Mémorial de Jacob comme Ange déchu .


(chute des anges rebelles)


Toute grandeur durable pour l'homme est un mémorial de l'éphémère - le mémorial de l'alliance du temps et de l'éternité - du sang et des larmes avec le soleil, de l'or des baisers avec l'aurore, du souffle de l'esprit avec l'étoile .

Si je ne me tourne pas vers toi, je ne peux te ressembler .
Si je ne me tourne pas vers toi, je ne peut ni t'être étranger, ni familier, ni ami, ni serpent lové parmi les rêves, ni miroir de fumée,
Si je ne me tourne pas vers toi, il n'est ni image ni ressemblance .
Si je ne me tourne pas vers toi, il n'est pas de dissemblance, pas d'identité, pas d'amour ni de désir,
pas de liberté face au désir, pas de péché et pas de justification,
Si je ne me tourne pas vers toi, le monde se vide d'un silence éternel, et s'enroule d'une nuit profonde
Comme la roche qui se plisse sur elle- même, dans la mine où murissent les métaux, lumières des ténèbres.
Si je ne me tourne pas vers toi, je suis tout puissant, créateur et fondateur du monde, immortel l'espace d'un instant mortel,
Prince solitaire d'un phare qui pleure de son œil borgne sur les vagues du néant,
Empire indéfini, porteur d'eaux de ténèbres, fluantes des mondes souterrains,
Un monde qui se referme sur moi comme une toile arachnéenne portée par le vent,
Un monde qui n'est autre que moi, moi et mes ténèbres qui sont encore moi, une eau nocturne que j'ai voulu saisir à pleines mains .
Si je ne me tourne pas vers toi, je suis ma propre prison .
J'étouffe en moi
Tu es le souffle des souffles
Le Baisers des baisers

Tu peux attraper l'oiseau, tu n'attraperas pas son vol,
Tu peux dessiner la rose, tu ne peindras pas son parfum .

Je peux maîtriser le corps mais pas la volupté de l'âme .
Je peux maitriser le corps, mais pas la tristesse de l'âme
Quand tu es loin
Que je regarde vers l'horizon de tes pas
Et mon âme est triste jusqu'à la mort

Si je ne me tourne pas vers toi, l'espace et le temps ne trouvent pas de fin,
Si je ne te trouve pas je ne me trouve pas, si je ne me perds pas, je ne te trouves pas,
Je me cherche sur ta peau et parmi les baisers de ta bouche
Que la chair et les baisers de la bien-aimée expliquent au soleil
Elle tient le soleil dans sa main
Et la lune s'imagine dans ses yeux noirs
Si je te fuis c'est sur la route de la baleine, parmi les effluents de la Lune glissant sur les vagues phosphorescentes comme l'huile parfumée parcourant la peau depuis l'aisselle, le sein lisse, le ventre pensif, l'aine accueillante des mondes .
Je te fuis sur un océan de chair, et je m'en retourne
Je me retourne vers toi
L'aimée est le monde
Ses yeux portent l'Aube d'été
Son baiser est le don du souffle .

Mon corps tournoyant monte vers l'Abîme, dans les algues emmêlées comme une chevelure .
Si je te cherche je m'égare hors de moi-même, si je te cherche je t'avais trouvée autrefois,
Je t'avais trouvée le sixième jour, ô mon amour
Si je te cherche je t'ai déjà trouvée, ô délicieuse mélancolie du vaisseau avide d'horizon,
Qui retourne au monde des morts, déployant sa voile de ténèbres sur la face du ciel .
Car tu es là au commencement, tournée vers l'orient, la face des crépuscules avides de ténèbres du Loup, les doigts de rose des aurores rêvées par les hommes, toujours déjà recommencée, immense comme la fleur infime,
Image je m'oriente, entre Fenrir et la Rose, et je te tourne le dos dans l'énigme, et je me tourne vers toi en te tournant le dos .
Tissage vide indéfini, formes spectrales couvrant l'Abîme,
Alliant la cruauté du cercle au labyrinthe de la droite indéfinie,
Rayon de Lune reflété au fond des facettes du Dragon,
A la frontière je me suis tourné aveugle en cherchant le miroir, le miroir qui est mien et tien d'une Alliance insoluble
Et Étoile, déchirure dans le voile du ciel, rêvant à l'annonce de la mort du Maître de maison .

Les ténèbres sont l'ombre d'une ombre, spiralée en caverne de monde
Aux pieds du Maître j'ai bu la rosée céleste , je le sais .
Il a montré le souffle toujours déjà présent, le sang vivant .
Et ils venaient de l'aimée, ils s'écoulaient des merveilles de ses mains ouvertes .
Jours de larmes, jours couronnés de fleurs
Tant me plaît la noire liqueur de la vie, l'infini de tes baisers et la certitude de la mort
Le baiser est le don d'éternité
Cet instant éternel
Sur la falaise de marbre
J'ai fermé les yeux
Le soleil ardent était l'ombre du soleil de tes pas
Tu marches sur mes yeux, ô ma bien aimée
Tu es la fleur éphémère à jamais présente

Car je t'aime, ô éternité !


(Araki)

Déchiqueter le Jaguar - sur la poétique des professeurs.


(Marie-Anne Erize)


Depuis au moins l'entre-deux guerres (et à vrai dire, on s'en fout – je dis cela au nom de l'école poétique du jeune Rimbaud, le zutisme) le champ poétique se ressent de débats du genre de « la poésie pure » . Avec de grand mots sur le néant de ceci ou de cela, elle est résumée ainsi par Martin Rueff, que j'ai vu en conférence sur la fin de la littérature :

L’ontologie poétique commence, bien avant Mallarmé et Celan, par la pure profération de l’arbitraire d’un nom propre. Ce nom, ce signe, indexé au vide, est, en un sens, pour toujours énigmatique, le nom propre de la poésie.

Le poète profère des mots arbitraires, indexés au vide . Il est non pas celui qui voit à travers les énigmes, mais celui qui les affronte, à jamais énigmatiques, à travers leur nom propre, comme la poésie . C'est exactement ce que disait Mallarmé, non ?

Je dis une fleur ! et hors de l'oubli où ma voix relègue aucun contour en tant que quelque chose d'autre que les calices sus musicalement se lève, idée même et suave, l'absente de tout bouquet .

