Se pencher vers le bassin des dieux .

(l'Ange Paon)


Si je cherche, c'est que le monde est un labyrinthe et une énigme ; si je cherche, c'est qu'il y a lieu de chercher, que quelque chose manque . Le monde est une énigme ; ou peut être est-ce en moi qu'il y a une énigme . Ou encore, l'énigme nait du lien entre un Moi et un Non-moi, ou monde . De toute façon, je suis énigme à moi-même, je suis voile et miroir – et le monde est un labyrinthe de miroirs . Alors je me penche vers le mystère, avec amour . Je me penche pour que mon oreille se rapproche et que mon esprit se concentre en un fil unique . Je me penche pour relever la tête . Je m'abaisse pour retrouver l'élevé .

Je cherche la trace, l'indice qui permettra le retour . Et cet indice prend la forme d'un homme, d'un nom . Martinès de Pasqually le théurge . Puis je me penche encore, et je trouve Agrippa de Nettesheim . Et le lien se fait : Martinès le théurge cite sans cesse Agrippa dans ses rituels . Je ne crois pas aux hasards .

Heureux celui qui se penche vers le bassin des dieux, et à son miroir consulte l'oracle de l'homme mort depuis longtemps .

Que votre lien soit la chaîne d'or de l'être .

Le Yi-King est lancé .

63, Ki Tsi / Après l'Accomplissement
En haut K'an : L'Insondable, l'Eau.
En bas Li : Ce qui s'attache, le Feu.

L'eau est au-dessus du feu :
Image de la situation APRÈS L'ACCOMPLISSEMENT.
Ainsi l'homme noble réfléchit sur le malheur et s'arme contre lui par avance.

Quand l'eau dans la bouilloire est suspendue au-dessus du feu, les deux éléments sont en rapport l'un avec l'autre et il en résulte une création d'énergie (cf la production de la vapeur). Toutefois la tension qui en résulte demande de la vigilance. Si l'eau déborde, le feu s'éteint et sou énergie est perdue. Si la chaleur est trop grande, l'eau s'évapore et passe dans l'air. Les éléments qui sont ici en rapports réciproques sont en eux-mêmes ennemis l'un de l'autre. La plus grande prudence peut seule prévenir des dommages. Il est aussi dans la vie des conjonctures où toutes les forces s'équilibrent et œuvrent harmonieusement et où, par suite, tout est apparemment dans un ordre parfait. Le sage est seul à reconnaître, en de telles circonstances, les moments qui recèlent du danger, et à savoir écarter celui-ci grâce à des précautions prises à temps
.

La perplexité demeure . Je tire à nouveau l'oracle .

4 . Mong / La Folie Juvénile
En haut Ken : L'Immobilisation, la Montagne
En bas K'an : L'Insondable, l'Eau
L'idée de la jeunesse et de la folie est suggérée de deux manières dans ce signe. Le trigramme supérieur, Ken, a pour figure une montagne, et le trigramme inférieur, K'an, a pour image l'eau. La source qui sort du pied de la montagne est le symbole de la jeunesse sans expérience. L'attribut du signe supérieur est l'immobilité, celui du signe inférieur, le danger. S'arrêter plein de perplexité devant un dangereux abîme est également un symbole de la folie juvénile. Mais les deux trigrammes renferment également la voie qui permet de surmonter les folies juvéniles : l'eau est quelque chose qui continue nécessairement de couler. Lorsque la source jaillit, elle ne sait pas tout d'abord où elle veut aller. Mais, par son écoulement incessant, elle remplit les endroits profonds qui font obstacle à son progrès; le succès est alors obtenu.

Ce n'est pas moi qui recherche le jeune fou, c'est le jeune fou qui me recherche.
Au premier oracle, j'informe.
S'il interroge deux, trois fois, c'est de l'importunité.
S'il est importun, je n'informe pas.
La persévérance est avantageuse.
Chez un être jeune, la folie n'est pas quelque chose de mauvais. Elle peut malgré tout lui réussir. Il faut seulement trouver un maître expérimenté et observer à son égard l'attitude convenable. Cela veut dire avant tout que le jeune homme doit avoir lui-même conscience de son manque d'expérience et rechercher un maître. Seuls cette humilité et cet intérêt garantissent l'existence de l'ouverture d'esprit indispensable qui s'exprime dans la respectueuse acceptation d'un maître. C'est pourquoi le maître doit attendre paisiblement qu'on le recherche. Il ne doit pas s'offrir de lui-même : ce n'est qu'ainsi que l'enseignement portera ses fruits en temps opportun et de la manière convenable. La réponse donnée par le maître aux questions du disciple doit être claire et précise comme celle que souhaite obtenir un consultant de l'oracle. Elle doit alors être reçue comme résolution du doute et comme décision. Des questions supplémentaires provoquées par la méfiance ou le manque de réflexion ne servent qu'à importuner le maître. Le mieux sera de garder le silence à leur sujet, de même que l'oracle ne donne qu'une réponse et refuse de se laisser tenter par des questions nées du doute. Lorsqu'à cela s'ajoute une persévérance qui ne se relâche pas avant qu'on se soit assimilé les différents points l'un après l'autre, une belle réussite est assurée. Ainsi le conseil de l'hexagramme s'adresse au maître comme à l'élève
.

Le jeune fou demande une troisième fois .

18 . Kou / Le Travail sur ce qui est corrompu (Le Déclin)
En haut Ken : L'Immobilisation, la Montagne
En bas Souen : Le Doux, le Vent
Le caractère chinois Kou représente un plat dans le contenu duquel croissent des vers. C'est la représentation de ce qui est corrompu. Cela est provenu de ce que la douce indifférence du trigramme inférieur s'est unie à la rigide inertie du trigramme supérieur, si bien que les conditions ont dégénéré en stagnation. Puisqu'on se trouve là devant un état de choses qui laisse à désirer, la situation contient en même temps ce qui est nécessaire pour y mettre fin. C'est pourquoi l'hexagramme ne signifie pas simplement : « ce qui est corrompu », mais « ce qui est corrompu, en tant que tâche » ou « le travail sur ce qui est corrompu ».

LE TRAVAIL SUR CE QUI EST CORROMPU possède une sublime réussite.
Il est avantageux de traverser les grandes eaux.
Avant le point de départ, trois jours.
Après le point de départ, trois jours.
Ce qui est corrompu par la faute des hommes peut être réparé par le travail des hommes. Ce n'est pas un destin irrévocable, comme à l'époque de la stagnation (n° 12), mais une conséquence d'un mauvais usage de la liberté humaine, qui a causé l'état de corruption. Si le travail d'amélioration a de fortes chances de réussir, c'est qu'il est en harmonie avec les possibilités de l'heure. Il faut seulement éviter de reculer d'effroi devant le travail et le danger - symbolisé par la traversée des grandes eaux -, mais les empoigner énergiquement. La réussite a toutefois pour condition préalable la réflexion correcte. Cela s'exprime dans la sentence : « Avant le point de départ, trois jours. Après le point de départ, trois jours ». On doit connaître les causes qui ont provoqué la corruption avant de pouvoir y remédier : d'où, attention à l'époque qui précède le point de départ. Il faut en outre veiller à s'engager de façon sûre dans la voie nouvelle de manière à éviter la rechute : d'où, attention après le point de départ. A l'indifférence et l'inertie qui ont provoqué la corruption doivent se substituer la résolution et l'énergie pour qu'à la fin apparaisse un nouveau commencement
.

Il est alors possible de tirer une dernière fois :

45 Ts'ouei / Le Rassemblement (le Recueillement)
En haut Touei : Le Joyeux, le Lac
En bas K'ouen : Le Réceptif, la Terre
Cet hexagramme s'apparente par sa forme et sa signification au n° 8 : Pi, « la solidarité ». Là l'eau au-dessus de la terre, ici le lac au-dessus de la terre. Le lac est le point où se rassemblent les eaux, c'est pourquoi l'idée de rassemblement est ici plus fortement exprimée que dans l'hexagramme Pi. La même, idée fondamentale découle de ce qu'il y a ici à la 4e et à la 5e places deux traits forts qui réalisent le rassemblement, tandis que là il n'existe qu'un seul trait fort à la Se place au milieu des traits faibles.
RASSEMBLEMENT. Succès.
Le roi s'approche de son temple.
Il est avantageux de voir le grand homme.
Cela apporte le succès. La persévérance est avantageuse.
Présenter de belles offrandes opère la fortune.
Il est avantageux d'entreprendre quelque chose.
Le rassemblement des hommes dans des communautés d'une certaine importance est, ou bien naturel comme à l'intérieur de la famille, ou bien artificiel comme dans l'Etat. La perpétuation de ce rassemblement s'accomplit au moyen du culte des ancêtres à l'occasion duquel le clan tout entier se réunit. Par la piété unanime des vivants les ancêtres sont si bien intégrés dans la vie spirituelle de la communauté de leurs descendants que celle-ci ne peut se disperser ni se dissoudre. Là où les hommes doivent être rassemblés, la puissance religieuse est nécessaire. Mais il faut aussi qu'un chef humain soit là comme centre du rassemblement. Pour pouvoir rassembler les autres, ce centre du rassemblement doit tout d'abord être rassemblé, recueilli en lui-même. C'est seulement par la force morale du recueillement que le monde peut s'unir. De telles grandes époques d'unification légueront aussi de grandes œuvres. C'est le sens du grand sacrifice qui est offert. Et dans le domaine profane aussi de grandes œuvres doivent être accomplies aux époques de rassemblement.

Le lac est au-dessus de la terre :
Image du RASSEMBLEMENT.
Ainsi l'homme noble renouvelle ses armes pour rencontrer l'imprévu.
Si l'eau se rassemble dans le lac au point de s'élever au-dessus de la terre, il y a menace de percée . Des précautions doivent être prises contre une telle éventualité. De même des conflits naissent facilement là où des hommes s'assemblent en grand nombre. Là où des biens sont rassemblés des vols apparaissent facilement. C'est pourquoi, aux époques de rassemblement, il faut s'armer à temps pour parer à l'inattendu. Sur la terre la souffrance vient la plupart du temps d'expériences imprévues pour lesquelles on n'est pas armé. Si l'on est préparé on peut les prévenir.

Se laisser tirer apporte la fortune et demeure sans blâme.
Si l'on est sincère, il est avantageux d'apporter une offrande même petite.
Aux époques de rassemblement on ne doit pas choisir arbitrairement son chemin. Des forces secrètes sont à l'œuvre qui mènent ensemble ceux qui possèdent entre eux des affinités. On doit s'abandonner à une telle attraction; alors on ne commet pas de faute. Là où des relations intérieures existent, de grandes préparations ou formalités ne sont pas nécessaires. On se comprend tout de suite, de même que la divinité accepte avec bienveillance une petite offrande, si elle vient du cœu
r.

Je cherche Agrippa, et Martinès de Pasqually .

Vive la mort !

Lectio divina, ou sourire sous le déluge des eaux .

(Saint Michel et le Serpent)


Dans l'ensemble des disciplines de transformation de la vie à partir de la nudité de l'être vivant dont il est question dans ces recherches mêlées comme des tiges de chèvrefeuille, dans la quête de pratiques de la théurgie de la chair, il est la lectio divina . Si nous conservons l'hypothèse d'un homme isolé, c'est à dire notre situation de la vie au présent cycle, en quêtant les voies d'initier une révolution dans la vanité de l'existence individuelle, nous trouvons toujours la lecture .

