le rend sans cesse plus illisible, qui l'éloigne toujours plus vers l'horizon des indiscernables ; mais l'homme moderne se la raconte toujours davantage souverain individuel, producteur souverain, consommateur souverain décidant des prix, et toutes ses conneries, de paroles de crânes aux yeux ouverts sur le vide . L'homme est plus que jamais un rouage, un rouage corporel, un portefaix chargé de sacs, un âne du Système ; et dans son âme même, un sous-système psychique du Système qui fait comme le philosophe, qui se la raconte, et qui se la laisse raconter, tant est grande la douleur, l'âpreté de la vérité, et tant est le long le temps depuis lequel on a renoncé à la lucidité de l'enfant, à l'abîme qui s'ouvre derrière les théâtres du monde .

Le Système moderne connaît une inflation de complexité indéfinie, et son reflet dans l'homme individuel, sa compréhension par le rouage, par le sous-système psychique, devient de plus en plus irréaliste, de plus en plus détachée de toute sa vie concrète, de plus en plus pauvre en savoir – l'inflation de la complexité sociale s'accompagne d'une inflation de la représentation fantasmatique de la réalité sociale . L'inflation de la complexité s'accompagne également d'une exténuation de l'auto-compréhension, et donc d'une régression collective des médias de communication symboliquement généralisés, ou encore des facteurs d'unification de la société humaine . Il est deux puissances visibles qui reflètent l'unité dans le monde des hommes, la langue et le culte – et deux invisibles, le sang et le souffle .

Dans une société de petite taille, prenons une cité grecque, l'unification est consciente et vécue ( je suis « athénien », par exemple) et passe par la langue, le culte, les fêtes, les lois, le pouvoir partagé...la production de richesse est pensée comme la condition matérielle de la vie humaine – le travail est le paiement de la dette des hommes primordiaux aux mondes inférieurs, ou encore un mal qui doit être circonscrit – d'où les interdictions rituelles du travail – et minimisé – d'où le mépris général de la recherche du confort dans les sociétés traditionnelles . Nous moquons les Grecs ou les Égyptiens d'avoir construit d'immenses édifices cultuels, et d'habiter des maisons minuscules et fragiles ; ou encore le Roi Louis XIV d'avoir construit un palais grandiose, mais totalement inconfortable – un pavillon moderne fait bien mieux – il nous échappe que le confort, aux yeux de ces hommes, est une vilenie, et que leurs palais royaux sont des lieux de rituels, pas de confort . Le travail des anciens hommes était l'effort pour se libérer d'une malédiction, et sûrement pas un lieu d'épanouissement . C'était le lieu d'où partir pour vivre une vie humaine .

La vie humaine au sens plein du terme, est politique, c'est à dire ancrée dans une civilisation, une puissance collective de réalisation de la pensée dans le monde, capable de faire des ferments misérables, dévorés par le vide et la mort, des héros à la guerre par la culture de l'amitié, des hommes imprégnés des mondes d'en haut, initiés au mystères, des poètes et des penseurs . La minuscule Athènes fut dans cette fin, de fondation d'un monde humain de dépassement de l'homme, plus que l'énorme Union Européenne, ce Léviathan vide de sang, échoué dans un cycle vide des temps .

Il est fut de même des Empires, projets d'épiphanie du Ciel sur la Terre dans l'ordre impérial – tel est le sens de l'oeuvre de Virgile, qui montre le caractère divin de la race impériale sur la terre, tel est le sens du rôle de guide de Virgile en Enfer chez Dante . La puissance impériale est l'étincelle enfermée dans l'obscurité, analogue dans l'âme et dans le monde . Dans les éons, les cycles des temps, Auguste et la Paix Romaine sont la manifestation du règne des dieux ; et la fin de l'Empire est ainsi pour Augustin, dans la Cité de Dieu, non pas la fin d'un cycle, mais le renonciation au règne terrestre des dieux . Pourtant même Augustin reste fortement ambivalent .

Au contraire, chez Denys, la hiérarchie terrestre est l'image et la continuité de la hiérarchie céleste, les fruits de l'arbre de l'ordre terrestre permettent de goûter par avance les délices du ciel . Et sans aucun doute, malgré son imprégnation augustinienne, Joachim de Fiore est l'homme d'un appel à la descente de l'Esprit sur la Terre, de l'entrecroisement des cercles, de l'arbre-aigle inversé . Sur la terre comme au ciel : ce qui est en bas doit être comme ce qui est en haut, ce qui est en haut doit être comme ce qui est en bas, pour accomplir les mystères d'Un seul .