Il semble bien pourtant que Mallarmé s'indexait non à la vacuité, mais à la théorie platonicienne des essences archétypes, dite des idées . Le critique est du genre du dernier homme, qui dit, avec un sourire en coin : les grecs ont-ils cru à leurs mythes ? Du genre de celui qui voit dans la Vision de William Blake un procédé narratif . Le critique est du genre de l'homme qui répond à celui qui lui raconte une vision :

Les arbres ne sont pas seulement enracinés dans la terre, mais dans les brumes exhalées par les morts, dans le soleil invaincu, dans l'obscur sommeil des mondes .

« Ah oui, bien sûr, tu as regardé un arbre au coucher du soleil, assimilé lentement par la pénombre ! C'est joli, profond, poignant ce que tu imagines...Freud dit que... »... Le Hagakure note : les rêves sont la manifestation de la vérité . C'est bien ce que croit son auteur, et pas un pliage compliqué pour dire ce qu'il ne dit pas...Le Hagakure dit : les rêves sont la manifestation de la vérité .

Pour résumer : à chaque fois qu'un homme voyant les Trois mondes, chaque fois qu'un platonicien parle de ce à quoi il indexe ses mots, l'éternité, les étoiles intérieures des cieux invisibles – le professeur prend un air savant et interprète, dans le contexte d'évidence nominaliste de l'idéologie racine : le poète parle nécessairement de ce qui n'est qu'un pli de la psyché sans répondant dans les mondes . du néant, du Vide, de l'absolu énigmatique indicible . Évidemment !

Quand un poète, ou Maître Eckhart, parlent de l'ardent désir du Haut tant désiré, leurs mots s'indexent - évidemment !- sur l'énigme en un sens pour toujours énigmatique, sur une forclusion d'un objet de désir à jamais désiré et à jamais absent – bref ces hommes ne remettent jamais en cause l'idée que la salle tendue de velours, le sol couvert d'épaisse moquette, du lieu de culture officielle où se déroule la conférence, que le monde de référence du professeur et de son public est l'être, la consistance même, la sécurité du haut et du bas, de l'avant et de l'après – les toilettes, le retour à la maison, la discussion profonde avec le conjoint sur la conférence profonde, le sommeil multispires, le lever, les toilettes, le retour à la fonction, à la place assignée par le processus de production .

Le professeur de la poésie pure est la mesure du monde, le titan qui soupèse le néant . Il ne remet pas en cause l'idée que tout ce cadre fonctionnel de la conférence est l'être par excellence, l'analogué premier et principal de tout ce qui est, du Principe même . Tout le processus de production et le Spectacle, qui rythment, par les montres et les téléphones la parole même du conférencier – c'est pour lui le modèle de tout ce qui est pensable . Ouvrez l'Anti-Oedipe, de Deleuze et Guattari :

Ça fonctionne partout, tantôt sans arrêt, tantôt discontinu . Ça respire , ça chauffe, ça mange . Ça chie, ça baise . Quelle erreur d'avoir dit le ça . Partout ce sont des machines, pas du tout métaphoriquement : des machines de machines, avec leur couplages, leurs connexions .

Le rythme du processus - vous avez 90 minutes sur l'extinction de la poésie contemporaine...qui articule chaque signe, analogiquement à la vibration permanente et rassurante des machines d'un paquebot de croisière pour les mêmes messieurs dames pendant leurs vacances, est la réalité de référence, la mesure de l'être - temps . Le Système est la mesure de la conférence, avec la montre posée sur la table, et le retour inévitable vers la fonction . Il est déjà prévu que la conférence n'aura absolument aucun sens, qu'elle sera absolument sans conséquences pour personne - Il ne faut pas dépasser vers les autres occupations fonctionnelles – évidemment !

L'imposition du temps est l'imposition d'un monde – mais cela ne peut être vu que de l'extérieur de ce monde . Et si le professeur parle tellement d'indexation au néant, c'est parce qu'il nie, il nie qu'il y ait un autre monde . Il y a d'autres mondes, je les ais vus . S'il est d'autres mondes, les propos du professeur sont indexés sur le néant – sans qu'il soit poète . S'il est d'autres mondes...Il n'est pas poète, celui dont les paroles ne portent pas l'instant à l'incandescence ; et dont la flamme ne fait pas entrevoir, à travers le corps du monde, comme la luciole dans la main de l'enfant, le sang des autres mondes.

Cette théorie du référent vide permet de s'ancrer dans la certitude non moins rassurante que les petits élancements vers l'absolu, comme de vagues érections de vieillard, qui viennent parfois, semble-t-il, à la surface de la conscience du bloom dans l'exercice de la fonction dans le processus de production, sont à la fois de bonnes choses qui m'ancrent dans l'humanité d'un Rimbaud ou d'une Marguerite Porète, et des tensions indexées sur le vide - l'aspiration vague vers le vide qui vient de l'illimité du désir, du mauvais infini qui pourrait être le début d'une dépression – mais aussi de ce qui, canalisé, est le moteur du processus de production, infiniment croissant sur la route du bonheur .

Une aspiration vague condamnée à être toujours vague, rien de réel, rien de sérieux donc pour le monde réel que tous les fauteuils de velours habitent . Une nostalgie, une mélancolie sans objet, sans fondement, sans cause . Et la poésie, et cette conférence : une noble parenthèse, tout à fait inoffensive . Il est essentiel à l'homme du monde moderne de dépasser l'interdit, dans sa neutralisation ; il préfère nier l'être de l'objet du haut désir, que de penser qu'il se l'interdit . L'homme moderne est l'homme sans interdits ni déterminations, et portant ridiculement impuissant à changer sa vie d'un yod . Il ne reste à ses yeux un homme libre, sans tabous, que parce que désire Hölderlin n'existe pas, n'est en aucune manière . La chair des dieux n'existe pas . Le fauteuil de velours, lui, existe, rassurant et déterminé .

Il ne vient pas à l'esprit que l'ardent désir du Haut tant désiré peut justifier de penser, comme le Diable de Faust : tout ce qui existe - dans le temps, cette salle, ce processus de production mondialisé, dément, étouffant – mérite d'être détruit, car il est un obstacle pour atteindre le haut . Il ne vient pas à l'esprit que le vide, ce n'est pas les mots du poète, mais tout le support de leur vie absente à toute vie humaine . Il a tout crée de grandes colonnes d'air insaisissable...Il ne leur vient pas à l'esprit le sens des mots de Parménide : l'être est . Le non-être n'est pas .

Le sens des mots de Parménide désigne le cadre de la conférence, et les fauteuils de velours rouge par le mot non-être . L'être n'est pas leur salle tendue de velours, leur avant et leur après, leur conférence ; le non-être n'est pas les mots du poète, qu'au nom du néant et de l'énigme le fonctionnaire n'a entièrement neutralisés, réduit à l'impuissance du non-être, qu'à sa propre mesure de non-être .