La révolution est la réintégration des êtres - c'est pourquoi elle peut aussi être intérieure . La transformation est aussi de comprendre qu'aucune transformation n'est nécessaire si elle n'est pas retournement . Il est un haut château de l'âme, inexpugnable, qui est toujours déjà présent, et doit devenir mien . Tel est le Royaume dont parle Eckhart . Dans cette rude conquête, la lecture mérite une place et une étude .

Il est lecture et lecture . La lecture dont nous parlons n'est pas cette pratique évidente qu'apprennent avec patience les enfants sages . La lecture dont il est question, comme la musique, est une pratique du corps . Plus exactement, elle est une pratique à la charnière des mondes de la chair et des autres mondes, une étoile étendue sur plusieurs mondes .

Il est également clair, en préalable, que la lecture comme pratique et comme discipline ne peut être pensée comme une condition suffisante de la transformation . Il n'est pas question de transformation de soi, car l'ego ne peut être conservé . Le lecture doit devenir une expérience, un feu et un toucher – un lieu où manger, et s'asseoir . La lecture dont je parle est un port au sens ancien, lieu de repos et d'agrément, mais aussi lieu de nourrissage et d'amour .

De manière traditionnelle, la lecture en elle même ne peut remplacer un maître . C'est à dire, lire une doctrine secrète ne donne pas la compréhension de cette doctrine . C'est en particulier un mal quand une lecture avide de puissance, et peu éclairée, procure l'illusion d'avoir lu, de connaître . L'ignorance de l'ignorance est la prétention qui empêche le savoir, l'acquisition de la science . Plus exactement, la juste compréhension ne peut s'obtenir qu'avec la puissance de comprendre, et non par la lecture sans forme . Il est indispensable de voir, ressentir, expérimenter que ce qui reflète une forme tend à se former sur ce qu'il reflète ; ainsi j'apprends en imitant les gestes d'un maître ; ainsi l'homme est à l'image et à la ressemblance de Dieu .

Tel est le principe et la légitimité de la théurgie .

Je rappelle que la théorie au sens traditionnel est la théoformation de celui qui, comme un miroir, et dans le miroir, per speculum et in aenigmate, contemple les formes incréés, tant à travers les formes crées que directement, par l'intuition intellectuelle . Par cette opération le contemplatif, l'homme de la théorie, s'imprègne de leur puissante image . Par exemple, la contemplation des nombres pythagoriciens, les archétypes platoniciens, ou les figures de la musique, de la géométrie ou de l'arithmétique . Enfin la contemplation peut s'orienter vers la Nature, particulièrement vers les cycles harmoniques, et les formes de la sphère des fixes pour la science des astres – ce qui rend intelligible l'inscription sur l'Entrée de l'Académie platonicienne, que nul n'entre ici s'il n'est géomètre – la présenter comme relevant de l'esprit géométrique moderne est un contresens anachronique . Cela est plus rare, mais un Einstein conservait cette teinture de la contemplation mathématique . Il est donc une contemplation sacrée de la nature, le deuxième Livre, comme opération de l'esprit sur l'esprit .

L'art de l'icône est alors la manifestation de la théoformation dans l'image, afin que l'homme faible puisse voir ce que le regard de l'artiste voit dans l'acte conjoint de sentir et de faire . C'est pour cette raison que l’artiste est un voyant .

A la Nature s'ajoute, dès l'antiquité grecque, sans parler des religions du Livre traditionnelles, la lecture d'un Livre sacré . Cette lecture est celle du premier Livre, et la science qui en dépend, la théologie au sens traditionnel, est celle de la théoformation de celui qui en pénètre les mystères . Dans le contexte de la lecture du Livre écrit, la théorie est plus particulièrement le nom de la contemplation du deuxième Livre, la Nature . Pour ces distinctions, voir par exemple le commentaire sur le prologue de l'Évangile selon Saint Jean de Jean Scot Erigène .

Le livre inspiré porte le souffle, l'influence spirituelle, de ce qui lui a donné l'existence . La lecture permet d'être effleuré par ce souffle, sur sa chair, ici et maintenant .


***


La lecture comme exercice du corps suppose la lecture a haute voix, voire la lecture psalmodiée ou chantée . Les anciennes écritures rendaient le plus souvent la lecture muette impossible, ne serait-ce que par leur absence de ponctuation . La lecture muette pourrait bien être en partie aveugle . Jusqu'à la fin de l'Antiquité la seule lecture connue était la lecture à haute voix . Le monde moderne présente couramment un passage d'Augustin, signalant dans les confessions sa surprise de voir l'évêque Ambroise lire sans parler, comme un progrès :

Quand il lisait, ses yeux parcouraient la page et son cœur examinait la signification, mais sa voix restait muette et sa langue immobile [...] car il ne lisait jamais à haute voix.
Confessions (VI,3)

La lecture muette permet de lire beaucoup plus vite, de passer plus d'unités élémentaires de sens, selon un modèle booléen, dans le balayage des yeux . Cette lecture rapide, diagonale, est aussi fragmentaire, inquiète, incapable de pause et de rumination du même, pour extraire du Livre, lentement, le suc . C'est la lecture adaptée de l'âge de la quantité indéfinie . Elle est adaptée à la masse énorme d'écritures qui s'accumulent, mais non à la dégustation de la sagesse, saveur du monde .

La lecture muette supprime en grande partie le passage du souffle à travers le rythme, à travers la réplication de la profération originelle de la parole . Le théâtre était originairement sacré parce que toute répétition d'une haute parole, et de ses circonstances, était un mystère divin, une liturgie – très exactement, était en soi un rite .

Je crois que les raisons pour lesquelles tant de lectures publiques de poésies, ou d'extraits de textes dit « littéraires » paraissent ennuyeuses et ridicules se trouvent dans l'oubli du fondement de la lecture . Tout d'abord, un texte moderne narcissique peut ennuyer, ou paraître, une fois lu à haute voix, d'une prétention extravagante à mobiliser mon intérêt . Ensuite, les poètes modernes n'ont aucune autre pratique de l'expir que celle du bavardage quotidien ; et je crois probable que la modulation de la voix relève d'un apprentissage du souffle .

Entre lire d'une lecture rapide, et entendre, la distance, l'appauvrissement sont certains . Cette distance est parfaitement vivante dans la distinction profonde entre assister aux cours d'un maître et les lire, ou encore discuter avec un homme ou lui écrire, et enfin entre lire l'aveu d'un amour et l'entendre d'une bouche frémissante dans un baiser . La langue est chair quand un être humain évoque avec puissance, et cendres quand elle est parodie, quant les mots sont usés, et les hommes rendus vides par des années de mensonges et d'illusions, d'instrumentalisation du langage au service de la puissance du siècle .

La chair des mots n'est faite de sang que quand ces mots sont prononcés dans l'expir par un être de chair ici et maintenant . L'inspiration est l'orientation vers l'intérieur, la part vitale muette d’absorption ; et les mots ne sont que prononcés vers l'extérieur de l'expiration – qui est ainsi, originairement, une forme de transmission, mais aussi de dissolution et de mort . Il en est de même de l'inspiration qu'est un baiser, et de l'expiration de la chair dans l'extase . La plus haute poésie de la langue est atteinte quand les mots écrits, ou parlés, sont pourvus par eux-même d'une chair dans la magie de l'art ou de l'inspiration divine, dans la forge au cœur de feu des styles – quand la parole fertile du poète est une œuvre de génération, le sommet extatique de l'incarnation de la rose . Alors la lecture elle même peut donner une vision incarnée des mots, peut faire sentir la braise à travers la cendre des temps . Mais de tels mystères sont très rares, et sont propres au grand poète, à la grâce d'un maître vivant .

Au delà de la maîtrise du souffle, les mouvements des lèvres, la rumination physique du Verbe, la position du corps – les hommes anciens lisaient debout, verticaux, et non allongés ou assis – la tonalité de la voix, tout cela transforme la teinture de la lecture . Une lecture, une récitation, un chant peuvent être chargés de puissance comme un nuage d'orage .

La lecture dont je parle peut être physiquement silencieuse ou parlée, mais dans l'essentiel elle vise à être une lecture intérieure silencieuse, un silence de l'ego et de l'âme permettant d'accueillir l'écho de la parole et du souffle qui ont autrefois informé ces mots . Par le silence, je peux recueillir l'écoulement des eaux d'en haut dans le vase de mon esprit, sans les troubler ni le transformer vainement à mon profit . La discipline du souffle dans la lecture parlée permet de mobiliser le mental, et donc aide à faire silence dans la lecture de l'âme . C'est pourquoi la lecture parlée est fréquente chez les contemplatifs, et la lecture chantée fréquente pour les fidèles d'amour, mystiques ou charnels, comme l'indique assez le mot Cantique . Dans tous les cas, l'harmonisation des souffles par le son et le rythme de l'expir préludent aux souffles de l'union, de la réunion . Le Barde est non seulement poète, mais aussi l'homme qui invoque pour le règne les puissances des mondes et des Dieux, et les rend présentes dans l'espace du souffle et du poème – il est réellement un enchanteur, un homme du Serpent qui rend sensibles les paroles promettant d'être comme des dieux .

La puissance érotique d'une chanson d'amour est étroitement liée à la respiration qui l'exalte . Chez une femme, une voix onctueuse, ou légèrement rauque, fait parfois ressentir une texture sensible, si charnelle, un souffle si proche à la fois des artères qui véhiculent le sang, si proche de la chair douce des épaules, du cou et seins, et si proche de la profondeur du cœur, que l'on peut atteindre à la grâce d'une chair pure dans l'espace éphémère du chant – y compris par une femme qui désire mettre le monde à ses genoux .

La puissance d'Éros passe dans les lèvres, le souffle, le sang sur les joues d'une femme transformée par ses paroles, ou par son chant . Le corps est magnifié par le verbe comme une bûche ardente . Le plus haut désir peut s'exacerber de la splendeur des mots .

Aussi le Verbe est-il, comme la danse, une magnificence du corps .


***


Le corps est la matière et le souffle la forme . De même, une lecture opérative ne doit pas inverser les rapports hiérarchiques entre le texte et le lecteur . La lecture moderne la plus banale fait du lecteur un juge de l'objet de la lecture, le texte . Le lecteur juge de la qualité du texte devenu produit, devenu produit de l'industrie du Spectacle, au pire . Il se précipite à juger, à donner son avis, à décider de la vérité ou de la fausseté de ce qu'il comprend déjà faussement . Le texte devient le support du narcissisme du lecteur .

Ainsi, l'exégèse moderne veut retrouver des indices, des linéaments qu'elle pose elle-même, désarticuler un texte entre plusieurs sources et plusieurs auteurs, comme un scientifique qui dissèque un corps vivant . Mais celui qui dissèque la chair d'un être humain pour le dominer et se sentir puissant retrouve vite son impuissance, car ce que le Vampire désire dominer n'est pas le sang matériel – car la puissance de la possession est annihilée par la mort . Un texte désarticulé est comme un corps mort, il tombe et devient muet pour le meurtrier . Le don d'amour n'est porteur de la puissance des mondes que parce que, comme le souffle, tu ne sais d'où il vient ni où il va, parce qu'il est insaisissable .

L'exégèse moderne prétend déterminer des limites de sens, alors que le sens est indéterminé, comme une spirale dont on ne peut penser de fin . Elle se place en maître et possesseur du texte dominé comme un objet, comme une possession disciplinaire . Mais de manière exactement analogue au bucheron qui, en coupant un arbre, se ferme à toute vision du deuxième Livre visible dans la forêt, l'exégète moderne se ferme à toute écoute du souffle dans les feuilles du Livre .

