Le détour du réel . Des sciences des philosophes et de la sagesse des gnostiques .


(Ivan Aguéli)


L'Être - et les hommes le parlent à travers des concepts comme l'espace, le temps, le récit de la vie humaine qui s'y déroule collective-individuelle - produit sans trêve de l'excès ; il est sans doute possible de dire que l'ensemble de la vie humaine est une organisation, une retenue, une fortification face à l'excès sous toutes ses formes, qui le menace de destruction . L'homme, et plus encore son ego, est un vestige menacé de dislocation, face à des puissances déchirantes qui le surplombent, loin d'être le maître tout puissant du réel que l'idéologie nous vend . Il est puissance de déchirement organique, face aux obscurités, aux chemins de la maladie et de la mort, qui traversent son corps, de sa chair et de son sang ; il est puissance de déchirement de lui-même, par le désespoir, par le désir, par la folie qui le frappe en plein soleil – et enfin l'homme vit dans des mondes qui peuvent l'écraser, quand bien même il rêve de les maîtriser – l'ensemble confus de ses projets et de ses rêves peut s'achever sur du sang dans les selles, comme le dit Coetzee .

Excès est une notion construite, relative à la position de l'homme face à la possibilité universelle, qui est le nom le plus lucide de l'être . Si je pars de l'hypothèse d'une personne construite par les héritages et les enseignements d'une communauté humaine, dont l'identité et la mondéité, le moi et le non-moi sont partagés dans un sens exaltant la destination de l'homme, capable d'enseigner dans un temple connais-toi, toi-même, la quête de la sagesse a un sens reconnu par la communauté des hommes . Il s'offre à la personne les perspectives d'une vie comme d'un complexe de voies, comme d'un ensemble de choix cruciaux déterminant l'ensemble de la vie d'un homme aujourd'hui et dans l'avenir, mais aussi dans ce monde et dans les autres mondes .

Les choix de la vie, que l'on le veuille ou non, ont une perspective d'éternité ; et l'athée qui prêche la vie éphémère dans la jouissance du monde -avant de se pencher vers l'Éternel retour comme caution spirituelle la plus haute du matérialisme de l'éphémère - se situe par relation à l'éternité autant que le moine contemplatif qui ne veut qu'elle . Il se pourrait que chacun représente une polarité quelque peu simpliste, d'ailleurs, que l'athée militant soit plus proche du moine que du gnostique : mais cela n'est pas le lieu d'y penser .

La vie apparaît comme un complexe de voies ; et il semble que des choix puisse être faits, doivent être faits . L'homme cherche son orient ; et la société humaine propose alors des voies plus ou moins coercitives parmi lesquelles il peut plus ou moins choisir .

L'homme moderne, qui est orienté par les lourdes mécaniques d'orientation professionnelles de la gestion politique des ressources humaines des États développés, a tendance à rire sottement des voies des sociétés traditionnelles, qui par exemple posent le mariage non comme le libre choix des sentiments, mais comme l'imposition d'un état dans la société ; mais ce rire devrait simplement se rappeller que l'état de « salarié », qui est posé comme un libre choix contractualisé par relation à des goûts et à des aptitudes personnelles, n'est certes pas plus réellement choisi que l'état de "mariage" antique . Le temps, d'ailleurs, fait les choix à notre place, si nous ne les faisons pas ; et tous ces jeunes qui, dans le flottement qui suit l'enfance, refusent de s'intégrer à la société y trouvent fatalement une place, au pire en prison, ou dans une tombe . Les cas de maintien durable du refus sont authentiques, mais rares, très rares – et certes d'autant plus nobles . Bernanos disait qu'une vie humaine réussie est une vie qui est restée fidèle à la droiture et aux refus de l'enfant ; et ces paroles sont les plus sages que puisse offrir le révolté, avec le souvenir de la fuite de Rimbaud, ou de l'errance de Dante à travers l'Europe .

