Déchainement de la pulsion de mort dans l'éros . L'intensification verticale de l'Éros comme spirale de crêtes et d'abîmes .


(Tokyo 1949)


"Il n'est pas bon que tous lisent les pages qui vont suivre...tourne tes pas en arrière et pas en avant".

Au delà d'un homme et d'un photographe, Araki, une photographie exerce sur moi une fascination, une fascination du regard indéfini du Serpent . Je ne saurais dire exactement pourquoi .

Sans doute l'écart à l'acte sexuel que pourtant tout suggère, la cambrure, les seins dressés et lourds, la tête penchée de la femme, inclination vers les souterrains des mondes et de l'âme, qui montre la victoire immense du désir et de la jouissance sur les illusions de l'ego, selon un signe analogue au symbolisme du lien, du bâillon .

Sans doute aussi, en harmonie avec la lévitation de la tête inclinée, comme un danseur de corde, l'exaltation inverse de l'insaisissable, de ce corps qui peut être embrassé de cordes et de tissus, qui peut être matière d'une œuvre d'art qui le redessine et s'approprie ses paysages, et au contraire de cette âme fiancée à la lune, qui échappe toujours au point de fuite, à l'indéfini des horizons éperdus, dans un mélange, une noire liqueur de terreur, d'aspiration à l'amplitude et d'exaltation vers la jouissance la plus absolue, verticale comme une falaise de marbre .

Sans doute la peau, sublimement, soyeusement pénétrée, et mise en valeur par la nudité nue ; sans doute la douleur, l'absolu exigé par cette douleur, sans doute le regard tendu de l'homme face à cette idole sublime qui se tord, muscles des bras tendus, mains serrées, ses seins opulents et fesses projetés au dehors non par offrande, mais par nécessité implacable délivrant de la culpabilité et de l'hésitation propre aux illusions de la souveraineté .

Et sans doute l'écart à l'acte cru, non parce qu'il ne doit pas être montré, non pas parce qu'il ne doit pas être consommé, mais parce que la ritualisation de la suggestivité extrême tant des corps que des gestes, que des paroles, avec l'écart, le comportement détaché exigé, provoque une tension qui porte à la folie les extases douloureuses du désir, l'ouvrant vers l'absolu, l'infini, élevant la courbe du sein jusqu'à la courbe nue de la voûte céleste- constituant la voie de la main gauche dans son caractère authentiquement cruel, cruauté de la pénétration de la chair, cruauté froide, concentrée, esthétique, détachée, cruauté de l'inassouvissement, selon aussi le rite de la nuit des Fidèles d'amour, nuit nu à nu avec l'aimée, sans aucun acte sexuel, ou peut être seulement l'océan des baisers de sa bouche, l'océan, le vieux célibataire parcouru par les tempêtes, qu'éblouit l'éclat pâle du ventre du requin, et les grands corps blancs des noyés, tournoyant vers les abîmes, sous la clarté entêtante de la lune, par millions et millions répétée sur la surface brisée de l'onde .

Sans doute cruauté enfin de l'assouvissement, qui est l'inversion vertigineuse du culte de la Dame - et nécessite donc l'élévation d'une Reine- qui est transgression, profanation, violence symbolique ritualisée, déchaînement symbolique et entrelacs des Nuits féminine et masculine, qui en tant que tel reste indéfiniment, éternellement inassouvi, qui mêle les délices de la jouissance hurlante avec le reflux fatal du plus ultra qui porte l'absolu contre son sein . Il n'est pas d'assouvissement sans larmes .

Creuser méthodiquement les écarts, les abîmes, tel est le sujet authentique que montre cette image . L'éclair le plus puissant naît des pôles les plus lointains, les plus intenses . Ne pas céder à la facilité, ne pas oublier l'absolu qui possède l'homme noble . Si je t'oublie, Jérusalem..Sur les rives des fleuves de Babylone, là nous nous assîmes, et nous pleurâmes au souvenir de Sion. Aux saules qui les bordent, nous suspendîmes nos harpes; car là nos maîtres nous demandaient des hymnes, nos oppresseurs des chants de joie. "Chantez-nous [disaient-ils],un des cantiques de Sion!" Comment chanterions-nous l’hymne de l'Éternel en terre étrangère? Si je t’oublie jamais, Jérusalem, que ma droite me refuse son service! Que ma langue s’attache à mon palais, si je ne me souviens toujours de toi, si je ne place Jérusalem au sommet de toutes mes joies! (...) tel est le sens secret de cette parole . L'homme noble n'a pas de patrie en Babylone . Il doit surmonter son essentiel exil, sa nostalgie sans aspirer à l'oubli . Non seulement je désire, mais je veux désirer, quand bien même mon désir m'écorche au plus profond de l'âme, quand bien même mon sang se répand dans la poussière à chaque battement de cœur, quand bien même je ne vois pas d'issue dans ce monde . Rester parfaitement calme, afin de dessiner d'infimes entrelacs à même la chair, face à l'objet même de l'affolement . Conquérir la puissance d'être en soi-même dans la forteresse de l'esprit, de ritualiser au plus fin ce qui est déchainement le plus puissant . Retenir dans la méditation l'expansion sauvage des forêts de l'âme . Ne peut-on penser plus grande ascèse envers soi même, plus grand désir de jouissance, plus grande science de la Main gauche que cette amplitude et exaltation des contraires, ce secret et froid délice de la plaie ? Ainsi je dois aimer la mort, s'il le faut, s'il faut boire ce calice d'amertume pour ne pas t'oublier . Mais quelle horreur me saisit au plus profond des tripes, au plus profond des labyrinthes intérieurs . Je suis écrasé par une tristesse de mort .

Et sur l'épaule de la femme de dos, qui n'a pas l'échine et le regard tendu que l'on devine de l'homme, la figure de la spirale posé sur le cœur, posée à gauche comme un vampire . La spirale est le symbole de cette amer délice, l'intensification indéfinie de l'Éros, cette radicalité sans retour, dans les lacs noirs des yeux, dans les silences qui prennent demeure parmi les mots, dans les larmes qui ne coulent pas, ou occultes, sur la surface de la même gorge qui éclate de rire ; ou encore sur l'indéfini parcours de la peau, le découpage de l'épaule, la naissance des seins, la finesse du cou, la volonté de percevoir les fragrances, les parfums sans montrer le moindre signe, le masque du calme et de la discussion partagée dans un groupe avec le soleil noir, qu'il ne faut ni regarder, ni écouter, ni ressentir, et qui aspire le regard, aspire l'écoute silencieuse, par le ressenti total de la seule présence réelle du corps céleste charnel au monde, dont les échos se mêlent au plus infime ressenti des mondes .

La spirale est un chemin, une voie qui peut être parcourue en un double sens, une figure analogue à Janus . L'intensification peut envahir le champ de la conscience, le monde ténébreux des instincts, le soleil noir de la mélancolie, en partant d'un point de départ infime, et devenir un incendie et une explosion qui mène à une dissociation, à l'ouverture de la bouche de l'Abîme sous les pieds, au vertige surressentiel qui naît à la source des Ténèbres, dans une analogie de destruction apocalyptique, d'effondrement, de dévoration des mondes par le loup céleste . L'intensification peut être la contre clef, le retour vers l'unification, en abandonnant le monde déplié de la manifestation vers les ténèbres intérieures . Et assurément, comme dit Héraclite, le chemin vers le bas et le chemin vers le haut, un et même ; autrement dit, la même voie d'abîme, le même chemin de crête de la grande folie, peut m'écarteler, m'emmener puissamment vers l'incoercible, comme la lame scélérate qui brise le grand navire ailé par le mouvement de ses mâchoires, ou me rassembler, me donner la concaténation atroce, dans les déchirements de la douleur, qui me reprendra l'héritage de Babel, l'héritage de Caïn, l'héritage d'Adam, l'héritage de la division des sexes, qui fera de moi une source unique de paix, selon la figure du roi de Salem-qui fera de moi un gardien de la Terre Sainte, dispensateur du pain et du vin des mondes .

L'initiation, comme son nom l'indique, est le Retour, le Repentir ; et le repentir est l'abandon de tout ce qui a servi de fondement éphémère à la vie . Au regard du vivant enfermé dans la morne perspective du réel chosifié, le Repentir est une mort, et une mort étrange . Sans avoir accès à la lumière qui philtre indiciblement dans les ténèbres, comme d'infimes larmes de lumière, l'immense douleur et l'immense désespoir du vivant rendent la mort désirable, selon la figure des ancêtres pendus au long de cordes, selon la figure maudite d'Odinn, pendu sous l'arbre de Vie, dérisoire feuille morte agitée par le vent mauvais des songes, des grandes espérances, des illusions qui tissent les vies humaines, et les rendent vivables comme vies animales, mortes à la source de vie, fermées sur elles-mêmes dans des mondes morts, pièces vides décorées de cartes des mondes, où parfois philtre un rayon de lumière et un courant d'air, qui comme chacun sait, rendent malade, malade à ces boîtes, ces cercueils qui se déplacent que sont les vies humaines modernes .

Car d'avoir survécu à sa propre mort, de s'être fait arracher l'œil d'atroce douleur et de hurlement de loup, Odinn est devenu Barde, c'est à dire Voyant . Aveugle au monde des ténèbres, il voit les autres mondes déployer leur splendeur comme des spirales infinies ; baptisé par la douleur, il accède à l'invocation suprême, le pain et le vin des mondes, l'Alliance primordiale qui fait tourner le Soleil et les Étoiles, la puissance véritable de l'Éros absolu dont le nôtre n'est qu'un reflet fugace .

Newton ne dit rien d'autre : les corps s'attirent en fonction de leur masse et en raison inverse du carré de leur distance - analogie matérielle de l'Éros spirituel, où la masse est la puissance érotique issue de la semence des dieux, et la distance justement cette intensification provoquée par la douleur, le drame dans le Ciel, cet immense et sanglant déchirement qu'est la naissance même de la liberté - liberté sublime, image même de la puissance des dieux, et immense réservoir de ténèbres, source nécessaire de tout mal et de toute malédiction . La souveraineté humaine a partie liée dès l'origine avec le crime, la violence et la haine-tel est le secret de la main gauche, tel est le fondement de son ésotérisme .

La beauté n'est autre que l'écho du désir essentiel, l'écho du repentir, et donc des ténèbres, de la dévoration et du crime . Car on déchire autant pour la beauté que l'on la contemple dans la lumière de la sagesse . La beauté n'est pas une puissance de paix sans être aussi une terrible puissance de déchirement . Le chant des plus puissants Bardes est le chant de Tristesse et de Peine, de Mélancolie . Ainsi est croisée la beauté de la plus belle des femmes, signe fascinant, soleil noir et insigne de mort et de condamnation, selon la dyade originelle du bonheur et du malheur, dont le secret n'est pas la distinction, mais l'unique racine, l'unique tronc, l'unique délice . C'est ainsi que le culte de la main gauche est la manifestation du jour et de la nuit de la beauté, les délices des jours se mêlant aux fleuves des ténèbres de l'âme pour reformer l'arbre unique, et se libérer des origines, dans le désir sombre et sévère d'être à nouveau sans père ni mère . Ce que Blake, ce que Milton savaient, en l'appelant le Diable, l'ivresse des ménades, la révolte luciférienne de Faust et de la sorcière .

