Dix thèses sur Marx, Debord, et sur la révolution dans la pensée révolutionnaire .

(William Blake Queen Katherine's Dream circa 1783-1790)



Thèse n°1 : Sur la conception du lien d'exploitation comme droit naturel, ou l'univocité du lien .

Marx est historialement un penseur bourgeois . A ce titre, il naturalise la domination existante, et la conçoit comme propre à l'essence de l'homme . L'essence de l'homme est historique et constituée par les rapports de production – c'est une pensée de l'essence qui ne veut pas se dire telle .

(...)Dans la production sociale de leur existence, les hommes entrent en des rap­ports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté, rapports de production qui corres­pondent à un degré de développement déterminé de leurs forces productives maté­rielles. L'ensemble de ces rapports de production constitue la structure économique de la société, la base concrète sur laquelle s'élève une superstructure juridique et politique et à la­quel­le correspondent des formes de conscience sociales déterminées. Le mode de production de la vie matérielle conditionne le processus de vie social, politique et intellectuel en général. Ce n'est pas la conscience des hommes qui détermine leur être; c'est inversement leur être social qui détermine leur conscience.
(Contribution à la critique de l'économie politique, préface)

Le schème idéologique est le suivant : l'homme n'a pas d'essence, ce qu'il est est constitué par ce qu'il fait . Mais avoir la puissance de dire : ce qu'il est, (donc l'essence), est...c'est poser une essence comme négation de l'essence . Analogiquement chez Sartre, l'essence, c'est l'existence . L'essence de l'homme, c'est ce qui ne peut pas être autrement – qui ne contient pas de négatif, de vide . L'homme ne peut pas ne pas être déterminé par les rapports de production . L'essence ne peut être transformée – elle ne peut être l'objet de la révolution .

La nature matérialiste de l'homme du Système ne peut donc pas être transformée par la révolution .

L'histoire de toute société jusqu'à nos jours n'a été que l'histoire de luttes de classes . (...)En un mot, à la place de l'exploitation que masquaient les illusions religieuses et politiques, elle (la bourgeoisie) a mis une exploitation ouverte, éhontée, directe, brutale.

La nature matérielle essentielle de l'homme met en essence le lien d'exploitation . Les liens sont, et surtout s'ils sont hiérarchisés, des formes du lien d'exploitation . La société est le tissu des liens, et donc naturellement formée du lien d'exploitation, quels que soit la variété des masques . La difficulté conceptuelle de la révolution devient évidente .

Dans la version libérale du Système, le lien qui est le premier analogué, et la mesure de tous les autres est le lien contractuel . Il a le même caractère totalitaire que chez Marx le lien d'exploitation, puisque tout lien peut être pensé comme contractuel, ou réputé contractuel implicitement .

L'analyse du lien comme lien d'exploitation, ou comme lien contractuel, est issue du même terreau idéologique : dans les deux cas, les pôles sont antérieurs au lien ; dans les deux cas les pôles sont des substances et les liens des accidents ; dans les deux cas les liens sont analysés en terme d'échange matériels, de plus et de moins . En pratique, le lien contractuel - le contrat de travail - est le masque le plus courant du lien d'exploitation .

Thèse n°2 : La dictature du prolétariat est la coïncidence des opposés dans le marxisme .

Les liens sont, ou tendent aisément à devenir, des liens d'exploitation . La révolution ne peut être pensée en dehors de ce lien de nature . La négation de l'exploitation n'est pas la transformation du lien, puisqu'il est de nature . Il ne peut être que dans la coïncidence révolutionnaire des opposés, quand le Maître et l'Esclave deviennent un, et annulent l'exploitation . C'est le rôle conceptuel de la dictature du prolétariat . Ce rôle conceptuel est le même que le concept de représentant du peuple dans la démocratie représentative .

En pratique, la dictature du prolétariat, comme la démocratie représentative, réplique une classe de dominant et une classe de dominés, et réplique l'exploitation . Cet échec du principe face à la réalité amènent à une surenchère de la propagande, ou mensonge politique . Les principes idéaux deviennent les instruments d'une domination oligarchique qui se nie comme telle, et s'exalte comme Spectacle de règne du peuple .
Le mensonge « démocratique » de l'Est était le miroir du mensonge « démocratique » de l'Ouest . Il obligeait l'Ouest à des efforts, qui masquaient cette réalité . Ce n'est plus le cas, et le Spectacle démocratique est joué par des acteurs de plus en plus comiques – ou tristes .

Thèse n° 3 : sur le caractère borné des mondes possibles : soit le monde bourgeois, soit le monde prolétaire .

Marx était dans une proximité excessive des économistes modernes et partageait l'essentiel de leurs préjugés ontologiques, ou même moraux . Il croyait que le lien d'exploitation aux choses – la perspective du Système, qu'il connaissait fort bien – était vraie, et que les autres perspectives, qui refusaient l'appropriation du monde, étaient fausses . Il ne s'est jamais intéressé aux innombrables peuples, qui de sont vivant ont été subjugués ou exterminés – comme les Indiens d'Amérique .

Un lien, quel qu'il soit, n'est ni vrai ni faux – il est posé par la souveraineté législative de l'homme . Le lien du Maître à l'esclave dans l'antiquité n'est pas juste dans notre perspective, mais il n'est ni vrai ni faux . Les Indiens d'Amérique, qui estimaient qu'on ne peut pas vendre une terre ou un animal sauvage, Les Hindous qui refusent de vendre ou de consommer les vaches des temples, n'avaient ou n'ont ni tort ni raison : ils ont pris une décision juridique, souveraine, de la souveraineté de l'homme . Ce sont de telles décisions qui construisent les mondes humains, les civilisations .

Les mondes humains sont construits par l'activité humaine, et ne sont pas la découverte de vérités . Cette activité est analogue à l'art, est la forme la plus haute de l'art . De ce fait les mondes possibles sont indéfinis .

Il n'existe aucune obligation, ni scientifique, ni matérielle, ni morale, ni historique, de laisser persister le règne univoque de la marchandise et de l'échange marchand . L'absence d'obligation ne rend pas la révolution concrète facile, mais la rend pensable – c'est le maximum que puisse offrir une réflexion théorique de départ .

