De l'immédiat et du signe dans les guerres intérieures .

(Fresque dionysiaque de Pompéi - photo Patricia Carles)



Videmus nunc per speculum in aegnigmate: tuc autem facie ad faciem . Saint Paul.

La question que nous nous posons – la question de la sagesse comme vie - est d'accéder à l'être et à l'existence immédiats à travers des médiations, et l'essence même de la médiation est la séparation entre le signe et ce dont il est signe . Le dieu qui est à Delphes, ne dit ni ne cèle, mais fait signe .

Pourquoi cherchons nous par la parole, par des médiations, à retrouver la réalité, la vie – sinon parce que nous avons commencé à comprendre que tout l'être était éloigné dans la représentation pour notre vie même – que c'était notre vie même qui se produisait, notre propre sang qui s'écoulait dans le vide sans fenêtre du spectacle ? Auparavant, la réalité puissante, omniprésente, dominait la fantomatique fiction ; maintenant, la fiction omniprésente rend réelle sa propre réalité – et la réalité sombre dans l'oubli, ou sert par fragments d'arguments de réalité pour le Spectacle . Ce qui n'est pas de la fiction – voilà les vestiges de la réalité qui nous sont offerts . La vie humaine devient fantomatique .

La Voie de retour vers la vie qui use de la pensée est paradoxale dans sa structure . Nous sommes envahis par le vide des signes, déprivés d'enracinement dans le réel de la vie – même quand nous essayons de retrouver cet enracinement par l'agriculture, le retour à la terre, l'aventure lointaine . La Voie dont je parle résulte du désespoir, et de l'impuissance . Et nous cherchons dans la brume dense des signes le signe qui répondra de lui-même, comme la pierre ou l'arbre ou le serpent répondent d'eux-même – comme résistance, et puissance . L'espérance ultime qui nait du désespoir est puissance . Sans l’espérance, vous ne trouverez pas l’inespéré qui est introuvable par l'effort, et inaccessible par aucun chemin . Ainsi, princes à la tour abolie, nous cherchons à saisir la puissance des choses qui sont et de celles qui ne sont pas .

Nicolas de Cues dit : le nom de la Ville n'est pas le chemin de la Ville . Des traditions ésotériques, qui sont des voies de remémoration et d'invocation du Nom, répondent : le Nom est aussi le chemin . Mais nous ne nous les examinerons pas pour l'instant, même si elles sont des réponses primordiales .

Ce qui est dit du nom et du verbe est vrai de toute médiation . Si l'Ange de la face est la forme de Dieu à l'aube de son apparition dans l'âme, parce que je ne peux accéder à la Toute Puissance sans forme sans immédiatement disparaître, comment l'Ange de la face peut-il mener à la contemplation de la puissance sans forme, alors même que la contemplation de la toute-puissance est un oxymore, puisque la contemplation suppose un sujet, un Autre, une limite ? . Le problème est celui de toute manifestation . Cela n'est possible que parce que ce qui est caché par le signe, par la maya, est infiniment plus que ce qui se manifeste – parce que la manifestation se dresse comme un cobra dressé sur la vacuité inconnaissable de la puissance . Je ne peux exister devant la toute puissance – telle est l'advaïta, la non dualité . Comment penser la toute puissance par les mots, y arriver par les mots ?

Il en est de même de la mort . Aucun mot, aucune pensée ne peuvent rendre la mort humaine, acceptable – pensable par l'ego . Cogito, ego sum ; en pensant, l'ego se pose comme existant dans une relation . L'homme qui se suicide manifeste son impossibilité à vivre encore, non un obscur désir de mort, ou un instinct de mort . Il ne faut pas se laisser tromper par les mots : on ne désire pas la mort, par ce que la mort n'est pas un objet, et qu'on ne peut pas dire « je suis mort » sans être quelque part vivant . Mort, où est le je pour désirer? Je ne peux pas me penser mort . Dans le sommeil profond, où est l'ego ? L'ego, la mort et le sommeil profond sont des frontières du pensable et du dicible . Heidegger dit : « on » meurt, mais comment dire je meurs ? Je peux dire : je suis mortel...préparer ma pensée à la mort, au renoncement, par des exercices spirituels – mais même la plus puissante discipline ne peut m'éviter, le moment venu, le risque de la révolte et de l'affolement – le Hagakure le rapporte pour des samouraïs entrainés, comme l'Évangile rapporte le hurlement du Christ à sa mort . La mort reste un abîme au delà des mots . Toute Voie de transformation, qui comprend la mort, de multiples morts, reste une atroce souffrance, reste terreur, sang, étouffement . Toute Voie est pour le vivant dérive vers la nuit obscure, l'affrontement du dragon avant l'ivresse caniculaire du Loup . La mort reste la mort dans tous les mondes – pour le dieu lui-même .

Comment, à travers la parole, peut – on arriver à l'être ? La réponse traditionnelle de l'apophatique est : c'est impossible, parce que la parole ne peut désigner que des étants, mais échoue à dire l'être . La parole n'a plus de prise sur l'essentiel, et c'est justement l'essentiel qu'il s'agit d'atteindre . Ce qui reste possible, c'est de cerner des indicibles . La parole la plus puissante est celle qui invoque, c'est à dire celle celle qui dessine la sphère dont le centre est partout, en tout lieu de tous les mondes, et la circonférence nulle part . Il est également vrai de dire, dans la perspective spatiale d'une quête, dont tout point de la manifestation est un point de sa circonférence, et dont le centre n'est nulle part, dont le centre est le sommet de la ligne des montagnes de l'horizon . Mais là où la parole, ou le dessin, peut m'indiquer un itinéraire dans l'espace – il n'est d'itinéraire que métaphorique vers le centre de la Roue, sur lequel veille le Serviteur de la Roue .

Ce qui demeure, c'est que l'invocation, la circonscription du feu indicible et insaisissable n'est pas la construction d'arrières mondes qui servent à condamner ce monde, mais bien plutôt l'intensification méthodique et consciente de l'être de ce monde . Comprendre que l'être même puisse être l'objet d'une intensification ici et maintenant – que l'existence humaine puisse être, sans pour autant être quantifiée, plus ou moins intense, comme les abysses du ciel peuvent apparaître plus ou moins bleues, plus ou moins aveuglantes, presque noires au grand midi – est comprendre que le temps et l'espace ne sont pas des vacuités uniformes qui contiennent des choses, mais passent par des cycles – comprendre que le temps est cyclique, comme le l'espace lui-même est cyclique . Comprendre que le temps est cyclique est bien plus que de comprendre la proposition qui l'énonce . Admettre la cyclicité de l'espace, un espace dessinant des plis et des replis sur lui-même, est sortir de l'idéologie racine .

Le temps est cyclique . Cela signifie que la même teinture imprègne une même époque, même dans des œuvres humaines, ou des phénomènes non-humains ; cela signifie qu'il apparaît des temps déterminants, des kairos, des instants cruciaux, où se prennent les décisions des siècles futurs, et de longues périodes qui fonctionnent de manière déterminées sur les bases posées en un instant . Une pensée, une œuvre qui n'a pas encore rencontré l'esprit du temps est impuissante ; le rencontre-t-elle qu'elle devient le fondement d'un monde .

Ainsi les premiers libertins érudits, les puritains du XVIIème siècle qui articulèrent des thèmes des Lumières que l'on retrouve jusque chez Pascal furent des marginaux en leur temps ; en 1776, en 1789, ces idées séculaires et méprisées déferlèrent sur le monde, et devinrent pour des siècles l'idéologie officielle de puissants États . Cela signifie que l'histoire des conceptions du monde ne peut que très partiellement reconnaître ce principe de base de l'idéologie racine, le « je pense ce que je veux » qui fonde la croyance en la liberté de conscience . Non, je ne pense pas ce que je veux, parce qu'il est une logique, une syntaxe, une sémantique, un vocabulaire, qui parlent à travers moi le plus souvent . L'homme est le plus souvent perroquet ignorant des matrices idéologiques de son temps ; et dans son ignorance, il croît en un ego souverain qui déciderait de chacun de ses mots . Illusion à l'intérieur de l'illusion générale .

Les opinions humaines sont des jouets d’enfants . L'apparition d'une authentique aube de la pensée humaine est rare, coûteuse, et semble souvent sans auteur déterminant, sinon par masques . Pour prendre l'exemple mineur de Darwin, son époque était grosse de la théorie de l'évolution – et c'est bien pour cette raison que d'autres auteurs se sont manifestés, et que la théorie a connu un succès foudroyant, grâce à sa stricte conformité avec l'idéologie du siècle . C'est cela même, les cycles temporels . C'est poser qu'une pensée est une puissance toujours déjà présente, qu'un penseur n'invente pas, mais construit de briques, dévoile, selon les cycles du temps .

