L'esthétique comme sophiologie pathétique .

(Franz Von Stuck, l'amazone blessée.)

Je devais écrire un texte un jour sur ce sujet, ce phénomène mystérieux . Un texte est pour moi comme un vampire . Après l'avoir écrit, selon son importance, je me sens volontiers comme après un don du sang : épuisé, sans défenses, fragile, déprimé . C'est à ce moment que je me sens complètement hystérique : j'ai besoin que des personnes me disent alors c'est bien . Alors qu'en temps normal les critiques m'indiffèrent totalement, ou m'intéressent comme appel au dialogue, à l'approfondissement, la plus infime réserve, même supposée, me blesse . Pire même, les éloges les plus sincères me blessent parfois, car soit trop laudatifs, soit pas assez, soit pas assez précis-enfin je ne suis qu'écorchure à fleur de peau ! -je crois que dans de tels moments RIEN, même une vision mystique, ne me suffirait...

C'est ce cycle qui est parcouru : exaltation et intense concentration, jubilation des multiples relectures, et effondrement consécutif . L'épuisement par exemple va me faire dormir plusieurs heures . Bien sûr, quand je parle du processus créatif, je parle aussi du mien ; mais je me retrouve curieusement d'assez près dans la description de Yves St Laurent, mais aussi chez Baudelaire, où l'on retrouve précisément ces notions .

Il y a nécessairement un processus analogique entre le travail intérieur et le travail de l'œuvre . Le fait de regarder et d'être regardé joue un rôle, et je pense que tu m'as donné une clef par ta mélancolie liée à l'acte de poser . En posant, en ouvrant les ailes, je m'insère dans un espace plus vaste que celui de la vie, plus ouvert, je me laisse approprier, j'absorbe les mondes alentours . Plus même, je m'inscris dans l'éternité, qui elle même contient le temps de la vie humaine . Abellio donne une autre clef par son sens de l'inversion dans l'analogie ; comme pour les projections mathématiques-analogiquement-il peut se produire des séries de déformations .

Si je ne suis pas une chose, mais le pôle qui se dégage de polarités multiples en mouvement, le concept implicite de chose échoue à décrire mes cycles, pas plus que le rapport entre "moi" et "mon œuvre" ne peut être pensé sous la forme d'un rapport des choses, d'une causalité, d'une proximité, d'un contact, mais comme une déchirure, un étrangement, un exorcisme, une dislocation de l'esprit, une catharsis, un hurlement, une jouissance, un puits de ténèbres . Et de ce savoir peut fleurir la tige unique d'une volonté, d'une exploration méthodique-chaotique .

Ces processus n'augmentent pas l'unité interne, mais sont le creusement, l'accentuation des polarités, la dissociation, la dislocation qui peuvent mener aux bords de la psychose, de la folie . La puissance du symbolique, qui relie, qui comble l'abîme, est alors suprêmement à l'œuvre-l'intensification méthodique des contradictions surintensifie les puissances de réintégration- et c'est ainsi que naît la beauté .

La beauté est l'objet de l'esthétique . La beauté n'est pas une chose, et il est à supposer qu'elle est une fonction, une fonction essentielle des jeux de position-de la structure dialectique en mouvement- qui me constituent comme être humain . Elle est une forme de manifestation, d'évidence, du non-manifesté, de l'occulté, de l'invisible et de l'indicible . En quelque sorte, la beauté est l'ombre du fantôme, elle est le signe des autres mondes en ce monde . A ce titre, comme la spectre d'Hamlet, la beauté est sœur de la Justice, puisqu'elle peut accuser les hommes, accuser les hommes de vivre par paresse dans la laideur, dans l'unidimensionnel, d'abdiquer l'humanité pour vivre comme des rats .

Wilde disait la beauté éternelle ; cela correspond à l'idée d'autres mondes en lesquels le temps est analogué d'autres structures, est image mobile de l'éternité . Par ailleurs, ces idées posent que la beauté est une phénoménalité dialectique, une manifestation partielle, comme un iceberg, l'émergence d'une manifestation sur l'horizon d'un non manifesté massif, émergence permise par une énorme tension dialectique, comme une voile tendue par le vent entre les cordes qui la lient . La guerre, dit Héraclite, est mère des mondes, et de la beauté . La stabilité sereine des oeuvres les plus classiques résulte d'un équilibre entre des tensions immenses devenues invisibles . La beauté est comme Moby Dick, la baleine blanche, une apparition absolue, puissante et fantomatique, prête à s'évanouir dans le mouvement interne des tensions destructrices de son apparition .

