La prison d'airain .


(Rubens-Hadès et Perséphone)

A la fenêtre de la prison d'airain de ma vie

A travers les barreaux
J'ai respiré ton souffle

Comme le vent de printemps emporte la fleur vers le ciel
Comme la coccinelle qui disparait de mes mains

Ainsi ai-je vécu ta bouche

Comme les traces de pas sur l'estran qui disparaissent au vent
J'ai senti tes caresses et dévoré le pur onyx de ton regard

Et ton corps, la carapace de mots, la dureté acquise s'y est dissoute
Et les mots ont fait place au silence de l'enchantement

Qui nous fait apercevoir ce qui aurait pu être
La lutte à mort de l'euphorie
L'infinie peine et l'infinie joie de tes bras entrelacés
Ta tête sur ma gauche, ma droite enfouie dans les arômes

La guerre est commencée
Les nuages se chargent de rage à l'horizon
Que je meure si je t'oublie
Que je boive la vie à tes fontaines

Dans les plaines les rails distribuent vie et mort
L'acier porte et l'acier enchaîne
La chaine étrangle et libère
Le loup avide du désir
-j'ai tiré l'épée pour tuer
C'était hier

C'est l'abîme du desespoir qui rythme l'extase
Les pas insaisissables
Qui ne sauraient faillir
Sur le bord des falaises

J'ai vu ce que si peu de mortels ont vu
Le soleil noir se lever sur les ténèbres
La déesse tendre la main pour donner la vie et la puissance
Le diable me broyer dans l'étau de ses griffes
L'Ange brisé rompit la malédiction

Un temps me fut donné
Ce temps-un instant est un millénaire
Un crépuscule de mille ans
Un souffle élève

Un instant est l'éternité
C'est la Fleur
Qui la contient


(Hadès et Perséphone, Le Bernin)

Walter Benjamin, le surréalisme et les fidèles d'amour .


(Mémorial Walter Benjamin à Port Bou-en mémoire de falaises sous le soleil)


Dans son article intitulé le surréalisme, le dernier instantané de la culture européenne, daté de 1929, Benjamin opère un intéressant rapprochement entre le surréalisme, dans le sillage duquel il place Rimbaud et Dostoïevski, les fidèles d'amour, en particulier Dante, et la tradition occitane de la main gauche, vus par Erich Auerbach, dans Dante, poète du monde terrestre . Au final Benjamin s'approche assez exactement de la voie de la main gauche, mais ne peut y parvenir et s'y fixer . Cette lecture est pour moi l'occasion de décrire plus finement cette voie .

La question des fidèles d'amour doit être repensée . La question est celle d'un cairn sur un chemin de montagne, d'une voie à percer dans la brume, comme des oiseaux aux ailes grises dissipées . Je ne poserais pas la question d'une organisation secrète . La question est celle de l'existence et de la vie, dans la culture européenne, d'une voie authentique de la main gauche . Cette voie et cette notion sont des réalités reconnues de la sophiologie de l'Inde . Dans une perspective cyclique le chemin vers le haut et le chemin vers le bas, un et même . Cette voie est celle du Tantrisme de la main gauche .

La main gauche de Dieu . Cette notion est implicite dans le Livre dès qu'il parle de la (main) droite de Dieu . Le symbole des apôtres le confirme, quand ce texte ancien pose que le Christ est assis à la droite du Père . Que les chrétiens modernes ne puissent comprendre ce que cette notion spatiale peut signifier en mode analogique s'agissant de non-spatial ne doit pas nous conduire à un haussement d'épaules . Un texte aussi dense a retenu la "droite" ; c'est que cette information est essentielle à la foi droite . Il y a ceux qui sont à la droite du Père-il y a donc une gauche du Père, une main gauche . Il est une voie droite, et une voie gauche, une voie sinistre .

La voie de la main gauche est-par hypothèse- une voie de réalisation spirituelle rare, dangereuse, qui permet l'accomplissement en s'appuyant non sur le Bien et la Loi, comme le proposent les voies ascétiques (au reste parfaitement valables en leur ordre aux yeux des mortels qui parcourent les voies écartées), mais en intensifiant le mal pour intensifier les puissances de sauvegarde, en puisant dans la transgression magique la puissance des transformation ; en utilisant les polarités des mondes, en évoquant les ténèbres pour éveiller la lumière .

A l'Âge de fer, cette voie est destinée à exalter sa puissance de retour, puisque l'accumulation d'eaux de ténèbres sur les mondes, l'opacification, la clôture des mondes, tout cela est signe de la puissance indéfinie des ténèbres, de lesquelles doit surgir l'éclair définitif de la fin du cycle . Le christianisme, n'ignore nullement à l'origine des éléments de la Voie de la main gauche, ne serait-ce que dans le lien entre la Loi et le péché, et avec les épisodes de la femme adultère et de Marie Madeleine . Analogique est la voie du cycle terminal et la voie de l'homme de la main gauche ; et la voie de la main gauche étendue sur le monde est comme le manteau de la Vierge qui protège le monde dans la plus extrême douleur, la promesse finale de la réconciliation après la saison en Enfer et les férocités de la guerre civile mondiale séculaire de notre monde .

L'homme de la Voie de la main gauche est le frère du libre Esprit, délié des liens des la Loi ; mais ce délit fait de délices et de mollesse aux yeux de l'homme de Loi est en réalité issu du plus profond désespoir . La voie de la main gauche est celle de l'aventurier et du guerrier, plus encore du funambule de l'âme, en ce qu'elle est extrême du risque, risque de la faute d'aveuglement qui enferme dans les enfers de l'Hadès sans saisons, risque de la folie et de ses grands abîmes, risque mineur en regard de la perdition, mais réel, de la condamnation morale et judiciaire de la Cité . Aussi pour en être poussé à braver les risques, faut-il subir la morsure brûlante de la nostalgie essentielle .

Nous autres, frères humains , nous n'avons pas eu le choix - sans trouver la porte de l'Enfer de la main gauche, nous étoufferions comme des poissons au fond d'une barque, d'un ardent désir du plus haut désir, l'ardent désir du Haut tant désiré, le désir de l'infini . Telle est l'essence du Cantique des Cantiques . Et nous sommes sans la puissance de renoncer au monde des charmes de la chair, sans la puissance de se détacher des fleurs, des labyrinthes de l'âme, sans pouvoir nier que nous trouvons toutes les joies, tous les soleils, toutes les mers du monde au pied de la Dame que nous aimons - que Dieu me laisse vivre tant que j'ai les mains sous son manteau...

Voie de la transgression, la Voie de la main gauche est liée à l'exercice de la sexualité, quand la voie droite est basée sur l'abstention de la sexualité . La distanciation du sexe physique est radicale tant chez les chrétiens de l'antiquité que chez les ascètes de l'Inde . Il est clair que les raisons morales invoquées par les modernes ne sont nullement déterminantes . Peter Brown, dans le renoncement à la chair, montre que l'ascétisme sexuel antique n'est pas l'effet d'un puritanisme bourgeois contemporain . L'ascétisme sexuel est en réalité une affirmation de puissance supérieure à l'ordre du monde, et une condamnation de l'ordre du monde romain, basé sur le mariage et l'obligation de la procréation-une manière de se retirer du jeu social, analogue aux transgressions formelles de Tristan et d'Iseult, transgressions qui les envoient finalement dans la forêt sauvage, la forêt de morrois, forêt écartée, manger des viandes crues . Dans cette forêt, les amants rencontrent justement un Ermite...les deux voies ne sont nullement en situation d'opposition binaire . Le moyen âge occitan avait déjà vu liés la discipline charnelle du Trobar et l'écart du sexe exercé par les Cathares . Les commentateurs modernes ne voient pas cette évidence : Tristan n'est pas une figure moderne de la liberté du désir, mais une puissance de destin, et il est frère de l'ermite dans le rejet des fatalités construites du monde humain . Tristan n'a aucune liberté-il ne peut pas ne pas aimer Iseult, pour aimer Iseult la Blonde, qu'on lui propose . Iseult ne peut pas ne pas aimer Tristan pour aimer Marc . Il n'y a là aucun libre arbitre . Les deux amants sont destinés l'un à l'autre par les puissances célestes, celles même qui meuvent les planètes et les constellations autour du pôle céleste, figure du Seigneur . C'est parce qu'ils sont destinés de toute éternité l'un à l'autre qu'ils ne commettent aucune faute . L'Ermite protège Tristan et Iseult du Roi Marc : Le problème n'est pas la transgression d'une morale sexuelle puritaine, ignorée, mais la transgression de l'Ordre du monde . Le Roi est atteint dans sa puissance royale par la fuite d'Iseult et de son Vassal . Le texte donne raison aux amants, il s'ensuit qu'il subordonne la puissance royale, et la Loi, à une puissance supérieure, qui est la manifestation solaire du destin .