La cyclicité de l'espace est encore plus difficile à saisir pour un esprit moderne . Elle signifie que des structures spatiales analogues se répètent à différentes échelles, telles l'approche de la sphère ou de la spirale, mais surtout que l'espace est qualifié – qu'il est des espaces plus intensément vivants pour l'homme que d'autres, tels les sites des villes, ou les lieux sacrés qui se répètent sur des millénaires, malgré de longues périodes d'abandon . La complexité de la géographie traditionnelle ne peut être abordée ; ce qui est à souligner, c'est que les lieux où soufflent l'esprit sont des lieux de l'espace vivant de la vie de l'homme, où tu peux marcher, marcher pieds nus dans la terre, l'humus riches d'odeurs de mousse et de fleurs . Bahir, livre de la clarté, 31 : Où est le jardin d'Éden ? Demanda Rabbi Amoraï . On lui répondit : sur la Terre . Telle est la réponse décisive au Nietzsche de la Généalogie de la morale, et à tous les répétiteurs de l'idée que la puissance des mondes d'En Haut est une négation de la vie, et une séparation de l'homme d'avec lui-même . Le puritanisme est résolument absent des grandes traditions humaines, qui exaltent les puissances de vie . Il se pourrait que cette posture de l'héroïsme moderne qu'est l'athéisme soit le relevé de menton spectaculaire qui voile la lâcheté et de la peur de la transformation par le feu . Ce qui est en bas doit être comme ce qui est en haut (…) sont une œuvre unique de l'Un, dit la Table d'émeraude . Le Kairos est le Ciel sur la Terre, ici et maintenant . Toujours tu es, au jardin de Poliphile, l'icône aux yeux d'onyx en bas relief sur la fontaine . Le chèvrefeuille, la rose et le jasmin l'entourent comme une ronde de ménades - et j'y trempe mes lèvres comme un baiser, un coeur unique se vivant de tous les mondes - Tu fouleras la terre de Jérusalem, voilà ce que disent les sages des temps .

La notion nietzschéenne d'arrière monde est à la fois une dégénérescence moderne de l'Autre Monde et une réalité de la religiosité dégénérée des modernes . L'arrière monde est une neutralisation de l'Autre Monde en tant qu'intensificateur de ce monde . Le Kairos, c'est le Ciel sur la Terre, ici et maintenant – et pas la condamnation de ce monde . Le Cantique des Cantiques est une exaltation de l'amour des hommes, dans le temps et dans l'espace, et un dépassement de ces déterminations - le miroir de l'amour humain comme image des puissances divines – ou encore, le jeu, la danse des puissances célestes sur la terre, dans la ville, sur les collines, dans la poussière et la sueur . Dieu donne le vin, la rosée, le sang et le souffle aux mortels – ainsi que l'ivresse, et l'extase des ménades et des poètes . Dieu aime la fumée des sacrifices et boit le vin, le sang répandu des guerriers, comme le sucs des fleurs et des amoureuses .

L'Un et le monde sont Un, dans le feu . Ce monde (cet ordre du monde - cosmos), le même pour tous, aucun des dieux, aucun des hommes ne l'a fait, mais toujours il a été, est et sera, feu toujours vivant, allumé selon la mesure, éteint selon la mesure . Le surnaturel n'est pas un monde séparé du monde naturel, il est une profondeur, il désigne les abîmes du monde naturel, toujours déjà présents à qui sait voir – et l'apparition de l'Aube n'est pas une nouveauté, mais un dévoilement du regard . Telle fut l'expérience de Jacob Böhme, qui vit un rayon solaire se refléter sur le métal d'un vase d'étain, et compris soudainement les abîmes du monde . Tel fut l'origine de l'Aurore naissante . Dans la vie au delà des sens, Böhme dit ceci sur le lieu, et la vision des abîmes :

Si tu peux t'élancer un instant en ce lieu que n'habite nulle créature, alors tu entendras ce que Dieu dit .
Ce lieu est-il proche, demanda le disciple, ou est-il lointain ?
Il est en toi, dit le Maître . Et si tu peux une heure durant faire silence de tout ton vouloir et de toute ta pensée, alors tu entendras les paroles inexprimables de Dieu
.

La racine inexprimable du monde est toujours déjà présente ici et maintenant, toujours évidente, facile –non volonté, non activité, non Autre . L'idée même d'une distance, d'obstacle est un obstacle à la vision . Il n'est pas d'arrière monde, mais une indéfinité des états de l'être, dont les modalités ne sont qu'un exemple . Le lieu n'est pas vide, il est une source inépuisable pour l'œil de celui qui regarde . Tel est le seul et dernier mot sur l'espace .

Il existe des temps de puissance, des espaces de puissance, et des hommes puissants . Ahmadou Kourouma les nomme : hommes de destin . A chaque cycle du temps d'une civilisation, par périodes, il s'impose de reconquérir la souveraineté humaine, de briser les anciennes constructions accumulées par le temps et devenues des chaînes . Des hommes ont fondé les principes de l'idéologie racine . Nous n'avons pas l'obligation de les respecter, car c'est la liberté humaine qui fonde le droit, et cette souveraineté peut défaire les nœuds tressés par d'autres hommes, quand ces liens deviennent des fers .

Notre situation est l'enfermement dans le monde vide du Spectacle, et nous souffrons de ne pas reconquérir l'être, la vie . Nous parlons pour ce faire, et nous sentons bien que l'accumulation des mots pourrait être infinie que le monde resterait exactement pareil . Pourtant c'est par la médiation des signes que l'homme entame son retour vers l'être – car la séparation est bel et bien nôtre état de départ . Pourtant encore l'action immédiate et irréfléchie donne une satisfaction immédiate, mais laisse le monde rester indéfiniment tel qu'il est – ou plutôt même en durci les peines .

La parole peut cerner des indicible, peut entourer ce sur quoi nous ne pouvons absolument rien dire . La parole peut désigner justement ce sur quoi nous n'avons plus de prise, peut indiquer du doigt l'insaisissable . La parole peut nous diriger vers les limites de ce monde – mais elle n'est pas le Pont . La parole n'est pas isolée – ce qui compte n'est pas la parole, mais l'homme qui la porte . La question est celle de l'abîme entre les mots et l'expérience humaine de l'extrémité, des limites, ne serait-ce que physiques, celles de la peau .

Je ne peux pas rendre à une femme la sensation de mon sexe pénétrant en elle – et de même une femme ne peut pas me rendre compte par des mots de l'expérience d'un sexe pénétrant en elle, ou de la sensation d'une langue qui parcours son corps . Alors que peut être, en étant étroitement imbriqué en elle, j'approche indéfiniment, comme dans le calcul infinitésimal, de cette sensation d'être femme, comme elle même approche de ma sensation d'être un homme . Alors peut brûler le puissant soleil de l'androgynie primordiale, et les quatre fleuves de l'Éden couler sur les seins et le sexe comme de l'huile parfumée . Mais cette aube insaisissable ne peut être donnée par les mots, même du plus puissant poète, ou du sage . Ce qui est possible, c'est de reconnaître dans les mots d'un autre sa propre expérience, et ainsi de comprendre le sens intérieur, la vérité de ces mots étrangers . Sans l'expérience immense de l'amour, le Cantique est une fontaine scellée . Ainsi l'érotique est expérience, et paroles autour de l'expérience, mais qui sont impuissantes non à rendre compte de l'expérience, à véritablement témoigner – mais impuissante à offrir les fruits de cette expérience à celui qui lui est étranger .

Une description d'une œuvre d'art plastique peut être d'une richesse indéfinie, elle n'en donne pas l'expérience des couleurs à l'aveugle . Et elle ne peut même pas lui donner le chemin de la vision . Celui qui en a la puissance est l'aveugle qui a lui-même trouvé ce chemin en tant qu'aveugle .

C'est pourquoi l'érotique peut être à la fois recherchée et fuie . Parce que c'est l'expérience même que l'on trouve au bout de l'érotique . Mais en même temps l'érotique en tant que médiation symbolique est une puissance, et une puissance d'intensification, qui doit se transformer en acte pour être – car l'acte fait retour, se replie sur la vérité de la puissance . Sans acte, la puissance n'est rien – de la même manière que la Voie est une puissance qui doit se transformer en acte . S'il n'y a pas d'acte, il n'y a pas non plus de puissance ; je ne peut discerner ce qui est puissant de ce qui n'est rien – spectacle . L'érotique doit être recherchée comme voie, et fuie comme savoir érudit, classification, bureaucratie du savoir .

