Vitesse, ou le désir et le temps des astres .

(Torsten Solin)

La vitesse, tel que nous la connaissons, est un concept qui fut défini par Pierre Varignon (1654-1722) le 5 juillet 1698 . Hier . Pourtant, le concept de vitesse nous paraît être un fait de nature . Cette apparence fait apparaître la puissance de fascination de l'idéologie racine, qui nous fait prendre à chaque instant du construit pour du donné . La vitesse est une fascination moderne à interpréter .

La vitesse semble liée au déplacement, au voyage . Elle est calculée comme le rapport de la distance d'un point A à un point B au temps mis pour parcourir la distance qui les sépare . Le voyage n'est-il pas ce déplacement d'un départ à une arrivée, une destination ? Cette notion moderne du voyage est spatiale, exonérée du temps . Aller de A à B en un an, ou en une minute, c'est du pareil au même pour dire « je suis allé à... ». Par ailleurs , le mieux pour un déplacement est le temps le plus réduit à nos yeux . La chauve souris est préférée au serpent et à ses enroulements lisses dans la poussière .

La conception grecque du voyage, de l'Odyssée, est celle du déroulement du temps, de la puissance et de l'acte, de la fleur au fruit et au vin . Quand je pense un voyage, il est en puissance, comme la statue est en puissance pour l'artisan, avant qu'il ne la réalise . Puis le voyage se déroule, comme empreinte d'une puissance, d'une forme, dans une matière, et donne lieu à la manifestation d'un destin . Le destin était toujours déjà présent, mais est manifesté à tous . Le voyage est une trans-formation . Car le voyage est une aventure et une tentation du dieu, qui va aboutir à des épreuves, des énigmes, un chant de souvenir .

Le mieux est le temps le plus réduit à nos yeux . Notre voyage est un simple déplacement, déplacement des problèmes comparable au déplacement névrotique . « Amer savoir, que l'on tire du voyage ...» . Le voyage est le maintien, dans l'idéologie racine, d'une identité isolée stable dans un repère spatial vide . Déplacer un objet ne le transforme pas, car sa position est purement accidentelle et étrangère à son essence . De même, pour l'idéologie racine, l'enracinement de l'homme est annihilé, puisque l'humain n'entretient qu'une relation vide et accidentelle avec l'espace . D'où la défense idéologique de la libre circulation absolue des hommes, cette croyance typique et déshumanisante . L'homme le plus humain est comme l'arbre, tendu entre la terre et le ciel, polarités où il s'enracine et se déchire . Le voyage authentique est exception et transformation .

Le mieux est le temps le plus réduit à nos yeux . Mais c'est illusoire, car le voyage réside justement dans le temps du déplacement .

Ce temps est une suspension de la normalité quotidienne ; on ne dort plus dans son lit ni avec les même personnes, on ne mange pas selon ses habitudes, on ne fréquente plus les mêmes visages . "Nous promenions notre visage / Sur maints charmes de paysages/ Ô soeur, y comparant les tiens" . On quitte son monde, et l'ensemble des automatismes qui le constituent . On doit penser pour chaque geste autrefois inconscient . On doit valider et légitimer sa vie au regard du nouveau . En clair, la partie fonctionnelle que nous sommes sort de son milieu, ouverte à de nouvelles formes . Sa puissance de formes, insatisfaite de son monde d'origine, comme le jeune Perceval le Gallois, se transforme en nostalgie indéfinie et la nostalgie en puissance de quête . Le voyage se révèle en son essence par la quête du Graal, qui n'a pas de destination spatiale . La quête est errance spatiale, amoureuse et sanglante, et parcours d'un labyrinthe spirituel .

Le voyage est alors un rite, c'est à dire un acte analogue à un acte dans le ciel, ou encore un symbole ; il est l'analogue d'un voyage de l'âme . Il rend sensible à l'homme enfermé dans le monde les autres mondes . Mais cela suppose que ce voyage dépasse l'espace, comme le voyage au bout de la nuit, et ses scènes fantastiques .