Le diable, la figure même de la transgression, peut ainsi être la figure du Soleil invaincu, qui fait face au Roi comme figure de la Lune . Ainsi l'ordre humain est-il pointé pour ce qu'il est , une transgression inévitable de l'ordre céleste . C'est très simplement la figure métaphysique que trace le Maître et Marguerite de Boulgakov face au Tsar rouge, au Soleil trompeur, Staline . Il y a plus d'un an, en méditant sur le droit d'exception que pose la souveraineté, j'avais écrit ceci :

"Une relation d'exception, c'est cela : constater, non pas décider, qu'une rencontre est un moment crucial de la vie, et qu'elle ne peut être médiatisée par des règles existantes . Cela est un problème, car ni la règle ni l'habitude ne peuvent nous permettre alors de prévoir la suite . Ni la règle ni l'habitude ne peuvent nous dire comment se comporter, puisque le cas est un cas d'exception .

« Elle me regarda avec étonnement et je compris tout d'un coup – et de la manière la plus inattendue – que depuis toujours je l'aimais, j'aimais cette femme ! Quelle histoire, hein ?(...) L'amour surgit devant nous comme surgit de terre l'assassin au coin d'une ruelle obscure et nous frappa tout deux d'un coup . Ainsi frappe la foudre, ainsi frappe le poignard ! Elle affirma par la suite que les choses ne s'étaient pas passées ainsi, que nous nous aimions évidemment depuis très longtemps, depuis toujours, sans nous connaître, sans nous être jamais vus, et qu'elle même vivait avec un autre homme (…) Donc elle me disait qu'elle était sortie ce jour là avec des fleurs jaunes pour qu'enfin je la rencontre, et que si cela ne s'était produit elle se serait empoisonnée, car son existence était vide.
Oui, l'amour nous frappa comme l'éclair . Je le sus le jour même, une heure plus tard, quand nous nous retrouvâmes, sans avoir vu aucune des rues où nous étions passés (...)
Nous causions comme si nous nous étions quittés la veille, comme si nous nous connaissions depuis de nombreuses années (…) et bientôt cette femme devint secrètement mon épouse (...) »
Boulgakov, le Maître et Marguerite .

Telle est la très ancienne tradition concernant le lien d'exception, qui passe par le texte de Boulgakov . La reconnaissance a lieu par delà le temps . C'est cela même que pose métaphysiquement cette tradition : la subordination du pouvoir royal, et plus encore des lois humaines, subordination du pouvoir royal qui oblige à penser à son infériorité essentielle, ce qui explique assez qu'un Évola ne puisse la comprendre .

La Voie est indiquée par le Maître disant à Marie-Madeleine : il te sera beaucoup pardonné parce que tu as beaucoup aimé . Elle est aussi indiquée par Guénon qui pose que pour se réaliser, un état de l'être doit parcourir le cycle complet de ses transformations, y compris dans ses aspects sinistres et nocturnes . La voie est celle du retour par l'Ouest . Elle est le miroir énigmatique, l'analogie de la voie droite - au milieu du chemin de notre vie, je me retrouvais dans une forêt obscure, car la voie droite était perdue .

La réflexion formelle sur l'analogie peut alors être d'un grand secours . L'analogie, comme l'homme image de Dieu, comporte une contradiction . Être image, c'est ne pas être la source de l'image, être puissance de contradiction pour cette source, mais pas n'être que le contradictoire, voire le contraire . Car être image, analogie, c'est être re-semblance, signe, pouvoir remplacer dans certaines configurations la source, en tenir lieu . Ainsi l'analogie peut être à la fois une perspective de contradiction, voire de contrariété, et une perspective d'identification, voire d'identité . Telle est l'Écriture . Le cas de l'analogie inverse est encore plus complexe .

Prenons le cas du Vide . Le vide du néant, de la destructivité, le tohu bohu originaire est l'analogie inverse du néant surressentiel qui se trouve au delà de toutes formes et de toutes paroles ; ce qui est (analogie spatiale) au sommet trouve son image au plus bas, et réciproquement, selon la parole les premiers seront les derniers . L'analogué du plus haut est ainsi le plus exténué au miroir de l'inversion, et l'analogué du plus exténué est ainsi massif, quantitativement écrasant, dans la cycle de fer . Il semble ainsi que l'inversion soit le contradictoire même de ce dont elle est inversion . Pour autant il en est l'image . Pour autant sa vérité est aussi l'unité . Toute époque, dit ainsi Abellio, est une grande époque, sans contredire la crise du monde moderne de Guénon .

Tous les discours idéologiques les mieux construits, par exemple les discours qui présentent le monde moderne comme massivement contradictoire avec le Bien, ne sont que des discours idéologiques, c'est à dire que formant des paires conceptuelles par dichotomie, ils échouent à retrouver en tout l'Image originelle . Voilà pourquoi l'analogie ne permet pas la construction d'un discours idéologique, voilà pourquoi un tel discours, une telle arme de guerre, doit être aux ordres de la tradition spirituelle, sous peine d'aggraver considérablement la modernité des modernes par son refus formel de la modernité - ce qui fut au fond la ruse essentielle du nazisme, idéologie moderne par excellence, analogie inverse du libéralisme moderne .

William Blake, dont un titre caractéristique est le Mariage du Ciel et de l'Enfer, présente le signe le plus évident la persistance de la Voie de la main gauche dans l'Europe contemporaine . Boutang a tort et raison de voir en Blake un gnostique historique : il est un gnostique, mais un gnostique de la main gauche, ce que l'antiquité appelait un gnostique séthien, de ceux qui pensèrent l'évangile de Judas comme le plus secret de tous . Mais il est évident que Lautréamont, que Rimbaud ne sont pensables que dans cette ordre de puissances . Walter Benjamin le pose avec une perspicacité réellement neuve dans l'histoire de la culture européenne . Mais enfermé dans la pensée moderne, il parle comme Breton d'une illumination profane, sans en voir l'oxymore, faute de penser l'autorité de la Voie - l'illumination spirituelle n'est pas la propriété des hommes moraux ou du clergé . Bien plus, l'imprégnation de l'idéologie racine lui fait manquer la notion d'analogie et ses complexités spéculaires .

Benjamin reprend ces mots d'Auerbach : "Tous les poètes du Style nouveau ont une bien aimée mystique, tous vivent à peu près les mêmes aventures amoureuses extraordinaires, à tous Amour refuse ou accorde des dons qui ressemblent plus à une illumination qu'à une satisfaction sensuelle, tous sont membres d'une sorte de ligue secrète qui détermine leur vie intérieure, voire peut être leur vie sociale." Et il commente : Car c'est une chose singulière que cette dialectique de l'ivresse . Toute extase dans l'un des mondes ne serait-elle pas, dans le monde complémentaire, humiliante sobriété ? A quoi tend le service courtois, car c'est lui, et non l'amour, qui lie Breton (...) sinon à montrer que la chasteté est aussi un ravissement ?(...) la Dame, dans l'amour ésotérique, est l'inessentiel...

Terribles contresens modernes . Première idée : il y a contradiction entre les plans, les mondes - l'introduction trompeuse d'une dialectique moderne dans les labyrinthes de l'analogie et de l'analogie inverse . La dialectique moderne construit les oppositions sur l'exclusion, le ou bien, ou bien . La dialectique de l'analogie comprend le jeu de la contradiction qui est en même temps identité . L'illumination et l'extase sensuelle ne sont pas contradictoires, mais sont l'harmonie des mondes, dans la Voie de la main gauche, la mise en symphonie, la Voie de l'unité et de la réintégration . Au sommet du plaisir, l'identité bornée des pôles se transforme en production sublime de l'androgyne originel, la lutte à mort des pôles sexuels passe en Terre de la Paix .

La chasteté est un ravissement en tant que préparation du Désir, et non aboutissement ; étape et non fin . C'est l'incompréhension la plus profonde, sans aucun doute, que de poser des paroles qui ne sont au fond que la lâcheté de la morale-la prudence, cette vieille très laide courtisée par l'incapacité, dont parle Blake . Que serait une voie de la chasteté de la main gauche ? C'est la puissance bouleversante, charnelle et parfumante de la floraison de la chair concrète de l'homme et de la femme, qui construit le labyrinthe de la Voie .

Dialectique folle, là encore, que d'opposer le Service courtois et l'amour . Le Service sert une déesse, une princesse ; et une telle Vision - il s'agit bien d'un voir de voyant, la vision d'une essence cachée, d'une puissance d'absolu en acte dans l'âme et dans le désir -est la vision créatrice permettant l'exaltation et l'amplitude de la manifestation de la puissance à ses propres yeux, dans le miroir d'un regard . Très précisément, le regard ici est le regard qui permet l'accès à l'être de son essence toujours déjà présente . Une telle vison n'est pas folle, puisqu'elle est vision du caché, signe à travers les masques du monde, reconnaissance implicite dans la respiration du souffle de l'aimée, au plus concret des embrassements . Grâce à Elle, j'atteins le sommet de ce que j'ai puissance d'être - telle est la puissance qu'elle reçoit, et réalise . Grâce à elle, le monde de mort devient Vie, et flamboyance de la vie .

Le Service est le culte de l'Aimée, et pas la réalisation de devoirs pensés sur le mode absurde de l'impératif catégorique . Cela n'est pas de simples paroles .