Par sa conception bornée du lien, Marx n'a pas approfondi la possibilité d'une pensée systémique du rapport entre les formes de lien dans la société et la forme de cette société – alors même qu'il n'a pas cessé d'approfondir le modèle capitaliste . En clair, il a traité le modèle capitaliste comme le seul modèle possible de société, à part le modèle communiste . Mais le modèle communiste de Marx est dès l'origine un miroir du capitalisme .

Marx a ignoré la pluralité anthropologique, niée par le positivisme de son temps . La pluralité réelle a été niée dans les théories - comme massacrée dans la pratique - présentée en tant que stades d'une évolution unique . Le progressisme, comme toutes les croyances primitives, se place au centre du monde, mais en remplaçant le centre spatial par le centre temporel, en se faisant le résultat de toute l'histoire humaine . Comme si l'expansion mondiale du modèle industriel, le stade suprême du Capitalisme selon Lénine, était le résultat non de l'impérialisme violent des puissances capitalistes, emportées par l'auto-expansion sans sujet de la puissance matérielle, mais le résultat du progrès de l'homme .

La pluralité anthropologique montre pourtant la possibilité réelle de l'indéfinité des mondes possibles, y compris en même temps, dans une civilisation, puisque la société hindoue traditionnelle montre la coexistence de modèles complets d'organisations distincts avec leurs valeurs propres, telle que le « père de famille », qui cherche légitimement la richesse matérielle, et le « renonçant », entre autres les vieillards qui n'ont plus à chercher la richesse .

La pluralité anthropologique est ce qui permet de penser une révolution qui change les liens entre les hommes, et entre les hommes et les choses . La révolution est un droit de l'homme, quand la société humaine est dans une impasse présentée faussement comme le seul monde possible .

La perspective bornée du progressiste rend Marx analogue aux penseurs libéraux du XXème siècle . L'échec de l'URSS semble en plus donner raison aux libéraux . Mais en réalité, un nombre indéfini de modèles de société humaine, et de comportement humain, sont pensables .

Thèse n°3 : Sur le bonheur humain comme produit de l'industrie humaine .

Marx partage avec les Lumières toutes les illusions sur le bonheur issue de l'industrie humaine . Or cette attente est vaine .

Le bonheur de l'homme n'est pas dans l'accumulation de richesses . Marx avait pourtant vu que la marchandise est une relation humaine médiatisée par un objet . Un des premiers usages des richesses est la distinction et le désir de reconnaissance . De ce fait, de nombreuses courses aux armements se jouent sur les produits de consommation, non pour leur valeur d'usage, mais pour leur puissance de distinction sociale . Et comme cette puissance est relative, il s'ensuit que le processus n'a pas de fin .

Il en est de même de la perception humaine des besoins . De nouveaux besoins apparaissent et se multiplient sans cesse . Lorsqu'un nouveau produit technologique apparaît sur le marché comme une option que l'on peut choisir ou refuser, le produit NE DEMEURE PAS forcément optionnel . Dans de nombreux cas le produit modifie la société à tel point que finalement les gens sont OBLIGÉS de s'en servir . Th. Kaczynski .

Par ailleurs dans le Système tel qu'il se présente actuellement, le knout a été camouflé sous la pression du besoin . Le besoin est essentiel, fonctionnel au Système . Le besoin est le moteur et le levier, ou du moins la menace implicite, de la plupart des formes modernes de domination et d'exploitation de l'homme . Attendre du Système un soulagement de la pression du besoin est attendre un train à un arrêt de bus . Alice résume notre pays des merveilles : « Toujours confiture hier, confiture demain, jamais confiture aujourd'hui » .

Dans le Système, il n'y aura jamais que par l'imagination d'ère de l'opulence vécue comme telle . Ainsi le monde moderne ne fait pas disparaître le travail et la pression de survie dont Aristote faisait une condition de la culture de l'homme libre .

Thèse n°4 : sur le Récit progressiste du monde .

Pour faire accepter l'absurdité foncière du système capitaliste : la destruction globale du monde pour produire massivement des objets sans intérêt, le récit progressiste est indispensable . Son message essentiel est « confiture demain », confiture pouvant être ce que l'on veut, comme le Grand Empire de mille ans de l'échange libre et non faussé . Marx le partage dans sa structure avec les intellectuels bourgeois .

Le récit progressiste a ceci de fondamentalement performant qu'il peut décrire n'importe quel événement comme un moment du progrès général, et le caractère dialectique du récit ne l'empêche certainement pas, au contraire . C'est aussi sa faiblesse : il n'a aucun contenu . Et il ne peut porter que sur des quantités : plus de parapluies, d'années de vie, de pneus, de millions de litres d'essence, moins de CO2, de morts sur les routes, de...

Mais ce récit est indispensable au Système, à tel point que l'ensemble de ses ravages passent pour des incidents de l'histoire, ou des « retours à la barbarie » passagers, même quand tout montre qu'ils sont des produits du Système – ainsi le IIIème Reich .

Le Récit progressiste identifie au Bien le déploiement du Système, la croissance de la puissance matérielle . Il est un logos totalitaire en ce que par principe toute réalisation du Système est dite bonne, progrès, réforme, nécessité du développement et toute résistance à la croissance mauvaise : archaïque, taboue, obscurantiste, etc . Le récit progressiste n'utilise comme mesure que le déploiement de la puissance, et nie la diversité anthropologique . Il est le projet impérial en soi .

Le récit progressiste dissimule les risques majeurs du développement du Système . La totalité des ressources mobilisées pour construire les régimes totalitaires, techniques, morales, idéologiques sont issues de la civilisation industrielle – et toutes ces ressources sont à ce jour non seulement librement disponibles, mais d'une puissance démultipliée . Ce déploiement indéfini, auto-moteur, de la puissance matérielle ne cesse de créer de nouvelles menaces, liées à des risques sociaux, technologiques, militaires .

Ce déploiement dans l'élément social manipule les liens à son profit . Il ne cesse de réduire la part de l'humain dans la civilisation, érodant la langue au profit de la monnaie, l'amitié au profit du contrat, la capacité de combattre soi-même au profit de l'immaturité et de la dépendance aux forces de sécurité, l'hospitalité coutumière et la sollicitude au profit de l'émotion, la passion et la science de l'amour au profit de la pornographie marchande, le combat froidement organisé au profit de l'indignation à la moraline .

L'avenir est ouvert, et il peut être pire que le présent . Il nous paraît indispensable de poser qu'un mouvement révolutionnaire doit abandonner toute perspective progressiste de principe .