Le plus grand effort de la lecture, pour un moderne, est de supposer sa propre impuissance si quelque chose du texte le gêne, l'irrite, ou le bloque – que s'il ne comprend pas, ce n'est pas que le texte est incompréhensible, mais que le lecteur est encore dans l'obscurité et racine d'obscurité en lui-même . Pour autant, il n'y a lieu ni de s'impatienter, ni de renoncer . Il y a lieu de revenir, de revenir sans cesse dans une lecture circulaire, spiralée vers le cœur du Livre . Lentement, le livre va briller de ses étranges lumières versicolores, tout d'abord obscurément, comme une bûche de charbon à peine chauffée, puis de plus en plus, à la manière d'un diamant aux multiples faces, miroir indéfini du monde et de l'ego . C'est insensiblement que la lecture devient une puissante théurgie .

La lecture dont nous parlons fait du lecteur un objet du texte . Au sommet de cet art, l'ego est aboli, temporairement ou définitivement, et c'est le cercle des interprètes qui revit dans l'acte de la lecture – cercle, ou égrégore dont celui qui écrit n'est que le scribe, ou le secrétaire . Il semble que le Zohar fut ainsi écrit par Moïse de Léon à l'écoute d'une voix intérieure . Les textes dit apocryphes, dans certains cas, comme le corpus dionysiaque, sont peut-être issus de la même source profonde, obscurément limpide . Cette manifestation est le miroir de l'archétype prophétique, de cette puissance bouleversante de renversement qui ordonne un monde et un printemps : « dis », ou « écris », malgré toutes les résistances de l'ego . N'est-ce pas le signe de Jonas ? Il n'y a là aucun mensonge, ou masque, mais seulement le voile de notre propre ignorance .

Dans cette lecture, je suis la matière, et le texte est le véhicule de la forme . Je reçois l'écho des lettres et des sons, et cet écho, si le silence en moi est assez grand, se déroule comme s'expliquent les spires du Serpent . Le texte me parle, mais bientôt le texte devient ma parole même, quand je comprend l'âme de celui qui a prononcé ces mots en devenant son image . Par l'amour, je comprends le Cantique, quand je sais que les paroles du Cantique sont mes paroles – par exemple, quand le monde devient en tout l'image de l'aimée, ou encore quand une seule prière m'habite, quand une mer d'angoisse enserre mon seuil face à la morsure de l'absence : Avant que fraîchisse le jour, que s'effacent les ombres, avant que le soleil ne se couche sur les montagnes de l'horizon, rebrousse chemin, mon bien-aimé . Sois pareil au chevreuil ou au faon des biches qui courent sur les roches déchiquetées . Viens à moi .


***


Il est un exemple que la cruauté et l'amertume de ces temps me portent à évoquer . Il s'agit du XIIIème chapitre du livre de la Genèse .

1Abram remonta d’Egypte lui, sa femme et toute sa suite, et Loth avec lui, s’acheminant vers le midi. 2 Or, Abram était puissamment riche en bétail, en argent et en or. 3 Il repassa par ses pérégrinations, depuis le midi, jusqu’à Béthel, jusqu’à l’endroit où avait été sa tente la première fois, entre Béthel et Aï, 4 à l’endroit où se trouvait l’autel qu’il y avait précédemment érigé. Abram y proclama le nom de l’Éternel. 5 Loth aussi, qui accompagnait Abram, avait du menu bétail, du gros bétail et ses tentes. 6 Le terrain ne put se prêter à ce qu’ils demeurassent ensemble; car leurs possessions étaient considérables, et ils ne pouvaient habiter ensemble. 7 Il s'éleva des différends entre les pasteurs des troupeaux d'Abram et les pasteurs des troupeaux de Loth ; le Cananéen et le Phérezéen occupaient alors le pays. 8 Abram dit à Loth: "Qu'il n'y ait donc point de querelles entre moi et toi, entre mes pasteurs et les tiens; car nous sommes frères. 9 Toute la contrée n'est elle pas devant toi? De grâce, sépare-toi de moi: si tu vas à gauche, j'irai à droite; si tu vas à droite, je prendrai la gauche." 10 Loth leva les yeux et considéra toute la plaine du Jourdain, tout entière arrosée, avant que l'Éternel eût détruit Sodome et Gommorhe; semblable à un jardin du Seigneur, à la contrée d'Egypte, et s'étendant jusqu'à Çoar. 11 Loth choisit toute la plaine du Jourdain, et se dirigea du côté oriental; et ils se séparèrent l'un de l'autre.

Le sens naît quand le Verbe devient support de méditation, d'imagination active . Cette méditation d'imagination active, ou prière méditante, prière en ce sens que l'âme se tait et s'exténue pour n'être plus que forme et écoute du Verbe, est l'essence du commentaire le plus élevé de textes le plus souvent traditionnels. Sans cette dimension la plus haute, les sens les plus bas, et tout particulièrement le sens littéral, sont fermés . Car ce n'est pas le sens littéral qui ordine le sens spirituel, malgré l'inversion scientiste qui pose qu'un philologue obtus peut mieux saisir l'insaisissable sens d'une lectio divina qu'un sage spirituel . C'est le sens spirituel qui ordine tous les autres sens, et donc le sens littéral . Toute interprétation valable est sur-interprétation, poursuite de l'interprétation ascendante .

Pour goûter les merveilles de ce texte absolument sublime, comme de tout ce livre des mystères par excellence qu'est la Genèse, il faut penser à ce qu'est l’Égypte spirituelle dont Abram remonte pour trouver une Terre Sainte et une Alliance . Il se produit une anamnèse, cette lente remémoration des lieux sacrés du passé, des pierres dressées dans les errances . Il est riche, comme est riche son frère Loth . Mais ils sont si riches qu'ils ne peuvent habiter ensemble sur la même terre . Il est de nombreuses terres saintes, des jardins du Seigneur . La Rose des vents est la figure de la division, de la séparation et de la haine ; et Abram en fait la figure de la paix, du partage . Le monde des hommes, de Caïn et d'Abel, le monde post-babélien et post-déluvien peut être aussi un monde de paix, un monde consacré . Paix sur la terre aux hommes de bonne volonté, même si les hommes deviennent aussi nombreux que les étoiles .

Qu'il n'y ait donc point de querelles entre moi et toi, entre mes pasteurs et les tiens; car nous sommes frères. 9 Toute la contrée n'est elle pas devant toi? De grâce, sépare-toi de moi: si tu vas à gauche, j'irai à droite; si tu vas à droite, je prendrai la gauche.

Nous sommes frères, hommes de la main gauche et de la main droite, hommes du premier Livre et du deuxième Livre, homme des alliances cycliques offertes aux hommes – hommes du rameau d'Abraham, nous sommes frères .

Cette fraternité que porte l'ordre de Melkitsedeq .

Cela, je l'ai compris un jour sous la haute protection de l'Ange . Que ces paroles nous protègent de ceux qui versent la sève, le sang et le souffle sur la terre . Je me réfugie auprès du Seigneur de l'Aube contre le mal de ce qu'Il créa . Que la lumière de sa voix passée dans la lectio divina, que le souffle de ses ailes accompagnent notre souffle mortel .

Vive la mort !

Boire le lait de la louve .

(boobs)


Tout me dit : renonce à écouter l'oiseau. Renonce à écouter et à être écouté. Retiens ton souffle, deviens un rouage mort. Et souris.

La théorie, entendue au sens originaire est la contemplation des splendeurs des mondes invisibles, pour que l'image, l'homme, se fasse miroir de la Splendeur . Et étant miroir, et image, il devient comme Dieu en contemplant le ciel intelligible . Tel est le Jivan-Mukta, le libéré vivant, qui en contemplant le monde comme rose, a compris les mots en les disant : je suis aussi cela, puis je suis le Brahman .

Il est dit que le haut et le bas finissent par se ressembler . Mais dans notre âge, c'est le bas de l'homme qui doit être emporté par la transformation : son corps . Le corps peut être image de la Splendeur, et facteur de théomorphose, vecteur de théurgie . La théurgie peut s'initier par une discipline du corps .

Mais tandis que la théorie est une élévation vers l'assimilation à la sphère infinie des mondes, la discipline des puissances du corps est une concentration vers un point . Sache que le point est l’œuf de Serpent, le germe du monde . Et qu'il est sans dimension, c'est à dire que si tu pouvais être un point, il n'est aucun mur, aucun mur du temps et de l'espace que tu ne pourrais percer . Le point se résout en monde : ils se rejoignent sur l'infini . Et le point est la pointe, tant la fine pointe de l'âme que la pointe de l'épée qui peut trancher les nœuds de l'ego . Et un jour cracher tout cela comme un chewing-gum agaçant .

Il n'est pas, pourtant, de discipline du corps sans discipline du mental, et de discipline du mental sans discipline du corps . Le corps est dispersé dans la dispersion du mental . Qu'est que ces mots, le mental, la discipline du mental ? Il est parfois très long de découvrir la simplicité, l'évidence de ce qui est, quand accepter cette vérité va contre tant d'années d'école et de révérence . Le mental est évident dans la vie humaine, toujours présent .

La discipline du mental doit d'abord être sentie, imaginée . Le mental est ce flux de pensées inconsistantes, ces multiples éclats éphémères de mondes et de désirs qui fluent dans un espace sans fond ni limites sensibles . Le mental est cette perpétuelle inquiétude dont parle Épictète . Le mental se manifeste par exemple dans cette propension à penser à toute sorte de choses insignifiantes, à considérer un empêchement sans gravité comme une catastrophe, une perte d'objet comme une perte de monde .

Ce qui trouble les hommes, ce ne sont pas les choses, mais les opinions qu'ils en ont. Par exemple, la mort n'est point un mal, car, si elle en était un, elle aurait paru telle à Socrate, mais l'opinion qu'on a que la mort est un mal, voilà le mal. Lors donc que nous sommes contrariés, troublés ou tristes, n'en accusons point d'autres que nous-mêmes, c'est-à-dire nos opinions.

Devant chacune des choses qui te divertissent, qui servent à tes besoins,ou que tu aimes, n'oublie pas de te dire en toi-même ce qu'elle est véritablement . Commence par les plus petites . Si tu aimes un pot de terre,dis-toi que tu aimes un pot de terre ; et, s'il se casse, tu n'en seras point troublé. Si tu aimes ton fils ou ta femme, dis-toi à toi-même que tu aimes un être mortel ; et s'il vient à mourir, tu n'en seras point troublé .

Comment ne pas être troublé de la mort ? Et comment même, trouver cela souhaitable ? Épictète nous est étranger en ce cycle . Pourtant le mental est comme une terre fragmentée, un sable ; il part sans cesse en tous sens . Et de ce sable et de métaux, il est possible de faire un cristal .

Le mental peut être mis en évidence par tout homme, de manière très simple . Si je cherche dans une ville un lieu silencieux, je me rendrais compte que plus aucun lieu n'est vivable, car le bruit est une sphère omniprésente de notre âge . Je cherche un lieu silencieux, et je me rends le bruit insupportable . Plus facile encore, le fait de méditer dans une position confortable, avec la décision de ne penser à rien . Le mental ne cesse de boucler, de m'emmener vers des pensées aussi diverses que possible .

Le mental est par excellence perturbation de l'esprit . Dans la pensée de l'Inde, la puissance de trancher le nœud du mental est la marque d'une intense puissance de méditation . Nous avons le corps pour coordonner, lier le mental . Le mental est aussi figuré comme le Serpent du dresseur de Cobra, celui qui est justement dressé par la musique . Le dressage de serpent dangereux n'est pas un art du cirque, mais un art traditionnel d’apaisement du mental, comparable à l'art des jardins .