Si la vie dans ses départs apparaît comme un ensemble de choix, de décisions, de déterminations face à un excès de possibles incompatibles en vertu du principe de contradiction – selon l'analogie de l'espace, je peux aller dans une direction, mais je ne peux aller dans toutes les directions – et si je renonce à aller, je ne renonce pas à décider ; décider de ne pas décider est encore une décision . De plus, le besoin, et la pression des autres hommes, ne me permet pas de rester indéfiniment dans un lieu . Que l'on y songe, le simple sous-système de l'impôt foncier en argent est pour les puissances du Système une obligation de participer – une puissance de police déterminante qui a anéanti nombre de peuples qui souhaitaient se tenir à l'écart dans les siècles passés . En exigeant un impôt en argent, on exige la participation aux échanges en argent ; et si vous arguez de ne pas pouvoir payer, on s'autorise une enquête approfondie à votre égard, des conseils, et si nécessaire la répression et la saisie .

Ayant à se déterminer sur le monde, la philosophie est l'idée lentement dégagée d'une recherche de la vie humaine bonne, du souverain bien, plus tard du bonheur . Et comme il paraît rationnel en matière de choix de ne le faire que bien informé, comme un général s'informant des routes où faire passer son armée, il paraît rationnel à la démarche de la philosophie de s'enquérir du réel . Dans l'Antiquité comme de nos jours, l'homme peut tenir compte plus ou moins des dieux dans sa vie, et dans l'antiquité tardive, se convertir ou non à une religion posant des cadres et des exigences puissantes dans son existence .

Si tel chemin passe dans des marécages dangereux, je dois l'éviter ; s'il passe dans l'Éden, je dois évidemment le rechercher...Nous transformons le monde : chacun de ces mots renferme des abîmes sémantiques, et autant d'interrogations. Comme disait Nietzsche, la grammaire comporte des dangers : qui est "nous" ? "Nous" peut-il "agir" ? Qu'est-ce qu'"agir" ? Qu'appelle-t-on "transformer" ? Qu'est-ce que le "monde" ? Si le Dieu des chrétiens est, il est sage au philosophe de se faire chrétien ; mais la question préalable est celle de « l'existence de Dieu » . Alors le philosophe peut se poser la question « Dieu existe-t-il? » .

Si X est, alors je dois faire Y...telle est la formule de départ de la problématique de la philosophie qui se tourne à la recherche du réel . C'est à dire que la recherche du réel est un détour par rapport à la question essentielle de la vie bonne – la philosophie peut ainsi devenir un savoir constitué de discussion de « problèmes ontothéologiques », puis aujourd'hui, dans certains aspects de la philosophie, un analyse des problèmes de compréhension humaine des théories scientifiques . Le détour, il faut le dire, est devenu l'essence . Et sans doute le détour est-il devenu le divertissement de l'essence . La suspension du jugement dans l'attente d'avoir une information exhaustive est en effet nécessairement indéfinie . De ce fait, le philosophe ne choisit rien, et demeure dans l'accumulation indéfinie de savoirs .

Mener rigoureusement une vie bonne est exigeant, pénible, et arbitraire au moins en apparence . Une organisation comme une université ne pourrait se légitimer ainsi . Une organisation comme une université a besoin de développer, pour se légitimer, des ordres de compétences techniques . Une compétence technique est une compétence hautement spécialisée, distinctive, difficile à acquérir, mais qui peut être acquise par un entrainement . Un entrainement continu, sur des années, suppose un haut degré de soumission aux maîtres, ou une intégration très poussée des exigences du sous-système universitaire . Le développement de compétences techniques en philosophie, comme dans toute autres « disciplines » de l'université pendant des siècles est un développement fonctionnel non à la philosophie comme système de voies, comme vie, mais comme matière d'enseignement universitaire - il est très probable que la philosophie ne peut pas, dans son principe originaire de recherche de la sagesse, être une discipline plus spécialisée que respirer, parler, avoir une âme .

Le développement de compétences dites « techniques »n'entraîne pas de développement « technique » au sens moderne . Il est clair que le sens des termes doit être clairement distingué, qu'il y a là une homonymie . La technique, et les compétences de « l'enseignement technique » sont de l'ordre du faire dans un cadre de production – la technique est étroitement corrélée aux nécessités humaines d'affrontement du monde de la réalité, du monde matériel, pour ses besoins, en guerre, en architecture, en production de richesses .