Thèse n°5 : sur la coopération de la victime avec l'oppresseur et le partage de la lucidité .

La dialectique de Marx s'appuie davantage sur l'opposition que sur la coopération des pôles . En clair, il ne peut voir clairement que le prolétariat collabore activement à son exploitation – ce qui deviendra une problématique cruciale quand dans la suite du capitalisme, le prolétariat sera de plus en plus associé à sa propre reproduction . Une classe ne se reconnait comme telle qu'en identifiant les autres classes, ce qui est déjà un processus de reconnaissance des autres classes, et donc de toute la société . Même les partis des travailleurs acceptent les règles du jeu du Système .

La seule légitimité révolutionnaire du prolétariat est de se nier – d'être puissance de révolution . L'être en puissance n'est pas l'être en acte . Toute nostalgie, toute puissance révolutionnaire est le prolétariat . Et concrètement, tout homme dépossédé de l'humain est un révolutionnaire en puissance . La puissance révolutionnaire n'est pas une classe qu'elle qu'elle soit . Les classes doivent être niées par la révolution . La seule chose qui importe est la puissance d'impact .

Un phénomène associé à la collaboration de classe se manifeste massivement, qui est l'identification à l'exploiteur . Un grand nombre de dominés rejette son appartenance au groupe dominé et imite le groupe dominant, à la manière des rappeurs américains qui se couvrent d'or et se font construire des villas tendues de velours couleur « château », ou des ouvriers devenus contremaîtres qui se lèvent tôt, votent à droite, appellent patrimoine leur pavillon, et se veulent winners . Ils deviennent ainsi des imitations des dominants de catégorie inférieure, ayant des costumes imitant ceux de...des montres imitant celles de...des voitures comme celle de.....il existe ainsi des répliques de dominants médiatiques dans les classes moyennes du monde entier . C'est un autre effet du caractère ectoplasmique du bloom .

Simultanément, des dominants ne cessent de se masquer en dominés, à travers la lutte contre les discriminations, pour rendre leur domination plus « démocratique », tels les oligarques « issus de la diversité » ou « femmes » . Le jeu de miroir a lieu dans les deux sens : les dominés veulent s'identifier aux dominants, mais s'identifier avec un minimum d'efforts, et savent gré aux dominants qui leur ressemblent, qui font des efforts pour leur ressembler . Ainsi les dominés cherchent-ils toujours des dominants issus du peuple qui puissent médiatiser leur domination, que ce soit les artistes de variétés, acteurs issus du peuple, sportifs...– et c'est aussi le travail tant du politique que du journaliste, du people que de l'écrivain que de faire peuple - comme Houellebecq, qui a fait tant d'efforts d'insignifiance qu'il semble personnifier l'être-bloom .

La perte évidente du processus est l'ascenseur social lié à l'éducation – l'ascenseur médiatique est infiniment plus rapide . Et le mérite passant par le Spectacle tout court, ou encore celui de la bonté ou de l'activité, et non par le savoir distinctif, les dominants n'ont même plus à faire semblant de savoir quoi que ce soit . Il est même favorable d'afficher une ignorance crasse . Le miroir dominants- dominés fonctionne dans la sélection préférentielle de la médiocrité comme facteur d'unification .

Ces phénomènes d'agrégation symbolique dans le Spectacle sont essentiels à la victoire toujours reconduite de la minorité dominante dans la démocratie représentative .
Le bloom prolétaire qui vote à droite croit pouvoir dire on a gagné devant ses chips quand le Président est au Ritz en direct sur sa télé .

L'image de soi est un récit . Globalement la plupart des hommes préfèrent se la raconter libres que serfs, vainqueurs plutôt que vaincus, quitte a inventer une histoire adaptée . C'est le fond de la Généalogie de la morale de Nietzsche : l'invention d'un récit mensonger qui fait des vaincus, des souffrants, des vainqueurs du péché des forts . Ainsi le discours maternant - paternant de l'État providence est-il désiré, suscité, écouté, cru par les dominés . Ainsi beaucoup d'Allemands ont volontiers cru être de la race élue, être des héros au service d'un grand chef, etc . C'était plus facile à croire que de se voir comme le héros des Bienveillantes .

C'est plus facile pour les ressources humaines, pour le temps de cerveau disponible, c'est plus facile pour l'or gris, je veux dire les salariés, les téléspectateurs, les pensionnaires d'une maison de retraite, de croire en la bienveillance des patrons, des journalistes de télévision, du directeur, ou du notable local qui leur offre de petits pots de terrine de canard dans un panier la veille d'une élection, que de voir les choses en face – il sont déjà morts, bien rangés dans des boîtes, et personne ne « s'intéresse à eux en tant que personnes » . Et que si un jour il y a des économies à faire ils seront les premiers à la rue, une épidémie ils seront les derniers protégés, une canicule personne ne rentrera de vacances pour les garder en vie, et si c'est une famine personne se battra pour leur donner à manger – et ce sera normal, il est tellement plus important de nourrir un enfant qu'eux . Ils le savent, mais ils sont tellement lâches, poisseux, incapables de regarder, comme la plupart des vieux dans ces horribles camps de relégation de vieux .

Marx a sous estimé le prix de la lucidité pour les exploités, le prix de la « conscience de classe ». De ce fait, il n'a pas pu poser cette loi, que la lucidité étant plus accessible aux groupes dominants, elle serait rare chez les groupes dominés . Les dominés filtrent d'eux même l'information, et préfèrent souvent se croire vainqueurs avec « leur » équipe de sport, que perdants dans leur vie . On a gagné, hein .

Ajoutez que l'information est issue et diffusée essentiellement par les groupes dominants . La perception de l'information manipulée issue des groupes dominants à destination des groupes exploités serait assez déformée pour leur rendre la lucidité pratiquement inaccessible .

Ce fait a les conséquences suivantes : ni la diffusion libre de l'information, ni celle de l'instruction ne provoquent à coup sûr de remise en cause des dominations existantes . L'information et l'éducation associés au suffrage universel ne sont pas des outils de taille à provoquer la transformation sociale .

Cela n'est vrai que pour les dominations qui ne prennent pas garde à s'assurer une propagande valorisante pour les dominés, en faisant pour l'appuyer des efforts matériels ou symboliques convaincants . La façade de sollicitude ne doit pas trop s'écailler . Mais les écailles peuvent être énormes, puisque les dominés travaillent beaucoup à éviter de regarder la réalité en face – regardez l'Italie, tout est sur la table, tout est énorme, pourtant, rien ne frémit .