L'esprit de l'homme devenu miroir de la Splendeur devient indistinct du miroir primordial . L'image n'est pas sans le miroir ; mais le miroir ne tient son essence que dans les images qui passent à travers lui . Sans image, le miroir n'est pas miroir, et l'image n'est pas image . Mais ce qui fait le narcissisme, ce n'est ni l'image ni le miroir, c'est de se voir soi-même comme seule image de la splendeur . A ce titre l'homme mortel s'enferme en lui-même, et devient aveugle . Le narcissisme et le nihilisme vont de pair . Le Splendeur est toujours et partout déjà présente, et l'image est évanescente image, flamme de bougie .

Ce qui est corporel est lié au Temps . Aussi ce qui rend le corps miroir de la Splendeur est lié au rythme, comme la danse, la musique, la science des souffles, la poésie . La danse tournoyante est l'image du tournoiement du ciel étoilé . L'amour le plus haut est une danse, un volute de corps comme une lame qui emporte sur l'autre rive . La poésie récitée, comme le chant pourvu de sens, est l'alliance et la porte entre le corps rythmique et l'esprit éternel .

La danse orgiaque des ménades est une voie de la vie en soi de la violence radicale du déploiement de l'être . Mais ce que peu comprennent, c'est que cette vie est aussi une mort : le corps du dieu primordial est indéfiniment morcelé et dévoré sur le monde, avant que le monde ne fasse retour vers le point originaire . Il est un puissant obstacle pour un moderne a retrouver la puissance des ménades, des sorcières, c'est que la ménade doit absolument s'abandonner au service du dieu . L'abandon le plus radical est la condition de la puissance, tel est l'essence du pacte démoniaque . C'est cet abandon que signifie la consécration d'un homme ou d'une femme à un Dieu, par son corps .

Le rythme le plus fondamental des mondes est le Tsim-Tsoum, la mort de Dieu laissant libre cours au déploiement du monde, que figure l'explosion orgiaque . Mais il ne faut pas que tombe dans l'oubli le retour, le Tsoum-Tsim, le retour de Dieu venant broyer les mondes éphémères du mouvement de ses mâchoires . Le néant appelle le néant pour être aspiré par le néant . Très exactement l'inverse de la création . Pour que la force broie le vide, impitoyablement .

Dieu agit comme les révolutions du cœur ; il se retire, puis revient, broie et brûle la paille éphémère - c'est la bouche de la destruction de la Gîta . Abd El Kader connaît ce jour de toutes les traditions, quand le Soleil se lèvera à son couchant . Alors tes pleurs ou ta foi ne te seront d'aucun secours .

Baghavat Gita, XI :
En contemplant tes dents effroyables et ta face semblable aux flammes consumantes de la mort, je ne puis voir ni le ciel ni la terre ; je ne trouve pas de paix : aie pitié de moi, ô Seigneur des Dieux, Esprit de l'univers ! Les fils de Dhritarâshtra avec tous ces conducteurs d'hommes, Bhîshma, Drona, Karna et nos principaux guerriers, semblent se précipiter impétueusement d'eux-mêmes dans tes bouches effroyables armées de crocs ; j'en vois qui sont saisis entre tes dents, la tête broyée. Tels les courants rapides des fleuves débordants se précipitent à la rencontre de l'océan, ainsi ces héros de la race humaine se précipitent dans tes bouches enflammées. Tels des essaims d'insectes entraînés par un mouvement irrésistible trouvent la mort dans le feu, ainsi ces êtres se précipitent éperdument dans tes bouches pour leur propre destruction. Tu enveloppes et engloutis toutes ces créatures de toutes parts, les léchant de tes lèvres en flammes ; remplissant l'univers de ta splendeur, tes rayons perçants brulent, ô Vishnou ! Hommage à toi, ô le meilleur des Dieux ! Sois propice ! J'aspire à te connaitre, l'Un Primordial, car je ne connais pas tes voies.

Krishna :

Je suis le temps venu à maturité, manifesté ici bas pour la destruction des créatures ; à l'exception de toi, pas un de tous ces guerriers ici alignés en rangs serrés ne survivra. Donc lève toi ! Saisis la Gloire ! Défais l'ennemi et jouis de l'empire dans sa plénitude ! (...)

Notre mental va ainsi d'un pôle à l'autre, de l'expansion à la fermeture du retour . Les troubles dits bipolaire sont un cas extrême du caractère rythmique de notre être . Cela, il est extrêmement difficile de le maîtriser . Alors que nous pouvons maitriser le corps, et le fondement rythmique du corps, le souffle . Si je me tourne vers mon souffle pour le rendre aussi ample et profond que possible quand je suis inquiet, effondré, quand la panique m'envahit, sans chercher à maîtriser le mental, le mental sera maîtrisé .

Si je sais m'assoir au soleil parmi les fleurs, ou sous les étoiles, et écouter l'écho du souffle des mondes dans mon souffle ; si l'air chargé de parfum des printemps peut emporter mon mental dans une mer d'odeurs fertiles – si la forêt est chargée de vie et de sève pour mon souffle, si le chant des oiseaux est un écho de mon souffle, alors déjà la musique à travers moi se rapprochera de la Splendeur .

Si je sais écouter la parole des sages, alors les spirales des anciens mondes se dérouleront en poussières d'étoile au soleil, à la fenêtre de la plus profonde prison . Si je sais rester indéfiniment en aspirant le souffle de la Bien-Aimée, comme Romulus et Remus burent le lait de la louve, alors toutes les saveurs et les parfums du monde trouveront à habiter en moi .

Si je sais faire de ma rage et de ma peur un miel, alors comme dans un baiser, cerclant le corps chaud par les serres, et plongeant les crocs comme une langue, le vampire en moi aspire et assimile le sang, la figure de la vie des mondes dans le temps, en donnant l'éternité par et malgré la douleur .

Même la mort sera familière, comme un chat sur les genoux .

Vive la mort !

Sur les sciences du souffle céleste et de l'étoile du matin.

(Lilith comme figure du caducée, Michel-Ange)


L'homme différencié ne peut faire partie d'une « société » qui, comme la nôtre, est informe, et non seulement est descendue au niveau des valeurs purement matérielles, économiques, « physiques », mais en outre vit et se développe à ce même niveau dans une course folle sous le signe de l'absurde .(...)l'homme différencié dont nous nous occupons se sent absolument hors de la société, conteste toute prétention morale à l'inclure dans un système absurde, et peut comprendre non seulement celui qui est hors de la société, mais même celui qui est contre « la société » - contre cette société . En dehors du fait que cela ne le concerne pas directement ( parce que sa voie ne rencontre pas celle de ses compagnons) il serait le dernier à reconnaître la légitimité de mesures grâce auxquelles on voudrait normaliser et « récupérer » pour la « société » les éléments qui finissent par en avoir assez de ce jeu et que l'on stigmatise comme « asociaux » - c'est là le terrifiant anathème lancé par les sociétés démocratiques . Ainsi que nous avons déjà eu l'occasion de le dire, le sens profond de ces mesures, c'est de narcotiser ceux qui ont su déceler la caractère absurde et nihiliste de la vie collective actuelle derrière tous les masques sociaux, et la mythologie laïque qui lui correspond

Ce texte qui semble être d'un penseur de la Contre-culture est de Julius Évola - (Chevaucher le tigre, fr, p 222). Nous disons l'homme noble quand Évola dit l'homme différencié, mais il semble clair que tout le discours sécuritaire qui est agité dans le Spectacle, par qui que ce soit, ne nous concerne en rien . Il est désirable de fonder une race de fer , selon les mots de l'Histoire secrète, rameau printanier issu des anciens mondes, qui soit aussi impassible au Spectacle que le loup âgé à la crainte de la mort .

Toutes les associations ou communautés sont mortes, ou leur existence se réduit à un clientélisme ritualisé : de même qu'a cessé d'exister l'État véritable, l'État hiérarchique ou organique, de même il n'existe pas non plus à présent aucun parti ou mouvement auquel on puisse adhérer inconditionnellement et pour lequel on puisse se battre avec une conviction totale parce qu'il se présente comme le défenseur d'une idée supérieure . Malgré la variété des étiquettes, le monde actuel des partis se réduit à un régime de politiciens jouant souvent le rôle d'homme de paille au service d'intérêts financiers, industriels ou syndicaux .(idem)

Notre question cruciale est celle de la voie pratique, immédiate, de la mise en œuvre de la révolte .

Tout le poids de la révolte moderne passe par l'individu . L'individu n'est pas une chose en soi, une donnée ; il est l'être humain impuissant déprivé de liens et de mondes, sans tribu, sans tradition du sang et du souffle ; il est le résidu humain produit par le Système – il est une déjection d'un mécanisme de fer voué à l'assimilation et à la destruction . Il l'homme nu, mais non par pureté tribale, mais par dénudation et annihilation . Il appartient à l'individu de se préparer, de s'organiser, même complètement isolément . Évola veut poser, par un coup de génie, le problème d'ordre personnel et pratique qui se pose (…) à ceux qui ne peuvent ou ne veulent pas couper les ponts avec la vie actuelle et qui ont de ce fait à résoudre le problème du comportement à adopter dans l'existence, ne serait-ce que sur le plan des réactions et des relations humaines les plus élémentaires . (Chevaucher le Tigre, fr. p 10)

Le moment de départ de la guerre en cours est l'individu présumé dans la solitude la plus complète, non comme le souverain illusoire d'un Spectacle vide de la liberté, mais comme esclave du Système, enchaîné par les illusions indéfinies de l'ego spectaculaire . Au delà de cet individu, il n'y a plus que la mort . Il est des hommes corporellement vivants, mais complètement morts : ainsi un retraité dans une maison de retraite hospitalière, maintenu en vie dans la démence et la dépendance la plus abjecte : une pension, un lit occupé, un profit . Mais aussi, et surtout, de manière insidieuse et invisible, des êtres humains encore pleinement fonctionnels pour le Système, qui travaillent et consomment, mais sont privés de vie humaine authentique, qui sont bels et bien des morts .

D'une certaine manière, cet individu déprivé d'être, et au bord d'être déprivé de son humanité même pour être réduit à une fonction du Système, est un prolétaire – un être privé de tout bien- d'ordre spirituel – il est la figure du négatif absolu qui se love au cœur du Système, parce que le Système le secrète comme le corps secrète le sang . La mort de l'homme est la vie du Système, mais aussi le retournement de la destruction, la destruction de la destruction . D'avoir atteint le fond du désespoir et entrevu le néant de soi-même et du monde, il peut naître du bloom une race spirituelle apte à des tâches qui demandent de la démesure . L'armée des ombres est aussi l'armée des morts .


***


Que faire ? Comment devenir homme nu comme le guerrier grec ?

Il est, dans une indéfinité unique,une distinction qui peut aider à comprendre ce dont il s'agit . Celle de deux formes de voies de sagesse . La première est la voie de l'expression de la vérité en formules, qu'elle soit nommée philosophie, métaphysique, ontologie, ontho-théologie, théologie . Elle est une voie noble, mais qui qui est ouverte, comme l'océan, à des dérives . Le principe de départ, chez Héraclite comme chez Platon, est de modeler son esprit sur les structures idéales, d'être un miroir des sphères éternelles – le sens véritable de Science spéculative - de pratiquer la théôria, la contemplation divine .