Dire enfin que la Dame est l'inessentiel...elle est l'unique nombre qui ne peut être un autre . Car la puissance immense qui jaillit entre les pôles n'est pas un désir, une volonté, elle est ce fait stupéfiant qui doit être lentement digéré, assumé, qui crée la terreur, l'envie de mourir, l'émerveillement incompréhensible, la paix des puits de l'abîme, l'ivresse, l'intensification des opposés à la limite de la rupture de l'âme, la torture la plus dure et le plaisir le plus haut, le plus pur, frère du Haut Soleil . Elle doit être à la fois l'intensification et la réconciliation des contradictions les plus puissantes, charnelle et spirituelle, d'une pureté intransigeante et transgressive, être tout simplement admirable, fascinante . Cela est étranger au libre arbitre . Le libre arbitre consiste à accompagner, ou a fuir . Fuir, pour rester parmi les hommes, comme avant, comme Jonas . Mais Jonas, dans sa fuite, est balayé par la tempête, avalé par le grand poisson . En vérité il n'est pas de haute bénédiction qui ne puisse terrifier . Mais la haute bénédiction est aussi une élection sublime, éternelle, toujours déjà présente dans la douleur même .

Benjamin a reconnu les linéaments spirituels de la main gauche, mais il ne peut en comprendre entièrement la logique à l'aide de la dialectique univoque issue du marxisme, même raffiné . C'est Boulgakov qui parle d'or, qui témoigne . Oui, l'aimée est tout, non l'essentiel, mais la présence même du suressentiel dans le tissage des embrassements, le feu de l'éternité s'enlaçant aux instants d'immense peine et d'immense désir, et d'immense joi-cette joi essentielle, ésotérique, des troubadours . Que ce mémorial en témoigne devant Toi !

Honneur à toi, tu pars et mon coeur se serre, mais je ne retiens pas . Honneur à toi, je t'admire et te serre sur mon coeur et mon âme, mais je ne te retiens pas . Honneur à toi, je pleure en te voyant disparaître, mais je ne te laisse partir . Honneur à toi, tu es la grandeur humaine la plus haute . Honneur à toi, car tu es l'étoile de l'Alliance . Honneur à toi, que les dieux protègent ta route et la sèment de fleurs . Honneur à toi, des preuves la plus incontestable de la divinité de l'homme . Non perfection, mais abîme, non totalité, mais ouverture et signe, qui distribue libéralement les grandeurs des mondes . Honneur à toi !

Et quand je vois ton image il y a quelque temps, alors je sais que si déjà j'avais croisé tes pas insaisissables, je t'aurais reconnue, reconnue entre mille, comme la rose parmi les épines - reconnu l'abîme de ton regard par mon regard .
Que Dieu me laisse vivre tant que j'ai les mains sous son manteau .

L'esthétique comme sophiologie pathétique .

(Franz Von Stuck, l'amazone blessée.)

Je devais écrire un texte un jour sur ce sujet, ce phénomène mystérieux . Un texte est pour moi comme un vampire . Après l'avoir écrit, selon son importance, je me sens volontiers comme après un don du sang : épuisé, sans défenses, fragile, déprimé . C'est à ce moment que je me sens complètement hystérique : j'ai besoin que des personnes me disent alors c'est bien . Alors qu'en temps normal les critiques m'indiffèrent totalement, ou m'intéressent comme appel au dialogue, à l'approfondissement, la plus infime réserve, même supposée, me blesse . Pire même, les éloges les plus sincères me blessent parfois, car soit trop laudatifs, soit pas assez, soit pas assez précis-enfin je ne suis qu'écorchure à fleur de peau ! -je crois que dans de tels moments RIEN, même une vision mystique, ne me suffirait...

C'est ce cycle qui est parcouru : exaltation et intense concentration, jubilation des multiples relectures, et effondrement consécutif . L'épuisement par exemple va me faire dormir plusieurs heures . Bien sûr, quand je parle du processus créatif, je parle aussi du mien ; mais je me retrouve curieusement d'assez près dans la description de Yves St Laurent, mais aussi chez Baudelaire, où l'on retrouve précisément ces notions .

Il y a nécessairement un processus analogique entre le travail intérieur et le travail de l'œuvre . Le fait de regarder et d'être regardé joue un rôle, et je pense que tu m'as donné une clef par ta mélancolie liée à l'acte de poser . En posant, en ouvrant les ailes, je m'insère dans un espace plus vaste que celui de la vie, plus ouvert, je me laisse approprier, j'absorbe les mondes alentours . Plus même, je m'inscris dans l'éternité, qui elle même contient le temps de la vie humaine . Abellio donne une autre clef par son sens de l'inversion dans l'analogie ; comme pour les projections mathématiques-analogiquement-il peut se produire des séries de déformations .

Si je ne suis pas une chose, mais le pôle qui se dégage de polarités multiples en mouvement, le concept implicite de chose échoue à décrire mes cycles, pas plus que le rapport entre "moi" et "mon œuvre" ne peut être pensé sous la forme d'un rapport des choses, d'une causalité, d'une proximité, d'un contact, mais comme une déchirure, un étrangement, un exorcisme, une dislocation de l'esprit, une catharsis, un hurlement, une jouissance, un puits de ténèbres . Et de ce savoir peut fleurir la tige unique d'une volonté, d'une exploration méthodique-chaotique .

Ces processus n'augmentent pas l'unité interne, mais sont le creusement, l'accentuation des polarités, la dissociation, la dislocation qui peuvent mener aux bords de la psychose, de la folie . La puissance du symbolique, qui relie, qui comble l'abîme, est alors suprêmement à l'œuvre-l'intensification méthodique des contradictions surintensifie les puissances de réintégration- et c'est ainsi que naît la beauté .

La beauté est l'objet de l'esthétique . La beauté n'est pas une chose, et il est à supposer qu'elle est une fonction, une fonction essentielle des jeux de position-de la structure dialectique en mouvement- qui me constituent comme être humain . Elle est une forme de manifestation, d'évidence, du non-manifesté, de l'occulté, de l'invisible et de l'indicible . En quelque sorte, la beauté est l'ombre du fantôme, elle est le signe des autres mondes en ce monde . A ce titre, comme la spectre d'Hamlet, la beauté est sœur de la Justice, puisqu'elle peut accuser les hommes, accuser les hommes de vivre par paresse dans la laideur, dans l'unidimensionnel, d'abdiquer l'humanité pour vivre comme des rats .

Wilde disait la beauté éternelle ; cela correspond à l'idée d'autres mondes en lesquels le temps est analogué d'autres structures, est image mobile de l'éternité . Par ailleurs, ces idées posent que la beauté est une phénoménalité dialectique, une manifestation partielle, comme un iceberg, l'émergence d'une manifestation sur l'horizon d'un non manifesté massif, émergence permise par une énorme tension dialectique, comme une voile tendue par le vent entre les cordes qui la lient . La guerre, dit Héraclite, est mère des mondes, et de la beauté . La stabilité sereine des oeuvres les plus classiques résulte d'un équilibre entre des tensions immenses devenues invisibles . La beauté est comme Moby Dick, la baleine blanche, une apparition absolue, puissante et fantomatique, prête à s'évanouir dans le mouvement interne des tensions destructrices de son apparition .

La recherche et la production de la beauté, l'œuvre de l'art, est donc une mise en accusation de l'homme, de sa culpabilité à être, de son péché, et un retour, un repentir ; l'art est donc une rédemption . Cela est sensible dans l'art grec, puis Antique, puisque cet art vise surtout à relier, à re-tisser le lien perdu, avec le monde des Dieux, et le règne de Chronos-ce que Virgile exprime parfaitement, cet infini désir de l'Âge d'or des anciens hommes . Le retour, la réparation, ne sont nullement des spécificités juives, ou chrétiennes . Le péché est une condition originelle de l'extase .

L'art vise à combler un abîme, une perte . Les arts mineurs, comme les poèmes d'amour, sont des analogies de la perte primordiale ; et plus l'on s'éloigne, en cascade de miroirs, du primordial, et plus l'art s'exténue . Mais toutes les formes d'art mineur ont leur visage de l'origine même de l'art, comme le Cantique, qui dévoile l'analogie de l'amour humain et de la quête la plus haute .

L'art vise à combler un abîme et en un sens y parvient . De ce fait, il apporte une immense satisfaction, une jouissance même dans ses formes les plus hautes et les plus sublimes . Il y parvient, et n'y parvient pas, puisqu'il crée phénoménalement une réconciliation, une impossibilité-l'artiste est tenu à l'impossible .

Il n'y parvient pas, et l'immense satisfaction peut à tout instant se transformer en mélancolie ; la jouissance esthétique est sœur du Soleil noir de la mélancolie . Car la jouissance du comblement est l'aveu même de l'abîme, la prise de conscience du manque essentiel . Tel est le lien entre l'homme de génie et la mélancolie . L'homme de génie est le magicien, l'enchanteur qui fait advenir dans l'être les choses qui ne sont pas, par des invocations et des signes . Une telle puissance ne peut être tirée que d'un savoir du puits de l'abîme, et un tel savoir se paie à prix d'homme, de chair et de sang . La déréliction du Maître sur la Croix, la descente aux enfers sont parfaitement traditionnels, sont une image de ce puits de l'abîme .