En clair, l'oligarchie moderne des pays riches, qui s'appuient sur la légitimation démocratique, n'est pas encore menacée, alors même que les dictatures corrompues le sont toujours, parce qu'elles exagèrent . Mais il est peu probable que 2011 en Afrique du Nord et au moyen Orient soit plus que 1848 en Europe : une réorganisation oligarchique .

Thèse n°6 : sur la constitution de l'ego dans le spectacle comme processus de bloomisation .

Le voilement (co-organisé par toutes les classes, par les partis et les syndicats représentatifs par exemple) de la lucidité est ce que Debord appelle le Spectacle . La vérité est la réduction massive des hommes à n'être que des fonctions interchangeables du Système, tant dans le Travail que dans les Loisirs . Le bloom moderne est aussi un Zek, même à Disneyland . Le Système doit mentir, toujours davantage, toujours plus puissamment, pour résoudre ses contradictions réelles en apparence . Le mensonge devient ainsi à l'Ouest un tissu de la vie moderne, comme il l'était à l'Est ; mais il est moins perceptible, plus subtil . Cette subtilité s'appuie par exemple sur la mise en avant permanente d'images posées comme des fragments d'authenticité immédiate . Mais la compréhension de ces fragments épars est toujours médiatisée par le logos idéologique du Système – plus même, ces fragments médiatisent sans cesse, fonctionnellement, la propagande du Système auprès du temps de cerveau disponible . Car le vrai, c'est le tout, et le tout ne peut être image – le tout est immédiatement vécu, ou pensé, élaboré par le concept .

Le Spectacle appelle une prise de conscience – à la suite de laquelle le Spectacle ne sera plus vécu comme vérité, mais comme ce qu'il est en vérité, masse et vacarme de mensonge .

Le vrai est un moment du faux général (Debord) . Cette facticité historique-historiale a des conséquences métaphysiques : l'être humain est coupé de ses racines vers les souterrains et vers le ciel, il est privé de la respiration des mondes . Il est privé de la plus grande puissance de l'homme, celle de tisser des liens inconditionnels . Ce qui essentiel à la respiration de l'homme est donc instrumentalisé pour la domination du Système . L'homme est blessé au coeur même de son être, séparé du coeur de son essence : Le lien inconditionnel à d'autres hommes, et la nuit obscure de l'Etre.

Car nous avons été désaproppriés de toute notre loyauté, de notre amitié et de notre amour - on ne nous a réellement appris que le calcul de l'intérêt, l'impuissance individuelle travestie en liberté . L'homme du Système est privé de sa sincérité et de sa détermination . La reconquête de la liberté passe par la voie du loup...Le règne du mensonge, le singe-roi, est un aspect du désenchantement du monde .

Par ailleurs le Spectacle devient le milieu nutritif de la constitution de l'identité . L'ego se constitue son identité de personnage face au monde ; et comme le Spectacle est le monde pour la plupart des hommes, l'ego de la plupart des hommes est un fantôme qui naît dans le Spectacle et en référence à lui .

Le spectacle crée un effet de réalité en répliquant en lui la coupure entre spectacle et réalité
, en dévoilant spectaculairement ses abîmes, créant une profondeur aveuglante, quand la réalité vue dans le Spectacle est un moment du spectacle, et rien de plus – sinon une légitimation du Spectacle . Il n'y a rien à récupérer dans le Spectacle, rien, car les émissions de qualité par exemple, ne sont là que comme moment du Spectacle général, en tant que processus d'aliénation du monde vécu . Dans le spectacle se réplique la coupure entre le monde et la réalité vécue immédiatement . Par exemple dans une émission de critique des médias, censée dévoiler les mensonges du Spectacle . Une réalité dans le Spectacle permet de fonder la réalité du Spectacle ; ainsi l'ego constitué par référence au Spectacle se croit réel .

Le Spectacle est une réplication du macrocosme, et l'ego moderne est le microcosme de référence du Spectacle . Un être ainsi constitué d'un ego ombre d'une ombre est un bloom . Il tend à confondre le spectacle de la liberté, la liberté du spectacle, et sa liberté personnelle . Il tend à croire qu'il est libre parce qu'il regarde des spectacles d'hommes libres, ou parce que des propos qu'on lui dit choquants, donc libres, sont tenus dans le Spectacle . Il se laisse déposséder, il laisse des icônes devenir déléguées d'une liberté qui a insensiblement abandonné sa vie . Il tend à la déshumanisation fuligineuse, insensible .

Le Spectacle en règle générale nourrit le narcissisme primaire, et les besoins primaires de passivité et de consommation passive, organisant l'immaturité . Le Spectacle construit une psychologie labile, impulsive, incapable de continuité, d'acceptation d'une organisation collective, et donc de liberté politique effective . L'indignation, l'émotion devant des images, n'est pas une activité révolutionnaire, mais est un de ces plaisirs passifs . L'indignation est la version humanitaire de la pornographie . La liberté du spectacle est le spectacle de la liberté, comme la pornographie n'est pas la réalisation sexuelle, mais son spectacle . L'indignation n'est pas le combat, mais le spectacle du combat donné devant soi – même, une auto-aliénation guidée, et l'impuissance réelle . Le Spectacle est toujours l'asservissement à l'œuvre .

Le Système est une sphère qui aspire à la totalisation – il n'a pas de côtés . Pas de bon ou de mauvais côtés, pas un hypermarché où l'on pourrait librement remplir son panier que d'idées ou d'images commerce équitable . Chaque fragment du spectacle contient en puissance le spectacle entier . Accepter un fragment est toujours déjà tout accepter . Le spectacle fonctionne sur la logique binaire, 1ou 0 – il doit être rejeté en TOTALITE . Si cela vous paraît excessif, appliquez les mêmes formules au IIIème Reich – et vous en verrez la vérité . Tout ceux qui prétendent trier finissent par collaborer .

Les récits mensongers du système ont une organisation molle, logique floue, mais néanmoins systémique . Leur fondement est le récit de l'ego offert à tous les dominés, le récit de leur liberté-la-plus-absolue . L'ego est commandé à se la raconter libre . Le bloom est cet être totalement neutralisé, prévisible, qui peut être administré comme une chose . Mais qui, en même temps, croit être libre, et prendre des décisions . Avoir une liberté d'expression . Comme le libre consommateur, sa liberté obéit à des lois statistiques – ou encore, la liberté du bloom n'est jamais que légale, donc insignifiante .