Il s'ensuit que la pensée que nous cherchons est une pensée qui mène à l'acte, qui est force de passage à l'acte . Mais l'acte n'est pas une image, une photo . Il n'existe pas de médiation qui transgresse l'ordre de la médiation, sinon comme transgression illusoire de l'illusion . Il est faux par exemple de croire qu'une vidéo est plus proche du passage à l'acte que des mots . Une vidéo est une médiation . Le passage à l'acte n'a pas lieu dans la vidéo – regarder la vidéo ne donne rien sur le passage à l'acte comme expérience . Le passage à l'acte n'existe que vécu ici et maintenant, et après il n'est plus . Une situation théâtrale est un passage à l'acte . La vidéo n'est que cendres par rapport au feu déployé dans le monde par l'acte . La vidéo est moins que les mots qui préparent, car les mots sont voie vers le passage à l'acte . Il existe une différence essentielle entre le spectacle qui véhicule une puissance sacrée, et la cendre .

Norton Cru, dans Du témoignage, montre à quel point les représentations et l'idéologie du spectacle officiel rendent invisible en dehors de l'expérience la réalité nue de la guerre . Mais cela peut être généralisé : l'idéologie est voile, l'idéologie masque la réalité nue, y compris son rôle déterminant dans la construction de l'image spectaculaire de l'ego, et donc dans l'ignorance des hommes de leur déterminations idéologiques fortes . Si nous voulons élaborer une pensée qui retrouve la vie, la vie immédiate, l'âpre saveur de la vie, il est inévitable de nous retourner vers les déformations des expériences les plus vitales, de se libérer du filet implacable des mots – non totalement, mais comme une démarche indéfinie, liée à une saveur de la vie . La Voie ne peut être dite que par un homme qui a l'expérience de la réalité nue visée par le chemin des mots . Celui qui parle doit l'avoir vécue . Celui qui parle doit avoir approché de plus prêt cette expérience de déchirement entre l'expérience vécue et les mots . Ce déchirement, s'il n'a pas lieu, ne donne pas de légitimité .

C'est un point excessivement important dans la compréhension de ce qui est nommé philosophie au sens antique du terme, et que nous voulons retrouver . C'est le point crucial de la séparation entre philosophie et sophistique, ou spectacle . De la philosophie en tant qu'amour et recherche de la sagesse, c'est à dire Voie . La philosophie est voie, ou elle n'est rien . La philosophie est puissance, ou elle n'est rien . La philosophie est acte, ou elle n'est rien .

Ce que nous voulons retrouver, c'est la puissance d'acte, et donc des maîtres qui parlent depuis la légitimité d'une expérience, d'une vie, et pas au nom d'une connaissance déracinée du réel, qui ne peut être que spectacle . Sans expérience, un maître n'est pas légitime . Un homme qui parle d'amour, de sexe, d'érotique, sans expérience, n'est pas légitime . Tout homme se méfierait de quelqu'un qui veut lui expliquer la maçonnerie sans avoir construit de ses mains . Un homme qui parle d'illumination sans expérience n'est pas légitime . De même, selon Norton Cru, un homme qui parle de guerre sans expérience du front n'est pas un témoin légitime . Il peut bien sûr analyser, et enseigner les témoignages – évidemment . Mais il ne peut être instructeur militaire, pour trouver en soi les ressources pour affronter la terreur . Or, dans la Voie, c'est justement ces expériences immédiates qui doivent être anticipées, comme le Hagakure recommande l'anticipation du combat à mort comme exercice spirituel . La Voie ne s'intéresse pas à l'érudition . Si à mon expérience on peut opposer une règle statistique générale, même la logique me donne raison : c'est la règle générale qui est falsifiée, et non mon expérience .

Le manque de légitimité commence non pas sur le sujet des signes, mais dans la capacité à les interpréter, sans parler de se transformer avec leur aide pour intensifier l'existence . Celui qui étudie des œuvres érotiques peut enseigner des œuvres érotiques, mais il ne peut pas enseigner l'érotique dans son essence, qui est une voie utilisant l'éros pour intensifier la puissance de la vie . Un homme qui parle sur la base des signes peut faire des distinctions dépourvues de sens dans la pratique, parce que des expériences du même ordre peuvent être formulées par des mots, ou des symboles extrêmement différents . Et dont les dépositaires savent parfaitement qu'elles sont du même ordre, derrière les voiles de l'ordre symbolique – j'irais jusqu'à dire que les hommes peuvent être effectivement du même ordre . Ainsi le manque de légitimité va jusqu'à l'interpétation . Il n'est pas légitime, sans l'expérience, sans la saveur vécue des sens ésotériques de l'Ecriture, d'enseigner l'Ecriture dans le cadre d'une Voie . Et le faire autrement est simplement une longue et laborieuse incompréhension .

Il est des cas encore pire, où des « spécialistes » d'un sujet sont à ce point dépourvus de la moindre expérience qu'ils en nient purement et simplement l'existence . Sans la construction réelle de situations vécues, le savoir n'est que spectacle de savoir . L'expérience de la puissance est le fondement de la puissance . Alors les mots peuvent retrouver leur puissance originaire de construire l'être à partir du néant du désir . Le principe directeur de quelqu'un qui est puissance d'être est le principe directeur d'une aurore .

Mais il serait folie de s'attribuer cette puissance et cette aurore, de les attribuer au je moderne, de poser au "créateur" . Le vent souffle où il veut et tu entends sa voix, mais tu ne sais d'où il vient ni où il va - ainsi en-est-il de ceux qui sont nés de l'Esprit . La pensée, comme les vagues indéfinies des eaux libres, n'a pas de propriétaires, et seul des aventuriers croisent vers ses îles fortunées, sur la route de la baleine . Aucune puissance de ce monde ne peut l'atteindre, l'arraisonner . Comme Simone Weil, celui qui a pris ce départ, a bu l'eau de l'aurore, est indomptable et insaisissable . Il est destin . Le renard pourvoit à ses besoins, mais Dieu pourvoit à ceux du lion, disent les proverbes de l'Enfer de Blake . Le lion a répudié la sécurité de la vie ordinaire . La certitude et la sécurité ne sont pas le critère d'une vie qui doit nous mener à une bonne mort . La certitude et la sécurité, comme la morale et la raison, sont des appréciations de valeur qui mènent à l'ensevelissement de la vie. Certitude, Sécurité, Raison, Morale, sont les idoles d'un monde désertique, une vallée sans issue de roches sombres où brûle le flamme noire de l'enfer

Un homme de puissance, des lieux et des temps de puissance, disais-je . Pour comprendre la puissance comme puissance de monde et liberté essentielle, il faut comprendre la puissance du négatif, la puissance des choses qui sont et de celles qui ne sont pas dit Jean Scot Erigène . La liberté humaine n'est PAS basée sur l'être, le positif, mais sur l'Être, autre nom de l'Un, qui comprend les choses qui sont et celles qui ne sont pas . Dans l'idéologie de la chose, l'image d'un monde tissée par des mots est à peine, un souffle très exténué-une fiction, l'utopie . Combien se sont moqués des Lumières, des bolcheviks, avec la sottise satisfaite des biens pensants ? La puissance fait advenir l'image dans le réel . La pensée est une arme dangereuse . L'homme de puissance est une force qui va. Le dépassement de l'homme est l'homme . Aspiré par le vide, il porte sa destruction en lui, mais cette destruction est celle de limites et d'aveuglement, la destruction conjointe du monde qui le produit . Je suis l'esprit qui toujours nie ; et c'est justice, car tout ce qui existe est digne d'être détruit ; il serait donc mieux que rien n'existât . -Faust, Goethe . Cette destruction est la formulation d'une aurore .

Car l'homme n'est pas seulement soumission pratique au réel, mais aussi par essence puissance d'Imagination, puissance de production d'être . L'homme puissant est par essence le négatif du réel, et sa plus forte affirmation est la plus forte négation de celui là . Ce qui fait du « réalisme » un mensonge mortel pour la vie humaine . Un passage de la vie de Mishima de J. Nathan, qui m'a été soufflé d'un certain parvis, illustre cette nécessité du refus du réel moderne qu'implique la survie de l'homme noble :

La réalité nouvelle lui semblait étrangère, intraitable, repoussante. Tout comme Le garçon qui écrivait des poèmes, il "l'observait d'un œil froid, la considérant indigne d'un poème" et il se tournait avec résolution vers une affirmation passionnée de sa réalité à lui.