Insensiblement il s'est agit de déterminer une théologie, ou une armature conceptuelle apte à dire l'être, une ontothéologie, puis à vaincre des adversaires, à construire de pesantes armures de l'arène idéologique universitaire . Le mode d'être de la théologie universitaire devient en lui même vicié, s'il est simplement possible – et c'est le cas dès le XIVème siècle – de multiplier les subtilités dialectiques au sens profane, sans lien, ou avec un lien de plus en plus lâche, avec une vie spirituelle authentique . Simone Weil note à ce sujet dans la lettre à un religieux, à propos des mystiques : La métaphore du voile ou du reflet (…) leur permet de sortir de cet étouffoir (…) ils acceptent l'enseignement de l'Église comme étant non la vérité, mais le voile derrière le quel se trouve la vérité . (…) les dogmes de la foi ne sont pas des choses à affirmer . Ce sont des choses à regarder avec une certaine distance (…) ce regard attentif et aimant, par un choc en retour, fait jaillir dans l'âme une source de lumière qui illumine tous les aspects de la vie ici bas . (…) la valeur de ces propositions est (...) différente (...)(de) l'énoncé d'un fait exact ou d'un théorème géométrique (…) .

Prenons l'exemple d'énoncés logiquement paradoxaux, que ce soit la théologie trinitaire : trois personnes dans une seule substance, ou plus accessible, l'idée même d' « une toute puissance impuissante à faire le mal ». Face à un paradoxe de ce type, la théologie exotérique peut chercher des solutions « rationnelles » en élaborant des formes logiques subtiles . Première possibilité de « solution », par exemple, il est possible de soutenir que le mal n'est qu'un néant, une absence de bien, et non une puissance ontologique analogue au Bien, c'est à dire à Dieu . Ainsi le Tout Puissant, étant toute la puissance d'être, ne peut faire le mal . Il est possible de poser deux principes co-éternels, du Bien et du Mal . Il est possible de croire que les oppositions entre dualisme manichéen, dualisme mitigé, ou encore la théologie dogmatique catholique, sont des oppositions authentiques, et non pas les illusions de misérables bavardages enracinées dans des teintures de l'être au mondes . Il est également possible de soutenir que c'est la volonté de Dieu, et non la nôtre, qui détermine le Bien ; et donc que tout ce qui arrive est Bien, même si cela nous paraît mal, parce que Dieu n'est pas tenu par les règles qu'il pose aux hommes . Il s'ensuit qu'un homme qui respecte la Loi donnée par Dieu peut être damné, puisque le jugement de Dieu est impénétrable . De plus, comme tout est éternel en Dieu, les damnés et les élus sont tels par décret éternel arbitraire – c'est l'idée de prédestination .

Toutes ces élaborations logiques, aux conséquences souvent aberrantes – comment l'homme ou le diable pourraient-ils limiter Dieu ? Comment Dieu pourrait-il damner un de ses fidèles ? - sont à côté de la fin spirituelle du paradoxe, car le paradoxe est là pour enseigner à surmonter la lourdeur des structures logiques dans la vie spirituelle, à s'élever à la dialectique, et donc à entamer une remontée vers l'Un à travers le multiple et le contradictoire du monde – et non à résoudre logiquement le paradoxe par des choix unilatéraux . La résolution logique des paradoxes est une défense contre le dépassement de la raison par l'esprit qui est la raison du paradoxe . Le sage ne résout pas le paradoxe, il le creuse indéfiniment dans sa propre vie – il ne le résout que par éclairs, que par réunion des opposés dans un opposé supérieur . Qui cherche la Voie, s'écarte de la Voie . Qui veut sauver sa vie la perdra .

Séparée de la vie spirituelle, la théologie s'enferme de plus en plus dans la logique, pour finir à ce jour comme logique formelle a-théologique .

La haute technicité de cette logo-théologie devenue logique et épistémologie en fait une arme sûre de verrouillage du champ universitaire et politique – notons qu'instrumentaliser ainsi la Science sacrée est un processus séculaire de profanation - mais consacre l'abandon du spirituel par l'université dès le XIVème siècle, puisque la Science Sacrée devient inaccessible et morte même pour les hommes cultivés . Une méfiance même s'élabore entre Université et vie spirituelle ; le procès de Maître Ekhart par l'inquisition vers 1327, l'humiliation de ce penseur du paradoxe, universitaire, spirituel de très haute envergure et prêcheur en langue vernaculaire, est un moment décisif . A ce jour encore, l'essentiel de la production universitaire est séparée de la vie des hommes, est largement morte .

La contemplation n'est pas une Voie perdue . Mais elle n'est pas cette Voie, celle dont je parle . Il s'agit de trouver une Voie immédiate, une voie qui ne fasse pas d'abord de détour vers le tout réel . Il est possible de connaître d'abord les mondes de l'être pour se connaître soi-même, mais il est aussi possible d'aller vers le microcosme pour accomplir la Voie de Delphes : Connais-toi toi-même .

Dans le sanctuaire d'Apollon, cette inscription doit, pour être comprise, être inversée de son sens moderne . Elle est une remémoration de la place hiérarchique et harmonique de l'homme, pour éviter la démesure, l'hubris . Héraclite dit : il faut éteindre la démesure ainsi qu'un incendie . Celui qui se connaît connaît sa place dans le monde . Dans l'autre sens, seul le monde me reflète, et me permet de me voir . Et celui qui part vers le monde, comme Ulysse, apprend à se connaître comme mortel avide d'immortalité, serviteur et frère des dieux immortels .

Toute voie est un cercle . Le point de départ est le point d'arrivée . Héraclite dit : la fin et le commencement se rejoignent dans la circonférence du Cercle . Ils se rejoignent et ne se rejoignent pas, car on se baigne jamais dans le même fleuve .


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Nous aimons la théorie, et nous ne saurions en dire aucun mal . Si nous ne sommes pas des aigles, nous ne devons pas pour autant les couvrir d'opprobre à cause de leur impuissance à nous élever, nous, si nous sommes devenus de fer . L'aigle originaire de la théologie s'exprime ainsi, et sa parole ne peut être reniée .

La voix de l'Aigle mystique retentit (…) puissent nos sens, du dehors, en recueillir le son fugitif, et notre esprit, au dedans de nous, en pénétrer l'intellect éternel ! Voix de l'oiseau de haut vol, non de celui qui volerait au dessus de l'air matériel ou de l'éther, voire au dessus de tout l'univers sensible, mais de celui qui, par les ailes rapides d'une profonde contemplation – s'élève au dessus de toute contemplation (…) et est emporté, au delà de toutes les multitudes, jusqu'au principe unique de toutes les multitudes (…)

Jean Scot Eriugène, Homélie sur le prologue de Jean, I .

Nous ne savons plus le théos, le dieu caché de la théorie, de cette contemplation qui transforme le miroir en image de ce qu'il reflète, et plus profondément, par l'action de l'art authentique du peintre, du sculpteur ou du musicien, comme du Barde qu'est l'Eriugène dans son poème, en produit ici et maintenant la substance véritable, en pâture pour nos sens .

Notre esprit peine à refléter, mais nous pouvons acquérir une discipline et suivre la voie hermétique de l'Alchimie, qui part des substances corporelles de la nature pour entamer le repentir, le retournement au principe, à la source . Nous pouvons nous souvenir de Dieu comme Dieu se souvient de la Terre Sainte, et utiliser la force de ce qui chute pour entamer le retour . De la vitesse des choses pesantes vers les métaux du centre de la terre, vers l'assimilation du fer, nous pouvons faire l'énergie d'un choc, d'un rebond, d'un envol . Comme celui qui, tombant de hautes falaises dans la mer, trouve au fond de l'eau le point d'appui d'une poussée vers le soleil, et sort sa chevelure des algues qui déjà l'embrassaient de leurs filaments noirs .

Plus encore, mais cela ne peut être évoqué qu'à demi mots dans ce commencement, les puissances du mal elles mêmes peuvent être puissance de retour . L'esprit reflète le monde – l'âme est, en quelque sorte, toutes choses, dit Aristote, dans de l'âme – et permet la théôria, la théoformation de l'homme qu'évoque l'Eriugène ; mais le corps aussi reflète le monde, même comme un miroir de plomb, appelé à se transformer en or . Le corps peut être livré à la théurgie, à la discipline de transformation .

Alors le corps de mort et la prison de l'âme peuvent, dans l'alliance du temps et de l'éternité, devenir l'entrelacement du chèvrefeuille et du Serpent . Le Serpent peut redevenir Serpent à plumes, et ami de la femme, de la Shakti, la puissance féminine du monde comme puissance de feu, de retour – non cette créature avilie à la poussière, qui tue la femme par le talon, par ce qui est le plus bas . L'emblème du Serpent ascendant, spiralé, des hermétistes prend alors tout son sens d'ascension d'orage, expression de la puissance du Ciel, comme de la Kundalini lovée à la base de la colonne vertébrale, de l'arbre vertical du corps – ce qui le renvoie à sa dimension céleste résistant à l'effondrement de la chair molle – et montant par les portes célestes vers l'Esprit .


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Et puis, et puis après ?

J'en viens maintenant, après ce préambule encore théorique au yeux de l'homme qui ne peut anticiper de lui-même les propos d'une pensée – comme il est possible, en observant la marche d'un homme au loin, d'anticiper sur son chemin et de voir par ses yeux . L'homme isolé qui ne peut se vivre de théorie peut commencer par se ressaisir, avant de se connaître, par chercher une sortie de l'emprisonnement du monde moderne . Il peut se ressaisir par une discipline du corps .

L'homme d'une vie supérieure est l'homme qui a un Orient, l'homme qui suit une étoile . Les mages suivaient l'étoile du berger, celle qui longtemps avant l'aurore, marque à l'horizon la présence de l'aube à venir – et cette étoile se nomme Lucibel . Suivre une fin supérieure n'est pas rien, puisqu'au contraire cela suppose – en puissance - le renoncement à tout ce qui empêche de la suivre . Dans la tradition d'Abraham, cette décision est figurée par l'appel d'Abram, avant son changement de nom ; et dans les paroles du Maître se trouve cette réponse au jeune homme riche qui voulait le suivre :

Viens, donne tout ce que tu as et suis-moi .

Lire justement un texte sacré est y lire l'histoire de son âme entrelacée à l'histoire racontée par les mots . Nous sommes tous un jeune homme riche, à l'heure de la décision suprême, même le samouraï du Hagakure, méditant sur la mort, autre forme de donne tout ce que tu as . Le Hagakure l'adjure : le moment présent pourrait être le moment crucial ; le moment crucial pourrait être le moment présent . L'homme qui se love dans la puissance sacrée vit chaque instant dans l'aurore de l'instant crucial, le souffle et l'attente de ce moment . L'âge d'Or est toujours déjà présent, et se manifeste à celui qui commence à aspirer vers lui .

La première voie du corps est de devenir impitoyable à soi-même dans une discipline . Peut importe la discipline choisie . Il est sans doute préférable de choisir une discipline du corps qui conserve, même dégénérée, une origine sacrale, comme le fondement du fondement du corps, le dos, est le sacrum . Il est la voie des asanas du Yoga, les arts martiaux d'Orient, la capoeira, l'alpinisme, la course, la marche, l'haltérophilie, la danse, la musique . Il convient de noter la voie des érastes et des hétaïres, mais la voie de l'Éros doit être étudiée à part, comme alchimie - et je crois que tout est possible . Il est préférable de connaître des travaux à faire dehors, ou chez soi, c'est à dire à n'importe quelle heure . Il est préférable de choisir une discipline sans compétition, ainsi peut être moins corrompue . Il importe de se fixer une règle de réalisation, et de s'y tenir sans cesse . En cas de suspension d'une fois, on fera le double la fois d'après, même épuisé . En cas de blessure, on continue ; et si c'est impossible, il faut trouver une compensation . Il faut être radical, sans aucune concession . L'inefficacité physique n'est pas un argument pour nous . La fin suprême n'est pas d'améliorer la performance physique, mais d'acquérir une puissance de décision qui autorise un jour la loyauté inconditionnelle .

