Sur Avatar de James Cameron, ou la dissociation.



James Cameron espérait passer un palier du spectacle cinématographique avec Avatar . Sans doute y est-il parvenu . Sans juger de l'aspect spectaculaire ou esthétique de l'œuvre, un palier du Spectacle passe à travers elle, quelque chose de ce retour souterrain des Anciens Dieux dont parle Lovercraft dans Dagon . Avatar est construit de doubles, et il se pourrait qu'à la fin, il se révèle pour ce qu'il est : un cauchemar réel, un crime et un asservissement, qui veulent se faire passer pour un rêve "imaginaire" au sens moderne d'inoffensif, un cauchemar et un crime libres et libérateurs par excellence, comme le Dream-a-dream land de L.A confidential, ou encore comme tous les Dream-a dream land du spectacle, analogons locaux du Spectacle lui même .

Voyons le synopsis . X, marine américain, prend la place de son frère jumeau, biologiste de renom, mort de mort violente . Premier double . Dans les premières images, son corps posé dans une caisse de carton, sur un tapis de rouleaux, y glisse pour être brûlé dans un four à gaz, image visible de la désymbolisation moderne, du triomphe de l'industrie sur le corps . L'incinération moderne n'est rien d'autre que cela, une homonymie opaque avec le bûcher des traditions païennes .

Ce jumeau DCD participait à un programme destiné à agir sur une lointaine planète, la planète Pandora, habité par des hominidés grands minces et bleus, à l'état "sauvage" . Il s'agit de faire des "avatars", des doubles bleus des hommes du programme- bleus de peau et hommes du Système de l'intérieur- pour qu'ils prennent contact avec les hominidés bleus sauvages, s'imprègnent de leur culture, et les convainquent d'accepter l'exploitation des ressources minérales de leur planète, un programme typiquement colonial entre Lawrence d'Arabie et la guerre en Irak .

Le passage de l'un à l'autre, de l'homme du Système qui pilote, qui est "l'âme", à l'hominidé bleu sauvage dont le corps est piloté s'effectue comme dans le sommeil, dans une sorte de "lit"technologique, de manière réversible par le réveil, et sans contact physique ; ainsi les frontières du rêve et de la réalité sont-elles fortement brouillées, et le sont de plus en plus . Le monde réel vécu devient rêvé, et l'arrière monde devient la réalité, avatar global du monde .

Deux partis s'affrontent chez les colonisateurs de Pandora qui commanditent et financent la production d'avatars, colonisateurs qui sont ouvertement figures de l'armée et des technocrates de l'empire U.S . Des scientifiques qui souhaitent préserver la planète et les primitifs, et respectent leur culture d'une part ; et des militaires et des technocrates alliés entre eux d'autre part, qui veulent passer en force les réticences des indigènes, et exploiter au maximum et au plus vite les ressources de la planète . Inutile de dire qui sont les gentils et les méchants, hein .

Bien entendu, le jeune Marine envoyé en avatar, comme ambassadeur des hommes du Système, s'imprègne de la culture primitive des hominidés bleus sauvages, de leur proximité à la nature, et de leurs valeurs de loyauté et de respect . Ce jeune Marine naïf passe les épreuves initiatiques de son nouveau peuple, tombe amoureux de la fille du chef, puis dirige la grande guerre des hominidés bleus sauvages contre la conquête U.S elle même, comme Ben Laden fut formé par la C.I.A . Vaincus par la supériorité morale et spirituelle des hominidés bleus sauvages de Pandora, les militaires et les technocrates sont vaincus et rapatriés chez eux, exclus de Pandora . On imagine que la planète restera un paradis d'harmonie entre les hominidés et la nature .

Le jeune marine par ailleurs est handicapé, n'a plus ses jambes, et retrouve son corps dans son avatar . En clair, sa vie physique, animique et spirituelle passe par son avatar, tandis qu'il s'exténue jusqu'à la mort pure et simple, qui lui permet de revivre dans son avatar, devenu quasiment un prince . Il vit là l'expérience de tant de jeunes gens, purs néants, bloom réduits à l'insignifiance du Système, qui peuvent se la jouer prince et princesse, mais dans les différents degrés du monde virtuel .

Cameron est comme dans Titanic largement conscient du message symbolique de son film . Titanic montre que l'excès de confiance des techniciens pousse au désastre collectif, à la chute du Titan ; il montre que les divisions sociales, en cas de crise, reviennent avec toute leur puissance d'inhumanité . Dans Avatar, le monde moderne est une horreur, le jeune homme du monde moderne est un handicapé, un homme déchu, avec soi un savoir stérile qui l'empêche d'apprendre ("on ne peut rien rajouter à un bol plein"déclare un homme bleu à propos de l'incapacité d'apprendre des hommes), soit sans aucun savoir, ce qui est le cas du héros, sans justice, sans harmonie . Un être diminué, handicapé . Ce n'est qu'en se retrempant dans la socialité primitive, héroïque et sacrée, qu'il peut découvrir quelle intensité insoupçonnée peut atteindre la vie éteinte dans le désert moderne .