Le projet impérial est l'Orient du monde, l'ordonnancement unificateur de la terre – celui de Frédéric II Hohenstaufen, le roi-sorcier : l'Empereur des derniers temps . La table ronde est d'émeraude :

Et comme toutes les choses ont été, et sont venues d'Un (...)
Le père de toute la puissance du monde est ici sur le sol
Sa puissance est entière si elle est convertie en terre

Il monte de la terre au ciel, et descend du ciel à la terre
Et reçoit la force des choses supérieures et inférieures
Tu auras par ce moyen la lumière du monde
Et pour cela toute obscurité s'enfuira de ton cœur
C'est la force forte de toutes choses
.

Chez Dante, la présence de Virgile, la valeur de la poésie en langue vulgaire, langue du monde terrestre transsubstantiée par le Poète, le De Monarchia, le gibelinisme (nom qui désigne les partisans impériaux), tout converge pour montrer que le fidèle d'Amour, qui voit les cercles des Cieux s'ouvrir dans le cercle des bras de l'Aimée, est l'aspect microcosmique de la manifestation terrestre de la puissance impériale . L'alchimie est la science de l'union du haut et du bas, le retour à l'unité du tronc de l'arbre du bonheur et du malheur par delà le Bien et le Mal - La puissance impériale est la manifestation terrestre de l'Aube ; et toute puissance visible comme toute beauté, telle la beauté d'une femme, quand elle provoque cet étonnement et ce respect que nous voyons parfois, beauté qui fut révérée même par les manichéens, participe de la puissance des anciens empereurs .

Dans les sociétés des cycles précédents, la puissance symbolique d'unification était la racine du ciel, le canal par lequel s'épanche le secret du ciel et de la terre . Aussi la vie civique était-elle paiedia, éducation au sens le plus noble d'élévation, formation de l'homme en tant que modèle de l'humanité . Si nous regardons le sens contemporain de citoyenneté, nous verrons que ce sens s'est restreint à n'être qu'un réceptacle de compétences sociales minimales et de moraline, comme dans ces expressions comiques que sont « l'engagement citoyen », quand des jeunes font la quête « pour les handicapés », ou nettoient les détritus sur la plage ; sans parler de « l'entreprise citoyenne », alors même que la libération du travail matériel vers le travail sur soi était l'essence de la paiedia grecque...car ce qui était le dernier dans les anciens mondes, le travail, est devenu le premier : notre Empire n'est autre que l'Empire du travail, ou Enfer .

L'extrême complexification de la société produit des forces de dislocation et donc d'exténuation de la complexité des puissances d'unification . Le langage et la culture symbolique ne sont plus déterminants, et l'argent est lentement, insidieusement, devenu le dernier facteur d'unification du monde des hommes, désormais non plus mesuré à la hauteur des cimes de l'humain sédimentées dans la culture, mais mesurée par la quantité, par l'argent, signe simple, et incontestable adapté à une complexité devenue impensée . Le développement de la société s'est retourné en production de vide et d'abaissement de la vie humaine - en production de la société post-culturelle . Mais au point extrême de l'abaissement, l'homme peut retrouver en lui le kairos, "le moment juste ne pouvant être que celui où les forces, auxquelles la chaîne n'a pas été encore mesurée, atteindront, par l'effet d'un déterminisme immanent, leur limites (...)-le moment où, en face de situations existentielles extrêmes,un instinct désespéré de défense jaillissant des profondeurs-de la mémoire du sang (...)- exaltera à nouveau l'être (...) et donnera une vraie puissance efficiente à des idées et à des mystères liés à l'héritage de l'Âge d'or ."




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Le Système socio-politique dit « capitaliste libéral » est un régime politique global, total, avec une vision globale des fins de la société humaine, qui serait la maximisation permanente du profit comme mode d'auto-constitution et de révolution permanente . Pour permettre la maximisation de l'exploitation des ressources humaines, son coup de génie est d'abandonner les formes externalisées et directes de contrainte politique au travail des dominés – le fouet du maître, par exemple – pour favoriser l'internalisation de la motivation au travail et la médiation de la domination : la recherche individuelle de profit et la faim, par exemple .