En tant qu'image des commencements, le féminin est figure de la douceur et de l'Un, de l'enveloppement, de la fleur qui accueille au plus profond d'elle même dans la fusion ; en tant qu'objet du désir et fondement de la séparation, le féminin est à la fois objet d'immense désir et d'immense haine, déchirement et blessure infinie, selon la parole "l'homme quittera son père et sa mère...", analogon de la perte d'Eden . En tant que puissance, force qui va, le masculin est puissance d'attraction et de dissociation, de multiplicité, de destruction : la pénétration est aussi prédation, cruauté, implicite dévoration, assimilation et retour . Homme comme femme portent en eux un sexe lumineux et un sexe sombre, à savoir qu'ils réunissent nécessairement les deux principes, et en échos infinis . En effet, dans une polarité, la seule unité est le double qui forme le lien unique, le mâle et la femelle liés ; car si je désire une femme, si je la reconnais, c'est que j'ai en moi son image, laquelle porte mon image, à l'indéfini ; et de même pour une femme qui désire un homme . Très simplement, tout être humain porte comme un abîme en lui l'image de la totalité infinie du cycle du mâle et de la femelle, donc de l'Eden, et ne peut l'accomplir seul-il n'est pas bon que l'homme soit seul . Je n'évoquerais pas ici, pour l'instant, l'homosexualité .

Homme et femme dans le désir absolu sont une spirale indéfinie d'être, une spirale indéfinie d'échos du même et de l'autre, de commencements, d'aurores secrètes ; une intensification extrême de l'être au monde qui fait de ces êtres tissés de songes des objets durs et coupants comme des gemmes, et aussi d'une fragilité extrême, comme d'immenses constructions de verre en filaments infimes . L'intensification transforme la peau en chair à vif, le contact en délice et en blessure, la parole en hymne, en oracle, en étouffement, en malédiction incompréhensible en un instant . Alors j'entends dans chaque vague de la mer l'écho de ta voix, je vois dans chaque galet au soleil l'éclat de tes yeux, alors l'absence et la plénitude s'embrassent dans le temps . Puis je sombre dans l'abîme, et mon corps tournoie vers les profondeurs comme une feuille morte . Alors je vois la vérité, ton corps est le résumé, l'implication des mondes ; alors promener mon visage sur la fleur de ta peau est comme absorber l'espace et le temps infinis des trois mondes, retrouver les traces effacées par le temps de l'Eden, goûter aux aurores des mondes, regarder se lever l'éclat invaincu du Soleil, comme au premier jour . Alors le goût de ton sang est celui des quatre fleuves du paradis, alors le battement de ton sang est la musique originaire des mondes indéfinis . Alors je peux me noyer dans ta bouche, dans tes yeux, comme dans l'espace infini . Puis les plus innocentes paroles m'écorchent sans raison, puis je te voie et ne te vois plus, et en un instant je porte l'infinie tristesse des mondes, je pleure sur toutes les mélancolies, la vie s'échappe à travers moi comme la source s'insinue sous le sol .

L'illumination est la rencontre de l'instant et de l'éternité, a dit Dogen . Le savoir est éternel, non l'état originaire qui s'explique dans l'instant . Tu as reçu, j'ai reçu ce pouvoir infini de don, l'espace d'un instant . Que j'hésite à donner, donner, donner à nu ma vie et ma douleur, et je ne peux recevoir, et je ne peux donner, décrire l'aurore à venir pour les hommes nobles . Ma chair et ma douleur sont l'argile dans le creux de mes mains, qui creusent de son vide terrifiant une forme hantée de hurlements, pour y couler le feu de métal pur, et ériger l'œuvre qui sera pour eux un signe . Car qui demande donne, et qui veut donner reçoit . Nul ne l'a mieux dit que Maïmonide, dans son sublime Guide des égarés :

Il faut savoir que, lorsqu'un des hommes nobles désire, selon le degré de sa perfection, se prononcer, soit verbalement, ou par écrit, sur quelque chose qu'il a compris en fait dans ces mystères, il ne lui est pas possible d'exposer même ce qu'il en a saisi avec une clarté parfaite et par ordre (...) je veux dire que la chose apparaîtra et se laissera entrevoir, et qu'ensuite elle se dérobera ; car on dirait que telle est la nature de cette chose(...)

La foudre d'Éros ouvre des portes fugitives, mais si profondes que le fidèle d'amour peut laisser la foi et le doute pour la Gnose . La gnose d'Éros est ivresse et jouissance des ténèbres, de la douleur et de l'océan du désir . La Gnose d'Éros, comme toute Gnose, est calme regard sur l'abîme après la Géhenne, où sont le feu, les pleurs et le grincement des dents .

Cela, je ne peux que le croire . Sur la paroi de l'abîme, sur le mur de feu aveuglant, les ongles déchirés, il est trop tard pour reculer, après avoir commis tant de fautes . Quel atroce courage, quel désespoir intime faut-il pour affronter le Serpent qui a déchiré et vaincu ses pères, suspendus à une corde, une nouvelle fois, avec la rage mélancolique et tremblante d'être, enfin, le Sauroctone . Quel breuvage de larmes, quelles brouillard de mercure sur les yeux faut-il surmonter pour se surmonter dans cette voie abrupte et désolée . Tel est l'essence d'amertume des avertissements de Lautréamont :

"Hélas ! qu'est ce donc que le bien et le mal ! Est-ce une même chose par laquelle nous témoignons avec rage notre impuissance, et la passion d'atteindre à l'infini même par les moyens les plus insensés ? Ou bien, sont ce deux choses différentes ? Oui...que ce soit plutôt une même chose...sinon, que deviendrais-je au jour du jugement !"

Rappelle-toi : en tant que pôles, bien et mal sont liés par leur opposition, et le bien porte en lui l'analogie inverse du mal, qui lui porte l'analogie inverse du bien, à l'infini-à l'infini le bien est tissé d'interstices de ténèbres, à l'infini le mal est tissé de rayons de lumières des mondes . Tu ne peux trancher, séparer, sans te trancher, te blesser, te blesser l'âme, sans finalement te mettre à mort, sombrer par passion de la clarté . Toujours tu danseras sur l'abîme- Dieu est un danseur de cordes, un éternel joueur de liens . "sinon, que deviendrais-je au jour du jugement ?"

"Il te sera beaucoup pardonné parce que tu as beaucoup aimé". Cela, je ne puis que le croire, il est trop tard pour moi . Le sol rassurant est trop éloigné, il faut garder les yeux vers l'orage, fontaine du ciel, vers l'arbre inversé, promesse d'un nouveau ciel et d'une nouvelle terre . C'est ainsi que j'embrasse la lune avec les dents . Ou l'intensification de l'Éros comme monde à l'envers...je laisse les morts enterrer leurs morts . Sinon, ne suis-je pas mort, moi ?

Vive la mort !

De l'essence du masque-voile et signe des précipices .



(Masque dit d'Agamemmnon)


"Ce qui existe est loin de notre conception, est abîme . Qui peut le trouver ?" Ecclésiaste .
"Ton absence m'engagea à composer ce traité, que j'ai fait pour toi et tes semblables (...)tout ce que j'ai mis par écrit te parviendras successivement, là où tu seras . Porte toi bien " Maïmonide .

Le vent souffle où il veut, et tu entends sa voix, mais tu ne sais d'où il vient ni où il va . Il en est de même de ceux qui sont nés de l'esprit . L'âpre désir fait progresser sur la crête des mots invaincus, des mots non-manifestés, vers les vertiges de l'indicible, à proximité de la folie et de la mort . Tel est Barbélô, chez les Gnostiques Séthiens, qui conservèrent l'Évangile de Judas : le nom de Dieu impliqué en quatre (lettres)."Puisse nos sens, du dehors, en recueillir le son fugitif, et notre esprit, au dedans de nous , en pénétrer la signification durable ! (...)Voix de l'oiseau de haut vol (...) de celui qui, par les regards d'une lumineuse et haute contemplation- s'élève au dessus de toute théorie, au delà des choses qui sont et de celles qui ne sont pas . Par "choses qui sont", j'entends celles qui n'échappent pas entièrement à toute pensée (...), comprises dans les limites des réalités(...) . Par "celles qui ne sont pas" j'entends celles qui dépassent absolument les forces de toute intelligence . (...) transporté au cœur même des réalités qui surpassent toute intelligence et toute signification (...) il est emporté au delà de toutes choses, jusqu'aux arcanes du Principe unique..."Jean Scot Erigène, Homélie sur le prologue de St Jean .

Erigène signifie : né en Irlande, Erin, l'Île Verte . Présent à la cour de Charles le Chauve, toujours soutenu par le Roi, vers 840, il est regardé avec suspicion, et plus, par l'Église établie . Jean l'Irlandais n'est pas un prêtre : il est un penseur étranger au clergé . Pur génie, pont entre l'Orient et l'Occident, traducteur de St Denys de l'Aréopage, il est aussi pont entre les Traditions celtique, et néoplatonicienne, et le christianisme gnostique . "Le nom de Jean est hébreu (...) il veut dire "celui à qui une grâce a été accordée" . La grâce est comme la grandeur, elle se constate comme une lumière propre à une personne, et ne se discute pas . Dans un monde où même le roi lit avec difficultés, cet homme fut un penseur d'exception, d'une redoutable originalité, amenant à la lumière l'indicible, faisant savourer par son Verbe les ténèbres et la douleur, et porteur de masques .

Les écrits attribués à Denys l'Aréopagite, philosophe fervent du Dieu Inconnu, et converti au christianisme par Paul, ne sont pas directement de cet homme . Ce Denys, notre St Denis, est un masque exprimant l'Alliance de la Tradition païenne avec la tradition chrétienne . Erigène, je le suppose, est un masque donnant l'essentiel de l'enseignement des Druides, sous les concepts dits "néoplatoniciens", c'est à dire la pensée païenne étroitement liée à la pratique des mystères et de la théurgie, dans le cadre du symbolisme chrétien, des siècles avant que la Tradition celtique ne philtre dans la matière de Bretagne . A titre d'exemple, son Periphyseon respecte la forme du traité druidique dialogue des deux sages, et par son sujet même, sans trêve se tourne vers la figure du Cercle, et l'interprétation symbolique du monde . Essentiellement, la voix de l'Erigène est sans cesse en cercle autour de l'indicible, comme le torrent de montagne qui creuse le roc impassible, lui arrachant les gemmes et les pépites germées au cœur des ténèbres .

