Recherches sur les fondements métaphysiques de l'idéologie-racine : la distinction être et existence et l'univocité de l'être .

(L'échelle de Jacob, communication des mondes par W.Blake.)




Au XIVème siècle, Duns Scot pose que l'être de Dieu et l'être des choses est l'être commun, qu'il est univoquement désigné par le mot être : l'être est un . Il nie la thèse de l'analogie de l'être, thèse de Thomas à la suite des platoniciens, posant que si l'être de Dieu et l'être des choses est analogue, il n'est pas identique, il est miroir et énigme, selon la parole de Paul dans la première épître aux Corinthiens (13, 12) : « Videmus nunc per speculum in aenigmate, tunc autem facie ad faciem" . Nous voyons maintenant dans un miroir, en énigme ; nous verrons alors face à face, je connaitrai comme je suis connu." Pour Scot, il ne peut y avoir science théologique si l'être n'est pas univoque, car la science est un modèle commun entre science divine et science de la nature, cela dit de manière simpliste . Si l'être divin est essentiellement différent de l'être connu par la raison, la théologie lui paraît condamnée . Mais l'être, et l'existence comme mode d'être particulier de la créature individuée n'ont qu'en commun le moins saisissable, et le plus lointain .

L'ontologie de l'objet quelconque n'est pas l'ontologie de l'Ange ou de Dieu mais l'ontologie de l'existant, de la créature . Le principe d'individuation ne peut être appliqué aux niveau d'être supérieurs à l'existant . Pourtant, l'ontologie de l'objet devient l'ontologie générale par ce mouvement de l'analogie à l'univocité . De même, ce passage est évidemment une dé-symbolisation : la symbolique est interprétée comme ontologie au niveau de l'existant, ainsi la symbolique des sphères devient pensée comme assemblage de sphères réelles, ayant le caractère ontologique de choses .

Il est essentiel pour Scot que la théologie soit une science, au sens institutionnel qu'il pose . L'univocité de l'être, et la théologie comme science sont des parties d'une institutionnalisation de la transmission, d'un recul de la Gnose .

La distinction métaphysique entre l'être et l'existence est une des clefs de compréhension et du bifurcation de l'idéologie racine . L'ère scotiste qui ouvre l'époque de l'idéologie racine est l'époque de la thèse de l'univocité de l'être . L'univocité de l'être a pour sens l'unicité de l'être - le refus de la transcendance, des autres mondes ayant leurs modes d'être propres . L'univocité de l'être, posée pour rendre scientifique la théologie, est en réalité fermeture de la théologie ; et ouverture du lent procès du nihilisme européen . Car l'existence, notre monde, devient alors la mesure de l'Autre monde, et ne trouve que le vide, le néant, car rien n'est hors de l'existant à la mesure de l'existant, mais ce rien est un néant déterminé par un aveuglement de décision humaine .

Notre monde, l'existence, se définit par son ontologie faite d'objets distincts, dotés d'identité, et individués . C'est le monde des choses . C'est l'ontologie validée par l'idéologie -racine . Notre monde, le monde de l'existence, est un monde issu des possibilités de l'être ; mais ses caractéristiques ontologiques ne sont pas celles de l'être en général . Les mondes supra-individuels ne connaissent pas les individus et les identités . Individus et identités existants sont des analogues d'étant subsistant dans d'autres mondes, des images dans le miroir, images répercutées indéfiniment et multiplement ; mais l'existence n'est qu'un pays de l'être, même pour nous, voyez l'ontologie des entités mathématiques . Un nombre déjà est indépendant du temps et de l'espace pour son identité .

La reconnaissance de multiples mondes et le caractère dérivé, et même inférieur de l'existence, est la base de la thèse de l'analogie de l'être . Non pas étrangeté totale des modes d'êtres, mais analogie, tissage de correspondances énigmatiques, de signes pour qui a des yeux, des oreilles . Le miroir est la meilleure métaphore de la science de l'être . Une autre métaphore de la multiplicité hiérarchisée des mondes ayant leurs lois ontologiques propres est l'image du monde des sphères, que l'on peut schématiser entre le monde sublunaire, le monde de la naissance et de la mort, des choses éphémères ; et les mondes au delà de la lune, marqués par l'éternité et la rendant visible au monde sublunaire par la splendeur du soleil et du ciel étoilé . La splendeur des cieux raconte la gloire de Dieu et provoque la nostalgie essentielle, telle est l'ontologie antique, aussi bien romaine que chrétienne .