Le professeur a réduit au néant les mots du poème comme un danseur de corde, en montrant le spectacle de la plus grande exaltation du poète, au moment où symétriquement la salle joue le spectacle du silence révérenciel à la culture . La vérité est exactement l'inverse de celle construite dans le spectacle . Car depuis toujours, l'être, c'est le secret invisible qu'évoque le poète ; le non-être, la maya, c'est le professeur, son discours et son public, c'est nous parmi eux . Il n'est rien d'autre que le Soi, dit Ramana Maharishi . Ce que le professeur fait danser comme non-être est l'être, et ce masque le démasque et l'accuse de néant .

Le nihilisme exténue la poésie vers l'insignifiance et se la joue profondeur, abysse, soleil puissant .

Ce qui reste dicible quand le nihilisme s'est achevé, c'est l'indicible . Le maître d'école dresse un doigt sévère et profère l'indicible, le néant, l'énigme : l'effet est garanti parmi les blooms . C'est tellement banal que cela devient lassant, en même temps, ces gros fonctionnaires, ces gros prêtres de la cour qui dressent un doigt sévère devant des messieurs-dames repus, passés préventivement aux toilettes encore, puis passés en conférence, et font courir un frisson existentiel sur l'assistance en disant « néant », depuis leur palais lavé au bain de bouche, leur dents à facettes de porcelaine, leur peau je le vaut bien, leurs cheveux permanentés et leur petit foulard rebelle....je dis : le néant ! Et il se dresse parmi nous, dans les ombres des fauteuils...Un frisson existentiel parmi les blooms...Le néant est toujours si proche de ces égos dressés sur le vide . Alors ils le sentent passer le long de leur échine, passer dans leur esprit comme une hypothèse infime, là, en toute sécurité sur leurs fauteuils...le délice d'un frisson de néant en toute sécurité .

Selon le professeur, la poésie est ainsi une théologie négative du néant ; en tant que négation de la négation, elle fait de l'indicible le plus facile à dire, et du néant une puissance . La poésie ainsi est faite de mots qui ne se réfèrent qu'à eux même, elle ne veut rien dire, rien dire de plus que ce que le professeur . Commenter, connaître la poésie devient une compétence technique, une sémiotique, un jeu linguistique, que le professeur peut enseigner dans sa classe, selon un programme, pour entrer dans un diplôme . L'âme, qui est en quelque sorte toutes choses, la vie, la résistance, l'amour – comment les faire entrer dans l'ordre des matières de l'école ?- les nécessités de l'ordre de l'enseignement informent le commentaire, l'appropriation du poème .

Le professeur sait ce qu'est la poésie, et c'est indicible, comme ça on peut pas le lui disputer . Commenter la poésie relève d'un savoir spécialisé que le professeur diffuse, vend . Tout est dit, tout est à nous, circulez, y a rien à voir . La voix de l'universitaire est celle de la police .

Le professeur a dompté le fauve déchirant, le poème : ce que la douleur, la peine, l'amertume, la misère, la détresse les plus réelles qui soient a permis – ces mots de sang, de feu, il les a rendu neutres, limités, à la mesure des messieurs dames et des programmes de l'école . Ce que l'amour le plus puissant, le dévouement le plus total, le soleil de l'âme a chanté, il en a fait des mots vides – des paroles verbales, des perles de culture à poser sur les chemisier des dames, et sur la langue des messieurs pour les diners en ville .

« A chaque fois que je lis Shakespeare, j'ai l'impression de déchiqueter la cervelle d'un jaguar », a dit Lautréamont . Mais ni sang, ni chair, ni cruauté, ni larmes ne sont sensibles dans la pure profération de la pureté indexée au vide . Rien de si obscène, révoltant ou dangereux n'a perturbé l'ordre de la réalité du velours tendu et des fauteuils .

Ce qu'il aurait du leur dire, le professeur, pour dire la vérité ? Il aurait du leur dire : vous ne comprendrez jamais de quoi parlent les plus hauts poèmes, si vous ne vous tournez pas vers la vie poétique, qui ne peut être d'accorder cette l'importance à ce qui vous importe . Ce dont vous faites la mesure de l'être, vous même, ou vos activités fonctionnelles, est néant . Vous ne pouviez rien reconnaître de puissant à une telle mesure, vous vous enfermez dans une prison d'anesthésie, au prix d'une vie sans saveur de la vie .

Vous ne comprendrez jamais, à moins que par grâce un malheur ne vous frappe comme un bonheur, ou un bonheur ne vous frappe comme un malheur . Je cite Boulgakov pour me faire entendre :

Elle me regarda avec étonnement et je compris tout d'un coup – et de la manière la plus inattendue – que depuis toujours je l'aimais, j'aimais cette femme ! Quelle histoire, hein ?(...) L'amour surgit devant nous comme surgit de terre l'assassin au coin d'une ruelle obscure et nous frappa tout deux d'un coup . Ainsi frappe la foudre, ainsi frappe le poignard !

Ou de cet autre homme, harcelé par de grandes douleurs, dans le livre des cinq hommes : je comprends maintenant que personne n'est en mesure de concevoir les choses qui lui sont supérieures, et que les hommes suivent les basses choses terrestres qui sont en dessous d'eux (...)

Vous ne comprendrez jamais, si vous ne voulez pas votre plus haut désir jusqu'à l'intensité de la mort . Si vous ne pouvez dire, comme Moïse – j'atteindrais le confluent des deux océans, même si je devais marcher pendant de longues années . Si vous ne voyez pas la vérité de ce mot du Maître au jeune homme riche : tu veux me suivre ? Viens, vend tout ce que tu as et suis moi . Si tout cela vous est impossible, vous ne comprendrez jamais . Cela ne relève pas de l'intelligence, ce serait trop simple .

Le professeur aurait du leur dire :

Il y a longtemps, vous avez fait un choix, sans même vous en rendre compte . Ce que je vais vous raconter est comme un journal de princes et de princesses pour un pauvre : il fait rêver, il fait du bien, mais il ne rend pas riche . De même, je vais vous raconter la poésie . Cela vous fera du bien dans vos existences étouffantes, mais cela ne vous donnera pas la poésie . La poésie ne peut être donnée, ou expliquée . La poésie ni un savoir, ni une compétence qui s'enseigne . Très peu de choses importantes de la vie peuvent être données, ou enseignées . Moins encore peuvent l'être par un professeur, en un temps limité, devant des anonymes . Ce que peut une conférence, c'est presque rien . Et une conférence n'est puissante que parce qu'elle fait aimer ce qui manque .