Le masque n'est pas un mensonge, car la sincérité du christianisme de l'Erigène ne fait aucun doute . Il est aussi, analogiquement à ce que Léo Strauss, dit du Guide des Égarés de Maïmonide, un ensemble de délicatesses, d'indices, d'omissions, permettant de faire circuler dans les canaux de l'orthodoxie une pensée nouvelle, vivante, un corps et un sang nouveau puisant à des racines charnelles, indéracinables, selon la figure de l'arbre inversé .

Interpréter comme des manipulations ces masques est une profonde erreur, une méconnaissance des masques . Wilde a écrit : "les vérités de la métaphysique sont les vérités des masques". Le masque n'est pas rien . Et encore moins mensonge, sinon pour notre incapacité symbolique, propre à notre âge de la désymbolisation . Car qu'est ce qu'un masque ?

Il ne suffit pas de lire pour comprendre, il faut se mettre dans la position intérieure de le faire, dans l'écoute sans jugement . "Tu étais agité et saisi de troubles, et ta noble âme te stimulait "afin de trouver les objets de ton désir"(Ecc. 12 :10) (...) ton absence m'engagea à composer ce traité, que j'ai fait pour toi et tes semblables, aussi peu nombreux qu'ils soient (...) . Il faut savoir que, lorsqu'un des hommes nobles désire, selon le degré de sa perfection, se prononcer, soit verbalement, ou par écrit, sur quelque chose qu'il a compris en fait dans ces mystères, il ne lui est pas possible d'exposer même ce qu'il en a saisi avec une clarté parfaite et par ordre (...) je veux dire que la chose apparaîtra et se laissera entrevoir, et qu'ensuite elle se dérobera ; car on dirait que telle est la nature de cette chose(...)il faut savoir que la clef pour comprendre tout ce que les prophètes ont dit et pour le connaître dans toute sa réalité, c'est de comprendre les allégories et leur sens et d'en savoir interpréter les paroles . Tu sais que le Très Haut a dit : "et par les prophètes je fais des analogies" Maïmonide, (Rambam), Guide des égarés trad S.Munk, introduction .

Qu'est ce qu'un masque? La question porte sur l'être . Dans l'ordre de l'être, le masque est un signe . A savoir, il s'interprète comme s'interprète le texte .

Il n'est pas de vie humaine qui ne soit informée par une sémiotique, et d'abord par le langage . Les structures du langage et celles de la personne sont analogues, se répondent . Il s'ensuit que la parole n'est pas de la littérature, un domaine à part de la vie, mais le fondement de la vie même . Aucune thérapie, même le coaching comportemental le plus mécanique d'inspiration, ne se passe du verbe . Ceux qui croient ne pas avoir affaire à la parole, dans notre monde, sont asservis au texte de l'idéologie racine, au point qu'elle occupe leur corps et leur âme et se fait oublier comme étrangère . Ce sont ceux qui croient savoir, parce qu'ils ignorent qu'ils ne savent pas ; qui croient se connaître, parce que l'image que leur renvoie le Système adhère à eux comme un préservatif, qui les protège de toute contamination mal pensante . Œuvrer sur le texte qui structure et encadre la vie n'est rien d'autre que la reconquête de la souveraineté humaine, de la liberté essentielle .

Le masque est un index pointé vers le mystère de la personne . Rien n'est moins évident, rien n'est plus insaisissable que l'identité personnelle . Il est éminemment probable que la personnalité ne soit autre que le masque que l'on s'est habitué à porter, celui par lequel on est reconnu par les autres . Faite de rien, la personne est tissée de vide, habitée par l'abîme, ou course au divertissement et au mensonge, au mirages de "la recherche de soi", de "l'estime de soi" . J'avance masqué, et les autres ont aussi leurs masques . Masques parcourus, comme l'herbe de la steppe qui ondule par endroits, par des éclairs, des mouvements, des regards qui transcendent le masque, qui font l'authenticité d'une personne . Pour autant le masque n'est pas rien . Il est signe, non pas seulement par ce qu'il ignore, mais aussi par ce qu'il sait .

Le signe est un étant ambivalent dans l'ordre de l'être, il est entre la lumière et les ténèbres . Il est parce que son référent est absent . Conjointement de vide et de plénitude, absence et aussi présence . La signe est la plénitude de la créature, elle même tissée de néant . Le seul signe accordé par le Maître, le signe de Jonas, n'est autre que la prophétie, que le verbe de l'homme .

Dans la perspective la plus puissante, le masque fait signe, il n'est pas trompeur, il est un comme si de connivence . Face à un masque, je sais que cette face n'est pas une face humaine, n'en est que l'image sur un visage . Par le masque l'homme devient lui-même symbole, devient image de l'archétype qu'il joue . Tel est le fondement sacré du théâtre, l'invocation des dieux, le devenir autre, l'advenir des choses qui ne sont pas dans l'être . Le dépassement de l'homme est l'homme ; et ce dépassement implique la distance à soi, la réflexion, le reflet, l'image . Et comme dépassement vers le haut, l'image puissante d'un règne . Le masque et le blason sont très proches, d'une évidente proximité . Le masque est puissance, là où la personne est acte ; il est magie, là où la personne est cendres .

En tant que symbole de soi, par le masque, l'image ou le mot, l'archétype est une image au service de la transformation, comme cause finale, destinale, ou but dans le langage moderne, qui ne peut comprendre que la fin remonte dans le passé, comme une racine pour s'accomplir dans le futur . César se saisit de son destin en se posant César ; et l'ordre qui reconnait le nom, ou le blason, ou le masque pousse l'être humain à se conformer, se confronter avec son désir de devenir-autre, figuré par une image . C'est le sens de la prédiction auto-réalisante, de poser, de créer les conditions de sa réalisation en se posant . Le masque est le signe de la souveraineté de l'homme sur lui-même, souveraineté payée d'absence et de douleur selon l'ordre de l'image, douleur qui est, et douleur qui n'est pas - selon l'Erigène, celle de l'ordre de l'indicible .

Par nature, le signe a un référent, qui est ontologiquement consistant . L'ordre des signes repose sur un ordre ontologique non-manifesté . L'ordre des signes qui doit fonder un ordre, qui doit faire advenir l'espoir dans le réel ne peut être un ordre fictif, c'est à dire s'exténuant vers le non-être . Car fonder un ordre sur des êtres fictifs est un signe de démence, et rien de plus . De ce fait, la pensée moderne interprète tout ordre symbolique comme potentiellement dément, et s'enferme dans la démence unidimensionnelle de la désymbolisation . Le signe sans référent est exténué, l'ordre gratuit des signes est impuissant- tôt ou tard ce point doit être débattu avec la tradition lacanienne . Par exemple, l'ordre de la poésie sans auteur est la manifestation d'une matrice d'ordre immanente, d'une puissance qui n'est pas pur chaos et pures ténèbres, mais puissance de mondes . Le verbe parle à travers le poète ; et cet ordre est créateur d'ordre . Ce n'est ni hasard ni automatisme, mais créalisme . De même, le masque posé comme fin de la personne existe en acte comme puissance, comme force qui va, et qui impacte très réellement le réel vivant .

Je vais aborder maintenant différentes figures du masque . Il y aura plusieurs textes .



Le masque de l'artiste


Le masque est aussi le signe de la douleur essentielle . Le masque est une figure du désir de reconnaissance . Vouloir être regardé, aimé, est le propre de la créature séparée qu'affole sa solitude essentielle, et son clinamen au néant . Pour relier et la solitude et le néant aux mondes, l'homme la peuple de symboles, de masques . Et il les met au devant de lui . Regarde-moi . En tant qu'image et ressemblance, il n'est que si un regard se pose sur lui, ne serait-ce que le regard de Dieu . Sans regard, que reste-t-il de l'être qui est image et ressemblance ? Mais l'être séparé n'est rien, est néant, et n'attire pas lui-même son propre regard . Le centre de la personne n'est-il pas l'abîme dévorant, le puits d'angoisse et de douleurs – et la boîte de Pandore, le Graal, corne d'abondance, un et mêmes ? Car la personne n'atteint l'être, la conscience et la félicité que par l'abandon complet de soi . Le masque concilie cet abandon à la préservation d'une face, d'une présence au monde et aux regards .

Sans masque il sait, il est conscient qu'en soi, le vide qu'il est ne peut être aimé . Ce qui peut être aimé, c'est ce dont il est l'image, l'Un . Rien est aimable que l'Être, qu'il n'est pas . Ce que j'aime et j'admire dans les créatures, c'est l'Un ou le signe de l'Un . L'Un dans les signes se montre et se dérobe "je veux dire que la chose apparaîtra et se laissera entrevoir, et qu'ensuite elle se dérobera ; car on dirait que telle est la nature de cette chose". L'Un n'est pas, est une chose qui n'est pas, insaisissable, et je ne peux aimer que des figures, des signes, des images de l'Un .



« Toujours il s'est passé ceci
De ce que j'aimai je n'ai joui
Je ne le ferais je ne le fis
C'est très sciemment que je fais
Tant de choses dont le cœur me dit
Tout est néant ».


La plénitude de la créature est l'écriture, l'amour de l'écriture, de chaque lettre comme baiser de sa bouche, des musiques, des couleurs et des parfums intimes des lettres . Car ce qui est nommé écriture, lettre, n'est autre que la plus grande généralité des signes . La splendeur elle même est un masque, un signe à interpréter . Ainsi la jouissance n'est-elle pas la plénitude, ne serait-ce que par son caractère d'évanouissement . Aussi est-elle recherchée, car elle est la nourriture de la vie la plus intense . La jouissance des mondes, des âmes et des corps est l'expression humaine de l'âpre désir de l'Être . Mais l'intensification consciente du désir essentiel ne peut éviter la confrontation aux puits de l'angoisse, à la nuit obscure, à la morsure de la murène parmi les tripes . La recherche de la splendeur se paye à prix d'homme . « Je suis noire, moi, filles de Jérusalem, le Soleil m'a brûlé... »

Comme par les gardes, comme par les filles de Jérusalem, ce prix a été jugé excessif par la plupart des hommes . Cette puissance primordiale, cette splendeur fait apparaître la vie humaine comme vanité, comme vacuité . Cette puissance est foudre, tonnerre, éclair . Quant elle s'abat sur l'ordre laborieusement mis en place par les fils d'Adam, par le travail et la sueur de leur front, elle le brise comme un fétu . Aussi les forces d'ordre ont-elle fermé l'accès à la puissance primordiale de l'Eden, mesuré le monde, et très naturellement, travaillé à la désymbolisation, à la fermeture des Livres . Aussi ont-elle appelé Satan la force primordiale de jouissance des mondes . Tel est le récit de William Blake, et voici pourquoi Blake écrit que tout vrai poète est du parti du Diable-comme celui qui a écrit le Cantique . Ainsi l'artiste, au sens de William Blake, avance-t-il masqué .