Les compétences techniques en philosophie sont de l'ordre de la maîtrise de problématiques auto-constituées dans l'architectonique de l'être logique, et dans la sémantique d'un discours – l'exemple typique en est « la querelle des universaux », ensemble de discussions sur des problématiques nées de positions par exemple sur l'être des généralités, comme l'être - chien des chiens, comparée à l'être de ce chien singulier . Ces problématiques ne sont ni gratuites ni arbitraires, et peuvent être très importantes . Mais étendues sur des siècles, elles ne peuvent immédiatement répondre à la question des choix cruciaux qui se présentent en un instant à un homme . Le caractère passionnant, à vrai dire le délice de ces études pour les meilleurs de ceux qui s'y adonnent ne doit pas faire oublier le caractère fonctionnel de la complexité technique des problèmes : un certain nombre de ces problèmes sont vides, mais demeurent discutés autant que ceux qui ne le sont pas . Sinon vides, du moins certains de ces problèmes tombent aux oubliettes d'un bloc quand tombe le système social qui les porte . Les difficultés de la médecine hippocratique ou de l'astronomie ptoléméenne ont été discutées autant que les difficultés qui ont permis la formation de la logique formelle moderne, puis la production technique de l'ordinateur . Les réussites ne doivent pas aveugler . Les difficultés des commentaires de Deleuze sur Lacan et de Lacan sur Deleuze sont, à une très haute probabilité, de l'ordre des difficultés formelles de la médecine hippocratique .

Le caractère fonctionnel de la compétence technique de type scolastique (scolaire) est d'assurer la soumission et l'enfermement indéfinis de ceux qui s'y soumettent, de permettre la clôture solide du sous-système constitué . Ce développement produit une réduction radicale de la complexité, en réduisant à un petit nombre les problèmes légitimes, qui peuvent être indéfiniment creusés . Les maîtres ne peuvent ainsi être mis en difficulté par des ordres de problèmes qu'ils, justement, ne maîtrisent pas . Pour le maître, un problème qu'il ne maitrise pas – dont il ne maitrise pas l'approche – est un grand danger symbolique, est la remise en cause de sa domination, de lui-même - et de son ego très souvent . La définition des problèmes est donc de l'ordre de la domination du maître et de ses élèves .

L'ordre des maîtres impose les problèmes légitimes, et condamne les problèmes illégitimes, c'est à dire construit un ordre favorable à sa domination incontestée . Cela se paye d'un autisme que la fermeture ne permet justement plus d'apercevoir . La rigidification sociale de la fonction de conservation et de transmission du savoir, la constitution d'une université rigide – de la rigor mortis – défini progressivement, organiquement, une scolastique . Il existe aujourd'hui une scolastique américaine, avec ses problématiques bien spécifiques, importée en Europe . Il existe une scolastique française . Voir MB Kacem (http://intercession.over-blog.org/article-mb-kacem-introduction-a-etre-et-sexuation-81336685.html) qui présente ses travaux à l'école normale supérieure de la rue d'Ulm, ce petit homme en chemisette bien repassée, à la voix douce, qui pose d'emblée que le monde se résumé à Lacan commenté par Deleuze, et Deleuze disant de Lacan, et Lacan disant de Deleuze qu'aucun commentateur de sa pensée n'est encore utile, puisque Deleuze l'a commenté – voilà un homme qui a écrit un livre entier, sur une série de huit gros volumes, pour expliquer sa rupture d'avec Badiou – cette réduction radicale de la complexité des mondes à l'opposition de la schizophrénie à la paranoïa vues par Lacan et commentée par Deleuze parmi des petits hommes sages et bien propres convaincus de participer à un événement historique de la pensée de gauche – cela est soit une scène de comédie humaine, soit, également, l'abîme effrayant du monde moderne – une négation par l'ignorance de toute existence d'autrui, de tout passé – le résumé du monde au miroir du narcissisme le plus radical présenté comme profondeur .

Dans le champ universitaire constitué par la maîtrise, une position philosophique est avant tout la poliorcétique d'une volonté de puissance . Comme Nietzsche l'avait noté de Kant, tout le vaste appareil conceptuel n'est là que pour défendre la morale et paraître inexpugnable : ainsi, de manière analogue, le concept de plurivers, cette notion typique née du champ philosophique, qui accumule les oxymores nées de la nécessité de concilier des maîtrises contradictoires . Le concept de plurivers projette sur l'univers la morale unitaire pseudo-pluraliste des genders studies et du deleuzisme, qui dit que la meilleure unité est la pluralité, et que la meilleure classification hiérarchiquement est celle qui ne classe ni ne hiérarchise d'ailleurs aucun objet à classer – et qui montre sans cesse que les appels à la tolérance de la pluralité ne peuvent tolérer d'autre pluralité que leur pluralité, selon une adoration idéologique de l'Un aussi sectaire que fondamentalement comique, et triste . L'orthodoxie idéologique moderne est « pluraliste » et définit monolithiquement une orthodoxie pluraliste et des hérésies non-pluralistes, sans même esquisser un sourire .