Si, après une conférence, vous avez aperçu de l'inconnu, que vous voulez changer quelque chose en vous, et que vous savez concrètement comment commencer pour cela, cette conférence a été une bonne conférence .

La poésie est vie . Nous ne possédons pas l'insaisissable, nous ne pouvons pas prononcer l'indicible, ni le décrire . Celui qui fait une conférence sur l'indicible est un bateleur . Je dois parler, car un conférencier ne peut garder le silence . Mais parler sur commande, en temps limité, n'est pas poétique . La plus grande puissance du conférencier pour faire connaître cela est de montrer son impuissance, dans ce cadre, à faire vivre la vie . L'homme le plus sage est très pauvre, quand il faut donner à une foule . Le Maître lui même a donné du pain, et du poisson, autant que des paroles incomprises . L'auditeur le plus sage est misérable, quand il faut atteindre le tout-autre .

Un poète peut parler de son art, de sa vie, lire des poèmes . Il peut offrir cela, mais seulement cela . Autrefois, de puissants poètes lisaient dans des cafés, dans l'URSS de la révolution, dans les camps de prisonniers, dans les brasiers de la Résistance . La vie des hommes était dure, sauvage, proche de la mort, naturellement poétique . Voyez Anna Akhmatova en 1941 :

L'air important on a dit adieu aux filles
Et embrassé sa mère tout en marchant
On s'est affublé de neuf
Comme un soldat de plomb
Ni mauvais, ni meilleurs, ni médiocres...
Tous à leurs postes
Où il n'est ni premiers ni derniers
Tous là bas se sont couchés
.

Autrefois, vivre dans le feu et la misère était noble ; à ce jour, il ne reste que la misère et le vide . Le professeur parle du poète, mais le poète est couché comme un mort, et le professeur parle à sa place, l'interprète, se nourrit de son sang, sais mieux que lui le fond de ce qu'il dit, et ce fond est la pure profération du vide . Le poète est dans la misère du pauvre, et vous êtes dans la misère du riche .

Rimbaud écrit, dans une saison en Enfer :

Encore tout enfant, j'admirais le forçait intraitable sur qui toujours se renferme le bagne ; je visitais les auberges et les garnis qu'il avait sacrés de son séjour ; je voyais avec son idée le ciel bleu et le travail fleuri de la campagne ; je flairais sa fatalité dans les villes . (…)

Sur les routes, par des nuits d'hiver, sans gîte, sans habits, sans pain, une voix étreignit mon cœur gelé : « Faiblesse ou force, te voilà, c'est ta force . Tu ne sais ni où tu vas ni pourquoi tu vas, entre partout, réponds à tout . On ne te tuera pas plus que si tu étais un cadavre » . Au matin, j'avais le regard si perdu et la contenance si morte, que ceux que j'ai rencontré ne m'ont peut être pas vu
.

L'homme qui a écrit cette prière : mes ennemis rient, égorgent mes enfants, et s'enivrent dans ma ville incendiée, Seigneur, viens à mon secours...l'homme qui a écrit : J'ai cherché mon bien aimé dans les rues de la ville, et je ne l'ai pas trouvé...les gardes se moquent de moi...Depuis les montagnes de l'horizon, avant que le soleil ne se couche, viens à moi...

Tous ces vivants proféraient-il des paroles énigmatiques dans l'énigme du vide ? Je sais que vous pourriez prendre en ce sens une saison en Enfer . Mais feriez vous la faute de vous y précipiter ? Car le portrait qu'il donne, est-il celui du poète, ou est-ce celui de ce double obscur, le bloom qui le torture en lui, qui lui englue toute sa puissance – n'est-ce pas le portrait de l'homme enfermé dans le souterrain du monde - Tu ne sais ni où tu vas ni pourquoi tu vas, entre partout, réponds à tout . On ne te tuera pas plus que si tu étais un cadavre » . Au matin, j'avais le regard si perdu et la contenance si morte, que ceux que j'ai rencontré ne m'ont peut être pas vu .

N'est ce pas le portrait du grand professeur ?

Vous avez construit le confort, la sécurité . Cela n'a pas été gratuit – vous ne pouvez pas savoir ce qu'il a fallu de larmes et de sang pour construire ce monde . Vrai, tu ne peux même pas l'imaginer ! Mais le confort et la sécurité ne donnent pas ce que donne la proximité du danger, ce que donne la fidélité, ce que donnent la patrie ou la cause de la justice . Au moment des luttes sociales dans les bidonvilles du pays, un poète argentin, Joan Manuel Serrat, a écrit :

Avec ces mains pour tant t'aimer
Elle peignant sur les murs « lutte et reviens »
Tachant d'espoir et de chants
Les trottoirs de 69

(…)
Comment voulez vous qu'elle ne marche pensivement
De long en large
Se battant pour le printemps
Tombant et se relevant...(...)

Quel grand vassal je serais
Si un grand seigneur j'avais


Et nous européens, nous chantions 69, année érotique . C'était une belle chanson, gaie, drôle . A partir des années 70' le plan Condor a permis d'enlever, de torturer atrocement, de violer, d'humilier ces révoltés . De les jeter d'hélicoptère au dessus de l'océan . Des disparitions par milliers . Le général français Aussaresses, ancien résistant, homme d'un grand courage, enseignait les techniques anti-subversives à Manaus, dans une école sur le modèle des États Unis, pour toutes les armées sud-américaines . Il enseignait le renseignement, la torture systématique .

Lutte et reviens . J'aimerais trouver en moi la force de pleurer sur ton souvenir .

Marie-Anne Erize, franco-argentine, disparue en 1976, à San Juan, Argentine, a écrit : ne t'enferme jamais dans ta propre prison . S'enfermer en soi-même, c'est commencer à mourir . Ces mots me frappent comme des coups de marteau . Au nom de tous ces hommes, je viens renier la poésie pure, comme des grands mots obscènes, des grands mots du nihilisme bourgeois . Pas une erreur, non, quelque chose d'intimement injuste – injuste, je crois que c'est le mot le plus adapté . La découverte de la conscience de classe, ou de la souffrance par la bourgeoisie est toujours aussi émotionnelle et verbeuse qu'éloignée de toute réalité vécue dans la masse - elle l'expression moralisatrice de son égoïsme absolu .