Si la vitesse devient indéfinie, et le déplacement instantané et commun, toute notion de voyage s'annihile . Partout on retrouve le même, comme le modèle d'hôtel international . La vitesse indéfinie est une clôture du monde, et non une ouverture . Le monde intérieur devient inconnu et désertique à mesure que l'espace est arraisonné .

Le voyage empêchait de se préoccuper de tout le quotidien, et c'est le sens du pèlerinage . Par le pèlerinage s'abolissent les soucis ; le risque de mort est accepté ; et le parcours terrestre est vu comme l'analogue ici bas d'un parcours céleste . La Croisade était ainsi vécue . Le voyage marque la détermination à changer sa vie à n'importe quel prix, quand sont brûlés les vaisseaux, même des conquistadores, ou des émigrés . A son échelle, son prix est la vie même . Tel est le lien inconditionnel . L'étrangeté la plus proche n'est que la vie des autres, et l'étrangeté la plus grande est celle de celui qui vous ressemble le plus en ce monde, celle de ma part féminine . Une étrangeté si proche et fascinante, comme le regard du serpent ; un sourire infime et énigmatique sont un voyage .

La vitesse est une illusion de déplacement qui annihile le déplacement ; le déplacement matériel coupé d'analogie symbolique reste une technologie vide . La vitesse immobile est illustrée par le circuit qui revient inlassablement à son point de départ, quelque soi l'ampleur de la boucle ; ainsi les modernes sont-ils fascinés par la circumbulation terrestre, ce cercle qui enferme les possibles, et les réduit à l'indéfini minimal par la vitesse . Un tour du monde en une demi heure, dans une station spatiale, n'est pas un voyage . Le parcours infini d'un cercle indéfiniment petit est l'immobilité locale .

Ainsi la vitesse montre-t-elle l'incapacité moderne à attendre les fruits du Temps, à comprendre les Cycles . Tel est le seul sens légitime de la science des cycles dont l'astrologie est le vestige défiguré . La science d'amour, voyez à ce sujet Ovide, est une science des cycles : cycle annuel, cycle de la vie humaine, cycle de la personne . science des cycles et science des liens se répondent .Vouloir une séduction immédiate, pour le Don Juan moderne, ne peut se réaliser parfaitement que par la prostitution . Nous avons fait des concours de nombres . Cela fut drôle, mais sans consistance . Le commerce sexuel, hygiénique, rapide, est aussi vide que la vitesse sur circuit sécurisé ; il oublie que le voyage est plus que l'arrivée, et comprend le cycle du départ et du retour . De même pour le séducteur ; la courtoisie est faite d'étapes lentes et hiérarchisées, qui comprennent un retour . Sans aucun doute, bien des blessures naissent d'un empressement, d'une vitesse excessive . Mais le désir est aussi désespoir, vide qui doit passer en puissance, qui est ce qui veut la volonté de puissance : il est douleur, sentiment de course à l'abîme, à la folie . Il croit devoir exiger une satisfaction rapide .

La vitesse est aussi fascination, même pour l'homme noble, comme sœur de la mort . Le désir veut la vitesse . En un instant le monde est changé quand la vitesse et le voyage s'accordent . Ce désir est le désir du Kairos, de l'instant qui marque la bascule du Cycle, ou la conscience de la complétude de la transformation comme foudre . Peu d'hommes la connaissent . Mais cet instant est l'alliance du temps et de l'éternité ; le fruit d'un immense murissement des astres harmonisé à soi . C'est pourquoi la fascination d'une image, d'un sourire infime doit être maitrisé en puissance .

La Vague est toujours déjà présente ; et si elle doit se manifester, le désespoir est une bassesse . Si elle ne doit pas, il est vain de l'attendre . Aussi la vitesse et l'action parfois ralentissent-elles l'oeuvre du temps .

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Zinaida Serebriakova