Très bien, me direz vous . N'est ce pas ce que vous voulez dire vous même ? N'êtes vous pas un néo-primitiviste, selon les mots d'un ami bien informé et bienveillant ? Ne peut -on se réjouir de ce que des fragments de messages d'Unabomber ou de Tiqqun soit repris en allégories par une méga-production américaine ? Si vous me posez cette question, c'est que notre âme, hélas, n'est pas assez hardie, et ne peut regarder en face le soleil noir du négatif . Cette histoire édifiante passe par une cascade de miroirs qui montre dans notre âge un travail de dissociation d'une puissance et d'une opiniâtreté géologique, à la mesure de la dérive des continents . La puissance du spectacle est dissociation, dissolution . "De ce qui est Un évite de faire deux : c'est vérité dans toutes les voies quelles qu'elles soient" . En vérité, la puissance du Système m'a paru accablante à travers ce spectacle . J'ai senti mes cheveux se dresser sur ma tête . Le dragon, le souffle du dragon .

Première dissociation : si un film comme Avatar peut naître, avec sa puissance technologique et son impact commercial, c'est bien que les militaires et les technocrates de nôtre âge n'ont jamais perdu contre les primitifs, que le scénario du film est un mensonge . L'existence même de l'œuvre est la preuve que l'histoire qu'il raconte est inversée, que la réalité du passé est la défaite et le massacre de ceux qui ne voulaient pas du monde produit par le fer et le feu en quelques siècles . Ainsi le Système vante les valeurs primitives fictionnelles qu'il reproduit fonctionnellement en lui, et qu'il a lui même en réalité méthodiquement exterminées . Ainsi la nostalgie des mondes perdus sert elle de carburant à l'expansion indéfinie du Système, Avatar ayant la fonction d'une entreprise commerciale . Comment alors exister comme négatif du Système sans être assimilé à son entéléchie ? C'est sans aucun doute cela qui accable tout effort de pensée vers une sortie : les forces d'assimilation du Système sont immenses .

Deuxième dissociation : comme le héros, la puissance d'impact du film montre que la masse des hommes d'occident est touchée par une nostalgie sourde pour la socialité communautaire, pour la vie primitive et forte, liée à la respiration, à la vie et à la mort de la nature sauvage . Ces hommes vivent dans un monde totalement aseptisé avec cette nostalgie . L'existence réelle devient alors de plus en plus exténuée, irréelle, et l'imaginaire des arrières mondes devient l'adjuvant indispensable à la vie réelle, pour rendre simplement vivable une vie atrocement blanche, comme une page blanche sur laquelle il est interdit d'écrire, et encore plus avec son propre sang . Ainsi l'héroic fantasy se développe-t-elle avec un monde qui se vide d'aventures et de merveilleux comme un évier privé de bonde . Notre monde est de plus en plus blanc, plus blanc que blanc ; il s'exténue, devient l'image d'une table d'autopsie . Et l'imaginaire devient ce qui permet à l'inhumanité de se perpétuer, de s'approfondir sans limites .

L'amour, le sexe, le danger, tout ce qui est puissant et vital, ce sang tiède et salé qui bat sous la peau fine, ne sont plus vécus que par procuration dans le spectacle . La sortie du spectacle devient un moment de douleur insupportable, une frustration qui ne se résout que par la toxicomanie, ou le retour à la vie fictive, ce qui aboutit au no-life moderne, cet être dont la vie est devenue virtuelle . La vie moderne est une mort . Aucune virilité intellectuelle, la capacité à regarder en face l'horreur de soi-même et à en jouir, n'est plus possible . Bien au contraire, l'homme moderne est plus que jamais l'homme du déni, du mensonge envers soi-même, de l'hypocrisie . Le Système porte en lui même cette titanesque force de négation, de déni, d'annihilation . L'homme syntone au Système ne peut affirmer l'image de lui-même qu'on lui renvoie comme sienne que comme fantôme, dans le virtuel .

Car on lui dit qu'il est libre, puissant, souverain même, alors que dans la vérité il n'est qu'esclave, outil animé, et encore animé, d'une âme qui ne cesse de s'exténuer, de se déréaliser, de s'annihiler . La domination du Système passe par le monopole de définition de la réalité ; et n'est réel pour le Système que ce qui est fonctionnel à son entéléchie . Aussi la seule réalité vivante immédiate de l'homme hypersocialisé est-elle la fonction, son mode d'être . Ce qui lui donne identité, sens, réalité, c'est d'être une fonction du Système . Cet homme ne peut prendre que des décisions sur ce QUI N'A AUCUNE IMPORTANCE, sur des goûts et des couleurs prédigérés, dans une illusion indéfinie de liberté unidimensionnelle .