Akhmatova a aussi écrit en 1941 ce serment :

Celle qui aujourd'hui prend congé de son amour
Qu'elle fonde toute sa douleur dans sa force .
Aux enfants et aux tombes voilà notre serment :
On ne nous forcera pas à nous soumettre
!

La poésie est vie, ou elle n'est rien . L'homme, le dernier homme n'est rien . Il croit être vêtu d'or, mais il est misérable et nu . Tu es tiède, et parce que tu es tiède, je te vomirais par ma bouche . Il croit vouloir, et il veut être tout . Alors il accuse l'être, la poésie . Mais non .

Vous avez fait un choix, autrefois . Tout ce qui existe mérite d'être détruit . Un jour, le ridicule pompeux du professeur sera visible comme celui du triomphateur romain – mais le triomphateur romain en avait une idée . Un jour, vous tous qui l'écoutez en silence et révérence, et cette celle salle de conférence sera retournée à la poussière . Je suis sorti de cette salle presque en larmes, et en colère, et étouffant . Il m'était impossible de rester, vraiment . C'est notre vie, d'écouter cela en silence? Qu'est ce qui est mémorable de notre vie ?

L'insignifiance étirée sur un siècle, sur un fauteuil de velours, c'est une torture blanche, anesthésiée, tellement lâche, tellement laide . Ô mes amis d'hier, quand nous courions insouciants sur les trottoirs de 1989, ma mère, mes frères, mes sœurs, pourrez vous me pardonner de ne plus pouvoir être des vôtres sans commencer à mourir ?

Seule l'éternité pèse, et vous avez abandonné l'éternité .

Il faudra boire le calice jusqu'à la lie .

Nous vengerons le monde .

(Von Stuck, Sin . "All is not Sin that Satan call so" William Blake .)



Mon cœur tourne sur la roue de l'infortune quand il tourne aux vents mauvais de ton absence . Tu es si loin, ma vie, mon souffle.

Le moindre mot, la moindre route de la Ville est un barbelé tendu entre nous . Celui qui entend mes paroles me répute fou, et rit, à gorge déployée . Et pourtant, c'est la vérité . Le monde ne cesse de blesser le tendon et la chair de notre lien, sans avoir besoin de le vouloir, de le penser, comme la mer use les récifs . Le monde nous répute libre et nous enferme . Les heures sont comptées par le sang .

Notre vie est l'évidence de l'aube et l'évidence des murs, de l'enfermement . Notre vie est l'évidence écrasante du souffle puissant, et l'évidence écrasante de la puissance des morts .

Notre lien est chair, et sang . Sans cesse il cicatrise, mais sans cesse il saigne . Sans cesse la douleur va et vient comme la mer sur l'estran . Sans cesse mon âme rit, et pleure, sans cesse mon cœur bat, et saigne, sans cesse ma chair est soleil, et sans cesse ténèbres .

De cette douleur nous avons cru guérir, mais nous nous sommes toujours mutilés de cette guérison fausse et menteuse . Nous avons eu peur, si souvent peur . Nous avons bu aux puits de nos angoisses .

Le sage a prononcé cette parole : malheur à celui qui a perdu le céleste pays et la grande amitié . Nous avons parcouru les routes du malheur, et j'ai cru te perdre, j'ai cru jeter ma vie dans l'abîme du monde pour cesser de mourir de peur . Mais je t'ai retrouvée . J'ai retrouvé la fidélité des montagnes de l'horizon . Nous n'avons pas perdu le céleste pays et la grande amitié . Nous ne les perdrons plus, jamais .

Le Roi nous a dit libre et il a envoyé ses gardes . Que fais-tu ? Je cherche celle que j'aime, même si je devais marcher encore des longues d'années, même si mes pieds deviennent sang, même si ma bouche devient carton dans la sécheresse, et ne peut plus prononcer de paroles, et invoquer ton nom .

Les gardes se moquent, comme ils se moquent de la Sulamite . Mais je suis noir, moi, fils de Babylone ; le Soleil invaincu a brûlé ma peau, sur les montagnes de l'horizon . Le Soleil m'a donné ses vignes, et m'a donné les ivresses des aubes – et cela, vous ne l'aurez jamais sur vos peaux roses et vos sourires entendus . Vous croyez voir, et vous êtes aveugles . Vous croyez vivre, et vous vivez comme des rats dans un souterrain . Vous croyez savoir, d'ignorer votre ignorance . Parce que tu dis : Je suis riche, je me suis enrichi, et je n'ai besoin de rien, et parce que tu ne sais pas que tu es malheureux, misérable, pauvre, aveugle et nu .

Revienne l'aurore de tes doigts de rose, le souffle de tes baisers. Revienne le bruit de tes pas dans les rues de mon âme – mon âme est si usée, si vivante, si tortueuse, pleine d'égouts, de crimes, d'espoirs et d'étoiles parfaites, comme une grande ville, et tellement ancienne – Revienne le souffle de nos retrouvailles .

L'aube d'été de ton regard – le soleil de tes yeux noirs.

Je te prendrais dans mes bras par la taille, comme une liane, et j'embrasserais les fleurs des prairies . Ma langue sera le serpent de ton jardin .

Nous dessinerons sur les lignes de nos lèvres le baiser de l'horizon .

L'amour du lointain . Nous aurons un lieu où vivre, nous qui vivons l’Éden, ici et maintenant .

Le soleil se lèvera à son couchant : l'horizon à nos pieds, et nos pieds nus dans le sang de l'aurore comme dans la mer .

Nous vengerons le monde .

Nous vengerons le monde devant l'éternité.

Toujours.

Si je t'oublie Jérusalem...je t'attendrais.

(William Blake, planche de l'album "Jérusalem" : Albion et Jehovah)



Sur les rives des fleuves de Babylone, là nous nous assîmes, et nous pleurâmes au souvenir de Sion. Aux saules qui les bordent, nous suspendîmes nos harpes; car là nos maîtres nous demandaient des hymnes, nos oppresseurs des chants de joie. "Chantez-nous [disaient-ils],un des cantiques de Sion!" Comment chanterions-nous l’hymne de l'Éternel en terre étrangère? Si je t’oublie jamais, Jérusalem, que ma droite me refuse son service! Que ma langue s’attache à mon palais, si je ne me souviens toujours de toi, si je ne place Jérusalem au sommet de toutes mes joies! Souviens-toi, Seigneur, pour la perte des fils d’Edom, du jour [fatal] de Jérusalem, où ils disaient: "Démolissez-la, démolissez-la, jusqu’en ses fondements!" Fille de Babel, vouée à la ruine, heureux qui te rendra le mal que tu nous as fait! Heureux qui saisira tes petits et les brisera contre le rocher! Psaume 137.