La recherche et la production de la beauté, l'œuvre de l'art, est donc une mise en accusation de l'homme, de sa culpabilité à être, de son péché, et un retour, un repentir ; l'art est donc une rédemption . Cela est sensible dans l'art grec, puis Antique, puisque cet art vise surtout à relier, à re-tisser le lien perdu, avec le monde des Dieux, et le règne de Chronos-ce que Virgile exprime parfaitement, cet infini désir de l'Âge d'or des anciens hommes . Le retour, la réparation, ne sont nullement des spécificités juives, ou chrétiennes . Le péché est une condition originelle de l'extase .

L'art vise à combler un abîme, une perte . Les arts mineurs, comme les poèmes d'amour, sont des analogies de la perte primordiale ; et plus l'on s'éloigne, en cascade de miroirs, du primordial, et plus l'art s'exténue . Mais toutes les formes d'art mineur ont leur visage de l'origine même de l'art, comme le Cantique, qui dévoile l'analogie de l'amour humain et de la quête la plus haute .

L'art vise à combler un abîme et en un sens y parvient . De ce fait, il apporte une immense satisfaction, une jouissance même dans ses formes les plus hautes et les plus sublimes . Il y parvient, et n'y parvient pas, puisqu'il crée phénoménalement une réconciliation, une impossibilité-l'artiste est tenu à l'impossible .

Il n'y parvient pas, et l'immense satisfaction peut à tout instant se transformer en mélancolie ; la jouissance esthétique est sœur du Soleil noir de la mélancolie . Car la jouissance du comblement est l'aveu même de l'abîme, la prise de conscience du manque essentiel . Tel est le lien entre l'homme de génie et la mélancolie . L'homme de génie est le magicien, l'enchanteur qui fait advenir dans l'être les choses qui ne sont pas, par des invocations et des signes . Une telle puissance ne peut être tirée que d'un savoir du puits de l'abîme, et un tel savoir se paie à prix d'homme, de chair et de sang . La déréliction du Maître sur la Croix, la descente aux enfers sont parfaitement traditionnels, sont une image de ce puits de l'abîme .

Que le Verbe soit avant tout un atroce sentiment d'abandon-qu'il désire le regard du Père sur Lui dans l'angoisse de la mort et la destruction-Seigneur, Seigneur, pourquoi m'a tu abandonné?- voilà qui ne correspond pas au concept autoritaire de la toute puissance divine . La toute puissance se retourne en peur du néant, en toute-impuissance, en déréliction . Le livre des deux principes, texte de la gnose secrète médiévale italienne- on dit parfois Cathare-insiste sur la propension de Dieu à pâtir, à souffrir, à être douleur . Comment l'homme, voile tendue de manques, et image de Dieu, pourrait-il avoir la souffrance sans qu'il ne s'y trouve en son image originelle aucune correspondance ? Comment l'homme, dont l'essence est la séparation, la limite, la mort, pourrait-il être Son image ?

Je peux poser que l'image est justement cette séparation, ce manque, qu'elle est de l'essence de l'image, et ainsi de l'essence de l'homme en tant qu'essentiellement image . Alors l'homme aurait dans la jouissance des analogies de l'être, de la conscience et de la félicité suprême du Principe éternel et immuable, dépourvu de toute absence, de toute ignorance, de tout désir inassouvi . C'est vrai-mais il est vrai aussi que "ton Dieu jouira de toi comme l'homme jouira de sa fiancée", c'est à dire que Dieu ne peut être complètement Père sans mon regard, sans jouir de sa créature, sans souffrir de son absence . Et c'est la limite, la fin qui me rend image de la totalité, me permettant d'être une totalité relative et partielle . Ce qui me rend analogue au tout me fait fragment . L'image est déchirure non seulement en elle même, mais de ce dont elle est image . Mon image n'est-elle pas autre que moi, et pourtant indistincte, comme chargée d'une part de ténèbres ? L'homme n'est-il pas alors, en tant qu'image, blessure en Dieu même ? Les mazdéens, en parlant d'un drame secret dans le Ciel, le savaient parfaitement .

Dionysos, la puissance jaillissante de l'apparition, ivresse et euphorie, est aussi éparpillement, dislocation, destruction, fureur, mélancolie . La théologie authentique n'est pas seulement logique, elle est pathétique, science de la souffrance et du plaisir . Le cycle de l'apparition rencontre celui de la destruction et du retour, de la quête d'Isis cherchant les morceaux dispersés d'Osiris, cherchant l'unité, la réintégration . Ces cycles sont les cycles du temps, des mondes .

L'unité de l'ordre humain est un miroir brisé, un mensonge sur la caducité des lois humaines, sur l'essentielle impuissance humaine à invoquer l'éternité dans ses faces de destruction, selon le visage de Kali la noire . L'ordre humain est une défense de l'égo individuel, un garde fou conceptuel généralisé . La densité cristalline de cet ordre ne fait que pointer la folie intime d'un monde comme le nôtre, qui se transforme en prison pour se trancher des sources vives de la vie humaine, et de leur dimension d'écartèlement et d'effroi . La jouissance humaine, la sérénité ne sont pas un état, mais un moment dialectique de la voie droite du cycle-une merveille insaisissable dont l'art garde la trace et l'impact .