Ainsi le Système peut asservir à sa finalité immanente non seulement les besoins, limités des hommes, mais aussi leurs désirs illimités, leur passion de la reconnaissance, passion archétypique par excellence, à condition de n'orienter ces désir que vers la satisfaction matérielle . Le désir et la passion sont archétypes, sont essentiels à la vie humaine ; et le puritanisme « écologique », qui vise à anéantir désir et passion pour réduire l'existence humaine à une définition minimale des besoins pour « économiser l'environnement » n'est que le produit d'une pensée enfermée dans les déterminismes de l'idéologie racine . La plupart des mondes humains ont reconnu le désir infini, et la passion, sans les orienter vers la production et la consommation de richesses matérielles .

Permettre à tout homme de chercher le bonheur par la production et la recherche de richesse dans les règles du Système, c'est ce que le Système nomme « liberté » . Et en effet le Système permet une indéfinité de possibles – le Système est the land of possibilities – dans le strict cadre d'accepter de se livrer volontairement à un travail illimité en principe, avec la consommation comme exutoire premier et principal .

L'ensemble des comportements admissibles est vaste, et en même temps très étroitement déterminé . Le premier point permet aux bourgeois matérialistes de croire sincèrement dans la « liberté » offerte par le Système, et de faire partager cette croyance par la propagande du Spectacle . La deuxième point, l'étroite détermination de l'acceptable, est soigneusement rendu flou, implicite, et variable selon la puissance financière ; ce que peut se permettre un homme très riche est très éloigné de ce que peuvent se permettre les autres hommes . Le Spectacle montre la vie de l'oligarchie comme la norme de la liberté vécue dans le Système – voyez par exemple Vicky Christina Barcelona de Woody Allen pour illustrer cela . En clair, les règles réelles sont celles d'un asservissement et d'une exploitation essentiellement semblables aux formes totalitaires du pouvoir moderne, mais présentées dans le papier cadeau d'une idéologie et d'une auto-constitution du récit de soi qui les présentent comme l'effet d'une volonté, d'un désir ou d'une responsabilité individuelle .

Comme tout autre système social, le Système connait des modes de traitement de la déviance . Il est possible de distinguer trois types de traitement de l'écart dans notre monde : le mode de la faute et de la punition ; le mode de l'erreur et de la correction de l'erreur ; le mode de la maladie et du traitement .

Par exemple, rechercher la richesse en dehors des règles est « délinquance », et mérite une punition ; sauf peut être si un paysan vendait au marché les produits issus de ses propres semences, ce qui est interdit, mais peut être accepté comme une erreur . Le Système exalte la richesse et la violence auprès des enfants pauvres, puis traite leur comportement imité de modèles du Spectacle comme une faute et les punit ; de même, le Système intensifie par le Spectacle le désir sexuel des jeunes mâles des classes inférieures, puisque cette intensification participe de sous-systèmes d'exploitation et d'humiliation symbolique ; mais il punit très sévèrement les violences sexuelles qu'il valorise par ailleurs implicitement dans le Spectacle pornographique . Un Système de domination a besoin de coupables à punir ; et au besoin, il pousse à la faute . Voire même, il invente la faute pour pouvoir réprimer la déviance .

Pour ce qui est de la déviance posée comme erreur, il faut souligner que le lien entre le capitalisme et le mensonge n'est pas un lien accidentel, mais un lien essentiel : le Système ne peut fonctionner sans le Spectacle, sans se la raconter . Organiser la domination dans le cadre d'une autonomie individuelle de l'asservissement oblige évidemment à produire des récits essentiellement mensongers, puisque dont la finalité même est dès l'origine la dissimulation et le détournement de la réalité . Tels sont les contes de la liberté individuelle, de l'individu tout-puissant auto-constitué du Contrat Social, et le conte de la liberté et de la recherche du bonheur dans un Système complètement verrouillé, qu'il est réellement . Telle est avant tout l'idéologie racine du Système, c'est à dire le discours qui présente le monde comme un chaos horizontal de choses matérielles individuelles, et qui nie toute constitution propre d'un ordre du monde comme effet de la subjectivité, et qui nie encore toute ontologie de la constitution symbolique des mondes – sans parler de sa négation du souffle des dieux .