Les ombres creusent d'abîme le flanc des falaises au crépuscule comme
Le ressac creuse le roc
Les lames creusent mon torse d'amertume
Ma gorge est emplie de sable et de varech
Le congre s'enroule sur mon col et serre
Comme la cravate des endeuillés
Les ombres des perdus en mer
L'eau vrille le karst et creuse des galeries sans étoiles
Tel est le labeur des humains
Se retourner du Haut désir
Partir sur l'horizon
Pour creuser des tombes éphémères dans l'onde

Tristesse est un ver rongeur dans
La charogne de mes souvenirs
Je me noie dans les routes lactées des sphères.
Mes souvenirs sont morts de te vivre
C'est une bonne chose de mourir

Sur la falaise
Quand le vent incline les hautes herbes de la prairie
Quand les feuilles mortes tournoient et jouent autour des fleurs
Je pense à toi
Le vent porterait mes paroles
Au dessus de l'océan
Au dessus des grandes villes portées à l'incandescence de la mort
Illuminées de la férocité du
Travail dur et forcé
Quand le foyer des mondes s'exténue dévoré par la fatigue des corps
Quand l'espoir s'exténue à n'être que gain de choses et que
Se perd
La soif des mondes
L'amour du lointain
Le Haut désir du haut tant désiré
Le chemin de la lune .

Loyauté a fait défaut
Et Justice n'est plus que mot
L'eau céleste s'écoule par les canaux que le juste porte
L'eau de lune mouille la prairie le soir comme ton sexe
Quand le vent joue avec les feuilles mortes
Et que roulent les eaux blanchies par la colère des ténèbres
Tu es le juste au long manteau de nuit jeté sur mes épaules,
La porte du ciel,
Et le souffle de vision qui s'écoule des lèvres,
Portant les nuages d'or dans la nuit des yeux
Voyants comme ceux d'un corps mort
La flèche du désespoir
Qui touche le cœur des ténèbres et
Éclot la floraison de la Lune
Sur l'alizé
Des horizons
Intérieurs .

Le sang de corbeau du ciel nocturne s'est écoulé sur
Les neiges noires des cendres de la lune et
J'ai vu sourire tes yeux
Au nid délicat du vide
Mon cœur marche
Au battement de tes pas
Sur l'asphalte infini
Des ailleurs.

Sur la route de la baleine,
Sur le chemin de la lune
Pour toi
Pour le nombre qui ne saurait être un autre
je garderais la route
Le poème prend puissance face aux abîmes
Et aux promontoires déserts quand hurle
L'hiver de l'âme


Je t'attendrais
Pareil à un phare sur la mer
Qui pleure au dessus des eaux
Se vivant d'embruns et de vent

Je t'attendrais infiniment
Sur les cycles indéfinis des mers
Devant toutes les vies et devant toutes les morts
Sur les rives des trottoirs s'effacent les passants
Et les pas s'effacent sur l'estran

Je t'attendrais infiniment

Sur tous les cycles infinis des hommes
Et les cycles du poème
S'écoulent la rosée et le sang des vivants
L'homme meurt et le sang vit
La chair et le sang de nos souffles
La fleur éternelle
La saveur
Le parfum
S'élève

Et à nous
Nous sommes toujours déjà présents
Et toujours séparés de nous-même
Quand la voix s'efface .
Devant toutes les vies et devant toutes les morts
Reçois ces fleurs jaunes
Le feu de la lune
Que je meure si je t'oublie
Jérusalem
Je t'ai toujours attendue
de-ci, delà, comme une feuille morte.

Je t'attendrais
J'entendrais tes pas
Tu marche sur mes yeux
J'attendrais ces larmes
Infiniment

Proclamation de la IIème Internationale Situationniste Immédiatiste .

ISI



(Dürer - autoportrait au chardon .)




Nous pensons d'abord qu'il faut changer le monde . Nous voulons le changement le plus libérateur de la société et de la vie où nous nous trouvons enfermés . Nous savons que ce changement est possible par des actions appropriées .

Rapport sur la construction des situations et sur les conditions de l'organisation et de l'action de la tendance situationniste internationale – 1957 .

Situation globale de décomposition du mouvement révolutionnaire .

Après plus de trente ans d'exercice, il apparaît massivement que le capitalisme a gagné une bataille idéologique d'ampleur . Les héritiers des forces révolutionnaires sont des perroquets de l'idéologie racine, et il a été possible de voir une organisation positionnée à « l'extrême gauche » du marché électoral défendre la libre circulation des hommes en Europe de concert avec la représentantE du syndicat patronal unique – et donc l'identification du droit des hommes au droit de la libre circulation des marchandises .

La société capitaliste vieillissante abandonne de plus en plus les principes de la société bourgeoise née en 1789, la Déclaration des Droits de l'Homme, qui sont devenus des obstacles à l'extension et à l'intensification du capitalisme . Cette destruction à rebours du principe d'égalité a reçu là encore le soutien de la « gauche » bourgeoise du marché électoral, qui a ainsi pu paraître « moderniste » en ne défendant que la puissance du capital . Le multiplication des sous–communautés spectaculaires inexistantes dans la réalité sociale non-représentée (du moins au départ, car le spectacle peut constituer des groupes) et dotées de privilèges « luttant contre les discriminations » a permis d'instrumentaliser les exclus de l'ancienne société pour dissoudre les liens sociaux des classes ouvrières ou paysannes, d'une manière analogue à l'instrumentalisation des paysans propriétaires de lopins pour la défense de la propriété capitaliste au XIXème siècle . Par exemple, les homosexuels avaient cette force d'être des marginaux condamnés à la lutte, à la création . La normalisation de l'homosexualité sur le modèle du couple monogame est une intégration des marginaux à l'ordre social du Système, pas une libération . La réalité de ces luttes est une dissolution des liens sociaux des populations dominées, qui permet la création du marché libéral du travail, fait individus atomisés ; et une dissolution parallèle de la puissance des organisations révolutionnaires . Il s'ensuit que même des mouvements très minoritaires ne savent plus trop comment penser l'unité des camarades, ne savent plus écrire militants, militantEs, militant(e)s, et autre contorsions grotesques de conformation à l'idéologie patronale . Comme si les antagonismes entre militants ne pouvaient être surmontés dans la fraternité du combat, et étaient plus graves que les racines de la lutte des classes, ce qui est soutenu implicitement, voire explicitement dans l'idéologie capitaliste dite des « gender studies » . Par ce processus de dénégation du fondement de production des antagonismes de classe par le mode de production capitaliste, la dissolution de toute pensée percutante issue de la gauche est prise en charge par la gauche elle-même, de manière autonome et fonctionnelle au Système .