Rien ne m'appartient de ce qui est aimable en moi, malgré l'indéfinité du désir de reconnaissance . Le fond de l'homme comme artiste est le rapport, l'abîme entre le désir de reconnaissance propre à la personne, et l'illégitimité de ce désir . Là est la place du masque, entre indéfini désir d'amour et indéfinie haine de soi . Je me hais, je me hais avec fureur, c'est le fond de ma relation à moi-même . Entre les deux est la terreur d'être mis à nu, d'être privé de masque, d'être enfin vu comme l'usurpateur que l'on est si l'on se rend témoignage à soi-même . Le Maître a dit lui-même : je ne serais rien si je me rendais témoignage à moi-même...terreur d'être une déception insurmontable, atroce, définitive . Terreur de se voir au miroir de tes yeux un misérable objet de dégoût . Ainsi le sens le plus profond d'une œuvre est d'être un masque .

Alors je porte ce que j'aime au devant de moi, comme un voile, le masque . Un phylactère portant les Lettres . Pour ne pas te supplier : regarde moi, malgré mon infini néant, ma tristesse indicible . Regarde moi, voyageur égaré dans la nuit obscure, qui a longtemps marché accompagne de la haine et de la rage, et qui a soudain soif d'humanité . "Je suis maintenant l'un de ceux-ci, un banni et un homme errant loin des dieux, car je mettais ma confiance dans la Haine insensée." Tel le roi vêtu de ses ornements, dont la mort de la personne n'est rien, cette personne n'étant que le support du masque royal . Le Roi est mort, vive le Roi ! Le poète, le Barde ne dit pas autre chose . Regarde dans ma direction, que j'évoque pour toi la splendeur du monde . Que la splendeur du monde soit le masque de mon bannissement . Maïmonide . "Sur Râm et sur nasâ (élever)

"Râm est un homonyme pour désigner l'élévation du lieu, ainsi que l'élévation du rang, je veux dire la majesté, la noblesse et la puissance ; on lit, p. ex : "Et l'Arche s'éleva de dessus la terre"
(Genèse, 7 : 17) ce qui est du premier sens ; dans le deuxième sens, on lit, p .ex : "J'ai élevé l'Élu d'entre le peuple" (Ps 89 : 20.)"

De sa parole le Barde se revêt, de la splendeur indéfinie des mondes, des vies et des morts, de la femme, et de la douleur et de la mélancolie . Par son évocation il intensifie, exalte cette splendeur, comme le musicien exalte la splendeur toujours déjà présente de la musique, comme le parfumeur exalte la splendeur toujours déjà présente des parfums du monde . Il est sagesse, sapere, saveur des mondes, maître de la saveur des mondes, de l'âpre saveur de la vie, où tout est servi pour le banquet moderne, et où tout manque, où "ce qui manque ne peut être compté", et que même l'être puissant ne peut entièrement remplir, sans auparavant avoir la miséricorde de te faire passer par la mort, par milles morts .

Ainsi se forme la spirale intensificatrice du Barde et de la Muse : je désire en toi l'Un que tu désires, tu désires en moi l'Un que je désire ; comme un miroir, je te montre en toi ce que tu désires, et tu me montres en moi la Splendeur . Nos pensées et nos mots deviennent nôtres, et figures de l'Un, une synthèse de la merveilles des mondes dans des sphères de larmes .

Pour l'artiste, l'œuvre est-elle même un masque . Soi, le masque, l'œuvre, un et même . Wilde écrit : «Révéler l'art et dissimuler l'artiste, tel est le but de l'œuvre ».


Ainsi le masque est-il par excellence l'oeuvre de soi, l'art de soi-même comme Vivant.

Principes de guerre métaphysique lus dans un chewing gum, IV. Principe de l'innovation dissidente, ou principe d'écart.


(École de Fontainebleau)

Depuis la fin du moyen Âge, la plus grande part de l'innovation paradigmatique, la créativité de la pensée apparue en Occident est née en dehors des institutions culturelles officielles . La clôture institutionnelle rend la créativité marginale, car seule les marges ont la souplesse et la laxité nécessaire à l'innovation idéologique, sans compter la rapidité et la combativité du guerrier nomade que possède le penseur indépendant par rapport à la lenteur du bureaucrate . Enfin la survie dans les marges intellectuelles est si dure que la motivation et la puissance des marginaux apparaît souvent écrasante par rapport au doux ronronnement des notable institutionnels .

Que ce soient les humanistes par rapport aux Universités, les isolés comme Paracelse, les chirurgiens comme Paré, ou encore les chimistes comme Pasteur face aux mandarins des Facultés de médecine, la Réforme face à l'Église, les Lumières face aux universitaires, le rapport du faible au fort s'est lentement mais sûrement inversé à chaque fois . La puissance de création, la vérité, l'ironie ont à chaque fois littéralement écrasé l'infâme adversaire . Le processus commence très tôt . Voyez Dante . Voyez le grand style et l'érotique chez Pétrarque ou Boccace, chez Shakespeare, l'ironie mordante de l'éloge de la folie d'Érasme, le style de Voltaire, ou la crédibilité froide et têtue d'un isolé comme Machiavel . La comparaison est tout simplement impossible dans sa cruauté avec les œuvres issues d'institutions universitaires contemporaines, de ces œuvres libres d'attaches .

Je sais que des œuvres majeures, que des innovations intellectuelles majeures ont encore lieu dans les universités du XIVème au XVI siècle, mais même les plus puissants esprits doivent passer par les langues du peuple pour être entendus, et l'étranglement que produit l'accumulation indéfinie de commentaires et de normes aboutit à la condamnation d'un Maître Eckhart . La production idéologique institutionnelle a été enterrée, au sens propre du mot : elle est une langue morte réservée aux érudits .

Le facteur décisif, outre la créativité des marges, a été l'invention de moyens de diffusion indépendants et la formation de publics formés qui ne soient pas captifs des structures institutionnelles . L'imprimerie a permis à toutes sortes d'officines marginales de publier ; et ainsi, des publications par milliers ont pu apparaître ; un fatras, mais Rabelais, mais Montaigne, des gens qui n'eussent pu écrire au XIIIème siècle de la même manière, l'institution contrôlant la reproduction des manuscrits de beaucoup plus près . Luther s'est appuyé sur des laïcs cultivés et dissidents . Descartes a joué sur les deux tableaux, en latin et en français . Très peu de penseurs et d'auteurs d'envergure de l'époque moderne étaient institutionnels . Une majorité étaient financés par des mécènes, comme Kepler, ou aristocrates, ou médecins et moines errants comme Paracelse ou Rabelais .

La motivation des marges est indéfiniment plus grande que celle des propriétaires des stocks de connaissances officielles, capable de faire des maquettes de la métaphysique générale avec des allumettes et d'en résumer l'histoire en trois phrases dogmatiques . Ces êtres sont accidentellement artistes, ou philosophes ; ils le sont parce que c'est leur métier, ils pourraient aisément être autre chose . Ils sont des vivants biologiques de la classe moyenne avec la vie qui lui correspond . Ils sont aveugles aux antinomies modernes, et ne peuvent les vivre . Ils sont donc incapables de parler sérieusement des urgences des hommes modernes .

Ainsi, quand Luther parla du Salut, fut-il immédiatement entendu : la théologie était redevenue vivante . Luther ne parlait pas en latin dans le cadre d'une dispute prédigérée, morte ; il parlait à partir d'une expérience vivante, cruciale, de la peur de l'Enfer et de la recherche du salut à l'intérieur de son univers de civilisation . Arendt dit de même d'Heidegger, que par lui la philosophie était redevenue vivante .

Notre situation est analogue à celle de la Renaissance . Une part importante de la pensée moderne est une dissertation idéologique visant à la domination, ou une scolastique morte, tant dans la « phénoménologie » que dans la « philosophie analytique » . De très puissantes recherches ont lieu, entre autres dans le cadre de la philosophie analytique, dans le cadre de l'histoire de la métaphysique post phénoménologique (André de Muralt, J.F Courtine, Alain de Libéra...) ou de l'analyse de la mécanique quantique (Bernard d'Espagnat, Michel Bitbol...), mais elles sont si techniques et fermées que leur impact culturel est très assourdi . De multiples aspects de l'idéologie racine sont incompatibles avec la vie philosophique spirituelle ou artistique de manière implacable . A la Renaissance, la lourdeur technique de la scolastique rendait de plus en plus difficile son lien à la vie spirituelle et au salut de l'âme . De nos jours on assiste encore à une série de négations fonctionnelles mortelles pour la vie de l'âme, pour la possibilité non d'une pensée abstraite de son milieu de vie, mais pour une pensée et un art incarnés, invoqués dans le monde :

Négation substantielle de la beauté comme différenciation aristocratique au sein de l'être, comme la rose parmi les ronces, au profit de l'arbitraire du jugement de goût, qui assure l'arbitraire de la domination de l'art officiel, puisqu'aucune contestation n'est alors plus possible : le beau est défini par la parole puissante du dominant . Une telle "beauté"n'est plus intermédiation entre les hommes, fondation d'une communauté, comme un monument traditionnel, mais simple affirmation publique de puissance . Affirmation publique de souveraineté sur les critères du beau, donc dispositif pur et simple de domination, offert à l'imitation mimétique . Une telle construction de l'art en fait une fonction d'enfermement, l'équivalent symbolique d'une arme .

Négation de la particularité, du poids de la parole, du grand, du rare, du "haut" de l'ardent désir du haut tant désiré, de tout ce qui -nous- permet de vivre . La comptabilité quantitative de l'expression fait que la parole devient impuissante à dire . La mise en scène de la communication fait qu'elle est pesée non explicitement, mais en fonction de ses fins supposées, c'est à dire qu'elle perd toute crédibilité . Un maître de la parole n'est pas crédible, mais efficace, selon le schéma machiavélien . Ainsi le discours esthétique tend à se rapprocher du « management de communication d'évènement culturel », c'est à dire d'une figure de la vente . Mais un tel discours est impuissant à produire la jouissance esthétique, comme la pornographie est incapable de produire le plaisir érotique .