Aussi les orientations verticales du désir, le désir du Tout-Autre, qui ne peuvent être présentées aisément comme délinquantes – en dehors de la consommation de drogues psychédélique ou de recherche collective de la transe – sont elles présentées par les laquais du Système comme l'effet de mauvaises manigances de sectes – qui existent, bien sûr – et des erreurs, comme des asservissements monstrueux des religions, dont il faut se libérer pour entrer pleinement dans la liberté du Système . C'est à dire que pour ces marchands de soupe idéologique, il faut réduire rigoureusement les états multiples de l'être, réduire indéfiniment le champ de l'imagination et de la pensée, pour accéder à la liberté – cette liberté qui de ce fait devient l'autonomie de l'asservissement . Une telle liberté n'est que la perte de conscience des chaînes, l'ignorance présentée comme une vertu, tant il est vrai que la connaissance augmente la douleur . Le discours des idéologues de la libération syntones au Système doit sans cesse masquer cette évidence historique, à savoir que les plus puissants mouvements de libération de l'histoire se sont très souvent appuyés sur un discours théologique pour s'opposer à une domination matérielle .

L'idéologie racine du Système est une fonction d'asservissement individuel, le logiciel individuel de socialisation des valets . Penser ou croire hors de l'idéologie racine, voilà ce qui est nommé « erreur », et pour lequel nombre de bonnes gens sont prêts à vous « éclairer » ou à vous « former », même s'ils participent de l'ignorance la plus crasse . Et si vous résistez, vous risquez d'être traité comme un malade .

Il est vrai qu'un écart creusé risque de provoquer souffrance et isolement . En cas de non-respect massif du « principe de réalité » du Système, et d'inadaptation au fonctionnement social, il est évident que la personne concernée montrera aussi des signes évidents de souffrance . Par contre, il n'est pas du tout prévisible que cette personne soit capable de comprendre et de remettre en cause le fonctionnement global de sa propre stigmatisation . En clair, sur le modèle soviétique de traitement de la dissidence, l'inadaptation au Système peut être traitée comme une maladie – ce trait est typique chez Freud, dans sa haine non dissimulée pour Moïse et de toute conception sacrée du monde . Pourtant dans un monde malade, être parfaitement sain et adapté est le signe d'une déshumanisation extrême .




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Le mensonge généralisé est un fondement du Système moderne . Le Spectacle, le progressisme, la propagande à l'échelle de la communauté ; le narcissisme, le récit de soi, à l'échelle individuelle . L'idéologie racine est la langue commune des mensonges des adultes, le langue commune de la la négation moderne de tout l'héritage des hommes, c'est à dire d'Adam . Très clairement, il ne peut y avoir d'autre guerre que cette guerre intérieure d'abandon de l'ego, et de sortie du Spectacle et de l'idéologie racine des modernes .

Les contradictions économiques qui écartèlent le Système dans son auto-constitution destructrice ne sont pas l'équivalent d'une libération des principes du Système .

Nous allons vers le chaos sans pensée de rechange. Dire "le chaos nous permet d'éviter de construire un monde par la pensée et par la grâce" est une sottise. L'ordre impliqué dans l'homme, le reflet éloigné de la puissance impériale qui mène la guerre contre le Système chez l'homme noble aspire à détruire les enfermements du Système, mais pas à détruire pour détruire. La destruction d'un enfermement dans le cadre du Système n'a jamais été qu'un remplacement . Pendant la guerre totale, à partir de 1916, le travail des femmes a permis de fournir le front en armes – telle est la racine de la « libération de la femme » vendue par le Système, la mobilisation totale de la main d'œuvre par delà les limites coutumières ou sociales . Les destructions actuelles des ordres de la production ne sont pas grosses de libérations à venir, mais creusent des voies nouvelles de l'asservissement – il est essentiel de penser hors du Système pour sortir du Système .

Parfois nous parlons de guerre, de destruction nécessaire . Cette destruction est intentionnelle, elle vise à détruire ce qui est identifié comme un mal . Elle vise à détruire non pour mettre à mort le monde des hommes, mais en désirant vivre encore, et plus . Ce qui est à détruire n'est que ce qui peut être détruit, l'immense accumulation infinie de richesses et d'images qui par cette quantité même, dévorent le temps des hommes . L'accumulation de choses et d'images pousse les hommes, qui ne cessent d'accélérer leur passage, à en perdre la mémoire, la réflexion, la rumination, la connaissance . En vérité, les hommes perdent leur sang, leur vie, leur souffle .

Nous perdons la justice par la fermeture des canaux des mondes . Il n'y a pas besoin de tant d'argent et de biens pour respirer sous les étoiles . Nous avons besoin de nudité, parfois . Le soleil brille pour tous les hommes .