Sur tout ce qui pourrait l'engager à la vie et à la mort, il n'a tout simplement AUCUN pouvoir de décision seul, au delà du SUICIDE . La Loi le protège de ses propres engagements, l'empêche de consentir à un pacte authentique, c'est à dire inconditionnel sur des champs communs . La société l'aidera contre ses propres engagements, s'ils dépassent la théorie du contrat . Et le Système, en qualifiant et en traitant le suicide comme maladie, lui ôte toute capacité de signifier une responsabilité et un choix, une souveraineté . Car le propre d'une maladie, c'est d'être l'objet non d'un choix légitime, d'une responsabilité et d'une liberté humaine, mais d'un traitement, y compris coercitif, "s'il y a danger pour la vie de la personne", la vie étant implicitement la fonction dans les mots du Système .





L'hypocrisie est tellement institutionnalisée qu'elle produit un langage faute de pouvoir poser une pensée, le politiquement correct . Le mensonge envers soi est l'enfermement en soi, et la pire dissociation qui puisse frapper le mortel : il le rend incapable de transformation, pareil à la graine tombée dans les ronces . Ainsi son ses aspects d'humanité et de respect, le politiquement correct est un poison mortel pour la vie humaine . Pour y échapper, Avatar, comme toute l'industrie des arrières mondes, qui devient une forme de pharmacologie sémiotique, ne propose que la fuite dans le virtuel, dans l'infantilisation . Celui qui reste enfermé dans un monde de phantasmes et de mots bleus reste enfermé durablement dans l'immaturité, comme un enfant incapable de marcher . Cette fuite est exténuation de la résistance, elle permet le renforcement indéfini du Système . Celui ci ne souhaite nullement lutter contre les arrières mondes, mais contre ce qui en rendrait les excès insupportables, c'est à dire compréhensibles comme excès à la foule .

Avatar nourrit cette dissociation, puisque finalement le héros, loin de s'arracher à la rêverie, meurt pour s'y installer à demeure, avec une cérémonie nettement inspirée de l'initiation, en une contrefaçon qui relève de l'inversion moderne . Car l'initié authentique meurt avant tout à l'illusion pour accéder à l'Être, et non meurt à la réalité pour renaître à l'illusion des avatars numériques . La réalité est un critérium de transformation . Le sage qui se ment à lui même est un fantôme de sagesse, il est Tartuffe . Le Système s'est construit sciemment pour n'avoir aucune autre régulation que cybernétique, en un processus sans sujet . Logiquement les hommes n'ont plus qu'une apparence de pouvoir sur l'entéléchie du Système . Le sommet de Copenhague ne peut légiférer, car pour légiférer, il faut régner : et le règne a été anéanti méthodiquement .

De tels sommets sont des spectacles de maîtrise du destin ; mais la dissociation et le déni sont si puissants dans le Système que seul le choc terrifiant des premiers écueils pourra faire douter les sous-systèmes d'information du Système général . Plus exactement, pourra les anéantir à leur tour, simplement par une coupure d'électricité . L'électricité est condition nécessaire de survie des mondes virtuels, donc du processus de pouvoir, donc du Système entier . Et condition nécessaire de la rébellion . La révolte se définit par référence au Système, et avec les références du Système .

Dernière dissociation en effet, que celle des rebelles qui prétendent sortir de leur époque vers la nature primitive, alors que par définition, par sa nature réactive, le rebelle est l'homme du refus, et appartient irrévocablement à son époque en tant que déterminé par elle, y compris par le négatif . Dissociation, que ces hommes qui se réfugient au fond des campagnes désertifiées par le développement du Système, puisque c'est dans les interstices du Système qu'ils cherchent leur place . Or ce n'est pas d'hommes modernes qu'ont besoin les primitifs, dans la complète ambivalence de cet homme blanc, qui dans Avatar, prend l'apparence et le règne des hommes bleus pour les libérer ; c'est notre monde qui a besoin d'hommes capables d'invoquer les mystères anciens, pour que la détresse existentielle des temps soit la puissance qui surmontera le déchaînement absurde du Système . Il semble peu probable de pouvoir prévoir davantage .

La poussée des arrières mondes, dont Avatar donne un exemple, est donc justement ce qui permet au Système de durer, en aveuglant sur la détresse par la puissance de l'imaginaire . Les hommes de ce temps deviennent dissociés non comme maladie idiosyncrasique, mais comme phénomène de masse . L'homme du Système fut névrosé dans sa personnalité de base, il devient schizophrène . Il croit au développement durable, à l'entreprise citoyenne, à tous les oxymores que produit le Système à travers les torsions et les spires de l'Idéologie Racine, véritable dragon aux innombrables têtes . Il croit qu'il suffit de vouloir pour voir, de ne pas vouloir pour ne pas voir, de ne pas vouloir pour ne pas mourir .