Que le Verbe soit avant tout un atroce sentiment d'abandon-qu'il désire le regard du Père sur Lui dans l'angoisse de la mort et la destruction-Seigneur, Seigneur, pourquoi m'a tu abandonné?- voilà qui ne correspond pas au concept autoritaire de la toute puissance divine . La toute puissance se retourne en peur du néant, en toute-impuissance, en déréliction . Le livre des deux principes, texte de la gnose secrète médiévale italienne- on dit parfois Cathare-insiste sur la propension de Dieu à pâtir, à souffrir, à être douleur . Comment l'homme, voile tendue de manques, et image de Dieu, pourrait-il avoir la souffrance sans qu'il ne s'y trouve en son image originelle aucune correspondance ? Comment l'homme, dont l'essence est la séparation, la limite, la mort, pourrait-il être Son image ?

Je peux poser que l'image est justement cette séparation, ce manque, qu'elle est de l'essence de l'image, et ainsi de l'essence de l'homme en tant qu'essentiellement image . Alors l'homme aurait dans la jouissance des analogies de l'être, de la conscience et de la félicité suprême du Principe éternel et immuable, dépourvu de toute absence, de toute ignorance, de tout désir inassouvi . C'est vrai-mais il est vrai aussi que "ton Dieu jouira de toi comme l'homme jouira de sa fiancée", c'est à dire que Dieu ne peut être complètement Père sans mon regard, sans jouir de sa créature, sans souffrir de son absence . Et c'est la limite, la fin qui me rend image de la totalité, me permettant d'être une totalité relative et partielle . Ce qui me rend analogue au tout me fait fragment . L'image est déchirure non seulement en elle même, mais de ce dont elle est image . Mon image n'est-elle pas autre que moi, et pourtant indistincte, comme chargée d'une part de ténèbres ? L'homme n'est-il pas alors, en tant qu'image, blessure en Dieu même ? Les mazdéens, en parlant d'un drame secret dans le Ciel, le savaient parfaitement .

Dionysos, la puissance jaillissante de l'apparition, ivresse et euphorie, est aussi éparpillement, dislocation, destruction, fureur, mélancolie . La théologie authentique n'est pas seulement logique, elle est pathétique, science de la souffrance et du plaisir . Le cycle de l'apparition rencontre celui de la destruction et du retour, de la quête d'Isis cherchant les morceaux dispersés d'Osiris, cherchant l'unité, la réintégration . Ces cycles sont les cycles du temps, des mondes .

L'unité de l'ordre humain est un miroir brisé, un mensonge sur la caducité des lois humaines, sur l'essentielle impuissance humaine à invoquer l'éternité dans ses faces de destruction, selon le visage de Kali la noire . L'ordre humain est une défense de l'égo individuel, un garde fou conceptuel généralisé . La densité cristalline de cet ordre ne fait que pointer la folie intime d'un monde comme le nôtre, qui se transforme en prison pour se trancher des sources vives de la vie humaine, et de leur dimension d'écartèlement et d'effroi . La jouissance humaine, la sérénité ne sont pas un état, mais un moment dialectique de la voie droite du cycle-une merveille insaisissable dont l'art garde la trace et l'impact .

Il garde la trace, le signe, et rien de plus, car l'essentiel est insaisissable . Dans la photo, la vidéo populaires comme dans l'art contemporain, la répétition indéfinie de la phénoménalité de l'image provoque justement non l'effet d'un éternel retour, mais d'un éternel abîme de distance à la jouissance de l'instant . La mémoire est la mémoire de la distance, de la perte . La théorie de l'éternel retour, tant chez Nietzsche que chez Borges, repose sur le désir de fermeture de l'homme, fermeture qui le rendrait vivable . L'homme serait donc invivable par nature ? Je dirais qu'il est condamné au mouvement pour vivre, comme le requin doit éternellement nager pour respirer . Ce destin d'errance, de course à l'abîme que l'homme moderne manifeste dans l'inflation indéfinie du Système, est inscrit dans sa structure même . L'impitoyable et aveugle destructivité du Système est celle même de l'homme .

Au plus profond, le substratum de l'idéologie ontologique de la chose est ce désir de fermeture, ce désir de penser l'objet comme chose finie, fermée, comme cas particulier de la Loi, là où le singulier est abîme . Penser l'objet comme être fini, fermé, pour pouvoir me penser moi-même comme être fini, capable de bonheur . Car mon ouverture, ma blessure, m'acculent à la conclusion que le bonheur est un moment dialectique, non un état qui se suffirait à lui même . Que je n'ai nul lieu qui soit mien, comme il n'est nul instant que je puisse saisir . Pour l'artiste, cette dialectique est justement l'ouverture où passe la puissance de créer .

Dans la perspective de l'artiste, il est possible d'en tirer des conclusions . Exacerber, bouleverser, envouter-c'est l'art, et cela nécessite de la cruauté . Cruauté, d'abord envers soi-même, la nécessité de fixer l'abîme, de ne pas détourner le regard . L'être appelle immédiatement le néant - c'est le premier moment de la Science de la logique de Hegel . Le néant est la médiation qui permet le mouvement, la production de l'œuvre . La sérénité n'est qu'un contraire de plus dans le processus dialectique et la cruauté ne peut être définie, limitée . Le créatif se confronte au néant, ce qui est l'indicible du poète . En soi, il est sciemment, cérébralement, cruellement, sur la faille mélancolique de l'âme . Apollinaire ne fut grand autrement, et contre sa propension vulgaire au bonheur .

Art et rare se répondent . La rareté cruelle exacerbe et élève le symbole de la matière du désir . L'assouvissement est a-sous-vicement, le contraire de la dureté exigeante d'une œuvre . Il ne faut pas pour autant mal interpréter ces propos . Une telle position est issue d'une leçon qui en fait celle d'un artiste socialement reconnu, et donc ayant des moyens d'existence lui permettant la vie . Sans cela, il doit d'abord se battre pour être simplement artiste, comme Marina Tsvetaeva . Et ce combat est un venin mortel, une voie du désespoir .

La position tenue est issue de la découverte de la vérité de la pensée d'Oscar Wilde :

Dans ce monde il n'existe que deux tragédies : ne pas obtenir ce que l'on veut, et obtenir ce que l'on veut . La dernière est de loin la pire-la dernière est un vrai drame .

Ayant de quoi vivre, l'artiste découvre sa tragédie, sans se disperser à chercher ce qu'il peut trouver aisément . Il est alors acculé à l'impossible . Cet impossible est de co-créer des îles, des îles sublimes images closes de la totalité, image de lieux et d'instants qui puissent être miens, demeures où habiter, respirer, vivre . Ces lieux sont parfaitement existants . C'est pour cela que Rilke demandait au jeune poète qu'écrire soit pour lui question de vie ou de mort . C'est cela même, Jérusalem, la Terre Sainte, la ville de la Paix . C'est cela même Avallon, le Royaume d'Arthur . C'est cela même que figurent les montagnes magiques, le Mont St Michel, où fut vaincu l'antique serpent d'Eden . C'est la formulation symbolique du centre immobile du monde, tenu dans l'être grâce aux féroces convulsions du néant, malgré les féroces convulsions du néant-et ainsi s'explique dans l'hymne à St Michel, l'interpellation Saint Gardien de Jérusalem . Nous sommes des Gardiens de la Terre Sainte, et notre Roi est Melkitsedeq-nous lui donnons la dîme de tout, et comme l'évoquait Hölderlin, il déverse sur nous les pain et vin des mondes

Les gens heureux ont leur valeur dans notre monde, bien qu'il ne s'agisse que d'une valeur négative de repoussoir . Il font ressortir la beauté des malheureux et la fascination qu'ils inspirent .

Alchimie comme chair hiératique . Lier par la puissance en acte et la vie et l'art . (Henri Corbin-Appolonius de Tyane-Aydamor Jadalki)



In memoriam Yves Saint Laurent
Au seul nombre qui ne peut être un autre.

Qu'est ce que créer, s'il faut pour cela souffrir mille morts ? Yves St Laurent créait ainsi, dans les abîmes de la folie, de la passion et des substances psychotropes .

"Yves connait effectivement l'état de grâce auquel aspirent tous les esprits créatifs, cet instant où la crainte de l'échec et de la médiocrité, de la lutte pour la reconnaissance, s'évanouit (...) . Moment éphémère et enchanté où l'esprit se disloque (...) C'est un état de grâce qu'Yves ferait n'importe quoi pour atteindre . A quarante ans, il choisit de se consumer et les résultats sont stupéfiants . "L'autodestruction était essentielle à sa créativité (...)il l'a utilisée pour aller au delà de ce qu'il pouvait imaginer (...) il avait des périodes terrifiantes, mais toujours une porte de sortie à cet enfer (...) il en émergeait triomphant." Alicia Drake, Beautiful people, Denoël 2008 .

Il mourrait, puis renaissait victorieux parmi les splendeurs des toiles et des corps à la domination surintensive, puis mourait à nouveau, repartait entre des infirmiers . Il était l'alchimie en personne .

