Ce qui est capital. III L'argent.



Le rôle de l'argent et de la monnaie dans l'Âge de fer est évidemment primordial. Pourtant ce rôle est mystérieux. Je n'ai lu aucune étude décisive sur la nature de l'argent. En tant que signe et mesure universelle des marchandises, des choses échangeables, l'argent semble faire échouer toute tentative de détermination essentielle, étrange analogie inverse du tissage divin, vu par Héraclite.

90 "Le feu est la monnaie de toutes choses et toutes choses sont la monnaie du feu, comme l'or pour les marchandises et les marchandises pour l'or.
67 "Dieu est jour et nuit, hiver et été, rassasiement et famine.
Il change comme [le feu] qui, quand il est mêlé aux parfums, reçoit un nom selon le plaisir de chacun."

Il m'appartient donc de commencer par des fragments phénoménologiques de l'argent, afin de progresser vers la détermination de son essence dans l'Âge de fer.

Tout d'abord l'argent est un moyen de puissance. La puissance est ce que le verbe humain échoue à nier. Positif de l'être et négatif de la parole. Selon Galbraith, il existe trois moyens de puissance :

Le premier est la force, ou puissance militaire ; le deuxième l'argent ; le troisième, la conviction ou propagande. De manière non anecdotique, j'ajouterais la puissance sexuelle .

On peut parler d'une puissance unique parce que tout moyen de puissance peut être passé en un autre.. Ils sont convertibles par nature. Ainsi la force donne accès au travail forcé, à l'argent, et permet de se payer des penseurs, des poètes, des artistes à son service ; l'argent permet de payer des gros bras, d'acheter des armes ; et la grande réussite sur le champ intellectuel et artistique donne accès à l'argent aussi. Les trois donnent accès à la puissance sexuelle, qui est d'avoir accès aux partenaires socialement les plus désirables, jeunes quand on est vieux, beaux, agréables. La puissance sexuelle, un pouvoir de séduction exceptionnel peut, joint à l'ambition , apporter la puissance.
Tout cela ne doit pas être dans la bouche d'un penseur ; et pourtant non seulement cela est vrai, mais toutes les négations en sont ridicules.

L'argent est étroitement lié à la puissance. La puissance, c'est de faire que les autres fassent ce que nous voulons qu'ils fassent. Reste à savoir si l'argent véhicule une entéléchie, et que pour avoir l'argent et la puissance, les hommes même riches ne servent pas cette entéléchie.

L'argent est un cadre de référence ontologique, une paire de lunettes sur le monde. Un objet du monde vu sous l'angle de sa valeur monétaire est vu comme désirable en fonction de cette valeur, tout en étant saisissable en raison inverse de cette valeur. La règle est donc que dans le monde de l'argent je désire d'autant plus X que je ne peux accéder à sa possession, et d'autant moins que je le possède facilement. De ce fait, il est important que les produits désirables soient aussi très chers ; un ami m'a confirmé que lorsqu'il ne pouvait pas vendre certains objets d'art, il en augmentait violemment le prix, et les vendait mieux. De ce fait, je dois arbitrer sans cesse entre le réel de mes moyens et mon désir, et je suis porté à tricher, en étalant de fausses marques de puissance d'argent. Le pauvre étale une fausse richesse qui l'humilie. En arbitrant, j'assimile à chaque fois mon rang social, et ainsi éprouve, ou pas, un sentiment de puissance. Entrer dans un magasin de luxe, une concession Jaguar, avec la capacité d'acheter cash favorise mon estime de soi. Passer devant une boulangerie le ventre vide m'humilie. Ainsi dit Villon : "Et pain ne voient qu'aux fenêtres".

Un objet vu par l'argent est un objet échangeable, une marchandise, sur laquelle l'homme qui la possède, son propriétaire, exerce un pouvoir absolu, selon la structure archéologique du pouvoir absolu. De ce fait, un être réduit à la marchandise, comme un vivant, ou un homme, est réduit à son corps. Cela est l'esclavage. Le marquage au fer rouge du nom du propriétaire en est l'illustration. Mais l'esclavage qui nous choque quand il s'agit d'hommes, n'est que le révélateur du contenu de l'objet réduit en marchandise. Cet objet ne reçoit aucune défense, et peut être librement transformé par son propriétaire. Un animal, une forêt, une montagne, un calice qui deviennent des marchandises sont dépouillés de toute leur nature de vestiges de la divinité, de signes qui nourrissent le monde et l'univers de l'homme. Ils sont transformés en moyens de l'arraisonnement entéléchique du Système ; l'animal en matière première, la forêt en réserve de bois, la montagne en carrière ou en terrain de jeu, le calice en objet de jouissance privée et emblème de rang social. Le simple fait de rentrer dans l'échange, d'être mesuré par un prix, est l'assimilation entéléchique et la destruction des signes.