C'est par l'abîme du non-être qu'analogue à l'Éternel je suis puissance de monde . Mais ce non-être n'est pas rien, pas plus que le non-autre . Aussi c'est par le vide que naît la puissance, par le désir que naissent les mondes, par la nostalgie que s'écrivent les poèmes . Il a formé du néant le réel, et il a fait de son non-être son être . Il a sculpté de grandes colonnes avec le vide insaisissable . L'ordre éminent de ce savoir du non-être est ainsi thématisé le Nyaya Sutra, vaste traité de logique sanscrit traduit par Michel Angot aux Belles lettres (p 288) :

L'enseignement (...) dont l'objet est visible en ce monde, on le nomme objet visible ; celui dont l'objet est connu dans l'autre monde, on le nomme "objet non vu" . Et c'est ainsi que l'on distingue ce que disent les richis (sages, voyants) et les gens ordinaires(=inférieurs) .

La puissance des mondes peut être vue par le voyant et invoquée par les mots qui creusent les souterrains sous les murs de nos prisons indéfinies . Tout ces murs de mots sont dignes d'être détruits . Plus encore, l'indicible est puissance, donc aussi destruction et terreur qu'aucun mot ne protège . Et nous creusons vers lui comme un ver creuse vers l'orbite d'un mort . Le langage de l'Empire – l'idéologie racine - voile, console, neutralise les contradictions dans l'oxymore – et nous cherchons une pensée qui soit puissance d'acte, une pensée en acte qui me déchire, m'affronte à l'insupportable du réel, qui intensifie consciemment les contradictions pour intensifier la vie comme une danse folle, sur la ligne de la cambrure indéfinie d'une ménade nue – et qui hiératique, allongée comme le sphinx impassible, pointe l'indicible, le non-être du regard . Nous ne pouvons parler de liens sans nous lier, parler de guerre sans combattre côte à côte, nier en mots sans nier en actes .

La première épreuve de cette position - celui qui parle sans expérience n'a pas de légitimité – et et de cette épreuve de négation des fictions sera la lecture de l'amour et l'Occident de Denis de Rougemont .

Vive la mort !

Complément testimonial à la généalogie de la morale de Nietzsche .

(Sur FB...)




J'établirai dans quelques lignes comment Maldoror fut bon pendant ses premières années, où il vécut heureux; c'est fait. Il s'aperçut ensuite qu'il était né méchant: fatalité extraordinaire! Il cacha son caractère tant qu'il put, pendant un grand nombre d'années; mais, à la fin, à cause de cette concentration qui ne lui était pas naturelle, chaque jour le sang lui montait à la tête; jusqu'à ce que, ne pouvant plus supporter une pareille vie, il se jeta résolument dans la carrière du mal .

Chants de Maldoror.

L'image de mon père en agonie, en chaînes, au fond d'un cachot, restera l'image de ma vie . Sans cesse, elle hantera mes rêves . Quand je l'évoquerai ou qu'elle m'apparaîtra dans les épreuves ou la défaite, elle décuplera ma force ; quand elle me viendra dans la victoire, je deviendrais cruel, sans humanité ni concession quelconque . Termine Koyaga .

Ahmadou Kourouma, En attendant le vote des bêtes sauvages.

-La liberté qui vous tient à cœur, Herr Ott!
-Ah oui, elle me tient à cœur, cette liberté qui a y regarder de plus prêt, diminue de jour en jour...(...) ce que nous nommons le ciel , les hauteurs, la seule chose qui nous appartienne après tout... »
.

Miodrag Bulatovic, Gullo Gullo.

Le libre marché idéologique actuellement dominant ne peut promouvoir que des idéologies de masse, c'est à dire des idéologies qui s'adressent aux êtres humains en tant qu'esclaves, et esclaves dans un récit mythologique, aliéné, qui mène mensongèrement vers la libération – cela a été le fait du nazisme, du communisme comme aujourd'hui des Gender Studies . Le fond du Récit de l'idéologie racine est le progressisme, l'histoire d'une libération – et en soi ce récit est issu de structures traditionnelles légitimes en leur ordre, où la libération désigne le passage d'un monde à l'autre selon l'ordre hiérarchique, comme la libération du Bouddha ou l'ascension du Christ . Mais dans l'ontologie unidimensionnelle des modernes, la libération du monde dans le monde qui nous enserre de ses chaînes, la libération ne peut être qu'illusoire . Comment ce monde de fer qui fait de toi un esclave pourrait, enfermé sur lui-même, être la seule puissance de ta libération ?

De manière rigoureusement analogue, le monde unidimensionnel des modernes rend obscure la notion de hiérarchie, en assimilant la hiérarchie à la domination rapace de l'oligarchie – au bureau du directeur pour les salariés . Plus encore, la hiérarchie moderne ne peut être comprise qu'en terme de quantité, et en terme de quantité d'argent ou d'étendue réglementaire de pouvoir matériel, en sachant que dans les administrations géantes du Système « l'étendue des responsabilités » et « la hiérarchie des salaires » vont de pair . Hiérarchie, dans l'idéologie moderne, a fini par signifier exploitation – en oubliant que dans l'Inde, le sommet de la hiérarchie humaine a été par exemple vers 1945 Sri Ramana Maharishi, au dessus du Mahatma Gandhi – et que ces hommes vivaient pratiquement nus, dans une austérité radicale, le premier occupant ses journées a peler des légumes pour lui et ses proches, le second tissant ses propres vêtements . Nous oublions aussi que dans la chrétienté médiévale, Saint Bernard fut un moment l'homme le plus puissant de son temps, en vivant dans la plus complète pauvreté . Car leur puissance n'était pas issue du monde des choses, de l'exploitation, de la technique ou des armes . La comprendre, c'est comprendre la pluralité des mondes .

Le problème moderne est l'enfermement dans le monde des choses . Il a été posé depuis au minimum Descartes, et sa reprise d'un projet humain lui-même au moins issu de l'âge néolithique (Voir Jacques Cauvin, CNRS édition) de se rendre maître et possesseur de la nature . Pour se rendre maître et possesseur de la nature, il faut obéir à ses lois . Et ainsi, partant de la puissance de négation de la nature par l'œuvre de civilisation qu'il était, l'homme se veut retour à la nature, et s'asservit au monde naturel . Le matérialisme moderne, l'ontologie pratique de base du Système, n'est que cette fermeture de la porte des mondes, et le fondement idéologique de la transformation de la hiérarchie en exploitation . Dans l'ancienne sémantique, la matière n'était posée que par opposition inférieure à l'esprit, comme déterminisme, mécanisme aveugle, obscurité, pouvoir obscur de l'informe .

Le matérialisme, en niant l'esprit, pose la matière comme étant l'être – et donc comme indéterminée par essence, tout en lui conservant la détermination d'être opposé à l'esprit, détermination volontairement voilée par la négation de l'esprit . Tout, pour le matérialisme, devient déterminisme univoque, mécanisme aveugle, absence de fin, obscurité . Le matérialisme veut expliquer, réduire, la liberté, la finalité, la lumière, à la matière – au déterminisme mécaniste . Pourtant le monde du matérialisme n'est qu'en miroir inversé du monde du spiritualiste – ce qu'Heidegger disait de l'ontologie de Nietzsche, inversion du platonisme . Le processus de réduction des symboles, du sens, des liens entre les hommes, à la « matière », cette notion centrale de l'idéologie racine est le versant idéologique du processus du nihilisme, tout comme la valorisation du « travail », c'est à dire de l'esclavage, qui s'oppose à l'otium, le loisir antique, but d'une vie pleinement humaine, est le versant anthropologique du nihilisme .

Le monde « naturel », dans l'ontologie des états multiples de l'être, est le niveau hiérarchiquement inférieur de l'infini de la puissance, la cendre de ses éruptions volcaniques . La plénitude du sens de la nature et sa justification – sa splendeur intérieure, miroir de l'absolu - s'enracinent dans la puissance ascendante, la sève de l'arbre inversé des mondes – le sang, ou rosée céleste . La nature est le deuxième Livre, et en tant que Livre, elle est énigme et miroir, et ne s'ouvre qu'à l'œil qui la regarde . L'être multiple et indéfini du monde des choses est vert émeraude, car il est le feuillage de l'arbre inversé, dont les racines sont dans le ciel – et cette couleur verte est celle des envoyés, comme Khezr, mais aussi celle de l'un des deux yeux du Diable . Sans le monde d'en haut et la rosée céleste, le monde naturel est le livre scellé, et un désert – le désert du réel moderne .