Quand nous parlons de détruire, nous pensons détruire par amour et avec amour au delà de la haine et de la révolte . Détruire pour respirer, comme Rimbaud écrivait, comme un artiste qui projette des formes, répliquant le souffle initial .




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Il est impossible de comprendre mes propos sans comprendre la théorie du pli constitutif de l'ordre social, pli en réalité toujours déjà présent dans le langage . Pour parler, il nous faut nous appuyer sur des ordres sémantiques déjà constitués, qu'il faut admettre sans discussion pour pouvoir exprimer un discours . Les discours les plus opposés d'une époque se lèvent ainsi sur un horizon sémantique commun, une ontologie, un dictionnaire, ou conception du monde implicite commune . Revenir sur ce socle est l'acte révolutionnaire de la pensée par excellence, et c'est pourquoi l'ontologie, le creusement des principes de la pensée, est le lieu obscur où se forment les révolutions – que ce soit dans la métaphysique scolastique du XIVème siècle, forge de l'idéologie racine, ou dans l'idéalisme allemand, forge du marxisme .

L'horizon sémantique commun est un ensemble de décisions sur l'être, ce ce qui est et qui n'est pas, sur ce qui est possible et impossible – et donc sur ce qui peut être fait, établi, désiré dans le monde . C'est un ensemble de déterminations qui limite le visible, un processus de réduction de la complexité indispensable qui facilite communication et décisions . Sans réduction de la complexité, il n'y aurait pas de groupes humains capable de survivre des siècles . Mais de telles décisions, qui sont ensuite vécues comme des faits d'être, relèvent de la souveraineté humaine, des lois primordiales, des personnages de premier législateur .

Cette puissance reste présente parmi les hommes . Toujours, les hommes savent obscurément que le monde pourrait être autre ; la puissance qui a constitué leur monde commun par sédimentation de décisions parfois à peine conscientes comme telles, peut aussi décider d'autres mondes .

Mais l'ordre du monde posé par la souveraineté humaine, pour être généralement accepté, doit être reçu comme essentiellement étranger à la volonté de puissance de l'homme ; de ce fait, le Système social voile à ses propres regards sa liberté essentielle de constituer le monde . Autrement dit, la constitution du monde est ainsi la constitution du Bien et du Mal ; et une fois cette constitution opérée, le principe de souveraineté qui a posé le Bien et le Mal ne peut être que par delà le Bien et le Mal, par delà la puissance de voir de l'homme moral constitué par la souveraineté . L'homme produit par la souveraineté devient aveugle à la souveraineté . La souveraineté est par delà le Bien et le Mal, puisqu'elle les constitue ; et la puissance qui a posé cette distinction ne peut être qu'inquiétante, voire mauvaise, pour celui qui classe tout dans l'ordre moral .

L'homme moral ne peut voir le principe souverain que comme une violence redoutable pouvant à tout instant renverser l'ordre naturel du monde . De même, au niveau individuel, l'ensemble de décisions qui a défini le moi et le non-moi – ensemble de décisions relatif et arbitraire en partie – doit rester voilé, et objet d'une négation dans la construction psychique de la plupart des hommes . Ce que Virginie Despentes exprime à sa façon en disant que nombre de femmes (et d'hommes) ne veulent pas savoir ce qui les excite sexuellement . Car dévoiler que le désir dépasse les bornes de l'ego, et donc du consentement, comprendre que l'on ne désire pas ce que l'on veut, mais que souvent on veut ce qu'une puissance désire à travers soi - comprendre la fragilité de l'ego est destructeur pour les êtres humains constitués de limites rigides pour échapper à l'aspiration infinie du vide intérieur . L'ego n'est pas une positivité, mais la position d'un ensemble de déterminations, un vide essentiel replié sur lui-même .

Le pire traumatisme de toutes les séductions n'est pas le traumatisme physique, mais l'insécurité intérieure et la culpabilité née de la conscience de son désir chez un homme constitué d'un ego normalisé . L'homme noble, qui a fait l'expérience de se donner, de se détacher de l'ego pour se donner à son désir – parce que la puissance de ce désir le déborde, l'incendie voluptueusement – a fait l'expérience des limites de l'ego, selon le mot même de William Blake : tu ne saurais pas ce qu'est assez, si tu ne savais pas ce qu'est plus qu'assez . C'est déjà une première expérience du fidèle d'amour, de passer de l'autre côté du miroir de l'ego, et de l'avoir découvert vide .