L'affrontement au corps, à la douleur, aux odeurs de sueur, de sang, est la connaissance de ses limites et de sa nature de créature faite de limon, de poussière – issue de la terre – car l'homme sent comme un sous-bois ou un animal, la chair, la fleur, le musc, la civette, le lait, le sperme, le sexe - car l'homme peut exprimer l'harmonie par son odeur délicieuse, comme il peut exprimer le chaos de la maladie et de l'agonie par sa puanteur . L'odeur d'une personne est le reflet de son état ; notre odeur malade, et notre odeur en euphorie sont profondément différentes . L'exercice est une préparation sexuelle à la vie, un printemps du microcosme . L'odeur est un sens de la terre, et l'homme aux larges narines et au cœur puissant , comme Achille, se connait comme humus et créature, un savoir voilé dans le monde moderne désodorisé, javellisé . Le corps, l'amour, la sueur sont des harmoniques de la voie de la terre, ainsi le Cantique est-il aussi un livre des montagnes et des vallées, un livre des troupeaux et des récoltes, un livre des parfums .

Un résultat essentiel de la pratique de toute discipline demandant une concentration absolue est de calmer l'agitation dispersée du mental, d'apprendre l'unification du vouloir – et il faut une violence pour l'obtenir pour la plupart des hommes, dont le shibari est l'image . En arts martiaux, c'est l'adversaire ; en alpinisme, c'est la peur et le risque ; en marche de haute montagne, c'est la nécessité d'arriver au refuge quand il fait froid, et que l'on manque de nourriture ; en haltérophilie, c'est le danger immédiat de tout relâchement et de toute erreur de position ; ailleurs, la fierté de ne pas être mis à l'écart . Calmer l'agitation du mental, c'est être capable progressivement de méditer sans mobiliser le corps, de se tourner vers l'intérieur dans la confusion dispersée du monde moderne . La discipline du corps ainsi ainsi transforme l'esprit .

Pas plus que la théorie, une telle voie – la voie de la dureté physique - n'est pas adaptée à tous les hommes . Mais elle est une voie immédiate et concrète, et c'est pour cette raison qu'elle est couramment suivie en prison . L'homme moderne a beaucoup à apprendre de la prison, des camps, des hommes détruits par les derniers siècles, des voies sauvages qu'ils ont trouvé pour respirer et vivre debout, en être humains, conservant la mémoire de l'amour face à des tentatives ouvertes d'annihilation .

L'étude et la mémoire des morts sont de fait des voies spirituelles dans l'âge de fer, et pas seulement des sciences . La mémoire des morts est, plus que la métaphysique de la déconstruction ou la théologie, une voie spirituelle . Voies spirituelles sauvages, non balisées par des maîtres, et discrètes, silencieuses en tant que telles . Voies de béguines . C'est sans doute ce qui leur permet de vivre, comme la fleur discrète qui s'enroule dans la mousse, et que seul le regard de l'errant contemple avec paix, quand il s'assoit pour rompre le pain au cours de ses longs cheminements .

Que Remarque ( car les soldats révoltés mais impuissants des guerres modernes sont des prisonniers du Système), Anne Franck, Rudolf Höss, Soljenitsine, Chalamov, Kertész, Goebbels, entre tant d'hommes, soient des témoins de notre âge ne doit pas être considéré avec négligence . Je place le bourreau dans la liste des témoins de ce cycle, comme le soldat qui a massacré et torturé, comme l'organisateur du Spectacle, et il en est tant de vivants . Un témoin n'est pas une perspective absolue, ou la justice . La destruction de l'homme frappe le bourreau, comme l'aliénation capitaliste frappe le cadre, et le propriétaire . Le témoignage du bourreau nous fait voir à quel point le bourreau est un être humain annihilé, réduit à une fonction du système général de destruction . Son caractère impitoyable s'enracine dans la mécanisation de son âme, impitoyable pour lui-même, et accomplie insidieusement . Il est aussi un sacrifié du Léviathan .

La laideur de la prison n'est pas seulement l'humiliation de la prison, mais le voile noir qui entoure le monde de ceux qui produisent, contrôlent, organisent les sous-systèmes d'enfermement . Bernanos a accompli un geste décisif à l'instant crucial de sa vie quand il a rompu avec tout son monde d'écrivain et d'homme pour écrire les grands cimetières sous la lune, pour proclamer que la lutte contre-révolutionnaire ne pouvait passer par le massacre sans être un labyrinthe des ténèbres . Il a accompli la parole : viens, laisse tout ce que tu as... il a perdu son emploi et ses ressources, et s'est exilé .

Quant à l'homme noble...il a accompli enfin ce retournement avant de mourir . En dehors du fait que cela ne le concerne pas directement ( parce que sa voie ne rencontre pas celle de ses compagnons) il serait le dernier à reconnaître la légitimité de mesures grâce auxquelles on voudrait normaliser et « récupérer » pour la « société » les éléments qui finissent par en avoir assez de ce jeu et que l'on stigmatise comme « asociaux...Nietzsche doit être inversé au présent cycle de domination des esclaves du Système . Ce n'est pas parmi les maîtres de ce temps que l'on trouve des modèles de dignité humaine, mais parmi les victimes issues des révoltes, même des plus obscures . Parmi les maîtres ne se trouvent que des histoires de reniement, d'abandon des images de justice de l'enfant et du jeune homme, d'accumulation de richesses matérielles, de crimes et de trahison, parfois accomplis avec espoir . Ce n'est pas parmi les maîtres que l'on trouve des exemples de courage et de désir de vie, mais parmi les hommes de fer qui ont vécu debout au cœur des cauchemars des hommes modernes .

Voir ces inversions, c'est l'exercice du discernement, issu de la discipline du mental . La discipline du mental suppose d'acquérir du discernement qui nourrit la discipline du mental . A ce stade, les hommes capables de comprendre le manuel d'Epictète sont encore rares . Je veux décrire les méthodes de discipline du mental .

Au delà de la discipline du mental se trouvent les sciences de la sève, du sang, du souffle et du rythme, les sciences de la synchronies du microcosme et du macrocosme . Enfin, les sciences de la forge, du feu, de la transformation .

Nous avons donc deux articles à prévoir, pour effleurer de tels sujets, défricher et faire l'esquisse d'un manuel moderne, d'un Hagakure du poète dans l'âge de fer . Ce qui est notre fin .

Vive la mort !

Etrangement de la tige dans la rose mystique .

(Rose mystique)


Nul ne peut-il plus comprendre cet étrangement de l'être à lui même dans l'homme ? L'être s'éloigne dans la représentation, et la représentation devient l'être relatif d'une nouvelle représentation, toujours plus annihilée . Il naît des parodies d'être qui traitent de leur propres parodies au carré, au nom de l'être, dans un étrange mélange entre eux-même projetés sur le miroir d'un ennemi représenté et l'auto-conscience obscure de leur propres parodies. Et en vérité, ce bouclage, cette indéfinité de miroirs et d'annihilations narcissiques, sont des pièges mortels - car l'être s'y oublie dans l'homme égaré.

La dégénérescence, l'éloignement du temps et du lieu de la génération, du commencement, la décréation du monde qui s'accomplit dans l'écoulement du temps frappe aussi l'homme dans son cœur le plus intime .

A travers l'homme, l'être calme, toute puissante fondation des mondes, devient vanité, inquiétude, agitation sans fin . La concentration, la réflexion sont inversées en dispersion et flexion sans retour, à la manière d'une fleur morte qui penche sur sa tige . La réflexion est en effet à l'esprit de l'homme ce que la révolution est au cours des astres . Le morcellement et la vitesse produisent l'angoisse, l'angoisse de l'homme sans orient, sans repères, sans sol et sans ciel – sans Terre, car sans Ciel .

Car le nihilisme, en absorbant le Ciel, fait de la Terre un espace vide sans répondant, et non un sol où vivre, ou s'enraciner comme un arbre, tendu vers la lumière – un lieu d'enracinement où aspirer les eaux et les sels mûris dans le silence ténébreux des montagnes, un lieu non pour être prisonnier, mais pour se vivre de la félicité du vivant, de la vie universelle, de la source, des racines, de la rose, jusqu'au ciel étoilé .

Un sol est une terre grasse, collante, vivante, fermentée comme le pain et le vin, qui nourrit l'homme . Un sol est un mémorial, un lieu de consécration comme le chêne de Mamré pour Moïse, un lieu de germination, de floraisons, de printemps . Un tel sol est la figure de la Rose .

Et l'Éternel dit à Abram après que Lot se fut séparé de lui : Lève les yeux et, du lieu où tu es, regarde au septentrion, au midi, à l'orient et à l'occident :
tout le pays que tu vois, je le donnerai à toi et à tes descendants à perpétuité.
Et je ferai que ta postérité soit comme la poussière de la terre ; si l'on peut compter la poussière de la terre, on comptera aussi ta postérité.
Lève-toi, parcours le pays en long et en large, car je te le donnerai. Et Abram leva ses tentes et vint habiter aux chênes de Mamré, qui sont à Hébron, et il éleva là un autel à l'Éternel
.

Genèse, XIII .

Un sol est la source du lait et du miel, la terre rouge ivre du vin des mondes . Le point d'appui du lit profond des amants, tissé du lait des sèves et du miel des baisers, image de la prospérité de la terre .

Un sol consacré est la promesse du repos des hommes morts, et la promesse de l'Alliance, des os refleurissants, à la résurrection .

La Terre est en puissance, toujours déjà présente, la Terre Sainte, la poussière à embrasser, l'emplâtre d'argile rouge qui apaise les blessures et absorbe le sang, permettant l'oubli et le pardon . L'homme, Adam le rouge, fut constitué de limon, et retourne à l'humus . La Terre est par excellence l'Île Verte, le centre pur, le pôle, image du centre de la roue - ou rose - céleste . Ainsi la Terre est la voie de la promesse et de la prière, ce qui est en haut doit être comme ce qui est en bas, ce qui est en bas doit être comme ce qui est en haut, pour accomplir l'oeuvre d'un seul être – résumé ainsi : sur la Terre comme au Ciel . Et cette union du Ciel et de la Terre est aussi l'union de l'homme et de la femme, qui sont une seule chair, une sève unique, une fleur et un parfum, un sang, un souffle, une promesse .

Un espace moderne est un lieu de transit, un aéroport, un parking, une rue, un entrepôt, un magasin, une gare où les rails s'effilent à l'infini, où je dois laisser ce qui en moi se refuse pourtant à mourir . Un espace moderne est un lieu où l'on quitte, où l'on laisse, où l'on dit si souvent au revoir . Un espace moderne est toujours déjà périphérique, vide, un pavillon, un appartement, un lotissement, en dehors des plateaux éclairés du Spectacle . Un lieu de voisinage et non de fraternité . Un lieu éphémère, car loué, car à vendre, car promis à la destruction, car à refaire, à redécorer sans trêve . Un lieu qui essaie d'être et reconnu comme décor vide, par des fausses pierres, des fausses tomettes, des faux cuirs, des fausses cheminées avec des fausses flammes, des faux souvenirs vendus en série . Espace de transit, espace périphérique, banlieue dortoir, maison de retraite comme gare vers le néant – jamais je n'ai eu un lieu de la terre, jamais un lieu où il est possible de construire sa vie en amplitude et en exaltation, en hauteur, largeur et profondeur .