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La recherche philosophique du réel, (ou de la définition de la vérité, par exemple), est un détour, et devient un divertissement, si la quête du gué devient la voie elle même vers l'autre rive, c'est à dire le moyen d'oublier l'autre rive . Les problèmes techniques, même nobles et sublimes, sont des détours . L'enfermement scolastique fonctionnel de la pensée, ne cesse de se reconduire et de se dissoudre. – Par exemple, l'Université du XVème siècle avait développé une science logique très puissante, mais aussi une répression idéologique que l'imprimerie, l'humanisme, la réforme ont contourné, voyez les raisons de la fondation du Collège de France, permettre un enseignement sans certificats universitaires . L'enfermement scolastique est reconduit, mais de manière plurielle : il est plusieurs scolastiques fonctionnelles plus ou moins autistiques, mais collaborant au partage de la domination et de l'étouffement fonctionnel des puissances indéfinies de la pensée .

Nous continuons ce contournement, qui se présente, à la Renaissance analogiquement au présent cycle, comme retour vers l'originaire : quel était le problème de départ ? Comment vivre ? Ce problème est-il résolu ?

La vérité est que ce problème se pose dans des conditions extrêmement différentes que celles par exemple d'une société traditionnelle .

La vérité est que les contraintes du nouvel État industriel – il faut relire Galbraith, profondément syntone à Kaczinski – ne cessent de se renforcer sous les masques du libéralisme . L'augmentation de la complexité de « la gouvernance » comme les problèmes dits du « développement durable », c'est à dire les contradictions au bon fonctionnement du Système nées des limites à l'extensification et à l'intensification de l'arraisonnement des choses en vue de la maximisation de la production, ne vont pas diminuer ces contraintes, mais les aggraver . Le processus en cours est celui de la réduction fonctionnelle de la complexité auto-produite des sous-systèmes psychiques, c'est à dire de la réduction de l'âme humaine à n'être plus que fonction dans le Système de production, à en épouser les fins, à aimer ce destin de rouage et de mécanisme, destin de producteur rationnel et sérieux, et d'essence de l'homme comme être désirant dans l'horizon d'une ontologie unidimensionnelle, désirant des choses matérielles, d'être pour jouir de biens ; et à rejeter comme illusion mauvaise toute idée d'une autre vie, d'une vie indépendante de la maximisation de la production, ou du recyclage . Le lacanisme est un aspect d'une idéologie fonctionnelle quand il pose que tout désir sans objet réel est au fond sans objet, que la nostalgie humaine des autres mondes doit, selon le mot de Hegel (préface de la phénoménologie de l'esprit), se faire violence pour rester dans le désir des choses . Ainsi la mutilation est présenté comme grandeur, et l'aveuglement comme supériorité .

« Aujourd'hui, il semble que l'on ait affaire à une situation dramatiquement renversée, que le sens soit à ce point engoncé dans le terrestre qu'il faille déployer une violence identique pour l'élever au dessus du terrestre . L'esprit montre tant de pauvreté, qu'il semble, tel le voyageur dans le désert qui n'aspire qu'à une simple gorgée d'eau, n'aspirer tout simplement pour son réconfort qu'à l'indigent sentiment du divin . Et c'est à cela même dont l'esprit se contente que l'on peut apprécier l'importance de sa perte ».

Ce n'est plus le sentiment du divin dont se contentent les contents lacaniens, c'est le Nom-du-Père comme illusion acceptée, car les non-dupes errent...une pareille misérable portion issue d'un galimatias vertigineux . Cela même dont l'esprit se contente . Mais la lutte contre les discriminations, et la plupart des positions qui se présentent sous les aspects de la morale sont aussi des positions de l'homme fonctionnelles au Système, c'est à dire réductrices, et mutilantes pour l'intensité de la vie .

En tant que système de voies radicalement réduit dans la réalité offerte par le Système, la pensée libre ne peut se sortir d'une pensée du système social . Le problème originaire de la vie bonne comme choix pose le principe de la liberté humaine . Mais cette liberté s'exténue, tend insensiblement vers l'illusion . La refondation de la liberté humaine dans l'ordre de la Cité devient un autre détour tout aussi fondamental .