Sache que celui qui connaît le secret des échelons supérieurs et l'émanation des sephirot, selon le secret de l'épanchant et du recevant, selon le secret du ciel et de la terre et de la terre et du ciel, connaîtra les secrets du lien de toutes les sephirot et le secret de toutes les créations de toutes les créations de l'univers : comment les unes reçoivent des autres et se nourrissent les unes aux autres . Toutes reçoivent puissance émanative, alimentation, subsistance, et vitalité de la part du Nom, béni soit-il . Celui qui connait cette voie connaîtra comment est grande la puissance de l'homme soit qu'il accomplit les (…) commandements, réparant ainsi les canaux en tout épanchant et recevant soit qu'il endommage les canaux et interrompt les influx . (…) (Le premier est appelé) le juste, et le juste est le fondement du monde .

Rabbi Jospeh Gikatila, David et Bethsabée, traduit par Charles Mopsik, éditions de l'éclat .

Ces mots sont le sens intime, concret du mot de hiérarchie : les canaux et les flux qui s'épanchent des mondes d'en haut . Ce mot est pour cela particulièrement banni de l'idéologie moderne . Hiérarchie veut dire : le juste est le fondement du monde . Il est noble de s'incliner devant un Maître, comme on s'incline devant les hautes puissances que l'on porte en soi . Il est noble de pleurer de reconnaissance . Notre monde est un monde sans Juste, et donc sans fondement – qui ne cesse d'invoquer la justice, mais de manière creuse, vide, spectaculaire . Le récit progressiste est la mise en scène de la fermeture des portes des mondes, une obscuration, un crépuscule poignant du monde des hommes – même Nietzsche en parle avec émotion – comme progrès et lumière, une inversion de plus de l'idéologie moderne .

Un être comme Claude Allègre est-il un progrès à côté du Maharishi ou d'Héraclite ? William Blake, dans une exposition de son vivant, eu neuf visiteurs... Quel furent le sort de Rimbaud, de Lautréamont ? Quels sont nos héros, mis à côté des héros antiques ? Notre monde invoque la Justice sans la connaître, et donc multiplie les inversions – l'invocation fausse du juste redouble l'injustice, en aveuglant sur le sens du juste que possède l'être humain par essence . Il faut avoir perdu la raison pour conserver le principe de réalité des modernes.

Car la masse des hommes du Système, dont nous faisons partie, est esclave – même l'homme riche, qui ne peut se détacher de son travail – et qui attend de sa fonctionnalité dans le Système, ou emploi, le sens de sa vie . Pour tous ces hommes attaché par les liens du travail, qu'ils en aient ou qui en recherchent, le Système est un Dieu, le Veau d'Or, qui nourrit, donne de la reconnaissance, le luxe, et justifie dans l'être . Tous sont esclaves de ces liens . Les liens humains inconditionnels, non basés sur l'échange, pris dans le processus général du nihilisme, tendent vers l'exténuation, voire vers l'annihilation pure et simple -laquelle est fonctionnelle au libre marché des ressources humaines, qui est un individualisme méthodologique en acte .

Un homme qui prend son sens, sa vie, ses liens uniquement dans sa fonction est un outil animé – un esclave . Tous sont esclaves d'un Système qui échappe largement à leur contrôle, et tous le savent obscurément . Mais aucun ne peut le regarder en face . Il est des vérités qui sont comme des pierres, jetées sur l'eau de la psyché ; elles coulent immédiatement au fond, obscurcissant le regard et la vie, faisant baisser la tête, mais elles ne peuvent être portées . Telle celle – ci : les hommes sont devenus esclaves du Système qu'ils ont crée pour se libérer, et chaque nouvelle libération ajoute à leur esclavage .

Ce caractère de pensée, de morale, d'idéologie d'esclave qui règne sur le monde moderne a été relevé par Nietzsche dans la Généalogie, mais encore sous la forme mythologique d'un récit des origines, une inversion du récit progressiste ; la nudité pure de l'esclavage moderne échappant à un ermite pourvu de rentes . La théorie du Bloom, ou la théorie de la jeune fille sont des pas vers la lucidité sur la nudité de fer de l'esclavage, de l'annihilation de l'humanité par elle même qui s'accomplit dans le Système . Il s'agit de la guerre – cela même qui se voile dans les idéologies pour victimes : des victimes dont les bourreaux sont toujours des dominés .

Mettez vous dans la tête que la guerre n'a pas été déclarée, mais qu'elle est commencée depuis longtemps et qu'il faudra bien qu'elle finisse .(...) Il y a bien dans ce pays de l'ordre, une morale et enfin une police . Nous vous exterminerons comme des chiens enragés ! Il ne restera rien de vous, rien qu'une fiche de police (…)
-Herr Nossack, calmez vous . En réponse à ce que vous dites de (…) la traque dont nous sommes l'objet, écoutez les vers du Danois Vagn Steen :
« Tu as beau attraper l'oiseau, tu n'attrapera pas son vol,
Tu peux bien dessiner la rose, tu ne peindra pas son parfum .
En bref le danois dit que quelque soit votre nombre, vous ne pouvez rien contre nous . (…) vous tous qui pensez ainsi, vous serez vaincus par la philosophie et la poésie...
-Vermine communiste, comment osez vous faire un rapprochement entre la poésie et l'histoire, entre la vie et des vers de ce genre
!




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C'est pourquoi il y a guerre civile mondiale, et guerre à mort – et pas par jeu ou par rhétorique, sinon par le jeu de la vie . Les hommes sont esclaves, et les idéologies adaptées aux esclaves règnent . L'esclave dans son essence est celui qui préfère, à chaque instant, la vie asservie au risque de la mort . Et c'est cela, la sécurité matriarcale du Système . Non, la défense de la vie organique n'est pas le sommet de l'être humain . L'esclave est celui qui défend le maître – l'esclave est celui qui a perdu la puissance d'imaginer une libération . C'est pourquoi Tiqqun dit : c'est l'imaginaire qui a rendu réelle la réalité .

Les maîtres d'esclaves disaient : quand un esclave a une certaine posture, un certain regard, tu sais qu'il ne reculera plus, même sous la plus atroce torture – il n'est pas d'autre choix que de le tuer . De tels hommes avaient, dans l'asservissement le plus bestial, retrouvé l'essence de la liberté humaine . Car tu dois t'en rappeler, même et surtout aux moments atroces de l'existence, dans la douleur et l'humiliation : l'esclave est celui qui préfère l'asservissement à la mort . L'homme libre est celui qui préfère la mort à l'asservissement . Il n'existe rigoureusement aucune pitié à attendre d'un maître . Il est vain de se poser comme victime . Il n'est pas nécessaire de penser le maître cruel – une telle pensée n'est là que pour te rassurer, pour te faire croire qu'il est différent de toi .

Le maître est comme toi : toi aussi, tu es vil et peut être cruel . Tu es ton propre maître . Le maître de l'esclave est lui-même, ou plutôt son ego, qui veut désespérément vivre, de cet espoir vil qui nait du désespoir de soi . De ce : je ne vais pas mourir . Tout ce qui en toi veut désespérément de soi vivre est esclave, vil et cruel . La cruauté et la méchanceté naissent de l'impuissance, et l'impuissance de l'ignorance . Mais cette ignorance est l'ignorance métaphysique ; c'est d'elle dont parle le mot de Socrate nul n'est méchant volontairement, c'est à dire sans ignorance – non de la volonté au sens vulgaire, qui est de savoir ce que l'on fait, et la manière dont les hommes peuvent qualifier ses propres actes .

Je veux vivre, brûler, mais par la puissance qui passe à travers moi, non désespoir de moi, en acceptant tout par faiblesse, ou en me la racontant que je choisis mes actes d'esclave, ce qui est encore pire . L'homme en qui tout est grand peut être impitoyable même dans le supplice infligé à son ennemi – mais pas cruel . L'esclave garde un certain choix – je garde un certain choix . Dans le lien, dans l'humiliation, je retrouve le goût de sang de la liberté essentielle .

Personne n'est en dehors de la vérité . J'ai le choix de vivre en ce monde de mort, comme toi . Je me sauve de ce choix en étant en guerre . Nous sommes en guerre, comprends le bien . Ce n'est pas un métaphore, c'est une guerre à mort . Je ne peux pas vivre dans un monde sans foi . Je ne peux pas vivre dans un monde qui place la croissance de la production matérielle plus haut que le soleil de l'âme . Je ne peux pas vivre dans un monde qui honore plus les chiens que les sages . Je ne peux pas vivre dans un monde qui condamne et l'inconnu et la surprise – en vérité, je vis en partie de mes masques, enfermé en moi-même, en partie dans des interstices, en partie du souffle de ceux de mon sang .