La dissociation de l'ordre juridique se réplique dans chaque homme moyen via la dissémination de matrices sémantiques par le langage de la tribu .

La structure de l'homme moderne est schématique . Par terreur de ses profondeurs, tout être humain moderne se clive de la puissance originelle qui sourd dans ses profondeurs . Le reste, nommé « conscience », pose ses règles déterminées comme Raison, et les vestiges du monde, le monde qui reste visible à la conscience est nommé« réalité » - les autres mondes étant nommés « imaginaire » . Cette structuration mutilée, l'homme moderne la nomme « santé », et le respect de cette structure « principe de réalité » . La conscience se pose comme fondement de la liberté qu'il redéfinit, comme volonté consciente d'un ego : cette liberté là, étroitement déterminée, n'est pas la liberté originelle.

La personne est faite de liens tissés centrés sur un abîme insaisissable, même à elle même, un puits insondable et un volcan de flammes. On ne peut définir, et donc assigner des limites à la personne authentique, dont l'objet corps est un masque, persona. Le corps d'un mort est l'objet qui était un constituant de la personne, le résultat de ce que les Anciens appelaient symboliquement « le départ de l'âme ». L'erreur fut de faire de l'âme, tissage de tissages indéfinis, une chose . L'âme est, en quelque sorte, toutes choses (Aristote) .

Reconquérir la puissance originelle de fondation du Verbe par la transgression des frontières de l'ego est un geste commun du poète et du prophète, mais aussi une figure de l'érotique . L'érotique récapitule la prophétie . Cette phrase sera un jour justifiée . Le dérèglement volontaire de tous les sens de Rimbaud en est un exemple d'une telle reconquête par la transgression . Mais une telle œuvre est une œuvre d'illumination, une percée vers la vision, pas le simple désir chaotique de la schizophrénie et de l'oubli de la douleur . Penser ainsi à la schizophrénie est le signe sûr d'une pensée restée enfermée dans les catégories de l'idéologie racine, qui assimile l'abandon du principe de réalité de l'idéologie racine – ce principe de réduction de la complexité du monde réel seulement à tout ce qui est assimilable par le Système et la Raison des sous-systèmes psychiques – à l'abandon de toute réalité possible, au départ vers la folie, voire la démence pure et simple .

La transgression des frontières de l'ego, comme le travail révolutionnaire sur l'idéologie, ne sont pas des activités sans vision, des bouffées délirantes . Ce sont des démarches de libération . Les prisonniers de l'idéologie voient la destruction de leurs fers par l'auto-constitution du Système sans voir leur remplacement par des fers plus puissants . Il n'est pas possible d'attendre l'auto-destruction du Système de sa propre puissance interne . Il ne peut pas suffire d'appeler indistinctement à la guerre et à la destruction du Système non plus . Détruire, pour quoi faire ? Pour établir quel nouvel ordre, voir se lever quelle aube ?

Détruire par le chaos est la plongée dans la nuit sans retour - ce que nous avons tout pour savoir, et peu de courage de regarder, dans les bilans sanglants des siècles . Dans ce monde, j'entends sans cesse appeler à la guerre ; mais appeler à la guerre est un rare privilège du sage . Et tous ne sont pas appelés à la guerre, et même ceux qui sont appelés ne le sont pas uniment .

La proclamation d'une guerre juste passe par la constatation d'un mal, pas par une décision égotique . Une telle constatation, pour ne pas être l'illusion d'un narcissisme moderne, ou un mensonge intéressé du Spectacle, ce qui est strictement analogue, doit s'appuyer sur une légitimité d'ordre impérial essentiellement absente des manifestations modernes du monde . L'homme noble n'a pas besoin d'ennemis pour exister . On est rarement en vérité ce que l'on proclame en hurlant . Trop souvent, les appels à la guerre clament la souffrance de ne pas être – sont des scénarios qui donnent une existence fictive à des blooms . L'illusion d'être ne peut produire que l'illusion de liberté .

Même notre guerre doit se faire avec la conscience que la guerre est l'effet nécessaire d'un mal essentiel . La puissance du guerrier est au service de la justice, mais le guerrier n'est pas le modèle du Sage . Le guerrier peut devenir sage, mais finalement quitte la voie du guerrier . S'organiser comme guerrier est s'organiser pour pérenniser l'ordre du Système . Cet ordre est éphémère, même s'il devait encore durer mille ans . Il est des guerres justes ; il n'est pas de guerres bonnes . Nous nous devons à nous même d'exister, de souffler, sans être constitués par cette opposition à un monde pourtant monstrueux .