Négation de la souveraineté humaine, qui s'enracine dans la multiplicité des règles de référence, selon les peuples, les hommes, les mondes, les temps . Perte de la pluralité légitime des règles de référence et des mondes simultanés . La métaphysique de l'idéologie racine a pour conséquence l'application mécanique de la normalisation -ce que l'idéologie appelle la loi, sa loi-selon la totalité du temps et l'espace, au nom d'un universalisme vide . Négation conséquente d'une ritualité sacrée, que l'on veut interdire arbitrairement, comme la corrida ; négation d'une érotique, qui ne peut être pensée hors de cette diversité . De ce fait, le monde est enfermé dans la répétition mécanique de la règle, il devient une prison temporelle impuissante à produire l'ordre rythmique du temps qualitatif : notre monde devient celui de l'ennui absolu, résultat inévitable de l'application mécanique de la loi morale. Or la souveraineté est justement ce qui décide du cas d'exception, de ce qui est un cas d'exception, et de la règle qui s'y applique . Très clairement, le Système nie la souveraineté humaine, la dimension la plus haute de l'humanité . L'essence de l'homme, la liberté essentielle, ne peut plus être vécue en acte et en exercice : le monde de la réalité est un monde asservi .

Négation du sacré, comme mise à l'écart et état d'exception maximaux, écart légitime à la règle commune . Négation du temps sacré, du lieu sacré, de l'homme sacro-saint, de la hiérogamie . Toute mise à l'écart de la puissance d'assimilation du Système est condamnée comme "tabou" et "subjectivité", la perspective de l'idéologie racine revendiquant pour elle toute "objectivité" possible . La mise à l'écart des dispositifs de l'idéologie racine est purement et simplement interdite face à l'arraisonnement universel du Système . L'écologie moderne d'ailleurs, prétend réduire l'intensité de l'arraisonnement sans sélectionner, ce dont d'ailleurs elle n'a pas les moyens conceptuels . Or il s'agit d'admettre des domaines complètement à part, des autres mondes . Et des maîtres, des hommes de puissances capables de bouleverser les murs de la prison du Système, donc de dépasser complètement les bornes de la pensée "normale". Sans la volonté de reconnaître des maîtres, aucune direction durable ne peut être suivie .

L'ensemble de ses négations mettent en question les fonctions vitales de tout homme noble : l'esthétique, la sagesse, la justice, et la puissance qui les relie . L'enjeu est la survie même de l'humanité supérieure, et la guerre métaphysique devient une évidente nécessité . C'est une conscience que certains hommes ont pu développer . De tels hommes peuvent avoir la détermination de fer de qui lutte pour sa vie même . Face à de tels enjeux, la coalition des savants et des artistes est possible .

La Hollande, par ses libres publications, a été le centre des publications nouvelles, y compris fictivement (par de fausses mentions imprimées), pendant presque toute l'époque moderne . L'imprimerie a réalisé la levée des freins institutionnels à l'innovation tant qu'elle a été une industrie morcelée, artisanale. L'idéologie officielle de l'Église et de l'Université a été laminée par des auteurs extérieurs, marginaux . Ce processus a duré du XVI au XVIIIèmes siècles .

Puis la concentration éditoriale et les directeurs de collection liés à des institution ont permis un retour relatif au principe de clôture, net jusqu'aux années 90 du XXème siècle . Ce retour du principe de clôture n'est pas que négatif, car il permet l'élaboration spécialisée de problématiques hautement abstraites pour spécialistes, comme le montre l'histoire très riche de la logique formelle et de la philosophie analytique aux XIXème et XXème siècles . Mais ce puissant essor risque aussi de produire une scolastique hypersophistiquée mais sans prise sur la réalité et la civilisation, les scolastiques contemporains ayant redécouvert avec goût le XVème siècle ou Damascius . Il convient de voir que le World Wild Web change profondément la donne .

La révolte contre l'idéologie racine et la levée des freins institutionnels sont de nouveau pleinement réalisées, avec des conditions analogues . L'édition papier peut être le fait d'une petite structure, et surtout la diffusion par le net se fait sans frein, au grand dam des autorités, comme autrefois les publications hollandaises . La blogosphère est notre nouvelle Hollande . La pression des idées nouvelles va, de manière quasi inévitable, monter, s'organiser, réduire l'idéologie racine à l'état de vestiges . C'est une question vitale, individuelle, et collective, dans un champ extrêmement rude et concurrentiel . Le politiquement correct n'y a simplement aucune chance, comme un Diplodocus dans une couvée de loups . C'est exactement analogue à la situation du marxisme léninisme officiel à la fin de l'URSS, le progressisme rationaliste et républicain ne tient que par les hochets de plus en plus minables qu'il peut distribuer à des hommes de plus en plus vides et ternes, alors qu'il est aussi mort que le Dieu vu par Nietzsche, et indéfiniment plus corrompu et malodorant . Je ne peux douter que l'idéologie racine, qui montre des signes évidents d'étouffement et de vieilles se, ne vive ses dernières années . C'est devenu elle, l'infâme à écraser . Vae Victis !

Il serait absurde de croire que cette grande charognerie intellectuelle va déboucher sur la restauration d'idée anciennes . Des pensées nouvelles au contraire vont apparaître . Dans ce cadre nouveau de communication, la marchandise n'est plus le livre, ou l'écrit, mais l'auteur lui-même, ou plus exactement sa vie ; non sa vie, mais le Récit de sa vie . Plus même, c'est sa chair qui est le premier matériau . Ainsi la lutte doit s'appuyer sur deux piliers, et même trois, et même quatre .

Une idéologie de fer, de combat, tel est le premier pilier ; elle est le bouclier qui permet de se protéger du souffle du dragon . Une créativité collective réelle, un tissage d'artistes, de poètes et de pensées, une créativité exigeante à l'extrême, non feinte, car l'art et la vérité sont le retour au contact avec la puissance, puissance clivée par la moraline ; et ressentir le souffle de cette puissance nous relie à elle plus qu'aucune parole . Un Récit qui est l'incarnation de la révolte, comme le Montparnasse d'Apollinaire, ou la fuite de Rimbaud . Ces trois premiers piliers ne peuvent vivre que dans un collectif s'auto-organisant avec euphorie et désir du grand midi . Une image qui est la vie même, le brasier réel où s'enracine la vie du Sage .

Sans vivre dans le feu, sans mourir, le phénix ne peut renaître, et nous ne verrons pas notre Renaissance.

Viva la muerte!

Ode à la dissolution de la lune.


(Loris Gréaud)


Sur le dur flanc du nuage soudain
Il luna
Les vapeurs de la lunaison
S'évaporèrent comme sur le fil de la lame de métal grise
Des visions
Du nuage
Des merveilles de larmes s'enlunent
En cercle
Autour des ténèbres nuageuses floues pareilles à
Des œillades
éperdues.

En éclats les paroles rassemblent
Une identité
Quand elles tressent un histoire unique
Ainsi soit-elle
Blune en lunaison
Orante du serpentement des doigts réunis par
La parole élevée comme une brume infime
D'intensité
Un feu follet qui cligne
De l'œil sur
Les marécages de l'âme

Le poème pousse comme l'arbre nourri
D'humus
l'homme s'assimile à la terre
Et de roc dans l'entrelacs
L'obscur de mon âme se mêle à l'obscur des forêts
Le nuage enluné pleure la rosée céleste
Larmes de la séparation
Immémoriale

La floraison des arbres épanche de noires visions sous la lune
Tes cheveux sont une fontaine sombre où j'ailerais reposer mes ailes
La sève pousse les branches au delà des mondes sublunaires
La rosée m'enivre m'enlace en spirale d'une danse d'abîme
Ta bouche où mon cœur se noya
Le vent des souffles tempête avec colère
L'homme feuille
De ci
De là
rit
pleure
de ses tours
Sur l'abîme invaincu

Mage enroule les temps passés dans la feuille
Les caractères se désassemblent comme les os dans l'humus mais
Le Verbe évoque
Le seul nombre qui ne peut être un autre
L'océan d'éternité
L'archange
La goutte de sang bue sur la circulation du sein

Et
Le
Silence
Inévitable
Des
Mo(r)ts
S'élève










Étoile de l'Alliance I Sur l'entrelacs de mélancolie et de schizophrénie dans la civilisation européenne, ou la dissociation comme principe dynamique.


(Beatus de Liebana)


La symbolisation naît à la racine de l'absence, comme le chant naît du silence . Le signe, le sémiotique, est l'index pointé vers l'absent ; il se substitue au signifié . Mais il permet l'implication du monde en moi par la présence du signe, et par l'absence du signifié . Ainsi par les mots le poète évoque le monde, un monde absent-précisément l'être du monde moderne qui file vers le néant comme file le pouls d'un agonisant . Le temps des crépuscules est le temps des poèmes du jour, ou le temps des poèmes de la nuit .

La question ontologique est fondement, racine intime de toute la vie que nous essayons de saisir par les mots . Si le signe n'est qu'une ombre sans signifié, juste pointé vers un signifiant fuyant à l'infini dans le système sémiotique de nos mots, des mots de la tribu, alors le verbe n'invoque rien, le verbe est fiction et arrière-monde . Le poète creuse l'abîme entre un réel dépourvu de sens et l'âpre désir de sens qui porte l'homme . Ajoutons même que dans l'idéologie racine, le puritanisme ontologique triomphe, puisque le désir est le principe même de l'erreur et de la tromperie de soi-même, selon l'idée même de la pensée du soupçon . Et justement le soupçon et le doute sont alors maîtres de vérité . Nous aurions même tendance à penser que plus une proposition est répugnante, plus elle est vraie, et plus elle interroge nos mécanismes de défense devant un réel révoltant par nature .

Je montrerais au contraire que le désir est le maître du savoir, et que le doute n'est pas une méthode particulière d'établissement de la vérité .

Le réel dépourvu de sens qu'évoque la pensée du soupçon n'est autre qu'un réel constitué d'objets physiques indépendants, le monde des choses de l'idéologie racine, celui évoqué par Borges dans l'histoire de l'éternité . Un monde fait d'objets en nombre défini dans un espace fini connaîtrait à coup sûr l'éternel retour du même . Le fond de l'éternel retour n'est autre qu'un monde fini, et susceptible d'être compté . Il est le monde des états de choses, un monde réduit en faits . Or le temps est justement l'indéfini, la puissance à l'œuvre dans le fini . Par exemple, le seul être humain défini-définitivement est le mort . Le réel dépourvu de sens est irréel, il est le rêve de l'idéologie racine comme processus d'aveuglement et d'obscuration .

Héraclite dit : Le dieu qui est à Delphes ne montre ni ne cèle, mais fait signe . Le signe, l'index ou le regard pointé, est la seule monstration possible de l'insaisissable . Le signe, en tant que substitut vide, est manque et tristesse, mais infiniment plus que l'absence pure non symbolisée, qui est souffrance sans expression . Le signe pointe vers un signifié, c'est à dire écarte la thèse de la folie, selon laquelle le signe provient d'une projection de l'interprétant humain, qui pose un objet isolé comme un signe d'étant autre que l'objet pris comme signe, et autre que le sujet interprétant, par reflet de lui-même dans son imagination, son délire .

Dans l'ontologie moderne, le poète délire . Dans l'ontologie d'Homère, le poète évoque la puissance des dieux avec tremblement . Et si le signe pointe vers une objectivité, vers un monde, alors le signe est aussi la trace tangible d'une voie d'accès, comme le Chérubin au glaive de feu qui garde le paradis terrestre, le jardin d'Éden .