L'esclave peut se tuer . Mais il peut devenir un homme de guerre . Il peut à se moment oublier la pitié . Sans humanité ni concession quelconque . Sans humanité ni concession quelconque, il est déjà plus grand que tous ceux qui veulent en faire un chien, il est un loup . Mais il n'est rien de plus qu'un fauve, s'il ne tourne cette puissance de lave et d'éruption, cette bête au ventre, vers l'intérieur de son âme, comme le feu qui peut lui permettre une nouvelle compassion . S'il ne peut accomplir cela, il peut n'être qu'un assassin de plus, et rien de plus – celui qui voulait être un maître, un maître de plus
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L'esclave, l'homme moyen annihilé dans son humanité, est d'abord en moi – il est une fonction de la psyché de l'homme moderne . L'identité et l'ego sont des déterminations de l'homme fonctionnel, car l'ego se construit par référence au monde comme non-moi – et que le monde de l'homme du Système n'est plus l'univers, ni même la nature, mais le Spectacle . Le Spectacle veut être la mesure du réel, et se nomme matérialisme – car est matériel ce qui est sensible, et ce qui n'est pas sensible est insaisissable par le Spectacle . Ce que le Spectacle ne peut saisir, il le déclare inexistant, et mène une guerre pour faire reconnaître cette non-existence, dont il doit paradoxalement tenir compte comme tabou et superstition . Le Spectacle, qui multiplie les fictions, ose parler du désenchantement du monde, dans l'enchantement illusoire de sa victoire, de la fermeture des portes du paradis et de l'Enfer . Ainsi les hommes s'aveuglent, et disent que l'on ne peut rien voir – parce que les aveugles sont rois de ce monde .

L'idéologie racine est la racine de toutes les espèces idéologiques modernes, mais aussi ce qui s' enracine en moi et structure mon ego . L'idéologie racine est comme le nénuphar qui étouffe Cassiopée dans l'Écume des Jours – une maladie interne, insidieuse, indolore au départ, et qui amène lentement le souffle à s'enfermer, le sang à devenir eau, le feu à devenir cendre, l'homme a devenir un mort . Ce nénuphar ferme tous les canaux et les flux des mondes, la puissance de l'imaginal, la puissance du haut désir qui sans cesse me pousse vers l'amour du lointain et le devenir autre . Il est de l'ordre du vital d'être aussi ce par quoi je ne suis pas nommé - ainsi de devenir étranger – coupés de l'ordre de la vie, les hommes vivent comme s'ils étaient morts .

Tout homme du Système est victime et a été victime ; et son narcissisme réagit par la protection et l'empathie . L'empathie est grande quand elle produit amour, amitié, solidarité inconditionnels ; mais elle devient un poison quand l'être victime n'est plus un état passager, nécessaire de la vie, et devient une fausse essence, une définition de soi : noir, breton, juif, femme, anciens serviteurs, anciennes victimes, et victimes par essence, éternellement . Le Système multiplie les incitations à s'identifier et à rester victime, parce que la victime demande des soins, et il n'est pas de plus belle histoire pour le dominant que de se pencher vers la victime et de la soigner – d'augmenter la sécurité, c'est à dire en réalité, la répression, le contrôle, la méfiance, l'infantilisation des hommes dans le Système .

Être victime, dans le Spectacle, est une force et une légitimité proche du pouvoir lui-même . La victime a droit à la parole . La victime est écoutée . Quand la victime parle, on se tait . Discuter les propos de la victime est aussitôt prendre le parti de l'agresseur, sans parler de contester la gravité de l'offense . Pourtant dans le système, il est très rare que la victime s'exprime directement : l'oligarchie ne cesse ne parler au nom des victimes, comme victime, en jouant même le masque d'une victime . Voyez comme s'humectent les yeux, et pleurent les voix des présentateurs télé quand ils annoncent une catastrophe...quel grands cœurs ils ont ! Et quand je dis ces paroles, à peu que le cœur ne me fends .

Pour prendre un exemple particulièrement net, la protection des hommes victimes dans le langage amène le politiquement correct, ce langage codé dont l'utilisateur sait qu'il ment – quand il dit : les personnes à sensibilité différente pour dire les handicapés mentaux hospitalisés, infantilisés par exemple, ou les personnes âgées, pour dire les petits vieux – et dont l'auditeur sait que l'énonciateur ment, obligeant ainsi chacun à se méfier de soi et de l'autre au nom d'un prétendu respect des personnes – quand creuser l'isolement des hommes est tout sauf un tel respect . Un discours idéologique est aussi la construction implicite d'un récit dont les personnages-allégories occupent la position exactement inverse des personnes concrètes de la situation de son énonciation . Ainsi les "victimes" qui pendant la Terreur gardaient des enfants de Tyran en prison ; le chef de la garde prolétaire des Zeks bourgeois ; le combat fanatique des Lumières pour la raison ; le Grand Inquisiteur comme "Jésus Humilié", l'oligarque méprisante, professeurE d'université prestigieuse qui sélectionne par la fortune des parents, comme "femme humiliée privée de parole », faisant son cours magistral dans un silence religieux, dans le récit des Cultural et Gender Studies .

Car le point de vue des victimes, encore une fois, doit-il être prioritaire, la plainte prioritaire sur la jouissance ? Non . Il n'existe aucun devoir d'entendre les plaintes de tout être humain . La plainte est passagère, ou elle devient nuisible à l'être humain, facteur d'immaturité . Il n'est rien de l'ordre du mal à ce qui peut être enduré . Il n'y a aucune justice à attendre du monde, ni du Maître, ni de personne . Le loup n'a pas à regretter ses dents, ni le lion ses griffes, ni le serpent son venin . Pour le carnassier, donner la mort est juste .

Tout se conquiert . La gravité de l'offense, comme la gravité de la mort, est proportionnelle au narcissisme . Pour la victime d'une agression, le moment de l'agression barre le monde . Le monde d'une victime est un enfermement, jusqu'à ce que cet enfermement soit l'occasion d'une libération authentique – alors la victime se libère de ses cauchemars, et devient plus libre que l'homme du Système, qui se croit libre . Il est des êtres humains qui jouissent des splendeurs du monde au cœur des pires dérélictions . Ce sont eux qui ont raison . Par profession, j'ai beaucoup écouté des récits parfois horribles . Je ne l'ai jamais fait par devoir, mais parce que j'étais convaincu que la personne devait sortir de sa perspective de victime passive, redevenir sujet, acteur, désir, puissance de vie .

"J'ai donc été ce petit misérable qui ne connut que la faim, l'humiliation du corps, la pauvreté, la peur, la bassesse. De tant d'attitudes renfrognées j'ai tiré des raisons de gloire . Sans doute suis-je cela, me disais-je, mais au moins j'ai conscience de l'être et tant de conscience détruit la honte et m'accorde un sentiment que l'on connaît peu : l'orgueil.

Vous qui me méprisez n'êtes pas fait d'autre chose que d'une succession de pareilles misères, mais vous n'en aurez jamais la conscience, et par elle l'orgueil, c'est-à-dire la connaissance d'une force qui vous permet de tenir tête à la misère - non votre propre misère, mais à celle dont l'humanité est composée.
"

Jean Genet, Journal du voleur .

La souffrance te rend plus puissant et te guide - la culpabilité t'affaiblit et t'égare. La culpabilité et la morale sont des fondement de la propagande moderne, de la manipulation. Mais la vérité qui te tue, au moins, ne te mens pas . L'esclavage est général, et la défense des esclaves en tant qu'esclaves n'est que la défense de l'esclavage . Celui qui est libre emmerde les libérateurs . Les Maîtres parlent en tant que victimes hypostasiées dans le système, sans cesse . A celui qui veut te culpabiliser, rappelle que le fait d'être un dominé est une relation, non une essence, ou un état . Demande lui qui le domine . Demande lui : "et quelle est ton expérience, ta propre expérience, camarade ?" La femme ministre ou professeur donnera-t-elle des leçons d'aliénation, de misère, d'humiliation au prolétaire ? A Jean Genet ? Mais voilà : nous ne reconnaissons pas cette imposition d'identité . Nous rions de ces impostures .

La pensée est pour la vie, et pour transformer la vie humaine . Ce que je dis a un sens immédiat . Il est bon de s'entraîner à ne plus craindre la mort, la solitude, le désert . La puissance de trouver la vie invivable – la bête au ventre, peut se provoquer en refusant le soulagement du spectacle . La vie humaine dans le Système est si vide que les êtres humains multiplient les activités compensatoires, qui leur font sentir le goût du sang, de la mort et du risque . La vie sociale est tellement pauvre que bien des hommes regardent des vies sociales de spectacle, dans des films ou dans des séries . Mais les jeux, les séries, les films, les produits du spectacle calment ton désir, quand c'est ton désir qui peut te faire sortir de ton esclavage, et rien d'autre . Les films d'amour sont comme la pornographie -une misère de la vie réelle . Dire : plus de représentants ni de représentés, c'est dire : plus de spectacle . Ne soulagez plus vos désirs par des fictions, habituez vous à la lucidité sur vos désirs, et habitués vous à la détermination pour les réaliser ici et maintenant, ou pour vous en libérer .