La véritable guerre du monde moderne, c'est de rester fidèle aux autres mondes dans l'usure toujours renouvelée du Système – de résister à ce à quoi que même un Rimbaud n' pas résisté, préférant la fuite . Résister à l'exténuation de toute supériorité dans le Système, résister au spectacle du triomphe de la bêtise à front de taureau, résister à toute la puissance d'écrasement et d'annihilation du Spectacle . Résister, être essentiellement dissident, sans retour, telle est l'essence la plus amère de notre guerre .

Je voudrais gagner ma vie de l'écriture, mais sans le joug du marché, sans le conformisme étouffant de l'Université - sans sacrifier la vérité à l'agrément commercial, sans sacrifier la description de la laideur intense du monde moderne à l'« éthique » merchandisée de l'Université . Cela est à ce jour impossible . Devons nous accepter les règles du Système, qui dit implicitement que nous n'existons pas, que nos propos sont des bavardages de plus, devons nous accepter la censure par le bruit ? Nous n'avons pas d'autres choix que refuser les règles du jeu . Edgar Morin note justement : Je suis passé de l’époque de la Résistance où j’étais jeune, où il y avait un ennemi, un occupant et un danger mortel, à d’autres formes de résistances qui ne portaient pas, elles, de danger de mort, mais celui de rester incompris, calomnié ou bafoué.

Le véritable dilemme moral du temps est de se donner la puissance d'autres mondes où vivre debout comme un homme, ou de se complaire dans les affres de la destruction du monde moderne - d'appeler au meurtre, de croire que l'on peut se rassasier de sang une fois qu'il est versé, et versé, et versé . Il est tellement plus dur, et plus sévère, d'identifier en soi ses premiers ennemis . Abd El Kader, un grand chef de guerre terrestre, note lui-même que le gnostique est exempté de l'obligation de guerre contre le mal .

Je veux rester dissident sans m'enivrer de haine, sans désigner des gens en trop . La justice peut être avide de sang, mais pas la miséricorde . La Miséricorde a étendu sa main pour protéger Caïn . Et la splendeur de l'amour m'a enseigné la miséricorde, la miséricorde infinie des aubes des mondes, lues dans tes yeux noirs .

L'érotique récapitule la prophétie . Cette phrase sera un jour justifiée . Je suis fidèle d'Amour, et amant de Miséricorde . Je crois en ces mots durs comme le fer des temps : tu ne tueras pas ton frère . Tu ne verseras pas le sang, la sève, le souffle sur la terre - tu aspireras à établir le ciel sur la terre, à être gardien de la Terre Sainte, parmi toutes les usures et les reniements du temps .

Je ne refuse pas le combat, mais je ne le cherche pas – même celui de la grande guerre intérieure . Si je le rencontre, cela sera par l'ordre de la nécessité . Il n'est pas, à ce jour, nécessaire de tuer . La guerre moderne n'est pas une école d'héroïsme, et depuis très longtemps . La guerre sanglante ne vaut que comme image de la grande guerre dans le Ciel, et pas l'inverse . Enfin, et surtout, il nous appartient de reconnaître la noblesse de nos ennemis, et de ne pas nous abaisser à être perturbé par les aboiements de chiens sans autre maître que le Système . La vérité, la beauté et l'éternité sont plus que toutes les guerres .

Il appartient d'abord au poète de manifester le Verbe . Telle est l'épée de sa bouche .

Sache que celui qui connaît le secret des échelons supérieurs et l'émanation des sephirot, selon le secret de l'épanchant et du recevant, selon le secret du ciel et de la terre et de la terre et du ciel, connaîtra les secrets du lien de toutes les sephirot et le secret de de toutes les créations de l'univers : comment les unes reçoivent des autres et se nourrissent les unes aux autres . Toutes reçoivent puissance émanative, alimentation, subsistance, et vitalité de la part du Nom, béni soit-il . Celui qui connait cette voie connaîtra comment est grande la puissance de l'homme soit qu'il accomplit les (…) commandements, réparant ainsi les canaux en tout épanchant et recevant, soit qu'il endommage les canaux et interrompt les influx . (…) (Le premier est appelé) le juste, et le juste est le fondement du monde .

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Zinaida Serebriakova