Le lien du penseur-du poète qui pense-à la vérité ressemble à l'art du couturier ; il y met des apparences, des tourbillons, des songes, parce que la vérité du vêtement n'est pas sa forme et sa couleur, mais l'intensité que vêtu il dégage un instant . Un instant, et cette intensité pourrait être cendres . Cette intensité est une marque royale, une marque de puissance, et c'est cette puissance et cet impact sont la vérité des mots .

COMME SI l'entrelacs des mots à l'infini comme ligne rejoignait
Ma rue infinie où je ne voulais rien
La lucide et seigneuriale aigrette d'algues
de vertige
au front invisible
scintille
puis ombrage
une stature mignonne ténébreuse
debout
en sa torsion de sirène
Au bassin de l'Ange

COMME SI le souvenir amer de la peine rejoignait
Le corps chargé de ces noirs maux violents
l’ultérieur démon immémorial
N'ayant pas trouvé de bel exutoire

QUAND BIEN MÊME LANCÉ DANS DES CIRCONSTANCES ÉTERNELLES
DU FOND D’UN NAUFRAGE

Il n'est pas de proposition analysable dans un dédale de miroirs indéfinis .

Un homme qui croit à la question de la vérité littérale peut se demander ce qu'un mythe-faux par définition dans son idéologie-peut faire connaître de vérité . De même, un masque tient sur de l'être et de la chair . Sous nos pieds, et au dessus de nos têtes, analogiquement, s'étendent des mondes indicibles . Ils peuvent être murmurés, comme la rumeur de la ville, entre les mots, dans les silences du mythe . J'ai aimé les livres pour ce qu'ils ignorent .

Un tel homme peut croire que la biographie est l'implication de la pensée . Ce n'est pas faux, si l'on corrige en disant que la pensée est l'explication de ce que la vie implique . Explication analogique, donc avec écart, tromperie, effet optique . Mais alors, sa vie est l'implication de sa croyance en ce que la vie est l'implication de la pensée, à l'indéfini...sa position de sanglier stupide dominant se retrouve singulièrement vide . Un tel homme n'est pas un penseur, mais un idéologue de marché .

Le système céleste des liens entre la vie et la pensée peut être symbolisé par l'alchimie-ce n'est pas Jung qui le dit seul, ce sont les alchimistes depuis le commencement de cette science . St Jean de la Croix, dans la nuit obscure, le redécouvre . La biographie au sens moderne est, dans son schématisme sémiotique, le déroulement temporel des accidents d'une essence, pensée sur le modèle tangible et fermé de la chose ; ainsi on décrit la naissance, les errements et la mort de cette essence chosifiée . Cette essence est portée par un nom propre qui se répète tout au long des cycles de sa vie . Alors l'œuvre sera vue comme la reprise des complexes essentiels de cette essence, leur répétition lancinante, à travers des masques . Un auteur dans ses mémoires, enfermé dans cette idéologie, pourra écrire : "toute ma vie, j'ai été obsédé d'idées fixes" . Il ne pourra comprendre ces mots d'Yves Saint Laurent : "je me sens écartelé entre le passé et le futur, entre la vie et la mort" . Il pourra être Michel Onfray . Ou Freud, vu par Michel Onfray . Qu'importe !

Si je ne suis pas une chose, mais le pôle qui se dégage de polarités multiples en mouvement, le concept implicite de chose échoue à décrire mes cycles, pas plus que le rapport entre "moi" et "mon œuvre" ne peut être pensé sous la forme d'un rapport des choses, d'une causalité, d'une proximité, d'un contact, mais comme une déchirure, un étrangement, un exorcisme, une dislocation de l'esprit, une catharsis, un hurlement, une jouissance, un puits de ténèbres . Et de ce savoir peut fleurir la tige unique d'une volonté, d'une exploration méthodique-chaotique .

Moi, pôle au sein de cycles indéfinis, d'une consistance accidentelle, variable, états multiples de l'être et analogie de l'un, comme l'image indéfiniment répétée du soleil sur les vagues mobiles de la mer ; mon œuvre, reprise, tissage, lieu du langage des hommes lié à l'infini des mots, dans ma langue, dans les autres, paroles des sages, des prophètes, des fols, des poètes mêlées, rires, sang et larmes entrelacés dans la poussière de la guerre civile mondiale . Des liens, un système de liens, mais pas une chose, rien de fermé, de définitif, sinon dans l'esprit morbide de l'idéologie racine . Il ne faut pas discuter, mais creuser le principe même . Le mode de lecture d'Onfray lui permet de dire : j'ai lu TOUS ses écrits . Lire, parcourir la feuille, le livre, d'un bout à l'autre, en tant que chose . Qui peut dire, ô sages, j'ai lu toute l'Écriture ? J'ai parcouru toutes les feuilles, toutes les lettres, mais lu toute l'Écriture, en avoir fermé le cycle de l'interprétation ? Nul mortel, même après l'avoir maintes fois terminée comme objet . Car la sémiosis , le cycle de l'interprétation, est indéfini-nul ne peut lire TOUTE une œuvre .

C’ÉTAIT
LE NOMBRE
issu stellaire


EXISTAT-IL
autrement qu’hallucination éparse d’agonie


Parce qu'un tel objet-le TOUT d'une œuvre, la TOTALITÉ des nombres- n'a qu'une existence fictive . Seul compte l'unique nombre qui ne peut être un autre, et par cela est puissance de tous .

La totalité constituée par le lecteur est une image de la totalité . Sa fermeture est relative à la dignité du lecteur . Un lecteur digne ouvre le sens à l'infini . Un lecteur indigne voit dans l'Écriture le récit de crimes et de turpitudes ; et cela est vrai de la Bible, où on ne peut lire que l'aspect transgressif d'un épisode comme les filles de Loth ; et cela est vrai de Freud lu par Onfray . Freud menteur, manipulateur, ambitieux, intéressé . Les passions et les crimes qui traversent Hamlet, ou le quatuor de Los Angeles ne sont elles que turpitudes, ou sont elles abîmes métaphysiques ? Que m'importe la vertu, si l'avidité cruelle perce les murs . Qu'importe le jugement de l'homme vertueux...La lecture est le miroir du lecteur ; tel il lit, tel il est . Est-il borné par la loi humaine locale, alors la parole lui est insaisissable . Remarquez bien qu'il m'importe peu de défendre Freud .

La lecture d'un être humain, dans quelque lien qu'il ouvre comme un abîme, est analogue à celle d'un livre . C'est pourquoi dans l'absolu, le juste ne peut pécher absolument, et que chacun de ses pas insaisissables va vers le lieu de l'absence de lieu, ce qui ne peut être situé, ni compté, donc compté à sa charge . Chacun de ses pas insaisissable est fulgurance de poème, grâce ; le vent souffle où il veut, et tu entends sa voix . Mais tu ne sais d'où il vient ni où il va . Il en est ainsi de ceux qui sont nés de l'esprit . L'éternité est amoureuse des productions du temps, et le péché est amoureux de Sa grâce . L'aile de la grâce se moque de la loi des hommes . Se moque de la loi avec passion, et culpabilité . La grâce se paie à prix d'homme .

On peut écrire, créer des aurores rêvées avec haine, avec rage, avec folie, avec calcul, avec le venin de la méchanceté et de la haine de soi . Ne pas le savoir ne relève pas d'une compréhension avancée de l'alchimie de l'écriture, et même de Nietzsche lui même . Ne pas se haïr, ne pas désirer mille fois la mort fait manquer le désir de transformation . La transformation n'est pas revêtir un accident, changer de vêtement, c'est mourir . Mourir-on meurt à douleur, à viles odeurs . L'odeur de la mort est la manifestation physique de l'horreur de la mort-en soi, il n'est pas de "mauvaise odeur", il est un signe de ténèbres .

Quand on vit un monde, mourir n'est jamais mourir pour renaître de manière tangible . La mort est un mur absolu, car l'autre monde est autre parce qu'il ne peut se manifester qu'obscurément, symboliquement, dans le nôtre . Mourir, c'est lâcher la proie pour l'ombre . Seule la grâce permet cette légèreté lucide, grave et recueillie . L'exercice de la mort rend cela plus aisé, ainsi les multiples morts, les oeuvres au noir d'Yves St Laurent . La Nuit obscure n'est rien d'autre : face à l'abîme sans fond, dévoré par le vertige, j'ai la foi, je lâche mes prises et je chute indéfiniment, sans connaître, voir ou ressentir de limites . C'est la leçon de ténèbres . C'est une décision atroce, déchirante, de surmonter l'horreur intime de la folie .

Je ne sais pas si l'immense puissance de la vague va me briser, petite pierre battue par la mer, ou si elle va me porter d'un pas vertigineux au sommet impassible des monts, comme l'Arche de Noé . Je l'ignore, et pourtant je plonge vers elle avec le désir indéfini de Poséidon . Je ne sais pas si je vis dans l'illusion, ou si je vis le sommet de la vie humaine . Je ne peux en posséder la certitude, pas plus que, marin de la nuit illuminée, je ne peux posséder les merveilleux nuages d'étoiles des mers du Sud, les mers phosphorescentes sur la route de la baleine . Mais je sais que si je ne me dirige pas vers cette immense falaise de mer, qui me barre l'horizon-si je fait un pas de côté, si je me retourne, alors elle passera sans plus me voir, silencieuse comme un feu de St Elme . Et je resterai immobile, pareil à un phare sur la mer, qui pleure au dessus des eaux .