Un monde dépourvu de sens est un monde fragmenté, où rien n'est lié par nature, où la fumée n'est pas signe du feu, la trace sur l'estran trace d'un passage, la lettre trace d'une pensée . Un monde où le signe, par sa part de non-être, n'est pas du tout . Mais le non-être pénètre l'être, la puissance envahit l'acte, des être porteurs d'un vide sont des places où s'abriter des tempêtes des mondes . Le signe est un être qui parle d'un autre, et cet autre qu'il pointe, n'est pas lui, mais il peut s'y substituer dans des figures analogues aux figures du monde . La métaphore n'est pas une figure littéraire, mais un dévoilement et une invocation .

Il demeure que dans le monde pensé par l'Âge de fer, le poète est très exactement dans la position du fou, qui regrette une absence d'un inexistant, selon les propos de Zizek . Il peut même se réclamer à divers titres de la folie .

Ce texte n'est qu'une mise en perspective de pensée . Cependant, ces perspectives me semblent nombreuses .

Selon la règle de l'analogie, tout "bas" est à l'image et à la ressemblance de quelque archétype, selon l'archétype d'Adam, fait à l'image et à la ressemblance de Dieu ; ou encore, de la règle de la Table d'émeraude : tout ce qui est en haut est comme ce qui est en bas . La règle indique hiérarchisation et exténuation descendante d'une structure analoguon d'un analogué premier et principal . Premier désigne l'ordre du temps et ses analogons, comme notre calendrier ; et principal désigne un rapport analogue hors du temps, une principauté, la principauté d'un Ange . Ange n'est pas ici à penser à l'image d'une personne, mais d'une puissance principiante située au point de fuite des horizons des mondes, qui multiplie les reflets . Après Dogen, on peut donner l'image de la lune indéfiniment analoguée dans les gouttes de rosée de la Steppe .

Les maux de l'esprit et de l'âme de l'homme individuel connaissent des formes hiérarchisées . Les formes supérieures sont constituantes de l'humanité de l'homme, les formes inférieures sont des maladies, au dernier degré organiques .

Comme l'ontologie entre directement en ligne de compte pour la définition de la psychose - puisque la notion de "principe de réalité", d'"adaptation au réel"fait appel à la notion ontologique de réalité, il s'ensuit que la définition la plus banale de la psychose, et du délire, est liée directement à l'ontologie de l'idéologie-racine . L'ontologie n'est pas du tout questionnée dans la plupart des oeuvres psychanalytique, y compris en ethnopsychiatrie, où la règle habituelle est "on fait comme si", et non "l'ontologie de ce peuple est vraie", même quant il semble relever de l'évidence qu'un sorcier, par exemple, obtient des résultats matériels tangibles de son activité . "Comme si" et "suggestion", "construction de la réalité"... pour les autres, les barbares, mais notre réalité moderne vide n'en repose pas moins sur ces piliers, "comme si", et "suggestion". Par exemple, considérer Hölderlin comme malade, et non frappé par un dieu, relève non de la science, mais de l'ontologie, et en général les "spécialistes" n'y connaissent rien de rien .

Il a été posé qu'il existait une mélancolie essentielle (peut être faut-il l'appeler spirituelle, mais non), et analogue à celle-ci, d'une puissance ontologiquement inférieure, la mélancolie ou dépression réactionnelle . La mélancolie essentielle est la source vive du gnosticisme, et de la poésie, là où la dépression n'est que plainte plus ou moins articulée . La mélancolie essentielle est le vécu d'un puits d'angoisse rempli de bile noire, et reliée directement à la séparation du principe qui afflige toute créature, et à la séparation du moi et du non-moi qui fait être le monde, et sur l'horizon duquel se lève cet astre lunatique qu'est la personne . La mélancolie est donc un sentiment obscur et mal identifié, puisque la perte est indéterminée ; mais elle s'effectue dans une psyché relativement construite autour d'une identité . En soi, cela conduirait à poser que la classification de la mélancolie parmi les psychoses résulte des a-priori ontologiques de l'idéologie racine sur l'unicité du monde, monde des choses, et que dans une ontologie plus compréhensive posant une indéfinité de mondes, la mélancolie serait une névrose propre à l'homme noble . William James fait l'hypothèse que le même appareil psychique peut produire plusieurs identités, et que celle qui surnage sur la mer des possibles est maintenue par les corsets de la société et des proches-et je le crois plus près de la vérité que personne . N'est-il pas un auteur de l'agrégation de philosophie ?

Il est posé ailleurs que la schizophrénie est une psychose opposée à la mélancolie . La première thèse implique que la schizophrénie doit connaître une forme archétype, et ses diverses formes pathologiques plus ou moins organiques . Or le fondement de la schizophrénie est la dissociation . Mais cette dissociation, loin d'être vécue comme une blessure et une perte pour une identité, et donc d'être ressentie comme le manque de quelque chose dans le cadre d'un ontologie de la chose-là où il s'agit ontologiquement d'un lien et d'un signe-est vécue comme la dissociation de l'identité même de l'égo. Il existe à l'évidence un mythe archétype traditionnel de ce morcellement terriblement douloureux, s'accompagnant d'anxiété massive : c'est le mythe d'Isis et d'Osiris . Là où la mélancolie est la perte du lien entre le moi et le non-moi, qui sont issus d'une Union originelle et originaire, la schizophrénie ajoute une perte du lien entre les parties fonctionnelles du moi, un clivage radical-mais qui peut s'accompagner d'une conservation du lien entre ces parties et le non-moi . Il n'est pas élucidé de savoir si le morcellement schizophrène est plus grave que la séparation mélancolique.

Les positions de l'esprit de l'homme, en tant que constituantes de l'humanité, sont des essences qui se retrouvent dans les symboles des principales civilisations . Ces positions n'ont rien d'idiosyncrasiques, ou personnelles, et c'est pour cela qu'elle sont universelles, en tant que puissances et principes d'humanité pour chaque homme noble . L'ordre humain est lui même analogon d'ordres célestes, ou archétypes . La perte des puissances principiantes d'ordre est une perte d'unité, l'unité étant la forme, et la quantité d'individus la matière . La conséquence inévitable de ces considérations est que la dissociation ne frappe pas que les personnes, mais aussi la civilisations .

Notre âge, l'Âge de fer, est par excellence l'âge de la dissociation . Le progressisme est la rupture de l'unité du passé et de l'avenir ; l'éclatement de l'Empire au profit des nations, puis des communautés, puis des micro-communautés est la dissociation politique ; l'individualisme idéologique et le nominalisme des formes ontologiques de dissociation . L'unité supérieure des deux sexes est perdue . Le corps est opposé à l'âme sans recours .

Enfin, la dissociation touche au spirituel quand l'héritage traditionnel de l'Europe, l'entrelacs des anciennes alliances adamique et noachique du paganisme ancien et du judaïsme mosaïque dans le christianisme-à travers les figures d'Abraham et de Melkitsedeq-se scinde, et que certains veulent purifier le christianisme de son héritage juif, comme Simone Weil, ou purifier le paganisme de son héritage chrétien, ce qui est une forme de folie qui brise le cycle de la Tradition, et brise encore le lien originel de la dette de l'homme envers Dieu et envers son frère, que retrace le mythe de Caïn .

Le monde européen souffre d'une schizophrénie essentielle .

Âge de la dissociation, notre âge est celui que Jakob Taubes appelle l'époque de la guerre civile mondiale . En réalité, cette volonté de purifier ceci ou cela résulte d'une impuissance de l'interprétation des textes sacrés-par exemple, chez Simone Weil, d'une lecture littérale unidimensionnelle des textes sur la vengeance divine, en oubliant que l'ennemi est d'abord en soi, et que la séparation moralisatrice de soi comme "bon" et des autres comme "barbares" est une illusion du narcissisme .

Cette dissociation qui frappe la culture européenne se traduit par des massacres, par la volonté d'exterminer ceux qui sont identifiés d'un coup comme les ennemis . Les guerres de religions inaugurent les crimes du XXème siècle, cette capacité à trouver l'ennemi à côté de soi, cet aveuglement à l'ennemi en soi qui est un symptôme de la folie européenne . La puissance de la nostalgie de l'unité provoque une fuite en avant de recherche de substituts d'unité, comme la race ou la nation, qui sont en réalité des facteurs aggravants de dissociation ; et l'anxiété qui naît de la dissociation est ainsi instrumentalisée au profit de son aggravation . Mais la recherche d'unité a aussi produit un Pic de la Mirandole, un Guénon, des hommes capables de penser l'unité de la Tradition européenne, et même de la Tradition tout court, comme un principe de départ .

L'antisémitisme est un des symptômes les plus éclatants, les plus évidents de cette volonté de rupture du cycle de la Tradition . Le fond de l'antisémitisme est lié à la perte très ancienne de l'idée de l'héritage et de l'Alliance, qui a fini par devenir une perte radicale, et dont le caractère démoniaque est éclairé par le leitmotiv du journal de Goebbels : nous avons coupé les ponts . Ainsi notre monde a-t-il pu se couper de toute source vive et devenir le bloc errant, obscur, haineux que nous voyons . Une nef des fous.

Dans les cycles du temps, il existe une analogie intime de notre époque et de la Renaissance. Nous redécouvrirons la perpétuité des Alliances . Ainsi se justifie le titre du livre clef de Stefan George, l'Étoile de l'Alliance.

J'invoque pour clore le symbolisme de l'Arche . L'arc en ciel ferme le cercle des mondes au dessus de l'arc qu'est l'Arche. Ainsi se forme le cercle des Alliances . Ainsi se conserve l'héritage immémorial, qui est le céleste pays et la grande amitié.

Guillaume IX, frère du soleil noir- aperçus métaphysiques sur l'amour et la mort comme racine du poème.


(Jacques Roubaud, Les troubadours : anthologie bilingue , Seghers . Jérôme Bosch, ou le monde résumé dans l'aimée . )
Je reprend le message précédent, car le commentaire qui suit ne peut se comprendre sans lui.

« Le comte de Poitiers fut un des plus courtois du monde et des plus grands tricheurs de Dames, bon chevalier d'armes, et généreux dans les affaires d'amour ; il sut bien trouber (écrire des chants) et chanter. » Telle est la mémoire de la chronique.

Il écrit des vers longtemps rêvés.

«Toute la joie du monde aux pieds de la Dame si nous aimons (…)
Que Dieu me laisse vivre tant que j'ai les mains sous son manteau... »


Le comte fut aussi l'homme bifrons, à deux visages, être avide, violent, joyeux et gai.