Détour fondamental, nécessaire, quand on peut lire dans la production idéologique officielle (l'officiel n'est plus la production d'État, mais la production fonctionnelle au Système) la libération a eu lieu, il nous reste à apprivoiser la liberté selon des mots écrits par Frédéric Nassif – je disais ça aux ouvriers chinois, d'ailleurs, ils adoraient .

Le Système des Lumières a en effet construit sa société d'abondance, aux yeux d'un journaliste de la presse magazine ; mais voilà, aucune de ses promesses de bonheur n'est réalisée . Le monde des lacaniens est le désert du réel, déchiré par la guerre, l'exploitation et le mensonge – un tigre de papier . La liberté a été réalisée, et il ne se passe rien . Plutôt que de remettre en cause le caractère ridicule et non-dialectique des espoirs des Trente Glorieuses, on voudrait nous dire que nous ne savons pas voir que tous nos espoirs sont réalisés...une fois de plus, dans les gaies scènes du théâtre de la « philosophie » moderne, entre les classes sociales sexuelles des Gender Studies et leurs campements scouts anti-domination d'été, les antispécistes et leurs mémères frustrées à chiens, et les lacaniens dupes non-dupes en quête de la jouissance eks-tatique de l'objet a, on voudrait pouvoir dire que le comique prédomine, si tous ces errants spirituels n'étaient profondément puritains, c'est à dire profondément sérieux, et prêts à brûler les sorcières, à recommencer des expériences médicales sur des sous-hommes pour protéger les bêtes, ou à rire de la naïveté des croyants, qui ne cessaient de commenter les écrits obscurs de maîtres manipulateurs comme s'ils étaient vrai, en dehors des écrits de Lacan .

Dans un ordre social tendanciellement totalitaire, la liberté humaine est excès, excès permanent ; et comme l'ontologie de l'Enfer au XIXème siècle encore servait à réprimer l'excès des désirs qui risquaient de produire des écarts chaotiques impossibles à réduire par l'homéostasie du Système, l'ontologie unidimensionnelle moderne joue un rôle fondamental de déni des voies possibles qui seraient toxiques pour le développement du Système . Ce qui est le plus fondamentalement toxique pour le développement du Système n'est plus le chaos du désir quand il s'exprime en dehors des espaces de production de richesses, mais assurément le désir d'ordre au delà de l'ordre matériel, et le désir de bien au delà des biens que le Système peut distribuer . C'est à dire que les hommes spirituels sont certainement ce que le Système compte de plus étranger, de plus radicalement opposé à son fonctionnement – il suffit de lire Guénon pour se rendre compte que le partage des thèses de cet homme, s'il devenait courant, serait aussi dangereux pour le Système que le christianisme pour la survie de l'ancienne Rome . Mais même le désir d'autonomie, de vie libre dans une nature sauvage de Kaczinski, liberté selon lui préférable à l'intégration asservissante dans le Système général, a suffit à produire une pensée du refus .

Il suffit en vérité de désirer ce qu'aucun objet ne peut satisfaire, aucun argent acquérir, pour se situer en excès par rapport au Système qui prétend accepter toutes les libertés et viser à satisfaire tous les désirs . De manière générale, pour rester conforme à l'idéologie de la liberté indéfinie que le Système est censé offrir, le Système est conduit à limiter chez les sous-systèmes psychiques (chez les personnes humaines appréhendées dans la perspective du Système) la capacité d'imaginer des désirs que le Système ne peut satisfaire, ou imagination ; donc à dévaluer l'imaginaire, et à qualifier d'illusion toute forme d'être qui ne serait pas une chose matérielle : ce processus, présenté comme un dévoilement de la vérité de l'être, est nommé désenchantement du monde .

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La question originaire est la question des voies ; et les voies ne sont pas seulement être, ou droit, mais puissance . La liberté humaine est antérieure et supérieure au droit, inaliénable et sacrée. Elle est puissance et fondement du droit, non pas fondée par lui .