Il garde la trace, le signe, et rien de plus, car l'essentiel est insaisissable . Dans la photo, la vidéo populaires comme dans l'art contemporain, la répétition indéfinie de la phénoménalité de l'image provoque justement non l'effet d'un éternel retour, mais d'un éternel abîme de distance à la jouissance de l'instant . La mémoire est la mémoire de la distance, de la perte . La théorie de l'éternel retour, tant chez Nietzsche que chez Borges, repose sur le désir de fermeture de l'homme, fermeture qui le rendrait vivable . L'homme serait donc invivable par nature ? Je dirais qu'il est condamné au mouvement pour vivre, comme le requin doit éternellement nager pour respirer . Ce destin d'errance, de course à l'abîme que l'homme moderne manifeste dans l'inflation indéfinie du Système, est inscrit dans sa structure même . L'impitoyable et aveugle destructivité du Système est celle même de l'homme .

Au plus profond, le substratum de l'idéologie ontologique de la chose est ce désir de fermeture, ce désir de penser l'objet comme chose finie, fermée, comme cas particulier de la Loi, là où le singulier est abîme . Penser l'objet comme être fini, fermé, pour pouvoir me penser moi-même comme être fini, capable de bonheur . Car mon ouverture, ma blessure, m'acculent à la conclusion que le bonheur est un moment dialectique, non un état qui se suffirait à lui même . Que je n'ai nul lieu qui soit mien, comme il n'est nul instant que je puisse saisir . Pour l'artiste, cette dialectique est justement l'ouverture où passe la puissance de créer .

Dans la perspective de l'artiste, il est possible d'en tirer des conclusions . Exacerber, bouleverser, envouter-c'est l'art, et cela nécessite de la cruauté . Cruauté, d'abord envers soi-même, la nécessité de fixer l'abîme, de ne pas détourner le regard . L'être appelle immédiatement le néant - c'est le premier moment de la Science de la logique de Hegel . Le néant est la médiation qui permet le mouvement, la production de l'œuvre . La sérénité n'est qu'un contraire de plus dans le processus dialectique et la cruauté ne peut être définie, limitée . Le créatif se confronte au néant, ce qui est l'indicible du poète . En soi, il est sciemment, cérébralement, cruellement, sur la faille mélancolique de l'âme . Apollinaire ne fut grand autrement, et contre sa propension vulgaire au bonheur .

Art et rare se répondent . La rareté cruelle exacerbe et élève le symbole de la matière du désir . L'assouvissement est a-sous-vicement, le contraire de la dureté exigeante d'une œuvre . Il ne faut pas pour autant mal interpréter ces propos . Une telle position est issue d'une leçon qui en fait celle d'un artiste socialement reconnu, et donc ayant des moyens d'existence lui permettant la vie . Sans cela, il doit d'abord se battre pour être simplement artiste, comme Marina Tsvetaeva . Et ce combat est un venin mortel, une voie du désespoir .

La position tenue est issue de la découverte de la vérité de la pensée d'Oscar Wilde :

Dans ce monde il n'existe que deux tragédies : ne pas obtenir ce que l'on veut, et obtenir ce que l'on veut . La dernière est de loin la pire-la dernière est un vrai drame .

Ayant de quoi vivre, l'artiste découvre sa tragédie, sans se disperser à chercher ce qu'il peut trouver aisément . Il est alors acculé à l'impossible . Cet impossible est de co-créer des îles, des îles sublimes images closes de la totalité, image de lieux et d'instants qui puissent être miens, demeures où habiter, respirer, vivre . Ces lieux sont parfaitement existants . C'est pour cela que Rilke demandait au jeune poète qu'écrire soit pour lui question de vie ou de mort . C'est cela même, Jérusalem, la Terre Sainte, la ville de la Paix . C'est cela même Avallon, le Royaume d'Arthur . C'est cela même que figurent les montagnes magiques, le Mont St Michel, où fut vaincu l'antique serpent d'Eden . C'est la formulation symbolique du centre immobile du monde, tenu dans l'être grâce aux féroces convulsions du néant, malgré les féroces convulsions du néant-et ainsi s'explique dans l'hymne à St Michel, l'interpellation Saint Gardien de Jérusalem . Nous sommes des Gardiens de la Terre Sainte, et notre Roi est Melkitsedeq-nous lui donnons la dîme de tout, et comme l'évoquait Hölderlin, il déverse sur nous les pain et vin des mondes

Les gens heureux ont leur valeur dans notre monde, bien qu'il ne s'agisse que d'une valeur négative de repoussoir . Il font ressortir la beauté des malheureux et la fascination qu'ils inspirent .

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Nu

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Zinaida Serebriakova