Pourquoi cherche-t-on tellement à me persuader que je peux penser sur n'importe quel sujet, et que j'ai le droit de dire n'importe quoi sur tout? Sinon que mes paroles sont du bruit-que ce que je dis est sans importance-que je le sais, que je ne VEUX pas le penser, et qu'il ne FAUT pas le dire? -le dernier mot sur la liberté d'expression du dernier homme.

Le bloom ressent vaguement cette insignifiance, et cherche dans l'authenticité de spectacle des remèdes au processus d'anéantissement qui l'environne . Mais il ne fait qu'aggraver son égarement dans des labyrinthes sans fin . Il est mur pour s'indigner et s'engager . Son engagement est un deuxième travail, avec des lieux et des horaires, au fond toujours déjà récupéré .

Le bloom se la raconte libre . Cette liberté repose sur une identification massive dans l'idéologie dominante du désir à la liberté . Le bloom ne cesse de confondre la liberté et le levier de son asservissement, qui est son désir .

Je ne désire pas ce que je veux . L'objet de mon désir s'impose à moi
. Je ne choisis pas librement ma culture, ma langue, ma sexualité, ma filiation, et j'en passe . Le bloom, cet être impuissant et venimeux, ne cesse de s'inventer de nouveaux espaces de toute puissance . Je ne veux pas ce que je désire . Je ne suis pas maître de ce que je désire . Si je suis hétérosexuel, je ne l'ai pas décidé, en ayant la puissance effective de choisir tout autre chose . Je peux vouloir être sexuellement excité par les parapluies, ou ne pas avoir faim . Mais c'est impossible .

Quand je désire et que je poursuis l'objet de mon désir, je ne suis pas libre, mais j'obéis à mon désir . Le toxicomane le sait, quand le bloom l'ignore . La publicité n'est jamais une libération . La publicité est la propagande du Système . Le désir est le levier de l'asservissement du bloom – sa liberté est celle de la marchandise, de concurrence libre et non faussée . Il en est de même du récit de sa liberté politique . Elle est infime : il peut choisir entre des teintures du Système, arbitrer entre des clans de l'oligarchie, répéter les préceptes de l'idéologie racine .

Fais ce que tu désires, telle est la définition de la liberté du bloom . Elle oublie que désirer est désirer quelque chose ; et donc que cette liberté est asservie aux choses du monde . Elle n'est que poursuite de richesses – et pour le Système, peu importe lesquelles . Tout désir du bloom sert l'expansion de la puissance matérielle . C'est la liberté du consommateur .

Fais ce que tu veux n'est pas la même loi . Le vouloir libre n'est asservi à rien . Le vouloir libre peut s'opposer au désir, si la dignité humaine est à ce prix . Comment jouer une vie qui nous échappe?-La ressaisir...sans AUCUN doute, parce que la cause de la liberté n'est fondée sur RIEN . Il n'y a même pas de question à avoir - parce que nous NE DEVONS AUCUNE RÉPONSE - A PERSONNE, pas même à nous même .

On dit trop souvent, dans notre monde, je pense, pour ne sortir aucune pensée personnelle . On s'illusionne à dire je pense, à croire que notre avis peut avoir de l'intérêt dans n'importe quel sujet . Le plus souvent le je pense n'aboutit qu'à des fadaises un milliard de fois dites . On répète sans cesse la langue du IVème Empire . Penser vraiment n'est pas une règle, mais un privilège . Comprendre cela est le début de la pensée .

Thèse n°7 : Structure et superstructure .

Marx pose que les conditions matérielles de production déterminent la société humaine . Je reprend un passage déjà cité pour montrer le caractère nécessaire du lien selon Marx :

Dans la production sociale de leur existence, les hommes entrent en des rap­ports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté, rapports de production qui corres­pondent à un degré de développement déterminé de leurs forces productives maté­rielles. L'ensemble de ces rapports de production constitue la structure économique de la société, la base concrète sur laquelle s'élève une superstructure juridique et politique et à la­quel­le correspondent des formes de conscience sociales déterminées. Le mode de production de la vie matérielle conditionne le processus de vie social, politique et intellectuel en général. (...)Pas plus qu'on ne juge un individu sur l'idée qu'il se fait de lui-même, on ne saurait juger une telle époque de boule­ver­se­ment sur sa conscience de soi; il faut, au contraire, expliquer cette conscience par les contradictions de la vie matérielle, par le conflit qui existe entre les forces productives socia­les et les rapports de production.

Marx pense une hiérarchie inversée entre les conditions matérielles, seules réellement réelles, et l'organisation politique ou juridiques de la société, sans parler de ses déterminations culturelles ou symboliques . Même des historiens catholiques sont capables de penser que le mouvement des idées suit le mouvement de la société .

Seulement, il est difficile de placer dans cet ensemble la vie de Marx ou ce texte lui-même : la société bourgeoise produirait d'elle même la lucidité qui permet de la nier, et d'élaborer une pensée d'un autre mode de production ?

La vérité historique est que le travail de la pensée, préalable au travail idéologique – l'articulation nouvelle des discours de l'ego et des discours de légitimation, qui creuse par le vide les anciens discours, et donc les anciennes organisations du pouvoir et de l'appropriation des richesses - travail de creusement qui finit par faire des organes de la puissance des formes vides, prêtes à tomber comme des arbres morts, comme la monarchie absolue - ont toujours été de puissantes forces de transformation, précédant de grands bouleversements économiques et sociaux . La Réforme est d'abord un changement de l'économie religieuse permis par l'imprimerie, et par la volonté des villes de s'affirmer politiquement – Le travail de la pensée précède les bouleversements politiques . Marx a précédé la révolution russe, non ?

Un individu est-il si éloigné de l'idée qu'il se fait de lui-même en référence à son monde ? En tout cas, la réalité du monde social est une, et systémique : il n'existe pas en réalité d'organisation matérielle indépendante de l'organisation symbolique – il n'existe rien de tel qu'une détermination univoque, structure et superstructure sont des distinctions de raison – si je donne l'une, je donne l'autre, et réciproquement . L'activité de Marx prouve assez que lui-même croyait dans la puissance révolutionnaire du travail de la pensée .