Le capitalisme se conserve une autre armée de réserve dans sa guerre à venir contre les jeunes totalement prolétarisés, désocialisés, déracinés, privés même d'un investissement profond du langage : il s'agit des masses de populations âgées, passées de la dépendance absolue au capital dans le salariat, à la dépendance absolue au capital dans les systèmes de retraites, financés par la finance ou par l'emprunt, et donc attachés indissolublement aux intérêts du capital . Maintenus en vie dans une semi-vie aliénée au spectacle sous ses formes les plus asservissantes, pourvus de revenus supérieurs à ceux, totalement sacrifiés, des salariés, dans l'iniquité répugnante des « réformes des retraites », ces populations soutiendront toutes les dérives totalitaires du Système, n'ayant plus aucune liberté à perdre . Éduquées à « bien voter », elles compensent toute l'abstention massive des jeunes déracinés, qui ne veulent plus participer à la comédie de la confiscation de la parole par le spectacle devenu vide d'enjeux de la « représentation politique » . La défense de la « démocratie » apparaît de plus en plus comme une hypocrisie douloureuse au service de la domination du capital .

Il apparaît que la lutte idéologique n'est pas suffisante .

Oubliant que la domination n'est pas un être, et le fait d'être dominé une qualité essentielle, mais une relation effective, il est courant de voir défendues les thèses de la « nature » dominée des personnes classées par le Système dans les minorités ; ce qui permet, dans un renversement représenté, de présenter dans la propagande les membres de l'oligarchie dominante classés parmi les minorités comme des compensations à l'injustice générale de l'exploitation : la « femme », « l'homosexuel », le « noir » président des États Unis, ou représentant du patronat, ou du FMI, étant ainsi des faits « de gauche », quand bien même leur fonction est essentielle au procès d'exploitation . Pour chacun de ces membres, il est possible de raconter une histoire édifiante de lutte contre les conformismes et les discriminations ; ainsi l'oligarchie apparaît comme le lieu même de vie la plus intense du progressisme .

La classe ouvrière est elle le lieu de la vie la plus intense de la xénophobie dans le Spectacle, quand des hommes privés de moyens matériels et intellectuels sont entassés dans des quartiers d'exil intérieur et de promiscuité, et mis en concurrence pour intensifier leur exploitation, recette mécanique de conflits « communautaires » produits avec l'avantage de pouvoir proposer aux démunis des cours de morale multiculturelle . Ce mode division des pauvres a été utilisé tant dans les guerres coloniales que dans dans les prisons . Le déracinement, l'entassement et la promiscuité ne sont pas des questions morales . Des partis situés à « l'extrême droite » du marché électoral capitalisent de ce fait le vote ouvrier . Et la morale de gauche est ainsi devenu un lieu de l'abaissement, et de l'humiliation morale du peuple par la bourgeoisie .

La lutte des classes passe de plus en plus par la séparation entre producteurs du spectacle et diffuseurs de l'idéologie qui dominent les consommateurs et les aliénés du spectacle . L'exploitation réelle est déniée par le procès d'éloignement dans la représentation . La production du spectacle permet de créer des catégories fictives de domination qui permettent de dominer le jeu en masquant la domination effective, massive, de la bourgeoisie capitaliste sur toute les sociétés du monde . Comme cela avait été observé au départ dans la propagande de guerre, quand les puissances qui attaquent et occupent le territoire d'autres puissances disent réagir à une agression préalable, ou à des impératifs de sécurité humanitaire – la construction sémantique de la domination dans le spectacle est exactement inverse de la domination réelle .

Le bloom, l'individu formaté par la forme générale de la société moderne, produit un spectacle d'ego pour lui-même, un spectacle d'ego libre, affranchi des anciens conditionnements culturels, sociaux, économiques – un ego souverain suspendu dans le vide . Le bloom est un esclave de l'illusion d'être roi . L'homme moderne se croit libre, et partout il est dans les fers . La première révolte de l'individu moderne est le déchirement du voile de l'illusion, l'acte de scruter en face l'obscurité de la réalité – voir la réalité de l'esclavage est le premier moment de sa négation . Le premier moment est une dissociation brûlante de soi, une rupture totale entre le soi essentiel asservi au plus profond et le soi fictif sur le trône vide du spectacle . La rupture avec le monde moderne est alors intérieure, invisible sous le masque du spectacle .

Cette révolte est impuissante sans se retourner vers soi, se réfléchir et s'organiser en soi . Chaque seconde qui passe est l'acceptation de l'esclavage . La révolte est urgente immédiate, ici et maintenant . Nous sommes à l'ère de l'atomisation capitaliste d l'individu, à l'ère où le libre marché est la forme générale de la domination, de la vie et de la morale sociales les plus quotidiennes . Comme la domination passe par l'individu, par la programmation idéologique de ses systèmes de compréhension de son monde social – car l'idéologie véhicule des matrices de co-construction de soi et du monde – la lutte contre la domination passe par l'individu, par la construction conjointe de soi et du monde . L'individu aliéné a construit son ego, ce pôle vide de relations polarisés, par les matrices sémantiques de l'idéologie – et ainsi les mécanismes de défense de l'identité individuelle défendent l'idéologie . Sortir de l'aliénation produit travail psychique, douleur et angoisse . Sortir de la passivité du spectateur, se retourner comme la femme de Loth vers la vie comme lumière, saveurs, odeurs, sensations, bruits est un grand risque, proximité intense du danger . La révolte est devenue aventure intérieure de reconquête du monde réel .

A l'issue de ce retour et de ces cycles intérieurs, l'individu se découvre en guerre . La guerre est la guerre civile mondiale, qui oppose le rouleau compresseur du capital à la résistance humaine, à la soif et aux désirs de la vie qu'aucun or ne peut acheter, aucune technique compenser, aucune consommation satisfaire . Cette guerre n'est plus la lutte des classes sans reconstruction longue et difficile de la conscience de classe à partir des consciences atomisées, devenues des archipels divisés par le Système . La révolte individuelle passe en aventure collective par la compréhension de la guerre historiale .

En l'absence d'organisations de masse, tout le poids de la révolte moderne, donc de la guerre, passe par l'individu . La Voie à suivre est celle d'une ascèse orgiastique de la passivité du spectateur moderne . Les exemples historiques de disciplines individuelles, quotidienne, pratique de transformation doivent être réexaminés systématiquement : ainsi le Manuel d’Épictète, le Hagakure, le mode d'enseignement de la sagesse en Inde, le Yoga de la puissance du Tantrisme .