Le débat sur la personnalité, au sens advaitiste du terme, comme le visage essentiel d'un être humain, prend un éclairage singulier si l'on veut bien s'arrêter, y penser . Ce qui fait l'essence d'une existence humaine n'est pas du domaine de l'existence, des choses, de l'identité, du concevable (classable sous un concept) ou du saisissable par l'homme . Est concevable et saisissable par l'homme ce qui est hiérarchiquement sous lui, ce sur quoi il peut exercer une puissance . Or mon essence m'échappe absolument . C'est le principe directeur des stoïciens, qui échappe à mes vues, et est comme un éclat des mondes célestes . Elle est le point aveugle de ma pensée, qui ne saisit que des aspects ou des actes ; quant à croire que je peux y exercer seul une puissance, cela est illusoire .

Toute existence m'est ouverte à la mesure de ma puissance en ce monde, mais je ne peux être essentiellement autre par ma puissance . C'est la leçon d'Icare . Ma puissance d'existence même m'aveugle à mon impuissance ontologique, ainsi les hommes de puissance, guerriers comme technocrates, nient-ils aisément l'être, qui échappant à leur prises, est pour eux pure néant et pure folie . Mon essence appartient à l'être, elle est ce soleil noir toujours déjà présent et qui échappe à ma prise comme à toute prise, et qui permet le martyre .

Si je crois pouvoir écrire la formule de mon être et mettre la feuille dans un tiroir, pour la retrouver et me retrouver si je me suis perdu moi-même, alors je m'illusionne absolument . Aucune formule, aucune description ne peut exprimer mon essence . Elle est soleil noir parce que comme la nuit, elle est essentiellement indéterminée dans l'existant, et pourtant elle est . Semblable au loup, elle assimile et se transforme sans cesse dans l'existant . Elle est inconnaissable analogiquement au Suprême . Je ne suis celui que j'étais que parce que je n'existe pas en totalité . Alors que Moïse était, je suis . "Je suis" n'existait pas, mais était . Ainsi les jours s'en vont, et je demeure .

L'être dans le monde des choses apparaît comme puissance, manifestation ; possibilité, et énergie de passer le possible dans l'existant . Toujours cette puissance est à la fois totalement dominante et totalement invisible, et totalement indéniable . Rien n'est sans raison, mais cette raison est hors du concept et de la saisie . Avancer sur le chemin de la raison, même infime, est déjà rencontrer une puissance matérielle d'apocalypse, au risque de la destruction du monde et de son âme . Les personnes ont de l'être par leur puissance de réaliser . Telle est l'œuvre du penseur, la poiésis des mondes . C'est pourquoi le sage fondateur n'est pas un scientifique moderne : l'existant en acte n'est pas la mesure qu'il retient, mais bien le possible, qui est, incontestablement, et que l'existant manifeste . Le possible est une image de l'être . Loin de prendre l'existence en acte comme mesure de la vérité, l'"objectivité" des modernes, c'est sa vérité, vérité identique à l'être, qui condamne tout ce qui existe à l'obsolescence nécessaire de la race des hommes et des feuilles, êtres mortels, soumis à la génération et à la corruption . Mais cette condamnation ne peut être totale, puisque l'existant est image de l'être .

La distinction métaphysique de l'être et de l'existant, proche dans son articulation de la différence de l'être et de l'étant, permet d'éclairer des différences de sensibilité traditionnelles . Pour le Bouddhisme, tradition de l'Âge de fer, le repère est l'existant, et l'être est donc vide et vacuité . Mais cette vacuité est justement cette plénitude qu'il faut atteindre, au contraire du nihilisme pour lequel le vide est tout simplement néant, à nier et à oublier . Pour l'Advaïta, tradition des âges angéliques, l'être est la plénitude toujours déjà réalisée de l'Un ineffable, et l'existant est maya, illusion, vide et vacuité . Conceptions doubles et unes . Dans le christianisme, la multiplicité des mondes répond aux paroles "mon Royaume n'est pas de ce monde", et l'absence manifeste de l'être dans l'existant correspond à la parole "les premiers seront les derniers", l'essentiel disparaît dans l'existant .