La distinction structure et superstructure aveugle, en risquant de nier la dimension essentielle du travail symbolique dans l'alchimie qu'est la production d'une pensée révolutionnaire opérative dans une époque de désastres . Cette distinction n'est que l'expression la plus violente de l'idéologie racine . Ainsi la volonté de Lafargue d'abolir la poésie, notée par Marx avec faveur dans une lettre : vous, homme si positif que vous aimeriez abolir la poésie...Lettre à Lafargue d'Aout 1866 .

Cette distinction hiérarchique montre non un fait, mais l'essence du projet impérial . Comme pour le lien d'exploitation, ce texte naturalise la domination effective, transforme l'Empire en Fatum . Le Système veut déterminer l'État, le droit, toute la vie humaine en fonction des impératifs de la production . C'est le projet impérial qui est d'instrumentaliser la Cité, la Loi et la pensée, d'opérer la mobilisation totale au service de la maximisation de la production matérielle .

Et c'est à ce projet que tout révolutionnaire authentique veut nuire .

Thèse n°8 : les formes politiques et sociales .

Le caractère systémique du monde humain que voile le spectacle offre deux conséquences dures à penser, non pas parce qu'elle seraient plus in-apparente que d'autres, mais parce qu'elle sont moins morales .

Par ailleurs, il faut sortir de la grille d'analyse fournie par l'idéologie racine, selon laquelle il existerait des phénomènes de nature économique, de nature sociale, de nature politique, de nature culturelle, et j'en passe . L'analyse économique d'une société qui n'examine pas le rôle de l'État, quand il redistribue 50% du PIB, sociale d'une société qui n'examine pas la répartition réelle des fortunes, politique qui ignore le poids des dominations patronales, ou l'importance de la lutte symbolique pour l'appropriation des partenaires sexuels valorisés - ces analyses fragmentaires ne peuvent aboutir qu'à un sempiternel recyclage des idées reçues de l'idéologie racine . La société du Système a un caractère systémique, et rien n'est essentiellement économique, ou politique, ou social .

A titre d'exemple, le fait que la plupart des hommes puissants du spectacle aient pour partenaires des mannequins ou des actrices n'est pas un fait accidentel, et n'est pas un fait plus économique que politique : il est un symptôme de leur domination, et de leur mode de domination . Il montre que pour les hommes comme pour les femmes de l'oligarchie, la beauté physique est un capital, et que sa possession médiatise une domination de mâle à mâle, et aussi de mâle à femelle, car l'homme d'une femme prestigieuse exerce l'envie des femmes en quête de dominants . Il montre que pour ces femmes, l'oligarque en donne plus : plus de richesse, plus de services, plus de relations, plus de reconnaissance . L'analyse par case rend ce fait massif et visible inexplicable . La domination des oligarchies est totale, elle ne respecte pas les cases de la pensée médiatique .

Je reviens aux deux récits fonctionnels de domination liés au récit individuel de liberté de l'ego, caractéristique du bloom . La première est la plus aisée à comprendre . Elle pose que le contrat de travail est le récit qui permet la continuation du récit de la liberté du bloom dans le cadre de la partie la plus importante de sa vie au service du Système, qui est le travail salarié . Le statut d'auto-entrepreneur, de sous-traitant, permet un brouillage encore plus puissant de l'exploitation . Le contrat de travail repose sur la liberté fictive du salarié, et réelle de l'employeur – ce constat connaissant là aussi des situations limites qui le brouille . Mais dans l'ensemble le salarié n'a guère de choix : il doit faire ses choix .

Dans le cadre du système existant, une part très importante de la coercition et de l'encadrement social a lieu dans le cadre des relations de travail . De ce fait, l'analyse globale de la réalité de l'encadrement social, de son caractère autoritaire, est là aussi fortement brouillée . L'encadrement social est une analyse politique ; et l'analyse des relations de travail est en général laissée dans la case « social » de la grille d'analyse imposée de l'idéologie racine . C'est à dire que la liberté politique peut être très grande en droit, la vie quotidienne de l'être humain moderne n'en est pas moins d'accepter des positions de dominé, d'accepter de baisser la tête comme le serf devant son seigneur : et ce devant ses supérieurs au travail, devant les forces de sécurité dans la rue, devant même le vigile d'une boîte de nuit .

La comparaison avec le citoyen d'Athènes est éclairante . La vie citoyenne de l'Athénien était quotidienne, et il était normalement petit paysan indépendant, sans chef . Personne n'aurait jamais pu lui parler comme le moindre policier de la circulation parle à un automobiliste . La vie citoyenne de l'être humain moderne dure quelques minutes par an, un peu plus s'il milite, un peu moins s'il ne vote pas ; et s'il commet une contravention, les systèmes automatiques ne prendront pas la peine de lui donner un interlocuteur, la possibilité de se défendre, d'avoir un arbitrage . Sa dignité est tout simplement ignorée, anéantie . Il est renvoyé à sa nature de rouage anonyme traité par un processus anonyme automatisé .

L'essentiel du temps de vie socialisée du salarié moderne se passe dans le cadre du travail, où pour ainsi dire il est, très souvent, à la merci soit de l'administration de son entreprise, aussi absurde soit son fonctionnement, voyez le principe de Dilbert – soit directement de la personne du chef . L'autorité dans le travail est l'autorité de la propriété, le pouvoir le plus absolu . L'autorité sur l'homme est médiatisée par les choses, elle n'en est pas moins hors de toute discussion, et encore moins hors de tout consentement, ou délégation de la Nation, sauf si l'on soutient que le Code Civil délègue expressément aux propriétaires l'autorité, selon l'article III de la Déclaration de 1789 :

Le principe de toute Souveraineté réside essentiellement dans la Nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément.

Il serait également possible de soutenir que les employeurs n'exercent pas d'autorité politique, bien sûr...ou poser que l'autorité dans l'entreprise doit recevoir une sanction électorale, ce qui permettrait déjà d'éliminer quelques erreurs . La figure de l'autorité pour la masse des salariés est pourtant « le chef » . Lequel peut être à vrai dire un homme très valable, mais peut être aussi un être odieux, et dont on va souhaiter la mort pendant des années . En clair, la « liberté » d'adhérer ou de ne pas adhérer du salarié est largement fictive, plus encore que la liberté du consommateur . Elle n'est que la liberté que le marché prête à la marchandise, la marchandise étant le « travail » du salarié – ou la liberté de la concurrence libre et non faussée .