La personnalité de base des hommes change . La personnalité de base est un moment du Système . Dans un monde malade, la santé ne peut être atteinte par l'homme noble ; elle n'appartient qu'à celui dont la maladie est syntone à la pathologie générale du Système . Aussi plus que jamais la maladie, l'excès, la mélancolie et la folie deviennent un signe d'élection . Une princesse, un homme noble en ce monde ne peuvent être, pour reprendre les mots du Système, épanouis, sans multiplier des dispositifs psychosomatiques et psychiques de protection qui les font classer "de santé fragile", ou sans devenir impitoyables et cruels .

La fuite hors du monde est une négation du monde homologue structurellement à la rébellion mais plus facile à digérer pour le Système, puisque cette fuite est entièrement passive et dépendante . Passif, le no-life rivé à son écran et à ses jeux ; dépendant, puisque la totalité virtuelle qui le fait survivre exténué à son exténuation lui est fournie par le Système, qu'il ne peut vivre sans cela même qui lui rend la vie réelle invivable et le pousse à fuir .

La contre révolution culturelle passe par le refus net de ces nostalgies bleues, et vertes, crées par le Système . D'autant que le primitivisme posé par le Système est une création du Système et lui est entièrement fonctionnel par essence . La reconquête passe par le démontage d'abord intérieur des fausses évidences naturelles du Système, de la complexe création de mondes inversés qu'il ne cesse de promouvoir, et des dispositifs normatifs qui lui sont liés . L'aspect législatif du monde moderne ne correspond pas au législatif techniquement juridique, mais la domination du Système est imprégnée de normalisation continue, présentée comme nature . Cette normalisation a de nombreux noms, éthique, santé, beauté...

Reconquérir le règne, la Loi, passe par le dévoilement de la nature du Système . Ce travail est le travail de fond de déconstruction de l'Idéologie Racine . Ce travail est techniquement métaphysique, en un sens proche d'ontologique . Mais il passe aussi par une discipline quotidienne d'habitation du monde et de tissages de liens .

Faire l'amour, vaincre, créer, évoquer par le Verbe ne peuvent être des activités virtuelles . Le virtuel est l'arrière monde typique que Nietzsche dénonçait, celui qui étouffe la vie ; la puissance est la ferveur de la vie même . C'est le réel qui doit être âprement désiré, le fait, l'évènement dans le réel, le gout du sang, l'odeur du feu auprès duquel je me love avec toi, et non avec des cauchemars . La pratique de la réalité peut commencer au niveau que Guattari nomme moléculaire, et qui est celui du manuel d'Épictète . La pratique de la réalité commence avec les odeurs des corps, avec les asymétries des corps . Le virtuel est visible, symétrique, sans toucher ni odeur . Une cicatrice, un lourd téton gros comme une cerise, à la vague odeur d'encens, sont des rayons de réalités .

Le Système, qui rend la vie humaine si indigne d'être vécue, que les hommes se réfugient dans des rêves dépourvus de toute légitimité ontologique, ne peut être détruit que par sa puissance d'annihilation même . Cette puissance est invoquée dans la puissance nocturne de la métaphysique, mais peu peuvent parvenir à son seuil . Le Système véhicule des illusions d'authenticité à travers des images nostalgiques produites industriellement . Par inversion de l'inversion, les refuges de la forêt peuvent se manifester comme des constructions futuristes, en véhiculant obscurément un contenu fruit des mondes anciens .

Il n'est plus de refuges . Car les forêts, les montagnes modernes sont saccagées au plus profond, dans leur âme même . Tel fut le cas de Brocéliande, la forêt qui m'a hier appris le rêve des forêts, des roches et des arbres . Ce rêve n'a rien des arrières mondes du Système, et imprègne la lumière des cristallins rayons sur les écailles des troncs, pour celui qui sait voir . Mais Brocéliande ne rêve plus . C'était hier, et c'est perdu .

Il n'est plus de refuge, homme noble, et l'adversaire est d'une écrasante puissance . La guerre est inévitable . Acculé, le chat déchire le chien . Tant pis pour eux !

Viva la muerte!

2 commentaires:

Ludovic a dit…

Superbe !

...Et terriblement noir. Les forêts virutelles me donnent aussi des envies d'incendie, et les forêts qui nous restent sont en effet inhabitées...

Que tuer en premier ?

lancelot a dit…

Soi-même, sans aucun doute, en tant que fonction : redevenir un être sauvage en soi même, sous une tortue moderne...

Nu

Nu
Zinaida Serebriakova