La puissance est au dessus de l'être déterminé d'un monde . La nécessité unique, racine des mondes, est la puissance d'être ou de ne pas être, de faire être ou de ne pas faire être, de laisser être ou de faire cesser un être . La liberté humaine en est l'image, le miroir, et la seule Loi effective des hommes . Ses seules bornes sont celles de la puissance, soit qu'elle engendre, soit qu'elle détruise, soit qu'elle guérisse . Elle n'est pas personnelle .

La liberté n'est pas appropriable, ni définissable, ni saisissable : « tu ne sais d'où il vient et où il va » . Elle est force qui va, sans fin, et hors des jugements et des mots - ni utile ni inutile, ni instrument ni bourreau, ni bien ni mal ne peuvent être prononcés sur elle en vérité . Elle pose et dépose la fin, l'utile, le juste .

Elle est aussi nommée souveraineté, ou liberté essentielle .

A l'intérieur d'un ordre humain, la liberté essentielle est puissance de transgression de l'ordre . L'Être est puissance de transgression, d'éclair foudroyant les plus hautes colonnes de la loi . Cela même qui peut fonder peut détruire. Ainsi cette puissance de liberté est-elle terreur, et charge pour tout ordre humain .

Tout ordre humain se pose comme souverain, et nie en retour la souveraineté toute puissante qui le fonde . L'ordre humain est toujours plié – il repose sur un déni originaire, et sur un mensonge . L'épaisseur du mensonge s'aggrave dans les cycles du temps .

La puissance est creusement de l'angoisse des hommes d'ordre, des hommes qui s'involuent sur eux même pour régner sur leur propre asservissement . L'ordre humain ferme l'accès à la puissance pour assurer sa vie . Les actes des hommes se sédimentent, et deviennent les pierres de murs, ces murs qui ferment l'accès du soleil de l'Éden .

La structure de l'homme moderne est schématique . Par terreur de ses profondeurs, tout être humain moderne se clive de la puissance originelle qui sourd dans ses profondeurs . Le reste, nommé « conscience », pose ses règles déterminées comme Raison, et les vestiges du monde, le monde qui reste visible à la conscience est nommé« réalité » - les autres mondes nommés « imaginaire » . Cette structuration mutilée, l'homme moderne la nomme « santé », et le respect de cette structure « principe de réalité » . La conscience se pose comme fondement de la liberté qu'il redéfinit, comme volonté consciente d'un ego : cette liberté là, étroitement déterminée, n'est pas la liberté originelle.

Le monde de la « conscience » est un monde névrosé et inversé . La « Raison »est une idéologie irrationnelle en pratique, que même les logiciens ne peuvent plus garantir, pas plus que les physiciens ne peuvent plus garantir le « principe de réalité » . Pourtant elle reste, au fondement de l'ordre moderne, l'idéologie officielle du Système .

Le partage d'une structuration analogue de la psyché par la grande masse des hommes suppose la communication nécessaire, a-volontaire, de cette structure, et constitue une négation en soi de la « liberté » de l'ordre juridique - du Spectacle, spectacle de la liberté, et non liberté effective .

Le Spectacle est la liturgie toujours recommencée du règne de l'idéologie - l'acte de la fermeture du monde à la puissance .

L'homme est né libre, et partout il est dans les fers . L'homme construit ses propres prisons, comme l'araignée secrète sa toile . Tout homme a son kairos . Et tout homme qui ignore le kairos a son destin, qui s'écoule avec nécessité de la liberté originaire, tombée dans l'oubli, et toujours déjà présente .

Il s'efforce de construire, mais ses constructions l'asservissent . Il essaie de parler, de dire des choses nouvelles, mais les mots l'asservissent aussi, asservissent sa puissance de monde - il devient le perroquet de matrices sémantiques, même des siennes . Les sociétés accumulent des travaux, des dettes de toutes sortes, et finissent immobiles, surchargées de chaînes . L'évolution par accumulation de choses est l'évolution vers la mort .

L'asservissement est complet quand l'homme ne peut même plus imaginer d'autres mondes ; et c'est pourquoi la pensée est une puissance de retour à la liberté de la puissance .

Les hommes morts, ceux dont les chaînes sont d'or, se donnent pour de tâche de répéter l'inéluctabilité des asservissements, de clore les espaces de respiration de la pensée, de dissocier la pensée et l'être . Les hommes morts ne cessent de parler de respect, de maîtrise de la violence, de conserver, de rester immobile, de cesser d'imaginer, d'être concret . Ce qu'ils nomment concret est mort . Cette mort, est ce que les hommes de puissance nomment Système, Empire, ou Tyrannie .