Ces remarques sur la délégation de la domination politique au « social » permettent de glisser vers le deuxième objet de ce point . Il convient de voir la démocratie représentative moderne pour ce qu'elle est, le récit de justification du pouvoir de l'oligarchie, pas plus crédible que la liberté du salarié dans le contrat de travail .



Dans le Spectacle comme dans l'idéologie, le dominé est le plus souvent acteur volontaire, au travers d'un récit de l'ego, du processus de domination . Le mythe de l'ego libre et créateur est l'aspect individuel de l'idéologie dominante de légitimité populaire de l'oligarchie - qui elle même communie dans le monothéisme de la richesse . La détermination très étroite des opinions du bloom par le spectacle est éclatante, de même que l'ensemble des mécanismes de projection qui brouillent toute lucidité . La démocratie représentative est un dispositif de domination au profit du Système, présenté comme le bien des dominés, et comme l'exercice de leur liberté . Mais curieusement, cette démocratie représentative ne change jamais grand chose d'important . Tout change pour que rien ne change .

La puissance de l'oligarchie isolée est faible. C'est pourquoi les révoltes massives balayent comme de la poussière les principautés les plus redoutées . Que le doute sur sa légitimité se répande - et cette oligarchie étriquée et sans âme passera en ci-devant.

Pour cette raison, une pensée révolutionnaire doit rejeter, ou du moins très profondément interroger, le mythe de la liberté individuelle et la démocratie représentative entièrement formatée par le Système . Elle ne peut l'accepter naïvement, ni dans l'organisation révolutionnaire, ni dans la pensée politique . A ce titre, je signale que dans l'antiquité, les institutions politiques athéniennes ou romaines étaient beaucoup plus efficaces à empêcher la formation d'une oligarchie politique dans les institutions républicaines que les nôtres . Voilà un exemple de régression .

Thèse n° 9 : sur le désenchantement du monde . L'essence du nihilisme européen .

Le récit progressiste est étroitement lié à la thèse du désenchantement du monde .

Le désenchantement du monde comme concept paraît prendre à bras le corps cette étrange évidence, à savoir que la civilisation occidentale moderne semble sécularisée, sans Dieu – dépourvue de « religion », cet objet social qui semble pourtant omniprésent dans l'histoire du monde .

Il n'est pas impossible que cette vision soit celle d'une myopie toute particulière de l'Occident, et que l'idée progressiste d'une sécularisation liée aux progrès de la raison et de la science ne masque le passage de l'ère de l'Église à l'ère du Spectacle comme mode de représentation et de justification de la domination . Cette position de la société du Spectacle est assurément beaucoup plus subtile .

La thèse du désenchantement repose en effet sur un solide soubassement idéologique . Elle suppose que le monde a été enchanté par les anciennes religions, bref que celles-ci ont orné le Vrai Monde de paillettes et de mythes – mais que l'homme moderne, a un accès au Vrai Monde qui lui permet de dire que le monde des anciens était enchanté . Seul petit problème : la prétention de mettre fin au cycle de l'interprétation, de connaître sans médiation le Vrai Monde est d'une prétention exorbitante .

L'opération idéologique et pratique de réduction est la suivante : la bourgeoisie impose de force comme seul valable le lien d'échanges matériels neutralisé de toute humanité ; et elle pose ce processus de forçage du monde et d'exploitation maximale de la main d'œuvre comme la progressive révélation d'une nature de tout lien possible, donnant à l'ensemble l'aspect illusoire d'un phénomène naturel incontournable . Tout ce qui avait solidité et permanence s'en va en fumée, tout ce qui était sacré est profané, et les hommes sont forcés enfin d'envisager leurs conditions d'existence et leurs rapports réciproques avec des yeux désabusés. Les liens humains sont tissés par la souveraineté humaine . Les hommes, vaincus, sont forcés ainsi d'envisager leurs liens avec des yeux désabusés, parce qu'ils sont construits ainsi par le capitalisme, et nullement parce que de nature il seraient ainsi .

En clair, la prétendue sécularisation, ou désenchantement du monde, n'est pas la révélation dans une pentecôte de l'esprit bourgeois de l'essence du monde . Le désenchantement du monde est la réduction forcée de l'ensemble des liens de l'homme avec les autres hommes, et avec le monde, vers le modèle unidimensionnel du lien de l'échange matériel . Il se nomme salariat, pour les liens entre les hommes, ou propriété, défini comme puissance la plus absolue sur les choses possédées, pour les liens avec le reste du monde, animé ou inanimé .

La propriété n'est pas seulement un rapport entre un homme et une chose . Elle est un cadre du regard que porte la société humaine sur la chose appropriée . La chose appropriée est placée totalement sous la domination de son propriétaire, et elle est une ressource pour produire de la valeur, c'est à dire de l'argent . La propriété est un regard sur le monde, une perspective, où les objets du monde sont vus comme plus intensément existants qu'ils ont plus de valeur d'échange . Le diamant ou le pétrole sont plus que l'eau à ce jour ; la beauté, le mystère n'ont aucune valeur, à moins de pouvoir se prêter à une exploitation touristique – où à la mise en valeur de l'image du propriétaire fortuné d'une œuvre d'art .

Le médecin qui regarde les dents de l'esclave a-t-il sur lui le regard de sa mère, de son enfant ? Et pourtant, l'idéologie racine est cette pensée qui affirme que la seule perspective vraie sur cet étant, cet être humain placé sous le statut de la chose échangeable, appropriée, est celle du médecin des esclaves, une évaluation de valeur de vente sur un marché . L'idéologie racine pose en général l'appréciation de valeur comme relevant de l'objectivité de la chose . L'artiste, le « primitif » qui regardent une forêt n'a pour elle qu'une perspective subjective, personnelle, isolée, fantaisiste, enchantée – l'ingénieur des eaux et forêts qui en calcule la valeur de coupe lui est dans l'objectivité, la science, l'utilité, la vertu même . Le désenchantement du monde du médecin des esclaves ou de l'ingénieur des eaux et forêts sont analogues – et c'est ce processus que l'on cherche à montrer dans le récit progressiste comme le dévoilement définitif d'une vérité de l'être .