Sans la puissance indéfinie de la nostalgie essentielle, nul homme ne va vers son destin . Saisir le kairos, l'instant éternel, ne peut être que l'aboutissement de la légèreté du désespoir, d'un puits indéfini d'inquiétude . Là se lient, s'entrelacent la vie et l'œuvre, l'alchimie des ténèbres et de la lumière de la beauté .

QUAND BIEN MÊME LANCÉ DANS DES CIRCONSTANCES ÉTERNELLES
DU FOND D’UN NAUFRAGE

Tristan rencontre Iseult et commence l'alchimie essentielle dans les splendeurs enroulées de l'instant infime . Iseult sert légèrement le philtre sans hésiter, d'un premier mouvement, malgré son immense tension intérieure, comme on lâche prise face au plus grand danger . Tristan porte en blason le soleil noir de la mélancolie, Iseult a perdu son pays et son père . Le Barde dit leur désir essentiel, le céleste pays et la grande amitié . Comme le Tantrika, ils sont dénoués des liens des mortels, suffisamment pour entrer dans les cycles de l'Oeuvre . Comme la Sulamite du Cantique, ils sont errance et perdition . "J'ai cherché dans les nuits, celui qui aime mon âme, je l'ai cherché, et je ne l'ai point trouvé . Je me lèverai, je ferais le tour de la ville, et je chercherais dans les rues et dans les places publiques celui qui est le bien aimé de mon âme ; je l'ai cherché, et je ne l'ai pas trouvé" . Mais tu ne me chercherais pas, si tu ne m'avais pas toujours déjà trouvé . Jusqu'à ce que le jour commence à paraître, et que les ombres se dissipent peu à peu, avant que souffle le vent du jour et que les ombres ne deviennent fuyantes, reviens, ma bien aimée, soit semblable à une gazelle ou au faon des biches sur les montagnes de l'horizon...





(idem)

Dans le Verbe s'amorce le chant de la chair produisant la foudre, et dans la neige blanche se forme la figure sanglante du corbeau, rassemblant la blancheur stellaire de la peau parfumante, le noir de ailes de corbeau de ses cheveux et de ses yeux, la blessure sanglante de sa bouche, et l'abîme atroce de l'absence, l'absence dure, amère, cruelle : la dislocation de l'esprit . C'est le souterrain obscur d'Hermès, dont le Grand Livre du Soleil dit :

"Et sachez que je comporte différents modes d'être : je suis transfert, régime stellaire, occultation .

Quand a celui qui est entré dans le souterrain obscur d'Hermès-Thot et en est ressorti à la clarté du jour et du rayonnement de la Lumière suressentielle qui est la parure du Philosophe, celui là, avec ce qui fit la matière de l'initiation qu'il y reçu, a saisi quelque chose de mon secret ."

De ce terrible ensemble de polarités, de couleurs en lutte, naît la tempêtes des déchirements et du sang sous le signe de l'Un .

"Je l'embrasse mon âme toujours pleine de désir
Mais après peut-on se rapprocher plus encore?
Je pose un voile sur sa bouche afin que meure ma passion
Mais mon délire ne fait que s'accroître
Ce qui me possède me consume tellement
Que rien de ce que je peux boire à ses fontaines ne peut l'apaiser
Cette passion de feu illimitée qui s'élève
Fait nos âmes et nos esprits s'entrelacer comme les fumées ."

Commentaire : Quant à l'explication des mots prononcés (...)il n'y a rien alors en ce monde qui soit d'un rang supérieur à nous, rien qui soit plus parfait en puissance et en magnificence . (...)je dis : dans les secret des natures des conjonctions, Il a mis a mis des indices révélant les modalités attachées aux êtres, parce qu'elles sont des signes, surtout la conjonction du Soleil et de la Lune qui se produit à la fin de chaque mois-alors se produit la consociation entre les deux . Lors donc que se produit cette conjonction, il n'y a rien en ce monde ci qui soit d'un rang supérieur au leur, ni plus parfait qu'eux en puissance et en magnificence (...)en effet Il les a comblés et a fait de tous les deux les signes de la nuit et du jour(...)le corps brille de l'éclat de la lumière aurorale...Dans la forme de leur consociation il a mis des signes (...) de toutes les questions et les choix qui s'y poseront (...) de même aussi dans le monde produit par l'Art quand ils sont réunis et en conjonction ; car alors en procède tout être comme beauté (...)"

La conjonction est l'explication d'une implication éternelle du kairos : y sont impliquées toutes les questions, tous les choix qui s'y poseront, le labyrinthe entier, mais occulté aux regards mortels . L'œuvre est la manifestation et le sceau de l'occulté . De l'explication, de la manifestation, procède un être et un regard, un monde nouveau . Alors apparait dans le regard et dans les mots l'aurore essentielle, l'aube d'été, la Splendeur de l'Un dans l'éclat de la couleur de leur embrasement .

"Je suis celui par la Lumière de qui l'air est illuminé . Je suis celui qui échauffe la Terre et en fait sortir les merveilles végétales . Je suis celui qui, par sa puissance souveraine, repousse l'obscurité des nuits . C'est moi qui fait croître toute fleur . C'est moi qui fait lever l'aurore des mondes .

C'est moi qui revêt de lumière toute chose possédant la lumière . Toute chose belle, toute chose gracieuse et éclatante, relève de mon œuvre . Celui que je revêt d'une partie de mon vêtement, celui-là perçoit la complète beauté et l'éclat total, parce que ma couleur est la plus puissante, la plus belle et la plus éclatante des couleurs ."

La beauté est dans l'œil de celui qui regarde après avoir traversé les morts dans l'embrasement de ses embrassements, signe unique du jour et de l'abîme des nuits . L'œuvre revêt de lumière toute chose possédant la lumière . Elle est la couleur la plus puissante . Alors l'œuvre d'art, alors l'écriture s'élèvent, fleuve végétal emplis de fragrances étranges et charnelles, empli de l'âme éternelle de la forme des fleurs-et cette forme est celle de la Lune en ses fontaines .

Ce qui manque ne peut être compté . L'homme du lien symbolique et l'homme particule.

(Dissociation-Bacon)

L'homme habite en parole . Dit Heidegger . Cela doit être déployé, manifesté . L'homme est constitué par la parole . Le premier acte de Dieu est son Verbe . Dieu dit : "que la lumière soit"-au commencement était le Verbe, dit l'Aigle .

L'homme est institué par la parole . L'homme est une institution de la parole . Son identité, sa structure, son être, son essence, sont symboliques . Même le domaine du non-verbal, même l'abaissement supposé de la puissance du Verbe sont encore posés dans le Verbe . L'homme n'est pas une chose . Il est lien, il est le lien par excellence d'un chaos primordial qui se dissout, et que la parole ordonne, c'est à dire relie à l'Un, le seul sage, qui veut et ne veut pas être nommé . Le Verbe a ordonné, séparé les Lumières des ténèbres, et analogiquement, d'un ordre inférieur, le verbe de l'homme ordonne un chaos analogique, une matière ordonnée par les Vestiges du Verbe primordial . Il verse dans l'hubris s'il oublie à quel point cette toute puissance n'est qu'un reflet de la toute puissance primordiale, à quel point elle est tissée de néant et de cruauté . L'homme ne tire sa grandeur que de son abaissement primordial . Inversement l'ivresse de sa puissance technique l'aveugle sur l'exténuation de sa puissance humaine ordonnée au supra-humain, de sa puissance à être image et symbole des soleils invaincus .

L'homme relie ce que le Verbe a séparé, lumières et ténèbres, bien et mal ; l'homme est en lui même cercle et croix, tronc de l'arbre de la connaissance . C'est le système des liens dont la tension entre le pôles le constitue, comme un pont de cordes tendu sur l'abîme . L'homme a besoin du mal pour s'étendre, pour exister-tel est l'entêtant enseignement de la Gnose ). L'homme ne peut être entièrement être, conscience et félicité ; il est tissé de néant, d'inconscience, de souffrance . Le mal est une puissance de l'âme, une fontaine scellée . L'homme est comme une voile au vent, il est vide, et captage de puissance . L'homme n'est pas une chose, il est une image, c'est à dire qu'il est l'analogie de l'Un, image, et séparé de lui, car l'image est à l'opposé de son origine . Tendu de vide et image, tel est l'homme .

Le symbole, que porte le Verbe, est vide, il est cet être de néant qui s'analogue à son signifié . Le signe, figure la plus simple du symbole, n'est pas une chose, il est un lien . Le signe est cela : il est ce qui manque . Et ce qui manque ne peut être compté . Le lien n'appartient pas aux étants que le quantitatif peut ordonner . Je ne parle pas d'un contrat quantifié, mais d'un lien ouvert, indéfini . Ouvert sur ce qui manque, sur ce qui ne peut être compté, et sur les frontières de l'indicible .