« Il fut audacieux, preux, et d'un caractère extrêmement joyeux. Dans ses plaisanteries les plus variées, il surpassait même les plus plaisants histrions » (…) « ennemi de toute pudeur et sainteté »(...) il se vautra tellement dans le bourbier des vices qu'on aurait pensé qu'il crût le monde gouverné par le hasard et non par la providence »...Sa maîtresse principale était surnommée Dangerosa. A l'évêque qui l'excommunia, il dit : « je te hais certainement au point de ne pas te considérer digne de ma haine... »
(Extraits de divers chroniqueurs)

Mais aussi ce penseur d'exception qui se laisse deviner, ce frère dans la pensée du vide qui résonne tant dans la mélancolie des Europes mortes.

Le vers de pur rien, énigmatique joyau de la poésie chevaleresque, cantique de l'insaisissable, et image des déchirements du cœur :

Je ferais un vers de pur rien
Il ne sera ni de moi ni d'autres gens
Il ne sera ni d'amour ni de jeunesse
Ni de rien d'autre
Sinon qu'il fut composé en dormant
Sur un cheval.

Je ne sais quelle heure je suis né
Je ne suis ni joyeux ni triste
Je ne suis ni sauvage ni familier
Et je ne sais être autrement
Je fut doué la nuit par une fée sur un mont haut.

Je ne sais quand je fut endormi
Quand je veille si on ne me le dit

A peu ne m'est le cœur parti
d'un deuil de cœur
Et j'en ai moins souci
Que de fourmi
Par Saint Martial


Je suis malade et je crains mourir

Je n'en sais que ce que j'entends dire
Je cherche un médecin à ma fantaisie
Je ne sais lequel
Il sera bon s'il me guérit

Sinon mauvais.


J'ai une amie, je ne sais qui,

Car je ne l'ai jamais vue
Elle n'a rien qui me plaise ou pèse

Et ça m'est égal

Je n'ai ni Normand ni Français,
En ma maison

Je ne l'ai vue et je l'aime fort

Et je n'ai rien eu d'elle, elle ne m'a fait aucun tort
Si je ne la vois pas je m'en trouve bien
Tout ça ne vaut pas un coq
J'en connais une noble et une plus belle et qui veut plus.


Je ne sais le lieu où elle vit,
Si c'est en montagne ou en plaine

Je n'ose dire combien elle me blesse
Et je m'en tais.

Je m'attriste qu'elle reste ici

Quand je m'en vais.


Le vers est fait, je ne sais de qui
Et je le transmettrais à celui-ci
Qui le transmettra par un autre
A Poitiers
Pour qu'il me transmette de son étui
La contre clé.

Et enfin il fut saturnien, homme de l'amertume essentielle.

« Toujours il s'est passé ceci
De ce que j'aimai je n'ai joui

Je ne le ferais je ne le fis

C'est très sciemment que je fais
Tant de choses dont le cœur me dit
Tout est néant ».

Que Dieu me laisse vivre tant que j'ai les mains sous son manteau...


Je ne sais le lieu où elle vit,
Si c'est en montagne ou en plaine
Je n'ose dire combien elle me blesse

Et je m'en tais.

J'ai laissé tout ce que j'aimais, la chevalerie et l'orgueil.


Ainsi fut-il, prédateur moqueur, dispensateur de blessures, mélancolique à jamais errant, et blessé et enfermé dans des lieux de silence, selon l'ordre du Temps.

Commentaire :

Ces textes exercent une fascination obscure, mais sont du trobar clus, volontairement hermétique, d'où l'allusion à la clef. Au delà du sens à décrypter, et donc volontairement crypté par l'auteur, réside le sens qui naît quand le Verbe devient support de méditation, d'imagination active . Cette méditation d'imagination active, ou prière méditante, prière en ce sens que l'âme se tait et s'exténue pour n'être plus que forme et écoute du Verbe, est l'essence du commentaire le plus élevé de textes le plus souvent traditionnels. Sans cette dimension la plus haute, les sens les plus bas, et tout particulièrement le sens littéral, sont fermés . Car ce n'est pas le sens littéral qui ordine le sens spirituel, malgré l'inversion scientiste qui pose qu'un philologue obtus peut mieux saisir l'insaisissable sens d'une lectio divina qu'un sage spirituel . C'est le sens spirituel qui ordine tous les autres sens, et donc le sens littéral .

De ce fait, les Rabbins mystiques, ou un Origène, ont mieux compris le Cantique que tous les philologues modernes, et leurs prétentieuses critiques "historiques", ou "internes", comme si de telles gens pouvaient fixer les limites de l'interne, de l'interprétation légitime, et de la surinterprétation . Toute interprétation valable est sur-interprétation, poursuite de l'interprétation ascendante, qui dévoile le sens impliqué, mais ne le crée pas . L'amour humain essentiel que dessine le Cantique est analogué de l'amour divin, de l'ivresse divine, ce que savent toutes les traditions issues d'Abraham . Et ce qui peut être dit de l'amour de Dieu, de l'ivresse solaire des mystiques, peut être dit des fidèles d'amour . C'est pour cette raison que les commentateurs de Guillaume d'Aquitaine qui se sont appuyés sur la via negativa pour le comprendre, ont pu rendre intelligible le poème .

Guillaume IX est le modèle du trobar . A ce titre, il porte le soleil noir de Saturne, comme Yvain porte le Lion, la folie caniculaire . Il le porte, et porte donc la figure de Janus, c'est à dire la part d'ombre qu'évoque Nietzsche lui-même .

Bon chevalier, gai compagnon, avide de tous les plaisirs, il l'est ; mais non par nature, mais tendu comme un pont de cordes sur l'abîme . Il connaît mieux que personne les contradictions, les déchirements de l'intériorité, les masques, les mensonges à soi-même .

« Toujours il s'est passé ceci
De ce que j'aimai je n'ai joui
Je ne le ferais je ne le fis
C'est très sciemment que je fais
Tant de choses dont le cœur me dit
Tout est néant ».

Son rire, sa gaité sont aspirés par le vide, mais cela est enfermé dans le labyrinthe de son coeur . Il se vautre dans le vice et passe pour ce qui sera plus tard appelé libertin, en aspirant à une pureté inaccessible . Il sait obscurément que ceci est destin, et grandeur . De toute façon, il n'y peut rien, c'est une fatalité destinale qui le distingue des autres hommes, l'heure de naissance, et un don, don de fée sur un mont haut, c'est à dire une puissance magique impersonnelle-il ne sera ni de moi...composé en dormant sur un cheval- et un don d'exception malgré la douleur qui l'accable .

Je ne sais quelle heure je suis né
Je ne suis ni joyeux ni triste
Je ne suis ni sauvage ni familier
Et je ne sais être autrement
Je fut doué la nuit par une fée
sur un mont haut.


A la maladie de sa naissance, à cette habitation du monde aux frontières incertaines du rêve et de la réalité des autres hommes :

Je ne sais quand je fut endormi
Quand je veille si on ne me le dit

Guillaume IX n'a comme médecin que l'amour qu'il chante . Il est entre le masque du guerrier solide comme le roc, indifférent aux femmes avec lesquelles il joue, plein de fantaisie hautaine, et le coeur obscurément accablé, en crainte de mort .

A peu ne m'est le cœur parti
d'un deuil de cœur
Et j'en ai moins souci
Que de fourmi
Par Saint Martial.

Le poète alors introduit avec une finesse exceptionnelle la contradiction entre son personnage princier, guerrier, -par Saint Martial-superbe, méprisant, un être dur comme le tranchant d'acier carburé d'une épée -j'en ai moins souci que fourmi, tout cela ne vaut pas un coq- et le silence qu'il s'oblige à garder sur sa mélancolie, sur son accablement, sur son amour . Et il l'introduit sur la distinction entre ses amours . En voici la première figure :

J'ai une amie, je ne sais qui,
Car je ne l'ai jamais vue
Elle n'a rien qui me plaise ou pèse
Et ça m'est égal(...)
Je ne l'ai vue et je l'aime fort
Et je n'ai rien eu d'elle, elle ne m'a fait aucun tort
Si je ne la vois pas je m'en trouve bien
Tout ça ne vaut pas un coq (...)

Passage magnifique, déjà . Guillaume met en parallèle le plaise et le pèse, le je n'ai rien eu d'elle, et elle ne m'a fait aucun tort . Ainsi la relation d'indifférence, le jeu du chevalier, les maîtresses nombreuses, la vie du prince . Ainsi sans puissance de peser, de faire du tort, cela est néant . La légèreté mélancolique n'est pas une légèreté d'essence, elle est un désir de légèreté . C'est toute la noblesse d'un peintre de cour de faire ressentir l'abîme indéfini du rire d'un être noble . La même manifestation peut occulter des différences essentielles .

C'est très sciemment que je fais
Tant de choses dont le cœur me dit
Tout est néant
»

Et voici la deuxième figure :

J'en connais une noble et une plus belle et qui veut plus.

Je ne sais le lieu où elle vit,
Si c'est en montagne ou en plaine
Je n'ose dire combien elle me blesse
Et je m'en tais.
Je m'attriste qu'elle reste ici
Quand je m'en vais.

Inconnue, elle aussi . Mais surtout celle qui blesse, et attriste, et dont on n'ose parler . Très clairement, aimer est donner à celle que l'on aime une puissance redoutable, qui est celle de blesser, de blesser de grave et profonde blessure . L'ambivalence est alors puissante et facteur de puissance, entre donner la vie et donner la mort . Cette puissance redoutable ne peut qu'être illusoirement enchaînée, puisque l'amour essentiel plonge ses racines au coeur de la liberté essentielle, dans la puissance des fondements des mondes . Et la puissance ne peut être appropriée par l'homme, sinon par les charmes de la magie, à prix d'âme . Tout grand seigneur qu'il soit, le poète doit s'attrister qu'elle reste ici quand je m'en vais .

Mais sans cette puissance de blessure, sans cette tristesse, l'amour n'est pas . C'est à grand danger que l'amour essentiel peut être l'objet d'une quête. Je dirais que ce danger est celui de la mort intérieure, et que le poète offre un caractère chevaleresque qui résonne avec le "la mort est l'essence de la Voie" du Hagakure. Ainsi se colore cette parole : "heureux les pas de celle qui viendra m'annoncer la mort" . Nous avons exténué le sens des représentations de l'amour équipé d'un arc, dès l'antiquité : l'arc est arme de guerre qui inflige de profondes blessures, qui tue . La chanson dit : autant rester dans son lit couché en attendant une balle perdue .

L'amour est doublement à l'origine du poème, du trobar . En tant qu'absence, silence, il est le lieu où s'enracinent le symbole et le chant . Je n'ose dire combien elle me blesse et je m'en tais. Muev (muet), mutus, muthos, ont la même racine, et désignent le lieu d'enracinement du symbolique, et de l'enchaînement des mots en récit . Le mythe, le poème ne sont pas des fantaisies,mais l'âpre l'effort de dire cet indicible, de le symboliser, de le présenter par des masques . La blessure ne peut être dite sans mettre en cause la liberté essentielle, sur laquelle repose la puissance d'amour . Elle doit être soufflée, comme par le frôlement d'une aile, mais au fond rester énigmatique . Ainsi le texte n'est-il pas ce qu'il apparaît : c'est là l'essence du trobar clus .