Dans ce monde, les prétendus enchantements n'étaient pas des croyances à de arrières mondes sans conséquences vécues : ils étaient des rapports humains, des rapports de l'homme au monde médiatisés par des récits symboliques – et tous avaient ceci en commun – la seule véritable raison de leur destruction - qu'ils étaient des obstacles au développement du Système . Marx le sait, mais le juge favorablement dans le Manifeste :



La bourgeoisie a joué dans l'histoire un rôle éminemment révolutionnaire.
Partout où elle a conquis le pouvoir, elle a foulé aux pieds les relations féodales, patriarcales et idylliques. Tous les liens complexes et variés qui unissent l'homme féodal à ses "supérieurs naturels", elle les a brisés sans pitié pour ne laisser subsister d'autre lien, entre l'homme et l'homme, que le froid intérêt, les dures exigences du "paiement au comptant". Elle a noyé les frissons sacrés de l'extase religieuse, de l'enthousiasme chevaleresque, de la sentimentalité petite-bourgeoise dans les eaux glacées du calcul égoïste. Elle a fait de la dignité personnelle une simple valeur d'échange (…)

Un exemple : les cent jours de fêtes chômées du Royaume de France, abolis par la bourgeoisie révolutionnaire .

Nous, nous n'avons aucune raison de juger favorablement l'instrumentalisation du progressisme au profit de l'exploitation .



Le dixième principe sera publié à part : il pose la question fondamentale : de quoi jouissait l'homme avant le capitalisme ? Peut-on jouir hors du capitalisme ?

3 commentaires:

Anonyme a dit…

Les Symboles font de l’Homme un médium - terme à prendre aussi bien dans son étymologie latine de « juste milieu », que dans sa signification spirituelle de « lien entre les Sphères ».

L’Homme est en effet le véritable intermédiaire entre le connu et l’inconnu, Il est le plus grand des symboles, capable d’unifier par sa médiumnité/médiation la multitude de la dispersion.

Ainsi, le verbe humain est à l’image du Verbe de l’Un : il dit/montre/crée l’Univers et les mondes – il est le pouvoir absolu, hérité de droit divin, de légiférer sur le macro- et les micro-cosmes.

Pouvoir légiférer sur les Essences permet à notre esprit de leur donner forme.
Une forme, un corps, pour mieux les étreindre… pour mieux les AIMER.

Dante et les troubadours ne me contrediraient pas : Sophia est LA femme.
Pour l’étreindre, et qu’elle vous aime à son tour, il faut d’abord la séduire.
C’est-à-dire TRICHER.

Oui. Le Mot et le Symbole relèvent de la Tricherie Sacrée… Un truchement dont la Modernité n’a pas retenu qu’il était avant tout Sacré, justement.

Le médium s’est alors fait media, pluriel déicide qui mène tout droit au singulier du médiocre, cet esseulement des masses qu’on appelle Progrès.
L’Homme-mass-médium a oublié que les Mythes ne sont pas des mensonges (MYTHOS), mais les images silencieuses (MUTOS) qui disent l’Humain, le Monde, et la Divinité.
Une Tricherie qui dévoile la Vérité, une Apocalypse toujours déjà là.
Mais l’inverse – prétendre dévoiler la Grande Tricherie – est un leurre.
Vouloir s’en passer est aussi prétentieux que suicidaire.
« Le Roi est nu ! Vive le Roi ! »
Et mon cul sur la commode. Votre Roi crève de froid.
Et ce n’est pas avec un crédit revolving qu’il pourra se payer un nouveau Sceptre de Gloire.
Vider les Symboles de leur sens n’est pas un progrès.
Le voilà, le Mythe qui ment. La tricherie impie.
Supplice de l’Age de Fer… Délice du Veau d’or…

L’homo post-modernicus est comme ces samurai qui sous la Pax Tokugawa vendaient leurs sabres – leur âme ! – pour s’acheter un commerce ou s’éviter le suicide.
Et Yamamoto d’écrire le Hagakure…

La langue de l’Homme est bifide, comme celle du Serpent.
Elle peut légiférer pour mieux étreindre.
Ou… pour mieux ETEINDRE. Etouffer, puis mutiler et disperser les Essences ad libidum. Ad nauseam.

Il est là notre libre arbitre. Elle est là, l’insoutenable GRAVITE de l’être – avoir pour responsabilité de choisir sa langue (j’entends par là sa grille de lecture du monde), et de devenir le Serpent-Dragon qui remonte l’Arbre de Vie, plutôt que le Serpent-Ourobouros qui l’asphyxie de ses anneaux.
A la question « Comment j’ai mangé mon père » ?, la seule réponse n’est-elle pas “Back to the Tree(s)!”. Oui ! Retour à l’Arbre de la Vie et de la Vraie Connaissance.
Assez du cannibalisme consenti.

Bref… Je te rejoins Lancelot : pas de révolution sans un changement radical de nos grilles de lecture. Le Serpent doit muer, sous peine de rester éternellement autophage.
Le sens premier (et seul véritable ?) du mot « révolution » est « retour au début ».
Aux fondamentaux.
Il s’agit ici de revenir à des mots, à des symboles – et donc à un Art - qui magnifient le Signifié et rendent ses lettres de noblesse au Signifiant.

Merde à ce monde qui a remplacé la Musique des Sphères par les victoires de la musique.

Kairos…
Entends-tu, Homme ?
C’est l’Heure des Loups !

Et ces Loups parlent le Langage des Oiseaux…

Maldoror, A L’Ombre Des Feuilles.

PS (pour répondre à ton précédent message) :
Mon anonymat n’a rien de regrettable.
Car je ne suis rien ni personne (pas même quelqu’un que tu connaisses de nom ou de visage) ; et rester anonyme est, dans le monde actuel, un luxe.
Peut-être même plus – une élégance.
Quoi qu’il en soit, cela fait environ un an que je me promène dans les souterrains de ton Encyclopédie… Un mithraeum où il fait bon se recueillir.
Je te salue, mon Ami !

lancelot a dit…

Magnificient ami, j'espère que nous commençons là un dialogue. Je relis ton remarquable texte avant tout, tranquille. A bientôt!

lancelot a dit…

Bonjour cher ami, je vous remercie chaleureusement. Je suis aussi sur FB, si vous voulez j'y publie aussi en plus interactif - passez par le mel de contact, donnez moi votre nom que je puisse me présenter à vous.

Amicalement, P

Nu

Nu
Zinaida Serebriakova