In mémoriam Guillaume IX d'Aquitaine, un frère du soleil noir, grand seigneur méchant homme.

Jacques Roubaud, Les troubadours : anthologie bilingue , Seghers.

« Le comte de Poitiers fut un des plus courtois du monde et des plus grands tricheurs de Dames, bon chevalier d'armes, et généreux dans les affaires d'amour ; il sut bien trouber (écrire des chants) et chanter. » Telle est la mémoire de la chronique.

Il écrit des vers longtemps rêvés.

«Toute la joie du monde aux pieds de la Dame si nous aimons (…)
Que Dieu me laisse vivre tant que j'ai les mains sous son manteau... »


Mais le comte fut aussi l'homme bifrons, à deux visages, être avide, violent, joyeux et gai.

« Il fut audacieux, preux, et d'un caractère extrêmement joyeux. Dans ses plaisanteries les plus variées, il surpassait même les plus plaisants histrions » (…) « ennemi de toute pudeur et sainteté »(...) il se vautra tellement dans le bourbier des vices qu'on aurait pensé qu'il crût le monde gouverné par le hasard et non par la providence »...Sa maîtresse principale était surnommée Dangerosa. A l'évêque qui l'excommunia, il dit : « je te hais certainement au point de ne pas te considérer digne de ma haine... »
(Extraits de divers chroniqueurs)

Mais aussi ce penseur d'exception qui se laisse deviner, ce frère dans la pensée du vide qui résonne tant dans la mélancolie des Europes mortes.

Le vers de pur rien, énigmatique joyau de la poésie chevaleresque, cantique de l'insaisissable, et image des déchirements du cœur :

Je ferais un vers de pur rien
Il ne sera ni de moi ni d'autres gens
Il ne sera ni d'amour ni de jeunesse
Ni de rien d'autre
Sinon qu'il fut composé en dormant
Sur un cheval.

Je ne sais quelle heure je suis né
Je ne suis ni joyeux ni triste
Je ne suis ni sauvage ni familier
Et je ne sais être autrement
Je fut doué la nuit par une fée sur un mont haut.

Je ne sais quand je fut endormi
Quand je veille si on ne me le dit

A peu ne m'est le cœur parti
d'un deuil de cœur
Et j'en ai moins souci
Que de fourmi
Par Saint Martial


Je suis malade et je crains mourir

Je n'en sais que ce que j'entends dire
Je cherche un médecin à ma fantaisie
Je ne sais lequel
Il sera bon s'il me guérit

Sinon mauvais.


J'ai une amie, je ne sais qui,

Car je ne l'ai jamais vue
Elle n'a rien qui me plaise ou pèse

Et ça m'est égal

Je n'ai ni Normand ni Français,
En ma maison

Je ne l'ai vue et je l'aime fort

Et je n'ai rien eu d'elle, elle ne m'a fait aucun tort
Si je ne la vois pas je m'en trouve bien
Tout ça ne vaut pas un coq
J'en connais une noble et une plus belle et qui veut plus.


Je ne sais le lieu où elle vit,
Si c'est en montagne ou en plaine

Je n'ose dire combien elle me blesse
Et je m'en tais.

Je m'attriste qu'elle reste ici

Quand je m'en vais.


Le vers est fait, je ne sais de qui
Et je le transmettrais à celui-ci
Qui le transmettra par un autre
A Poitiers
Pour qu'il me transmette de son étui
La contre clé.

Et enfin il fut saturnien, homme de l'amertume essentielle.

« Toujours il s'est passé ceci
De ce que j'aimai je n'ai joui

Je ne le ferais je ne le fis

C'est très sciemment que je fais
Tant de choses dont le cœur me dit
Tout est néant ».

Que Dieu me laisse vivre tant que j'ai les mains sous son manteau...


Je ne sais le lieu où elle vit,
Si c'est en montagne ou en plaine
Je n'ose dire combien elle me blesse

Et je m'en tais.

J'ai laissé tout ce que j'aimais, la chevalerie et l'orgueil.


Ainsi fut-il, prédateur moqueur, dispensateur de blessures, mélancolique à jamais errant, et blessé et enfermé dans des lieux de silence, selon l'ordre du Temps.

1 commentaire:

Laurence Guillon a dit…

Superbe. Et si proche de nous...

Nu

Nu
Zinaida Serebriakova