L'homme qui médite, le barde dont le chant de tristesse s'élève,

Ce sont amis que le vent emporte
Et il ventait devant ma porte
Les emporta


Le mortel qui regrette ses morts face au champ du sang- celui qui regarde, rêveur, le lieu d'un indicible massacre-ceux là se tournent vers ce qui manque . Toute grandeur se tourne vers ce qui manque . Il n'est pas de grandeur humaine sans nostalgie . Ce qui manque ne peut être compté . Qui peut dire combien d'hommes sont morts ici, où là ? Et quand je dis ces paroles, à peu que le coeur ne me fend . Ce qui manque ne peut être compté . Le poète évoque, évoque et le coeur qui pleure jusqu'à la mort, évoque les mondes qui manquent, l'aile des aurores à venir .

Ce qui ne peut être compté est évoqué par le poète . Le symbole tissé d'absence le rencontre . En tant qu'institué par le Verbe, l'homme est intermédié, triangulé dans son lien à autrui . Son lien à autrui est parlé, et intermédié par la parole . Plus même, sa nature d'image, d'être le plus intensément être mêlé de néant, lui impose, pour être quelqu'un, pour s'impliquer dans une structure réfléchissante comme un miroir, de reconnaitre l'autre homme . Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur, de toute ton âme et de tout ton esprit, et ton prochain comme toi-même-c'est n'est pas un conseil de morale, que donne le résumé de la gnose juive, c'est l'explication du pli le plus intime, de l'essence de l'homme . La quête de l'absence infinie, et la nécessité de lire la présence de l'absence dans les signes, et dans les énigmes de la parole d'autrui, tel est l'enseignement de la queste du Saint Graal . Divers drames se nouent dans ces liens . Le plus manifeste est celui de Caïn . Pour exister, l'homme a besoin d'un regard de reconnaissance . C'est un regard de reconnaissance comme être humain qui lui donne l'être . Un enfant qui n'a jamais reçu un tel regard n'accède jamais à l'humanité . Tel est le sens métaphysique de la parole de Paul : "si je n'ai pas l'amour, je ne suis rien" .

Si ce regard désiré ne se porte pas sur lui, Caïn, il peut, plutôt que de reconnaitre son impuissance sur le regard qui se détourne de lui- c'est à dire implicitement reconnaître son propre caractère haïssable-tuer celui vers lequel le regard se porte quand il se détourne de lui . Car tout regard-celui dont je parle- est regard sur quelqu'un . Le regard dont je parle institue l'être de mondes nouveaux, est regard de l'aurore jamais rêvée .

Toute conscience est conscience de quelque chose-telle est la maxime de l'intentionnalité . Par la chose, j'accède à la conscience de la conscience . Mais pas à la conscience d'être quelqu'un . Être quelqu'un, être un être humain, c'est avoir été regardé comme un être humain par un regard de reconnaissance . C'est le regard croisé du Père et de la Mère . Être un poète, c'est avoir été regardé comme tel par un regard souverain-c'est pour cela que le Barde est indissociable du Roi . C'est pour cela que le troubadour se tourne vers femme noble . La princesse aux yeux sombres t'institue poète-et quand bien même deviendrais tu mal-aimé, comme Apollinaire, ta chanson n'en serait pas moins son reflet, sa démarche, son regard imprimé dans le souvenir . Dans le Maître et Marguerite de Boulgakov, il n'est de Maître que par la puissance de Marguerite, la sorcière ; il n'est de Marguerite que par le regard du Maître . Plus profondément, tout regard essentiel est l'offre et le destin d'un accès à un état de l'être impliqué dans mes puissances, mais fermé à la saveur des mondes, avant qu'il ne se pose de son aile angélique, et puissance en acte . Le regard essentiel est une compréhension non seulement de ce qui est manifeste, et de ce dont j'ai conscience, mais de ce qui m'est inconnu, abîme, non manifesté . Enjeu d'être, donc jeu sur la vie et la mort, le regard est le lieu d'une lutte à mort .

Je peux invoquer une puissance sur le regard qui se tourne vers moi et se détourne . Je peux développer un regard de puissance, celui de la volonté de fer, du désespoir, du plus haut désir . Il naît alors la lutte à mort, entre le pur éclat sombre du regard de la Reine, et le regard du barde, porté par le feu des souterrains, où se vivent les dragons de l'âme . Ce n'est plus son regard d'homme, mais le regard de la mer, du Serpent, de la mort, le regard aquatique du dieu Thot-le regard sauroctone de l'Archange . Une lutte à mort pour la reconnaissance, où la Princesse manifeste une puissance de vie-le secret de la vie-, et le Barde les océans d'éternités traversés pour la trouver, la totalité impliquée de l'infinies mélancolie, rage, folie de la quête . Dans ce croisement a lieu une initiation, une mort et une renaissance, une initiation double . Cet éclat qui lui ouvre la porte des prisons intérieures, des obscurs labyrinthes de la voie du désespoir, ne se refusera pas à lui sans le tuer-il demande : regarde moi encore, ou tue moi . Tel furent Merlin et Viviane . Un tel regard d'abîme ne peut être simulé : il est-ou il n'est pas . Lutte solennelle, rituelle, la lutte entre le dragon rouge et le dragon blanc des Prophéties de Merlin, qui fait naître le lac des fées, le miroir limpide où le ciel aime à se contempler, et où grandissent les puissances de restauration des mondes anciens . C'est un kairos, et rien ne peu plus être comme avant . C'est une lutte à mort, une lutte passionnelle, charnelle, dans la poussière des réalités les plus concrètes . Mais cette lutte à mort, cette lutte qu'engagea Jacob, Caïn n'ose pas l'engager-Caïn se hait lui-même avec passion, Caïn se sait indigne . Ce n'est qu'en tuant son frère Abel qu'il peut attirer le regard . Ainsi versa-t-il le sang de son frère .

S'il tue l'autre homme, il doit le faire avec amour et respect, et donc avec culpabilité . Car c'est son amour, son respect, sa culpabilité qui l'instituent alors humain . La guerre chevaleresque est un combat pour la reconnaissance, accompli selon des règles de respect . C'est un combat qui intègre une dimension symbolique . Mais il porte alors le sentiment de la culpabilité . La culpabilité, cette douleur paralysante que chaque homme veut peser . Mais il n'est pas d'homme sans culpabilité, sans ce sentiment d'avoir manqué à autrui . Avoir manqué, manquer, est un fondement de l'humanité . Ce sentiment est aussi conditionné par la structure sémiotique de l'homme, son caractère d'être tissé, indéfini, sans identité stable . Je sais que l'immense désir peut a se point désespérer que je ne savait plus si je devais me tuer, le tuer lui, te tuer . Le crime passionnel est une horreur . Je crois que je t'aurais suppliée de me tuer . Mais quel que soit le désespoir de Caïn, la culpabilité n'est pas structurellement quelque chose que l'on pourrait cacher sous une pierre, jeter dans une rivière .

Pour échapper à son sort, Caïn veut annihiler son frère, veut se débarrasser de sa culpabilité, de sa mélancolie essentielles-le temps de la nostalgie est révolu, va-t-il proclamer- ; annihiler, lui dénier son humanité, le penser non comme lien, mais comme chose-objet de jouissance, objet de consommation . Il pense son frère comme objet de jouissance, mais ne peut échapper en retour à devenir un tel objet, à devenir objet de consommation, à se sentir consommé-là où il devrait être consumé de folie . Il peut nier son humanité pour le tuer sans le tuer, le faire disparaître, le "traiter" dans une "opération spéciale" . Le traiter comme pou, vermine, bactérie . Telle est la racine de toutes les théories moléculaires, atomiques, électroniques de l'homme, liées à l'ontologie de la chose : penser l'homme comme une chose matérielle vide et nue, penser ses liens si essentiels qui le constituent comme accidents, penser que couper ces liens n'engage en rien la vie . Alors que -je le dis avec certitude- je mourrais de te perdre .

Il peut développer le shock testing - à partir de la science des armes, penser aux moyens de minimiser les effets de l'exercice de la violence sur le bourreau-élaborer une science de la manipulation ou de la destruction qui ne l'afflige pas en retour . Mais c'est impossible, tel est la damnation de Caïn . Celui qui fait des autres des objets ne peut être qu'un objet, des spectacles un spectacle . Celui qui coupe les forêts ne peut plus les comprendre, définitivement, celui qui tue les femmes et les enfants se perd lui-même, perd son âme . Alors furieux, il veut en fermer l'accès à tous . La cruauté acquise se diffuse de cette fureur . Diffuser la cruauté et le meurtre, tel était l'objectif du NSDAP, son entéléchie même . Telle est la fascination, de promettre l'inhumanité au nom du surhomme, du dépassement de l'homme . Promesse venimeuse, morbide . Le dépassement de l'homme est l'homme . Le seul accès permis par cette promesse est l'accès aux mondes infra-humains, aux lares et aux cauchemars de Jérôme Bosch . Notre civilisation du dépassement a été celle des grands massacres . Par la domination et l'asservissement, je sombre vers l'état de l'être que j'accorde à autrui . Par la lien hiérarchique s'élabore une reconnaissance réciproque . Mes puissances de velours noir, vitales et profondes, doivent être transformées pour ne pas m'égarer dans le labyrinthe des ténèbres .