Il n'est rien de pire que la négligence à vivre qu'encourage le Système . Il n'existe rien de durable à construire quand il faut vivre . La vie humaine est éphémère . Une occasion ne se représente jamais . Le hagakure, manuel de l'action, le note : Le moment crucial peut bien être le moment présent . Le moment présent peut être le moment crucial . Un instant de notre vie peut ne pas être vécu, et notre vie ne pas être accomplie . Sans doute tout être vivant a un instant la chance infime de saisir le lien des six premiers jours – mais qui erre dans Moscou avec un bouquet de fleur jaune avec l'idée de le trouver, ou de se tuer, parce que la vie n'est plus supportable ? Ce qui pousse dans Moscou est le désespoir : aussi tu ne dois pas craindre le désespoir . C'est le désespoir qui conduit aux extrémités du monde, pas la sécurité, ni le confort . Il est un moment de la vie ou même le désespoir, la douleur et la mort seront à tes cotés, comme ils sont aux cotés de tous les hommes de guerre . Il est possible que le plus grand service que l'on pourrait rendre à l'art soit la prohibition . Il est peut être enfin trop tard pour les hommes . Au crépuscule naît l'urgence de l'Aube et de l'effraction des portes du temps, par la nue puissance d'un désir du sang de toutes les aubes qui n'ont pas été; par le désir de fer miroir sans aucune couleur - sans espoir ni loi - infini – enfin .

Le temps ne s'épargne pas, ne s'économise pas . Vis avec rage, avec feu, avec fureur, avec urgence, comme si tu devais mourir à chaque heure . « Je me dois à beaucoup et beaucoup se doivent à moi. Combien de mes vies passées parlent par ma bouche (…) je souffre de ne pouvoir vivre en même temps toutes les vies, toutes les réalités . La vie de l'oiseau, du serpent, de la pierre, de l'étoile (...) Ce n'est pas la mort qui me fait peur, mais mon incapacité à vivre la vie de tous . Sur mon lit de mort, je ne regretterais pas tant de n'avoir pas possédé toutes les femmes actuellement vivantes que de n'avoir pas eu celle qui ont vécu autrefois et celles qui ne sont pas encore nées .Ce qui me tourmente, ce sont les limites du temps et de l'espace... (...) le possible est la source de toute souffrance(...) »

Miodrag Bulatovic, Gullo Gullo .

Il est bon d'être, et d'être vivant . Victime, je veux redevenir vivant, et puissant, et non aimer ma faiblesse . La vie se délecte de la vie . La puissance se délecte de la puissance . Tout homme est un tueur et un violeur en puissance, et cela donne tant d'ambivalences érotiques . Victime, ne désire pas devenir bourreau à ton tour . Très souvent le dominé veut devenir comme son maître et n'imagine rien de plus . C'est l'histoire de tant de libérations . Être simplement, et être en puissance, est sans blâme . Toute femme peut déchirer et détruire ton cœur, et ainsi ton cœur connait l'extase du précipice . La méchanceté et la cruauté, les tiennes comme ceux des autres, participent du bonheur . Le bonheur n'est pas la paix . La paix est ce à quoi aspire légitimement l'homme qui souffre ; mais la paix, c'est aussi la mort . La vie est souffrance, mais elle n'est pas que souffrance .

Je crois que nous devrions rechercher la légèreté et la facilité à s'extraire du Système qui se sont manifestées dans le mouvement beatnick et hippie . Les communautés hippies ont échoué à durer, mais qu'importe . La vie ne dure pas non plus . Elles ont été folles et utopiques, mais la raison du Système est mortelle . Ils n'ont pas demandé d'augmentation ou de travail, ils sont allés jardiner dans les montagnes...pour un mois, des années, qu'importe ? Ils sont allés trouver Dieu par tous les moyens . Ils ont fait du café théâtre et ont essayé de vivre comme Molière dans des roulottes . Tu vois un type, des gens sympas sur la route ? Pourquoi pas ne pas les inviter à manger ? Tu lis des livres ? Pourquoi ne pas organiser de lectures publiques dans des cafés ou des apparts, des cafés ? Tu voyages ? Pourquoi pas ? En lisant Kerouac...Ils ont été ridicules, cons, démagogues, et ont fait plein de conneries . Et ? Le monde tel qu'il est devenu, dirigé par la génération 68, des gauchistes moralisateurs, hypersocialisés, puritains, convertis au libéralisme, est tellement bien ?

Au fond, tout est là . Trop souvent, dans le monde hypersocialisé, sérieux et culpabilisé du Système, nous disons trop souvent non aux pourquoi pas ? – manque d'imagination et d'amplitude des passions .

N'oublie pas : ce qui est passif, c'est la victime, et ce qui est actif, c'est la force qui va, la puissance qui te traverse . Ce qui te limite, c'est toi – tu es ton propre adversaire, ton propre esclave, ton propre bourreau éduqué par le Système . Les deux se déchirent en toi . Mais ne fait pas de ton esclave ton maître - te laisse pas encourager à la passivité, au ressentiment et à l'amertume .

Vive la mort !

Kairos - comme amour de la souffrance du feu interne .


(Malévitch)


L'instant présent est le moment crucial, l'alliance du temps et de l'éternité - le moment où l'éternité fait flamboyer son amour du temps, et éclaire l'abîme du singulier en son mystère . Le moment crucial est le Ciel sur la Terre, ici et maintenant .

Au son de la harpe d'émeraude, il n'est pas d'autre moment crucial que le moment présent . Une occasion ne se représente jamais .

L'étant éclos là, comme une bouche, une fleur d'ombre, le soleil noir qui spirale vers le confluent des deux océans . Ô lune, reflète dans ton cercle blanc comme le corps d'un noyé la lente tristesse de la patience, sur les rives du fleuve .

Tu résistes comme le pin sur la falaise, arbre d'écorce boursouflé et tordu comme la chair de douleur, par le vent . La résistance qui ne peut vaincre, qui ne peut écrire d'histoires, qui ne peut rien chanter, est souffrance – parfois, au dessus des eaux, mon cœur est triste jusqu'à la mort .

Envoie un navire venu des cimes, envoie le batelier hiératique qui mène vers l'autre rive . S'il va vers l'île des morts, je le suivrai – s'il porte les arcs en ciel je le suivrai .

Quand je verrais le pont, l'arc en ciel fermera le demi-cercle de mes chemins dans le cercle solaire – quand le soleil se lèvera à son couchant, à l'Aube d'été des mondes .

Et je marcherais vers les eaux du haut... Je ne m'arrêterai pas avant d'avoir atteint le confluent des deux mers, dussé-je marcher de longues années (Coran, Sourate 40, la caverne)

Le mystère de la vie singulière, de sa légèreté infinie . Le mystère de tes baisers, de ton regard qui me fait naître, nouveau comme un enfantelet parmi les vagues . De tes mains qui donnent la vie, de ton souffle vent solaire, comme l'aurore boréale .

Tu as tenu cette promesse...La nuit vient et il me reste peu de force - Sauve moi comme je t'ai sauvé - ne me laisse pas aux ruines des ténèbres . A chaque hurlement tu as tendu la main, à chaque naufrage tu as porté de l'eau sur mes lèvres dévorées par le sel – à chaque serpent mordant mes tripes tu as donné le cercle de tes bras .

Et aux loups sifflants en moi, aux blizzards qui me traversent, aux pas lents et méthodiques de l'Ankou dans mon crâne, tu as donné la nourriture indéfinie de ton corps, de ton sang, de ta peau – tu as donné le pays des quatre fleuves .

Tu ne croyais pas complètement en la profondeur de l'absolue sincérité qui se cachait sous tes masques, en cette source de vie dans lesquels se lovent et s'impliquent les eaux, les fleuves, les rives, les nuages et le vieil Océan .

Ainsi le chant est sabre, et miroir – révélation de l'Image .

Adam est mâle et femelle– ainsi la Lune reflète le Soleil . Être Lune est être Soleil . Être Soleil est être Lune . Être lune, être Soleil, ne dépend que des cycles de l'Orient . Tu es Soleil et Lune . Je suis Lune et Soleil .

Panthère, tu peux tuer en te jouant . Et comme en te jouant, tu as tendu la main, et vivante tu m'as sauvé la vie .