Il s'agit de rompre systématiquement l'enchantement du spectacle . La rupture est intérieure d'abord avec le monde de l'idéologie, avec l'apprentissage de la reconnaissance des mécanismes idéologiques qui lient la compréhension individuelle du monde . La libération passe aussi par l'identification et le rejet de toutes les médiations spectaculaires . Par l'inversion systématique de l'axiologie du spectacle : l'expérience avant l'érudition comme principe de légitimité de la transmission, l'acte avant la représentation, le passage à l'acte comme principe de jouissance, la domination dans le combat de la vie avant la dérivation spectaculaire, la force et l'acte de la puissance comme objets de vénération, l'action avant le respect de la morale et de la passivité des spectateurs, la puissance du désir avant la volonté – la volonté au service de la puissance du désir et du dépassement de l'homme .

La morale de la volonté libre, qui crée la fiction d'un ego souverain, d'un choix opéré dans le vide des principes de morale, d'une responsabilité face à l'arbitraire de la domination, d'un consentement à l'asservissement spectaculaire, est une constitution fonctionnelle face à la domination du Système . Le narcissisme moderne est le sous-système fonctionnel individuel, la chaîne invisible de l'esclave. La peur de la violence ancrée dans les individus est le sous-système fonctionnel de la soumission aux forces de sécurité. Les liens du pauvre sont un délit, les liens du riche sont des relations. Le bon pauvre est seul.

Cette morale est aussi un instrument du recul face à l'abîme vertigineux de l'acte auquel le tout-autre m'appelle . La révolution ne sera jamais morale, éthique, ou tout autre terme équivalent, selon les critères de la domination qu'il s'agit de renverser . Nous nous proclamons libre de la responsabilité, de la vertu et de l'innocence . La compromission est inévitable . Tous les hommes sont complices du Système, et le Système est un crime . L'acte de la puissance est toujours appel du lointain, du vertige . L'acte de la puissance est toujours transgression de l'être ici et maintenant . L'acte de la puissance est toujours par delà le Bien et le Mal d'ici et maintenant . La puissance ne peut être mesurée par la morale . La puissance pose le Bien et le Mal à venir .

Notre orientation originaire est de ne pas se penser comme capital mais comme paille pour allumer le feu . De ne pas se faire voir mais être consommé . Ne pas s'épargner, mais être consumé . Ne pas chercher la santé, mais l'incendie de toutes facultés – la production d'abord parcellaire d'une intensification des mondes, d'une poiésis du soi et du collectif .

Ce monde peut se permettre de nous laisser tout lire - puisqu'il a fait de nous des atomes sans liens, impuissants à rien réaliser dans l'histoire.

Devenir voyant, sujet de l'histoire – dans la perspective d'une interaction de tous les changements révolutionnaires .

Légitimité .

Les raisons de la dissolution de la Ière internationale situationniste sont suffisantes . La première internationale a été dissoute parce que devenu produit spectaculaire, objet d'une infâme reconnaissance . Il suffit que nous n'ayons aucune légitimité spectaculaire . N'ayant aucune reconnaissance des intellectuels bourgeois, nous n'avons pas à nous demander quelle faute nous avons commise .

L'homme isolé, sans liens, est fonctionnel au Système. Pour le révolté, la force est la capacité à être une cause. Le révolté doit se faire loup parmi les loups pour attaquer le Léviathan-ou il est suicidaire, ou il jacasse à distance, comme le chacal.

"Ne t'enferme jamais dans ta propre prison. S'enfermer en soi-même, c'est commencer à mourir" Marie-Anne Erize, 24 ans, mannequin, militante "disparue" en Argentine en 1976 lors de l'opération Condor, une racine du modèle libéral - nos vies sont toutes entre le Spectacle et l'abîme.







Stratégie .

Lutter dans le Spectacle contre le Spectacle, dans une situation écrasante du faible au fort suppose l'emploi de la puissance de l'ennemi comme retournement et détournement . L'internationale situationniste -immédiatiste (ISI) doit être une organisation de culture, d'archivage et de production de dissidence par détournement des modes de diffusion du Spectacle . Sans accepter l'enfermement dans les secteurs spécialisés des avants gardes officielles, l'ISI examinera favorablement tous les modes de diffusion de virus culturels par les modes de transmission du sous-système fonctionnel de l'industrie culturelle : logos, marques, slogans, et tout autres dispositifs d'asservissement .

Pratiques .

Développer et diffuser par tous moyens des pratiques individuelles simples pour rompre avec le monde de la domination, c'est à dire pour le dessaisissement de la vie par le Spectacle, le ressaisissement de la vie immédiate . Introduire partout la scission entre réalité vécue et réalité fictive, aliénée, du Spectacle, par remarque sardonique, paradoxe, humour, affichage, tractage, objet sémiotique, textes, œuvres . Détourner toutes les médiations, et diffuser les compétences propres à ces détournements, afin que chaque individu puisse pratiquer le détournement . Lutter contre toutes les médiations, dévoiler sans trêve, par occupation sémiotique des espaces publics, par présence réelle . Production de situations d'expérimentation de la réalité pour l'homme des masses . Produire des situations variées d'intensification de la vie .

Casser l'envoûtement médiatique
Casser la notion de représentation
Casser la jouissance spectaculaire
Casser la sécurité spectaculaire, faire aimer le danger
Casser toute notion d'équité spectaculaire
Casser les libérations pour la libération effective
Casser la moraline


Diffuser par œuvres et gimmicks des slogans abolissant les médiations, retournant les positions de domination, dévoilant les masques du Système, ce qui est irréversible . Produire dans les interstices de la culture industrielle de masse une contre-culture de masse irrécupérable, capable de se réguler sans intervention de l'oligarchie . Et de toutes façons, se transgressant toujours par sa dynamique interne, donc produisant toujours de l'inassimilable .

Tisser des TAZ et des communautés susceptibles de produire des situations, de former et transmettre des compétences de détournement et de guerre symbolique .

Inventorier et recycler les pratiques de dissidence historiques . Produire la pensée et les arts des mondes à venir .

Construire une organisation complexe et percutante de suivi du processus et de production de tous les artefacts développant les puissances appropriées .

Congrès fondateur .

Le congrès fondateur doit être organisé en spectacle avant l'automne 2012 . La première liste des exclus sera publiée à cette occasion .

Nu

Nu
Zinaida Serebriakova