Une personne peut de droit antérieur à tout droit possible, participer indéfiniment de multiples demeures, de multiples mondes . Ce droit s'entend intensivement, dans les multiples mondes, et extensivement dans un monde . L'éternité est faite de multiples demeures, que la puissance imaginale peut poser dans l'être . C'est la pratique de la liberté et le destin.

Les hommes morts effrayent et culpabilisent les vivants . Ils diffusent le puritanisme, la peur du désir, pour conserver l'immobilité . Les hommes finissent par identifier désir, imagination, et ce qu'ils nomment « sauvagerie », « barbarie » .

La peur de la violence est souvent la peur de son désir . Ce qui est nommé sauvagerie est trop souvent le surgissement de la puissance . Toute manifestation de la puissance est violence pour l'homme endormi dans ses asservissements . La plupart des hommes ont peur de leur désir, et l'écartent comme un cauchemar, un serpent, un cadavre . Car ce désir est accusateur – il les accuse d'être lâches, d'être morts, d'être tièdes, et bons à vomir .

L'homme de puissance est désir et force qui va . Pour la puissance, c'est un et même de penser et d'être . L'homme doit vouloir son désir le plus intime, l'assumer, et en vivre – il est son étoile en ce monde . Alors la souveraineté peut à nouveau apparaître – dans la personne, comme dans le monde .

Ces mots ne sont pas d'abord des concepts, mais les signes, les blasons communs d'une expérience commune de l'étouffement . Nous désirons la racine des mondes, l'Être . La racine unique des mondes, par delà le Bien et le Mal, est pour l'ordre humain chaos, sauvagerie et violence dans sa perspective . Les mots sont des actes . Les mots de la tribu sont les pierres de nos prisons . Aussi sommes nous des sauvages, des loups .

La liberté de choix dans un monde pré-donné et déjà construit est la liberté animale, celle des rats de labyrinthe, vendue par la tyrannie comme essence de la liberté. Le labyrinthe de la tyrannie est unidimensionnel.

La production de mondes de choix à partir de situations de désespoir, de marée montante de la Destruction, l'ouverture de voies est la liberté humaine . C'est le combat désespéré entre les mâchoires de la mort . Là où le choix, la liberté est absente, l'homme essentiel produit les mondes qui la produisent à nouveau . Le choix de liberté est déchirement et co-engendrement de la personne et des mondes, détermination, position et négation entrelacés, mort et résurrection .

Celui qui était avant le croisement des astres n'est plus celui qui foule le sol de ce rayon . Celui là est autre que lui-même.

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Le détour par le tout réel est une fausse évidence de la tradition philosophique, et cette évidence est nourrie du besoin des maîtres d'affirmer une maîtrise indépendante de la vie . La position du détour nécessaire par le tout réel suppose en effet qu'il existe un moi globalement déterminé, et des voies globalement déterminées à connaître, mais qui sont incontournables . Or l'ego et les voies qu'il peut prendre sont des positions auto-constituantes, c'est à dire que ni le pèlerin ni ses voies ne peuvent se connaître avant son parcours effectif – il faut partir avant de tout savoir, il faut partir d'un savoir partiel, d'un savoir énigmatique, ouvert à tous les vents . Le sage ressemble plus au nomade face aux espaces indéfinis qu'au bourgeois qui fait le recensement de ses biens . Il faut partir, car le monde ne cesse de fuir sous nos pas – celui qui attend sera emporté et dévoré par le temps sans avoir plus de protection que celui qui marche au long des falaises .

La logique du détour par le tout réel, la recherche de la vérité abstraite et sans vie, sans les mystères du sang, sans souffle, sans la puissance érotique, sans le sacré, sans la violence, sans le passage à la pratique, à la théurgie – cette recherche de détour qui amène Derrida à traiter toutes ces questions comme des marges de « la philosophie » – fait en réalité de l'essence de la philosophie la marge de « la philosophie » comme discipline universitaire . C'est comme la femme qui, en s'interrogeant indéfiniment sur son désir et le sérieux de ses engagements, reste indéfiniment vierge, et indéfiniment orientée vers le sexe . Le savoir du sexe s'éprouve, il faut le sentir comme odeur, comme goûts, comme inquiétude, comme désir déchirant qui envahi le monde – il s'éprouve de la bouche, des mains, de la peau, de la totalité de l'être . Il en est de même du savoir de la douleur, de la splendeur, du désespoir, de la victoire ou de la défaite atroce, et encore de même du savoir de la gnose, du lever du soleil dans l'âme ou du dévoilement des effets du voyage . L'être humain vierge ne peut dire grand chose de la splendeur de l'amour de la chair, comme l'homme sans esprit ne peut dire grand chose de sensé de la poésie, ou de la Vision .