L'argent est un agent de destruction des obstacles au déploiement maximal de la puissance.

L'argent est un moyen de communication particulier ; mais il est aussi un cadre de référence des relations humaines et de la compréhension de soi. Cela est exprimé par Virginie Despentes dans King Kong Théory.

L'argent est justification, sécurisation, déculpabilisation des comportements conformes aux attendus entéléchiques. Dans le cadre du spectacle, les comportements les plus étrangers aux normes sociales de la dignité humaine sont rendus dignes par l'argent. Manger publiquement de la merde pour de l'argent est honorable. Être humilié sexuellement de manière publique est correct. Vendre son corps en pièces détachées. Si de tels actes étaient accomplis par la force, on parlerait d'agression ignobles ; accomplis par l'argent, ils n'humilient pas leurs victimes, car il permet leur consentement légitime.
Virginie Despentes raconte que prostituée, elle a accepté beaucoup de pratiques sexuelles pour l'argent, avec une liberté d'esprit impossible à trouver dans une partouze.Et donc y a trouvé davantage de plaisir. C'était son métier, non son plaisir. Se poser la question de son plaisir est le moyen de perdre toute la spontanéité qui permet de l'atteindre. La question aujourd'hui dans les relations humaines est qu'elles sont cadrées par l'argent ; et donc qu'il faut veiller sans cesse à ne pas trahir ses propres intérêts par une gratuité excessive, qui serait une exploitation humiliante. Cela est particulièrement vrai pour les relations entre les sexes. Il faut veiller à ne pas s'avancer, à ne pas se faire enculer., ce qui est pensé sur le mode de l'escroquerie.
Tout se passe comme si les femmes, en excitant le désir, avaient une marchandise en propriété, et devaient veiller à la faire payer, à ne pas la dévaluer. Cela est vrai de la Haute couture à la pornographie ; la pornographie est la sexualité cadrée par l'argent au plus haut degré.
Ainsi s'efface le besoin réciproque, le désir réciproque : toute le système du plaisir est paralysé. Les libertins se donnent au plaisir, et n'attendent pas de gains à compter. C'est une forme d'ivresse sacrée, de saturnales. Le bal masqué est aussi une figure de la sexualité étrangère à l'argent et à la puissance, pour des gens lassés de ce cadrage étouffant du désir.
Cette paralysie se fait au profit de relations cadrées par le système. Le succès de Catherine M se situe dans la gratuité du don infini de son corps, et donc dans un système du plaisir étranger au cadrage par l'argent.

L'argent, en justifiant pour soi-même la dégradation, rend la dégradation douce. Les exploiteurs du travail serviles des salariés ne sont pas violents et cruels comme des maîtres d'esclaves. La violence vient d'ailleurs, dans la rupture des relations humaines fortes, rupture indispensable au libéralisme, pour qu'un enfant ou un homme qui ne travaille pas soit isolé, abandonné de tous, et soit forcé de se donner au labeur. L'usage de la violence est diffus, disséminé entre tous ; tous portent la responsabilité et nul ne peut être montré du doigt, sinon le pauvre, qui refuse de travailler. Il y a la publicité, le désir, et la police et la prison. Et l'espoir, la dignité, le sens de la famille, l'horreur du vide. Ainsi tous sont appelés à servir le système.

Et ils ont le droit de le contester de parole, mais non de le comprendre. Nous vivons dans un système très déterminé de manière aveugle. Là encore s'inverse et s'analogue le propos d'Héraclite.

"72. Ce logos qui gouverne l'ensemble de toutes choses (tout l'univers), avec lequel ils ont continuellement le plus étroit commerce, ils en sont séparés, et les choses qu'ils rencontrent chaque jour leur paraissent étrangères."

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Zinaida Serebriakova