Ensuite, pour l'homme-je parle d'être humain- frappé de ce mal de silence et d'absence, le monde s'ordonne sémiotiquement sur l'abîme, et tout étant, toute image, tout parfum, toute musique deviennent une métaphore de l'aimé . Ainsi dans les versions les plus anciennes de Tristan, les pleurs de Tristan quand à la chasse, il voit un corbeau tué d'une flèche dans la neige . Le noir du corbeau lui rappelle ses cheveux de corbeau, le rouge la blessure de sa bouche et de ses joues, la neige la blancheur scintillante de la peau . Alors les larmes lui viennent au yeux du souvenir de son amour .

Là est la puissance originelle de toutes les métaphores, du chant qui s'élève vers la lune . Le Cantique est riche de ces métaphores indéfinies, de cette femme assimilée à un pays, à des collines, à la douceur du vin, à mille images, goûts, parfums .

« À ma jument qu’on attelle aux chars de Pharaon
je te compare, ô mon amie.
(...)
Tandis que le roi est dans son entourage,
mon nard exhale son parfum.
Mon bien-aimé est pour moi un bouquet de myrrhe,
qui repose entre mes seins.
Mon bien-aimé est pour moi une grappe de troëne
des vignes d’En-Guédi.
Que tu es belle, mon amie, que tu es belle !
Tes yeux sont des colombes.
Que tu es beau, mon bien-aimé, que tu es aimable !
Notre lit, c’est la verdure.
Les solives de nos maisons sont des cèdres,
nos lambris sont des cyprès.
Je suis un narcisse de Saron,
un lis des vallées.
Comme un lis au milieu des épines,
telle est mon amie parmi les jeunes filles.
Comme un pommier au milieu des arbres de la forêt,
tel est mon bien-aimé parmi les jeunes hommes.
J’ai désiré m’asseoir à son ombre,
et son fruit est doux à mon palais.

Il m’a fait entrer dans la maison du vin ;
et la bannière qu’il déploie sur moi, c’est l’amour.

(...)Que tu es belle, mon amie, que tu es belle !
Tes yeux sont des colombes,
derrière ton voile.
Tes cheveux sont comme un troupeau de chèvres,
suspendues aux flancs de la montagne de Galaad.
Tes dents sont comme un troupeau de brebis tondues,
qui remontent de l’abreuvoir ;
toutes portent des jumeaux,
aucune d’elles n’est stérile.

Tes lèvres sont comme un fil cramoisi,
et ta bouche est charmante ;
ta joue est comme une moitié de grenade,
derrière ton voile.
Ton cou est comme la tour de David,
bâtie pour être un arsenal ;
mille boucliers y sont suspendus,
tous les boucliers des héros.

Tes deux seins sont comme deux faons,
comme les jumeaux d’une gazelle,
qui paissent au milieu des lis. »


Le monde se résume, s'implique en intériorité brûlante, en cette figure de l'aimée . Telle est la racine puissante de la métaphore, cette absence que creuse le désir indéfini . Ainsi cet amour est-il puissance de monde :"Toute la joie du monde aux pieds de la Dame (...)". Là est aussi le monde comme deuxième Livre chez les auteurs marqués par l'absence . Ainsi le souvenir de Jérusalem dans le psaume, ou le Cantique de frère soleil de St François . L'analogie entre la poésie d'amour mystique et la poésie d'amour des troubadours n'est pas superficielle, elle relève d'une analogie au sens le plus constitutif de mondes qui peut être signifié . Cela est une position qui n'a rien de personnel, elle est strictement traditionnelle .

Guillaume est malade, car il désire hautement, indéfiniment, ce qui l'écorche si durement qu'il craint de mourir, ce dont ouvertement, avec son orgueil chevaleresque, il passe son temps à se moquer, à se défendre .

Face à ce noir pouvoir de tristesse, de blessure infinie, le bouclier du chevalier est justement là : « Il fut audacieux, preux, et d'un caractère extrêmement joyeux. Dans ses plaisanteries les plus variées, il surpassait même les plus plaisants histrions » (…) « ennemi de toute pudeur et sainteté »(...) il se vautra tellement dans le bourbier des vices qu'on aurait pensé qu'il crût le monde gouverné par le hasard et non par la providence »

C'est à grande douleur, c'est très sciemment que le poète traîne, comme l'Ecclésiaste, sa chair dans le vin, dans le bourbier des vices . Car il doit taire et maîtriser la blessure secrète de cet amour invivable, solaire, qui le porte à la folie . L'amour de l'insaisissable, non de celle qui cède au chevalier et au prince, mais celle que son masque brutal ne peut séduire, et dont la distance, et la tristesse approfondissent paradoxalement la nécessité d'être un libertin cynique, cruel et moqueur . De même, Guillaume IX avait fait peindre le portrait de sa maîtresse dans son bouclier, disant avec mépris que puisqu'il la couvrait de son corps, son image pouvait bien le protéger .

"Toujours il s'est passé ceci
De ce que j'aimai je n'ai joui
Je ne le ferais je ne le fis"


Tout cela couvre, protège le pur rien, ce seul nombre qui ne peut être un autre, l'unique . "Pas de série pour le nombre Un : le trépas, père de la douleur, rien avant, rien de plus."C'est cette puissance de douleur, de blessure, qui rend possible le fol amour . C'est aussi la source vive de la nostalgie.

«Toute la joie du monde aux pieds de la Dame si nous aimons (…)
Que Dieu me laisse vivre tant que j'ai les mains sous son manteau... »

Telle est l'essence de l'amour qu'invoque le poète : né d'un immense et accablant désir de retour propre aux fils d'Adam, il est abîmes et sommets, liés par l'origine, sous le soleil noir de la mélancolie essentielle, tristesse et angoisses ravageuses qui broient le coeur et l'esprit, et aurore des mondes de l'âme que tant tiennent pour des mythes, tant ils sont fermés à la douleur .

« Mon âme est triste jusqu'à la mort (...) »telle est ce cercle que parcourt la joie, cette joi secrète des anciens poètes . Le parcours symbolique du cercle de la vie et de la mort : telle est la voie . Et parfois l'âme est concassée, comme par la pression souterraine des rocs . Ce qui est terrifiant, c'est que l'on ne peut pas savoir, avant de commencer à respirer, si l'écrasement de l'immense angoisse aura une fin .

Mult a appris qui beaucoup ahan! Et Vive la mort!

In mémoriam Guillaume IX d'Aquitaine, un frère du soleil noir, grand seigneur méchant homme.

Jacques Roubaud, Les troubadours : anthologie bilingue , Seghers.

« Le comte de Poitiers fut un des plus courtois du monde et des plus grands tricheurs de Dames, bon chevalier d'armes, et généreux dans les affaires d'amour ; il sut bien trouber (écrire des chants) et chanter. » Telle est la mémoire de la chronique.

Il écrit des vers longtemps rêvés.

«Toute la joie du monde aux pieds de la Dame si nous aimons (…)
Que Dieu me laisse vivre tant que j'ai les mains sous son manteau... »


Mais le comte fut aussi l'homme bifrons, à deux visages, être avide, violent, joyeux et gai.

« Il fut audacieux, preux, et d'un caractère extrêmement joyeux. Dans ses plaisanteries les plus variées, il surpassait même les plus plaisants histrions » (…) « ennemi de toute pudeur et sainteté »(...) il se vautra tellement dans le bourbier des vices qu'on aurait pensé qu'il crût le monde gouverné par le hasard et non par la providence »...Sa maîtresse principale était surnommée Dangerosa. A l'évêque qui l'excommunia, il dit : « je te hais certainement au point de ne pas te considérer digne de ma haine... »
(Extraits de divers chroniqueurs)

Mais aussi ce penseur d'exception qui se laisse deviner, ce frère dans la pensée du vide qui résonne tant dans la mélancolie des Europes mortes.

Le vers de pur rien, énigmatique joyau de la poésie chevaleresque, cantique de l'insaisissable, et image des déchirements du cœur :

Je ferais un vers de pur rien
Il ne sera ni de moi ni d'autres gens
Il ne sera ni d'amour ni de jeunesse
Ni de rien d'autre
Sinon qu'il fut composé en dormant
Sur un cheval.

Je ne sais quelle heure je suis né
Je ne suis ni joyeux ni triste
Je ne suis ni sauvage ni familier
Et je ne sais être autrement
Je fut doué la nuit par une fée sur un mont haut.

Je ne sais quand je fut endormi
Quand je veille si on ne me le dit

A peu ne m'est le cœur parti
d'un deuil de cœur
Et j'en ai moins souci
Que de fourmi
Par Saint Martial


Je suis malade et je crains mourir

Je n'en sais que ce que j'entends dire
Je cherche un médecin à ma fantaisie
Je ne sais lequel
Il sera bon s'il me guérit

Sinon mauvais.


J'ai une amie, je ne sais qui,

Car je ne l'ai jamais vue
Elle n'a rien qui me plaise ou pèse

Et ça m'est égal

Je n'ai ni Normand ni Français,
En ma maison

Je ne l'ai vue et je l'aime fort

Et je n'ai rien eu d'elle, elle ne m'a fait aucun tort
Si je ne la vois pas je m'en trouve bien
Tout ça ne vaut pas un coq
J'en connais une noble et une plus belle et qui veut plus.


Je ne sais le lieu où elle vit,
Si c'est en montagne ou en plaine

Je n'ose dire combien elle me blesse
Et je m'en tais.

Je m'attriste qu'elle reste ici

Quand je m'en vais.


Le vers est fait, je ne sais de qui
Et je le transmettrais à celui-ci
Qui le transmettra par un autre
A Poitiers
Pour qu'il me transmette de son étui
La contre clé.

Et enfin il fut saturnien, homme de l'amertume essentielle.

« Toujours il s'est passé ceci
De ce que j'aimai je n'ai joui

Je ne le ferais je ne le fis

C'est très sciemment que je fais
Tant de choses dont le cœur me dit
Tout est néant ».

Que Dieu me laisse vivre tant que j'ai les mains sous son manteau...


Je ne sais le lieu où elle vit,
Si c'est en montagne ou en plaine
Je n'ose dire combien elle me blesse

Et je m'en tais.

J'ai laissé tout ce que j'aimais, la chevalerie et l'orgueil.


Ainsi fut-il, prédateur moqueur, dispensateur de blessures, mélancolique à jamais errant, et blessé et enfermé dans des lieux de silence, selon l'ordre du Temps.

Nu

Nu
Zinaida Serebriakova