Ce que tant de maîtres modernes n'hésitent pas à faire .

Le Hagakure est sage de pousser sans cesse au passage à l'acte . La sage est passage à l'acte, et pas attente indéfinie . Lorsque vous êtes décidé à tuer quelqu'un, ne laissez jamais la raison vous guider . « Je risque d'échouer si je charge l'adversaire de face . Il faut que je m'y prenne différemment, d'une manière plus détournée » autant de tergiversations qui vous feront perdre un temps précieux et affaibliront votre volonté première, ce qui le plus souvent, nuira à votre réussite . Le choix du samouraï est de foncer tête baissée sur l'ennemi, quitte à agir à l'aveuglette .

Alexandre a été supérieur à son maître Aristote, l'homme de la science de l'être en tant qu'être . L'être en tant qu'être est le détour par le tout réel de la philosophie, le début d'une formulation de problèmes standards, comme par exemple l'argument du troisième homme . L'homme en tant que puissance souveraine n'est pas déterminé, et il peut creuser ses propres voies, celles qui sont au delà de l'imagination de son époque . Alexandre a agit en tant que modèle du Roi ; mais Ibn Arabi a agit en tant que modèle du gnostique .

Que montre Alexandre ? Quand il arrive devant le nœud gordien, le problème scolastique par excellence, qu'il faudrait démêler avant de conquérir l'Asie, il sort son épée et le tranche . Il refuse les règles de son maître, et les règles du jeu . Il démontre que je suis le produit de mes actes, il se fait Alexandre le Grand – il fait la voie que personne n'avait imaginé avant lui . Luther ne débat pas des problèmes de la scolastique, il se sépare du Pape et de l'école – la discussion doit prendre fin, et tout appel à la discussion n'est qu'une manière infinie de tergiverser . Il est faux que tout soit discutable . En vérité, rien de ce qui est essentiel n'est discutable dans l'ordre de la sagesse comme dans l'ordre de la vision – soit la puissance de la vision ou du désir se partage entre les hommes parlant, et alors ils parlent sans argumenter ; soit la puissance ne se partage pas, et la discussion est un spectacle, une joute inessentielle . Seules les situations d'anamnèse, où un homme peut guider un autre au delà de ses préventions vers le retour au savoir sont des moments de discussion pleinement nobles, des banquets .

Poser le détour par la connaissance du vrai, cette antique tradition philosophique, est absolument vide face au détour de l'ordre politique totalitaire . L'attestation de l'Unique est infiniment plus puissante . La puissance est au dessus de l'être ; la puissance produit la vérité . La seule démarche légitime du maître de la sagesse est de lever les inquiétudes de l'inconnu chez le disciple, de lui permettre de s'engager dans un corps à corps amoureux avec les mondes .

S'il n'espère pas, il n'atteindra pas l'inespéré, car il est hors de quête et sans accès – Héraclite .

Face à la situation du monde moderne, il n'est plus de détour ou d'organisation humaine qui vaille . Il n'est que des veilleurs . Le veilleur, celui qui veille, qui veille avec désir, car le désir de l'homme fait lever le soleil .

Le soleil est le Miséricordieux, celui qui donne l'Aube .

L'homme est une négation pratique du réel . Le Hagakure dit : il n'est pas possible à un homme normal d'accomplir une tâche qui demande de la démesure . Nous avons une cause, et seule une cause peut être notre patrie dans un monde auquel nous n'appartenons que par nécessité . Devenir pur et simple et garder son mordant, sans poursuivre plus d'une cause (…) la poursuite d'une cause, sans devenir pur et simple, ne conduira jamais sur le chemin de la Voie .

Le Hagakure rejoint Marguerite Porète – il y aura toujours des universitaires pour brûler Marguerite, mais toujours le Maître proclamera la vérité de sa chair et du désir de son âme . Il est des fleurs jaunes éternelles .

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Zinaida Serebriakova