Caïn peut espérer, après le meurtre réel de son frère, être soulagé de la morsure de son désir, de sa haine, de son désespoir . Le meurtre est justement cela, ce qui réduit son frère à n'être qu'un objet ; car tel est le corps, un simple objet, un signe des cycles symboliques qui tournaient autour de ce centre corporel, un signe de la chair céleste qui vivait de ce sang, de ces tripes, de ce coeur, de ces rêves . Il peut posséder ce corps, mais posséder ce corps n'est l'ouverture que sur son néant . En tuant, il vise l'insaisissable qui le torture, en lui renvoyant le reflet de son absence ; mais il n'atteint que le corps . Ce qui manque à un corps pour en faire une vie est insaisissable . Ce qui manque ne peut être compté . Il tue, et ne garde que le néant qu'il voulait fuir ; aussi peut-il tuer à l'infini, sans cesse, sans trêve, sans jamais trouver la paix .

La dialectique est mal comprise, quand on pose que la simple négation est donation d'être . Le fruit accomplit la fleur et la nie-non nier, mais accomplir . Mais la négation de la fleur est tout sauf la fleur, c'est à dire pratiquement le néant . Celui qui domine en écrasant, celui qui tue, celui qui massacre ne saisit que du néant, échoue à se poser tout puissant face à l'autre homme, puisqu'il lui dénie l'humanité, et le regard de reconnaissance qui lui donnerait l'être . Analogiquement dire que l'homme est la négation de la femme et la femme celle de l'homme, ne signifie rien d'autre que leur cycle, pourtant parsemé de lutte à mort, est Un, qu'ils s'accomplissent dans un cycle spiralé qui s'élève vers les puissances des mondes-non par le meurtre, non par l'enfermement dans un pôle, non par la réduction à l'objet que cherche la jouissance immature dans toute son enfantine sottise . Mais par l'habitation archétypale d'un lien infiniment singulier, par essence ouvert vers l'infini-l'habitat de puissances de transformation ascendantes, une alchimie de lumières et de ténèbres entrelacées à la chair .

Cette sottise immature qu'est la jouissance d'un objet porte un nom : c'est la structure de la toute puissance humaine, analoguée de la toute puissance de Dieu pensée par la scolastique du XIVème siècle ; c'est la toute puissance egotique des modernes, qui posent qu'il n'est rien d'autre que le chaos absolu dans l'être, que l'ego ordonne, souverainement, sans avoir ni ordre naturel en lequel trouver demeure et harmonie, sans être limité par des limites pensables ou acceptables, pensées par principes non comme des protections ou des haubans, mais comme des chaînes étrangères . Tout puissant par delà le bien et le mal, l'ego immature aveuglé par la toute puissance moderne croit que rien- aucun être- ne l'empêche de réduire l'autre à l'objet, ou de le tuer . Que rien de réel ne correspond à sa culpabilité, à sa nostalgie, qu'il doit s'en débarrasser . Au fond, il s'imagine qu'autrui est un problème entre lui et lui, un problème interne .

C'est là qu'apparait le nihilisme, le lien structurel entre l'exténuation de l'être de l'homme et l'inflation illusoire, spectaculaire, de la toute puissance egotique du moderne . L'homme pose son moi face au non-moi, ne trouve d'identité que face à un monde, ne se détermine que par négations . Or, en niant toute consistance au monde, au non-moi, le bloom oublie que les limites du Moi sont celles du Non-moi, ou encore, en rendant de plus en plus indéterminé, exténué, l'être du monde, le bloom court vers le néant-le sien . Amené à contempler l'abîme, il se retourne pour se voir, et ne trouve : rien . Le sommet de la toute puissance est sa disparition, sous lui, d'un seul coup . Le caractère infime, indéterminé, liquide du bloom tient à son incapacité structurelle à l'articulation, au recul de sa capacité verbale, surtout sensible en ce qu'il traite le verbe comme un accessoire, un accident de l'homme, ou qu'il le place à équivalence du langage des animaux . Et au seuil de la disparition, le bloom entre dans l'indicible, mais inversé avec l'indicible de la nuit mystique ; cet indicible est à proprement parler, l'horreur froide, banale, de la déshumanisation moderne .

Les maladies de l'âme les plus féroces spécifiques à notre ère, ces hyènes et ces vautours d'âmes en voie de destruction à l'ère du Nihilisme, sont liées à cette indétermination néantisante par destruction des liens, par la destruction des liens traditionnels entre les hommes, constitués de symboles, de rites, vignes arrachées par toutes les "libérations" modernes . Incapable de se définir par sa filiation, sa langue, largement exténuées et rompues, le bloom se détermine par la haine, par la haine de l'Autre qu'il n'est pas, ce qui lui permet de substituer la haine à l'angoisse, selon le mot de Carl Schmitt . Opposé à l'autre haïssable, il est bon, moderne, beau, vainqueur, créateur, triomphant, selon les abjects cortèges de "vainqueurs" hurlant "on a gagné"sans avoir réellement participé à rien . Ainsi le racisme est-il proprement une spécificité de l'ère du bloom . Mais le moralisme, le politiquement correct, la définition de l'ennemi comme caricature de l'être humain dépourvu de la moindre légitimité, etc...possèdent exactement la même fonction de conférer une consistance aveugle, vide du riche regard de l'humain, à l'être fantomatique du bloom .

Dans l'inflation néantisante de sa structure de haine se trouve la racine de l'homme accomplissant un génocide, forme criminelle spécifiquement moderne . Au moment d'un génocide, toutes les barrières morales sont effondrées . Il est interdit d'interdire . La frénésie de meurtre devient contagieuse . Les tueurs ne savent plus qui ils sont-plus exactement, ils ne sont plus .

Eux aussi sont déshumanisés . Tout est déshumanisé . Ils tuent en eux l'humanité en déshumanisant leurs victimes . La folie rode en eux . Au delà de cela naît l'indicible de l'horreur . Cet indicible de l'horreur provient de la mort de l'humanité, donc du langage . Le langage est la substance de la vie humaine, et ne peut exprimer la sortie, y compris la sortie vers le bas, vers l'enfer . Là, dans cette sortie, se trouve la justification réelle du concept de crime contre l'humanité : ces hommes commettent un crime contre l'essence de l'homme .

Face à l'horreur de la déshumanisation, l'homme réinvestit le Verbe . Parler face à l'horreur est se retrouver être humain, digne d'un regard de reconnaissance d'humanité, d'un regard de désir, d'un regard d'homme, non du jaune regard de la Bête . Aussi les victimes qui le peuvent écrivent, parlent de nombreuses langues, investissent le champ du Verbe . Ainsi la poésie est-elle dans la détresse absolue de l'âme le bouclier, la puissante sauvegarde . Ainsi face à l'horreur vécue l'homme doit-il parler, parler, parler, structurer par la puissance du Verbe l'horreur laissée dans l'indicible . Ainsi le Barde, en luttant aux frontières de l'indicible, attend l'aurore du chant retrouvé . Les psaumes sont le plus souvent des chants d'immense détresse, des prières de désespoir, qui réinstituent humain celui qui étouffe dans les ténèbres des labyrinthes des mondes . Le Verbe sauve .

Nous sommes partiellement sortis de ces frénésies immondes de sang, mais pas des structures de pensées qui les ont fait naître . L'histoire des massacres modernes ne peut que constater le rôle déterminant de l'idéologie . L'idéologie crée la puissance d'être qui pose le massacre . Nos idéologies sont les constitutions de substitution de l'être humain face à la destruction brutale des liens traditionnels, face à la production méthodique par le Système d'une société d'atomes, de molécules, de particules élémentaires . En lui même, le Système est un crime contre l'humanité, par l'appropriation technicienne en vue des fins du Système des structures du Verbe qui constituent l'homme . L'humanité essentielle peut être détruite, pour son bien, pour la libérer de la culpabilité et de la nostalgie .

L'idéologie profère que la parole est peu de chose, oppose la parole à la vie, l'art à la vie, comme si la parole, comme si l'art étaient des accidents de l'existence humaine . L'idéologie, pur produit technique à partir de la matière du Verbe, des mots de la tribu, annonce la fin du Verbe . Sur un tel plan, l'homme ne peut qu'opposer une lutte à mort . Il ne s'agit pas de goût ou de littérature, c'est à dire d'ornement, de décor . La parole, l'art, la poiésis, sont de l'essence de l'humain . L'homme, sans elles, étouffe comme un poisson au fond d'une barque . Et la disparition de l'homme, sa dévoration par le bloom, est le crime par excellence . Nous occidentaux, sommes en train de nous laisser mourir .

La guerre métaphysique est inévitable . Ou mourrons .

Viva la muerte !

Nu

Nu
Zinaida Serebriakova