La thèse scotiste de l'unicité de l'être paraissait indispensable à son auteur pour fonder la théologie comme science, et Scot avait raison de le penser si la théologie doit être la science d'un concevable et d'un saisissable . Mais l'homme ne peut saisir ni concevoir par sa puissance propre, par la lumière naturelle, l'Ange et Dieu, pas plus que sa propre essence qui le fuit . Il ne peut exercer sur eux de puissance . La théologie est une science de l'être, une voie négative et poétique, qui parle par analogie et donc métaphore ; le théologien est le poète par excellence . Il est aussi le logicien par excellence, parce que la poésie porte la nécessite de l'être, et seul l'âge moderne peut la croire arbitraire .

L'homme ne peut changer par lui même son essence, seule la grâce le peut, qui désigne l'intervention d'une puissance supérieure à lui . Celle ci est essentiellement même que son essence, mais autre que son identité existante, et sa volonté existante . C'est pourquoi mourir, et renaître son des métaphores adaptées et nécessaires . La nostalgie authentique est la nostalgie de l'être, et elle est insaisissable par la psychanalyse .

En posant la thèse de l'univocité de l'être, l'ens commune, qui par glissement devint la thèse de l'unicité de l'être -la distinction des deux thèses étant d'ailleurs délicate, car basée sur la distinction réelle à l'intérieur d'une dénomination désignant une essence commune- Scot ferme à la pensée humaine la multiplicité des mondes et le renvoie vers la terre . Comme le monde sublunaire devient le seul monde réel, il était conceptuellement inévitable qu'il soit posé comme infini, puisque la fin du monde sublunaire est le début des Autres mondes .

Aussi le titre de Koyré, du monde clos à l'univers infini, est-il à la fois vrai et erroné . La clôture vint de la thèse de l'univocité de l'être, qui ne pût comprendre le modèle d'univers antique, modèle symbolique des mondes hiérarchisés, le monde des sphères, que comme un monde de sphères existantes comme notre monde, et ainsi fit du monde des sphères une clôture matérielle . La symbolique spatiale de l'emboîtement hiérarchique des mondes fut comprise comme réellement et uniquement spatiale . Or les Autres mondes ne sont pas spatiaux, et sont toujours déjà présents là, et ailleurs, analogue aux nombres sur ce point, et au delà de cette image . Il est clair qu'une sphère unique subsistant à l'unicité de l'être, la nôtre, le monde devint effectivement indéfini, mais unidimensionnel ; la clôture fut alors partout et nulle part, partout présente et partout niée, indéchiffrable .

Bruno tire les conséquences logiques du système, la connaissance objective issue objectivement de ses fondements, de son axiomatique ontologique : le monde est Un, Infini ( exactement indéfini, c'est à dire s'étendant univoquement (là est la limite) dans un espace sans limites spatiales définies (là est l'infini des modernes, avec l'infini des nombres, oublieux que l'espace (et le nombre) est une détermination, que toute détermination est négation et limite)) et multiple, c'est à dire qu'il existe des êtres vivants dans des univers îles unidimensionnels, comme le montrent les grandes découvertes .

Ce monde est le monde de l'idéologie racine, né tel qu'en lui même, libération apparente des limites et enfermement réel de l'être humain, qui est appelé à ne plus vivre que de pain, esclave des mines d'or . Toutes les libérations désormais seront des enfermements et des occultations, tout progrès de l'esprit, flamboyant de splendeur, un oubli invisible, à partir de la Renaissance . Toute époque est une grande époque, et une époque est grande par ses lumières comme par ses ténèbres . Cette période d'ouverture apparente est une période majeure d'occultation des mondes . Le fil entre les hommes et les Cieux fut rompu ; et le regard de l'homme fut aspiré par la sphère de la lune . L'homme de Kant n'est que le produit de cette clôture essentielle du monde .

Détruire l'idéologie racine passe par la reconnaissance de la pluralité des mondes . Tel est le caractère subversif de la Gnose . Telle est la reconnaissance de Judas .

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Zinaida Serebriakova