Et jamais, pour nous tous, de Temple . Jamais de lieu, et si peu de temps où simplement s'assoir en silence .

La soif de l'homme de nostalgie est celle d'un retour, et le retour peut prendre la figure d'un recommencement . Le commencement, c'est le lieu où tout commence, mais aussi la perspective où tout s'ordonne dans la paix . La prière dit : Gloire à Dieu au plus haut des Cieux, et paix sur la Terre aux hommes de bonne volonté . Le commencement cyclique est toujours déjà présent, est éternel ; toujours déjà recommencement, spirale . Le commencement dans le temps ne se comprend comme commencement que la fin advenue ; mais le commencement éternel se comprend par la fin éternelle . Comment le comprendre ? Le reflet est obscurci . L'image est si obscure, et la rose est éloignée, comme dans un brouillard . Je rapporte des paroles .

Si nous comprenons le commencement alors même que la fin n'a pas eu lieu, c'est parce que le destin est toujours déjà obscurément connu . Si nous comprenons que nous sommes un commencement, c'est que déjà la fin informe le commencement dès l'origine . Si la fin est comprise comme fin, c'est parce qu'elle est puissance de commencement, et qu'elle est informée par le commencement dont elle est fin . La fin est un moment mémorial de l'aube, et toujours déjà un re-commencement, mais pas une réplique – elle a une dimension de mort, de devenir autre . La thèse de l'Éternel Retour porte au fond un refus du devenir autre, de la mort – une éternité pensée comme sempiternalité, temps circulaire infini . Or l'éternité n'a pas de durée .

L'aurore porte dans sa splendeur la splendeur du crépuscule, comme une aurore porte la splendeur de toutes les aurores, même de manière cachée, en puissance, et la nostalgie de tous les crépuscules . Et nous, nous sommes un commencement . Le commencement est le principe, la perspective d'où tout s'ordonne, et par laquelle tout se forme . Le serviteur de la Roue a son siège en l'aurore, au commencement . Au commencement, dans le principe, était le Verbe . Le centre éternel de la roue des mondes est l'éternel commencement des mondes ; et la circonférence du cercle est toujours le crépuscule éternel, le crépuscule des dieux .

Le commencement est le miroir de l'implication, comme le déroulement du serpent de l'être est l'explication de l'origine .

Le commencement est toujours déjà présent . Recommencer, pour le mortel pris dans les liens de ce monde étalé dans l'espace et déroulé dans le temps, c'est peut être partir, partir loin, aller vers un avenir en abandonnant le passé, et trouver un lieu où demeurer entier, sans s'ouvrir sans cesse les veines et regarder son sang couler d'angoisse, d'impossibilité d'être là pour respirer, et d'être ailleurs pour vivre . Un lieu où toutes les contradictions et toutes les blessures destructrices de la vie et du monde moderne soient tenues à distance .

Le monde moderne est par essence la division du corps, du cœur et de l'esprit, la douleur du déchirement essentiel . Cette impossibilité de vivre son amour, ce mur qui sépare des amis, de l’œuvre commune, du pain partagé – ce monde entrevu comme il devrait être et cette vie d'étoile en puissance de l'homme mortel, proches à être touchés et insaisissables, qui ne cessent de se dissiper comme l'eau de mer sur l'estran avec le reflux, qui ne cessent d'être plus fragiles, plus souillés, plus illusoires dans la perspective de l'illusion, plus perdus – et ce monde perdu de l'asservissement qui ne cesse de saturer l'homme de sa puissance, d'emplir l'air et la lumière d'images éclatantes, de discours, de communiqués d'union des hommes et de victoire plus pompeux et plus triomphants .

Mais le recommencement est aussi la fin, la mort . Pour renaître, il faut mourir, abandonner le passé de sang, ce passé auquel la vie, les veines, les tendons nous rattachent . Il n'est pas facile d'être pionnier, d'aller vers des espaces neufs . Il y faut du courage, mais aussi tellement de désespoir . Le recommencement est un acte de violence dans son essence la plus intime, sans impliquer nécessairement de violence physique au sens le plus commun . L'Inde, par exemple, figure par des crânes ou des dents la consommation du monde comme destruction . Le désespoir et le déracinement des pays pionniers est le cœur de leur vérité, le cœur de leur violence et de leur cruauté . Sans comprendre le désespoir, le caractère si dur des hommes d'aventures reste un simple vice, une méchanceté innée – un caractère moral . Mais si l'abîme se comprend, alors il apparaît vain de lutter contre la cruauté sans apporter de l'air, du souffle .

Il est du désespoir dans le secret des grandes puissances de ce monde, du désespoir dans l'espoir de l'Amérique, dans l'amertume russe, dans la méfiance israélienne – et même le développement du Japon a été comme un suicide après la défaite de 1945 . Quant au caractère cauchemardesque de la Chine moderne, c'est le premier thème des artistes chinois que l'Occident admire en admirant la Chine, avec un complet aveuglement . Les dirigeants du monde ne croient plus en leurs discours de légitimation, ils ne croient plus en Dieu, plus dans la démocratie, le respect du peuple, ou de l'homme .

C'est une chose très ancienne à notre échelle, et toujours très grave, quand les rois ne croient plus au peuple, et le peuple aux rois . Nous avons du mal à comprendre, et même à accepter sans la ressentir comme bête, la sérénité chinoise, la sérénité de l'Empire du Milieu – de celle qui n'a nul besoin de rien chercher, de rien quêter . Nous nommons volontiers totalitaire, et je cite un spécialiste du taoïsme, l'exigence d'harmonie de l'État taoïste . Nous, européens, sommes partis à la conquête du monde par grandes vagues, toujours avec cette soif de domination et de destruction aux tripes, avec ce désespoir né des phases du nihilisme, toujours prêts à mépriser et à détruire par douleur de vivre sans ciel et sans terre . Dès les dernières croisades, les phases d'expansion de l'Occident ont été fondées sur le désespoir et la soif matérielle de l'or . Les conquêtes espagnoles ont été un premier funèbre vol de sauterelles sur le monde, et les espoirs des puritains en Amérique furent aussi des fuites – tout comme les invasions de l'Empire Romain par les barbares ne furent pas les positions glorieuses des grands barbares blonds de Nietzsche, mais leur fuite devant les redoutables Huns Hephtalites . La conquête du monde et le nihilisme européen furent synchrones – sont deux faces de la même pièce .

Le nihilisme et le desespoir ne sont pas une culpabilité des Européens . Le Yi-King dit : pas de blâme .

Les dirigeants du monde entier peuvent protester, ils sont dévorés par le nihilisme, comme les banquiers qui gouvernent l'Espagne, l'Italie ou la Grèce . Ils ne croient plus qu'en l'argent et en la force – ils se ressemblent tous . Tous se voient endettés par l'argent, ne voient plus le monde que par l'argent et la force, et ne voient pas leurs dettes envers l'homme - nos iniquités qui crient contre nous vers le ciel, la dernière prière de l'humanité de Babylone triomphante . Tous, ils développent l'économie par l'écrasement des peuples, asservissement nommé compétitivité de la main d’œuvre . Ils s'arment, partout et toujours . Contre les ennemis de l'extérieur, ils en ont tous, et contre leurs propres peuples . Ils développent des armes de surveillance, de contrôle, de neutralisation, par l'informatique, l’électricité, les armes à feu non-létales, les armes de toutes sortes . Ils torturent, ou laissent accomplir des tortures sans dire un mot de protestation, en détournant le regard ou en encourageant . Ils sont tous des loups, des assassins en acte ou puissance, tous prêts à ordonner la mort, à déclencher des guerres, ou à peser des décisions de développement industrielles au nombre de morts potentielles .

Ils dominent ce monde mais sont prisonniers de ce monde . Ils ne peuvent prendre aucune décision réelle qui aille contre le déchainement du Capital, du règne de la quantité . Et toi, tu peux te révolter du fond du cœur contre le simplisme apparent de mes propos, mais tu peux sentir au plus profond de toi-même qu'il est possible que tes défenses soient celles du désespoir, l'immense désir de croire en un monde plus juste, moins misérable que le tien, et pas de la lucidité . Trouve moi un homme très puissant qui ne soit enroulé des cordes du Système . Trouve-moi cet homme, ce juste . L'Ecclésiaste a dit : un homme sur mille, je l'ai trouvé – et aussi qui augmente le savoir augmente la douleur . Plus tu auras du savoir, plus tu seras dans le doute sur l'homme moderne .

Ces dirigeants n'ont plus d'Orient, ils dérivent, et nombreuses sont les dérives devenues visibles malgré le Spectacle, ou parfois grâce à lui . Ce qui est terrible, y compris pour eux-même, c'est à quel point ils sont devenus les acteurs de leurs propres personnages, à quel point à leurs propres yeux ils sont dépourvus de sincérité, pesant leurs mots, leurs actes, les calculant, vendant des hommes ou des communautés à l’opprobre où à la haine pour des poignées d'or ou de voix, de manière sans cesse plus accélérée, absurde . Dans un monde où tous ne croient plus qu'en la force et en la trahison, il est fatal que tous s'arment, que tous se trahissent, que tous se préparent sans cesse à tuer et à trahir . Et bien sûr, comme le renard de Machiavel, tous protestent de leur sincérité, de leur franchise, de leurs droiture sans arrière pensées, tous sont des gens modestes – et tous le crient d'autant plus fortement que personne ne peut les croire, et surtout pas ceux qui les interrogent, qui savent bien à quel point tous leurs mots sont formatés, et font eux-même mine de l'ignorer . Tous ont connaissance du mensonge, tous respirent dans les mensonges, à tel point qu'ils ne savent plus ce qu'est la vérité, alors même qu'ils font apprendre à leurs enfants que les adultes servent la vérité . Les maîtres de vérités sont devenus comme Pilate, près à dire, à se dire : et qu'est ce que la vérité ? Les hommes modernes sont comme des rats pris dans une prison surpeuplée, où il n'est possible de respirer que par l'abaissement des autres, par la ruse, par la peur . Et il n'est plus possible de faire peur que par le spectacle de sa violence et de sa haine .

Comment retrouver la loyauté, l'ami, la bienveillance ? Retrouver l'homme qui peut offrir du pain et du feu à l'errant aux yeux d'étoiles, et aspire ses paroles comme un parfum ? Comment retrouver la princesse qui étend son aile mélancolique, qui tend la main au poète ? Comment respirer longuement les parfums des fleurs, comment méditer sur la rose immobile ? Comment retrouver la voie d'une vie digne et simple, la voie d'une vie d'homme ? Retrouver la vie du poète et du sage, respirer sous la voûte céleste en regardant les étoiles indéfinies . Retrouver l'évidence partagée, celle de la splendeur du monde, celle qui passe dans les mots en un souffle, comme l'homme ne vivra pas que de pain, et l'évidence de l'hospitalité humaine, qui fait honte à celui qui se fait vomir d'excès quand un homme meurt de faim devant sa porte . Comment faire que l'homme se réconcilie à nouveau avec l'être - qu'il communie le pain et le vin des mondes, selon les mots de Hölderlin, qu'il réapprenne à dire oui à la douleur et à la mort pour aimer la vie grande et puissante comme elle doit être ?

Comment vivre ?

Les mots sont multiples et tendent à la dispersion . Ils paraissent tellement impuissants ! Ils peuvent cependant réaliser un retour, s'enrouler, cheminer vers l'unité, sans jamais cependant l'accomplir . Les nœuds indéfinis de la représentation sont notre nœud gordien vers la reconquête de l'Orient, et les mots sont tissés sur ces nœuds . Seul le sabre le plus pur et le plus nu peut trancher ce nœud emmêlé à notre cœur sans tuer .