Voir, là, l'éternité se lever comme une Aube, est devenir vivant - être vivant dans le feu - il n'est rien d'autre pour le vivant . La mort est le nom du Soleil . Le feu noir de la destruction de la vacuité est une porte . Et cette destruction fut aussi l'infini délice de ta couche – l'effusion de la rosée céleste perlant sur la soie, et sur ta peau .

Je fus le chat lové contre la peau . Nous fûmes l'entrelacs du chèvrefeuille sous la Lune et le sommeil du serpent sur la pierre, sous le Soleil .

Le monde, l'ego et l'instant se co-créent dans le feu éternel. Et l'art, dans sa forme la plus haute, est le témoin silencieux de cette foudre - de la paille, et de la cendre - mais aussi le sang versé de la certitude .

Et la morsure de l'attente – au bord de l'abîme, l'attente de voir surgir la grand Léviathan – éclabousse moi de tes baves, ô sublime soleil !

Karoshi .

(criminal melody)


Le karōshi , lit. « mort par sur-travail » désigne la mort subite de cadres ou d'employés de bureau par arrêt cardiaque suite à une charge de travail ou à un stress trop important.(Wikipedia)

L'homme du Système travaille . Il n'y a rien de plus urgent pour lui que de travailler, et d'être moral, de lutter contre ce fléau, l'inégalité, selon un titre comique de Philosophie magazine . Lui-même d'ailleurs, peut toujours être soupçonné : de paresse, de sadisme, de cruauté . Il sait qu'il le peut, qu'il a des pensées maudites . Peut-être qu'en pensant violer ou torturer, ou en pensant être violé ou torturé, il ressent une excitation sexuelle . Peut-être qu'il regarde avec envie les filles dans la rue, tout appas dehors – ou les hommes aux corps musclés, luisants, tellement sexy . Et peut être que tout cela le culpabilise, qu'il s'en veut de ses désirs, qu'il vote à gauche, ou écologiste, comme d'autres hommes hommes moyens votent à droite .

L'homme moyen lutte contre ce fléau, l'inégalité, tous les week-end, quand il taille sa haie ou sa pelouse – tout à la même hauteur . Il n'existe pas de sport plus démocratique que l'entretien du pavillon de banlieue .

Mais l'homme moyen du Système a renoncé . Renoncé à plaire au delà de l'adolescence, renoncé à la pluralité libidinale qui pourrait lui faire désirer d'être Poliphile . Renoncé au goût du sang et à la proximité de la mort . L'homme moyen du Système, regardez le dans le métro, dans les rues, à la chasse, à la pêche avec ses enfants, a renoncé à ses désirs extrêmes – parce qu'il les avait peu amples, que son souffle ne s'étendait pas plus loin que les lieux étroits où il est resté confiné . Parce que la nostalgie des mondes lui est inconnue depuis trop longtemps .

L'homme moyen du Système a un besoin massif du Spectacle, parce que ce n'est que dans le spectacle qu'il peut goûter la transgression, et le déferlement du désir – il aime voir des films de gangster, des films de sexe, des films avec des filles et de l'argent, de l'amitié, ou encore des films d'amour, ou d'humour, où un pauvre type rencontre une fille canon, ou renonce à une fille canon pour une plus moche que la sienne parce qu'elle est sympa, où encore où une fille se fait courtiser par des mecs riches, sympas, et pas prétentieux et toutes ces conneries de rêveries à deux balles de l'homme moyen . Il aime à crier, ce perdant qui a renoncé, on est les champions, on a gagné .

L'homme moyen a parfois besoin de se sentir plus lucide que d'autres, alors il peut lire Houellebecq, dont le ton désabusé dépeint assez exactement, en partie involontairement, l'ennui mortel de l'homme enfermé dans la société de consommation, qui se croit au fond assez libre, et qui pense que ces salauds de fanatiques terroristes sont les seuls dangers pour l'Occident . Pour l'homme noble qui ignore cet ennui, la lecture de Houellebecq le procure d'une manière convaincante, d'ailleurs .

L'homme moyen peut vouloir être philosophe, ou économiste, et lire des livres comme Cinq minutes pour comprendre les grandes théories philosophiques, ou économiques . Il peut vouloir s'indigner, et lire indignez vous, et aller faire un barbecue sur la place de la cathédrale de sa ville moyenne et bourgeoise, pimpante et vaguement endormie . Il peut le week-end porter un tee shirt Che Guevara, et se glorifier d'avoir baisé à vingt ans une fille saoule dans un escalier .

L'homme moyen est un prisonnier qui meurt petit à petit, et qui sera mort pour de bon avant d'arriver dans la maison des morts, la maison de retraite . Là bas il sera comme un grec dans l'Hadès, une ombre qui mange saucisse-purée, et jambon-salade, et..selon le menu de la cantine privatisée municipale . La vie de l'homme moyen salarié du Système est de part en part Karoshi, sans mort d'homme, mais avec sans cesse la mort dans l'âme pour l'homme vivant .

Parfois il croit penser, avoir des pensées, alors que des matrices idéologiques parlent par sa bouche . L'homme moyen ne surprend jamais, sauf lorsqu'il déraille, au minimum a des lapsus, au maximum explose, et tue toute sa famille, et disparaît . C'est tellement rare que tout le Spectacle en bruisse .

Et les psychologues de service de s'interroger scientifiquement – mais pourquoi voudrait-on sortir du Système ? C'est vrai, non ? N'est il pas le libre citoyen parfaitement heureux de l'apothéose de l'histoire du progrès ? N'est-il pas du parti du juste, de l'axe du Bien ?

Peut être a -t-il eu cette expérience : « Comme sa propre vie lui paraissait atroce, son âme fausse, mort son misérable corps, étranger le monde entier, vides les mouvements, les choses et les évènements qui l'entouraient. » Robert Walser, Petits Essais cité THBL, p 23.

De Milton, William Blake a dit : comme tout vrai poète, il était du parti du Diable sans le savoir . Mais on sait bien pourquoi .

Karoshi est le nom de l'enfer invisible . Le fait d'être invisible ne rend pas l'Enfer plus juste, mais pire . Tous les aménagements de l'enfer sont des aggravations de l'Enfer . Le nom de Satan est un nom de Dieu, et parfois le nom de Dieu est donné à Satan . Aucun aménagement, aucune amélioration ne peut lui être apporté – il doit être détruit . La radicalité est très simple, et très facile – il suffit de dire non, quoi qu'il arrive . En rupture d'abord intérieure avec le monde . Alors la vie dans le Système devient un jeu, un jeu léger, sans aucune gravité, ni aucun sérieux .

Rien de la vie dans le Système n'est sérieux . Plus le Spectacle est pompeux, grave, plus le présentateur exhibe les signes de la gravité et de l'émotion, plus il est menteur, faux et insignifiant . Peut être même dois je même apprendre à jouer de cette émotion .

Pour être libre, il faut déjà se savoir incarcéré . Qui augmente le savoir augmente la douleur – mais il n'est rien de l'ordre du mal à ce qui peut être enduré . Souffrir en enfer est une Grâce . Conspirer pour son évasion est une grâce .

Rien n'est à améliorer – rien n'est grave – tout est permis, sinon l'inconscience et l'inélégance . La lutte contre le Système est un art du combat – une capoeira, une danse de chat, de panthère . Le simple fait de voir la prison invisible, de rire quand le Spectacle veut me faire pleurer, de ne pas rire quand je dois rire – le simple fait d'être serpent insaisissable, de dire oui sans être crédible, de dire non en paraissant rire – tout cela est déjà une victoire .

Le sérieux des marchands de révolution, de ceux qui vendent l'anti-marché sur le marché – est aussi risible . Vivons heureux en attendant la mort, car Desproges et Coluche furent plus révolutionnaires, en dernière analyse, que tous les marchands d'idéologies systémiques . Et ce rire et ce mépris des hypocrisies furent si peu, par rapport à l'intensification de la guerre idéologique, de l'élaboration lente d'une idéologie de fer dans les interstices du Système –si peu par rapport à l’œuvre du Souterrain .

Nous sommes, nous hommes faibles et isolés, armés de la vérité intérieure et du rire sardonique – nous sommes des marranes – une armée clandestine de la décomposition . Des marranes, qui mettent par écrit le récit de la mort du Système, et forgent le harpon qui se fichera dans le cœur de Moby Dick, quand le grand corps laiteux du Système présentera son flanc .

L'artisanat idéologique revient armé vers la propagande du Spectacle – et David a vaincu Goliath .

Car Goliath est borgne, et le Roi Marc a des oreilles de cheval . Qui a des oreilles entende !

Vive la mort !

Nu

Nu
Zinaida Serebriakova