Car je le crois, l'homme nu et pur peut exiger la grâce, appeler la grâce sur le monde . La nudité est une grâce . Un tel homme est la grâce .

La grâce est le commencement, et nous sommes l'attente du recommencement de la grâce . Veiller sans dormir sur la pente des montagnes, et invoquer l'avenir par la puissance du souffle et du verbe, tel est le devoir et la voie infime . C'est la science du souffle qui envole la poussière des temps . La science du souffle est la science très ancienne d'accordement de la lyre du souffle, du cœur, et des souffles des temps, des saisons, des étoiles . Cette science est fragile et discrète, ne se dit ni ne se voit . Elle est le dernier vestige des aurores, le dernier qui sera le premier . Par un baiser, le canal du souffle, le monde se réconcilie l'espace d'un instant allié de l'éternité, à l'amant de l'éternité . Entre deux souffles le temps se suspend comme le vol d'un oiseau au dessus de la mer . Le souffle peut souffler sur les mots infimes comme l'enfant sur une fleur de pissenlit, et faire éclore à nouveau un impalpable, un insaisissable dans le monde – cette puissance inouïe endormie, toujours déjà présente .

Le souffle n'est à personne, est sans père ni mort . L'homme peut en être le gardien, il peut être celui qui réponde de lui, de son aspiration, de son appel silencieux . Répondre du souffle, c'est ce poème et ces mots qui peuvent être la remémoration de la lumière, l'ordre et le foyer des nomades de ce temps où d'anciennes paroles pourront à nouveau fleurir comme fleurs puissantes et imbibées de notre sang .

A l'heure du crépuscule, être le dernier, et être le gardien de son frère est déjà si grand . J'ai espoir dans les gardiens de l'espoir – au delà de l'immense déchaînement de la puissance qui noie l'horizon de flots de sangs mêlés à l'infini de nos haines .

Seul l'Un est grand . Seule l'éternité compte .

Et il est la puissance de la chaîne d'or de l'être, le lien entre les hommes . Le lien d'or suspend l'homme dans le désert au dessus de l'abîme, et l'empêche de chuter et de se perdre, et le retient de l'âpre désir de tuer, et de se tuer, le désir de mort . La chaîne d'or de l'être est le canal de la grâce d'en haut, qui se déverse sur les hommes, pour le fidèle d'amour . Seul l'abîme de ton inquiétude apaise mon inquiétude sans fin dans un baiser, l'éteint d'un souffle comme la bougie le soir venu . J'étais mort et tes yeux noirs m'ont fait vivre . Je mourrais de te perdre, je le sais .

Boulgakov dit de Marguerite . Si cela ne s'était pas produit, elle se serait empoisonnée, car son existence était vide .

Sans humanité ni concession quelconque – à Hafez .

(Walter Bird, incognita, 1938)


Car tous ceux-ci — soleil, terre, ciel et mer — sont un avec toutes leurs parties, qui sont dispersées loin d'eux dans les choses mortelles. Empédocle .

La guerre continue, ô Hafez !

Lorsqu'à l'aube le Roi de l'Orient planta son étendard sur les monts
De sa main de grâce mon compagnon frappa à la porte de ceux qui espèrent .
Lorsque le matin vit clairement ce que serait l'amour du ciel tournant
Un beau rire s'éleva, frappant l'orgueil de ceux qui réussissent [dans l'éphémère]

Quel être au cœur de fer lui a donc appris la règle de la guerre (…)
Que de sang avons nous bu et d'âmes livrées, pour son honneur (...)

Lorsque la nuit dernière à l'assemblée ma bien-aimée se leva pour aller danser
Elle dénoua ses cheveux et noua le cœur des compagnons
De leur teinture de bon ordre je me lavais les mains au sang du cœur
Quand ses yeux noirs donnèrent à boire à ma raison

L'amour l'emporta seul sur des milliers, comme l'aube d'été brûlant les étoiles (…)
De sa fortune souveraine la Roue du ciel a cerclé le temps
.

(Du Ghazal 149)

J'ai marché dans la voie de la haine et je ne suis pas un homme de pardon . L'homme est issu d'un rameau révolté, car le fils est aussi le révolté et le séparé par essence . Et j'ai vu trop de mon père, trop de défaites et d'humiliations, des défaites banales, affreuses d'être sans relief, de salarié et d'homme marié . J'ai tellement senti dans mes tripes ces mots d'un griot : L'image de mon père en agonie, en chaînes, au fond d'un cachot, restera l'image de ma vie . Sans cesse, elle hantera mes rêves . Quand je l'évoquerai ou qu'elle m'apparaîtra dans les épreuves ou la défaite, elle décuplera ma force ; quand elle me viendra dans la victoire, je deviendrais cruel, sans humanité ni concession quelconque . Termine Koyaga .

Ahmadou Kourouma, En attendant le vote des bêtes sauvages.

Je ne protesterais pas de la mise à mort de celui qui a tué, ni de celui qui a humilié un père devant son fils à dessein . Apprenant qu'un de ses hommes avait tué d'une flèche un voleur de chevaux, Témudjin déclara : un voleur de moins ! Et César fit retrouver et étrangler devant lui les pirates qui l'avaient rançonné, au temps de sa jeunesse .

Sans doute la vengeance est-elle l'ombre des étoiles, à l'origine . Il est une vengeance céleste, la vengeance des ténèbres dévorant le soleil . La fureur et le soufre m'ont nourri, quand d'autres buvaient du lait . Les yeux sont les organes des sens les plus proches du soleil . J'ai admiré la force et méprisé le faible ; j'ai humilié l'homme humilié de ma superbe, j'ai ri de sa faiblesse . J'ai été un homme mauvais, un homme de vengeance . J'ai cru que l'homme supérieur était une position, une noblesse, et que l'homme inférieur était l'homme du ressentiment et des arrières mondes . J'ai cru que la vie n'avait qu'une loi, tuer ou être tué . Je ne le renie pas . La Rochefoucauld a dit : Il y a des héros en mal comme en bien . Je n'était pas un héros .

Puis j'ai appris la compassion .

J'ai marché avec la haine, et aspiré au sang...mais j'ai découvert la pitié sous le poids de ton regard et de tes mains sur mes épaules, posées comme de grands ailes – j'ai découvert l'amour qui fait mouvoir le Soleil et les autres étoiles sans un mot . Mes yeux se remplissent de larmes salées comme l'estuaire quand ils se remplissent de ta splendeur, de la nuit de tes yeux . Tu as vu les anciennes blessures, et elles ont aussitôt été tes amies, des tigres et des loups dressés et sages .

Non pas moi seul, mais mon lignage, le souffle de mon sang, la haine vigilante et désespérée du sourd aux yeux perçants, et les visites dans sa prison, ses signatures sur ses livres, sa maison si cossue dans sa petite ville... et le grenier rempli de livres, de souvenirs de morts et de naufrages, de coffres de bois sombres emplis de papillons multicolores...les photos sépia des noëls ligueurs...le revolver et les papiers enterrés dans une boîte de fer...l'ombre des pendus sur les murs blancs du jeune homme... Tu as pris les anciennes blessures et tu les as jetées au vent, comme de la poussière, comme des pétales de fleur au vent d'été – tu les as pris d'un rire, du souffle d'un baiser . J'ai vu les tombes, les fiches, les noms, les enfants...J'ai pleuré, pleuré de tout mon être durant des jours en me lovant dans les laves de l'amour la nuit . Parfois l'ancienne blessure s'éveille, et le sang perce, et l'amertume de la rage folle, tapie au plus profond du cœur...Roméo accuse l'ordre absurde et la haine des familles de Vérone, et porte cette haine dans son cœur débordant, et répand le sang des Capulet . Parfois je parle si durement...Pourquoi comme un ami la pitié me manque-t-elle, quand tel le cobra elle s'insinue sous la pierre du cœur ? Pourquoi la lune se voile-t-elle à la lueur du sang répandu ?

La vie a été un miracle . J'ai appris ce Nom, le Miséricordieux . J'ai eu tellement honte de ma haine, comme si ma propre main avait pu blesser ta peau douce, ou tuer les tiens, dans les labyrinthes de la vie . Nous avons invoqué la bienveillance, les promesses du passé avant les crimes des pères, l'alliance infinie des mondes, les pays au delà de la mer, la réconciliation des mondes et de l'homme par la sève, le sang, le souffle et l'orage . Nous avons vu la réconciliation, nous avons reçu grâce sur grâce de nos baisers fous, nos baisers d'oiseaux de mer . Le souffle de Dieu allait à la surface de l'abîme, au dessus des eaux...J'ai appris à voir les mondes par Tes yeux, ô Miséricordieux; par le silence des abîmes né du souffle des baisers à la surface des eaux sombres . Et il vit que cela était bon . Dix mille être éclosent, et il n'en rejette aucun . J'ai entendu ces mots dans une bouche amie – chaque être à sa place, et elle lui est parfaite .

Tu es le Miséricordieux, la rédemption des mondes, et c'est mon cœur desséché par la fatigue qui m'accuse . Ô ma soif, quelle eau, quel sang l'étanchera ! Dieu me préserve de la haine, de la triste haine ! Afin que je sois plus semblable à Lucibel, l'étoile de l'Aurore, qui reflète le soleil dans les ténèbres avant que la Splendeur ne réchauffe le cœur vide de ce monde . Dans l'aube se lovent le chèvrefeuille, la rose et le magnolia, sublimes parfums effleurant l'homme avec la finesse du tranchant d'un sabre idéal, trempé dans le désert des laves, du feu et du soufre de souffrance . Ce qu'un homme atteint entre dans sa vie à le toucher, comme une peau d'amoureuse . Alors l'homme de feu peut aller au delà de saisir l'étincelle, au delà de marcher sur la terre dans l'harmonie de la justice, au delà de marcher dans la voie droite sur les eaux troublées des crépuscules – il peut faire du feu un ami, il peut se vivre du feu éternel – il peut être feu sans se brûler . Ô ma soif, quelle eau, quel sang l'étanchera !

Au milieu du chemin de notre vie, dans la forêt obscure, je me suis demandé comment être un arbre, enraciné dans la terre, les bras tendus vers le Soleil, qui fend le roc par la patience de ses racines, le roc des murs de nos prisons...comment d'un tronc unique Il a fait deux forces qui s'affrontent, la haine et la guerre sans fin sur la terre . Je suis feu, je le sais, mais le feu me brûle encore, et parfois me dévore . Dans les jours d'enfer souviens-toi de tes larmes à l'image de ton amour – souviens toi de ses pas de vagues sur tes yeux, du délice salé de tes larmes . L'amour m'a frappé comme un poignard . Il n'y a plus grand dans le monde que le cercle de tes bras – il n'y a rien de plus durable que le temps entre deux souffles de tes lèvres . Oui, en ces jours de souffrance souviens toi de l'amour, fou comme le grand fleuve qui se heurte sauvagement à la mer .

Que je meure si je t'oublie, Jérusalem ! Si je t’oublie jamais, Jérusalem, que ma droite me refuse son service! Que ma langue s’attache à mon palais, si je ne me souviens toujours de toi, si je ne place Jérusalem au sommet de toutes mes joies !

Des montagnes de l'horizon, avant que la nuit ne change le sang des sommets en ténèbres, je te rejoins, je viens à toi .

My oh me, my
Feet don't fail me now
Take me to the finish line
Oh my heart it breaks every step I take
But I'm hoping at the gates
...

La guerre continue, ô Hafez !

Nu

Nu
Zinaida Serebriakova