Vivre comme une taupe...et je tombais comme tombe un corps mort .

(Sur l'album FB de Mirô Hruška Étoile )



"Si l'on traque avec tant d'avidité les témoignages "de l'intérieur" qui exposeraient enfin les secrets que la prison recèle, c'est pour mieux occulter le secret qu'elle est : celui de votre servitude, à vous qui êtes réputés libres tandis que sa menace pèse invisiblement sur chacun de vos gestes."

Tom Winckert .


Depuis la révolution industrielle, depuis près de deux siècles, l'arraisonnement matériel de la planète, ou transformation de la nature naturante en ressources, ou matières premières de la croissance économique, ne cesse de croître . Il semble que ce phénomène systémique sans sujet, mais non sans classe dominante, sans oligarchie à son service que nous appelons la société industrielle, ne puisse continuer indéfiniment . Il semble que des formes d' épuisement soient discernables . Il semble que ce qui était la croissance passe en souvenir glorifié, comme furent les Trente glorieuses .

Notre avenir est fermé - il faut le voir lucidement, le dire l'écrire . Sauf si nous retrouvons les portes dans les labyrinthes.

Comme un homme qui marche va de déséquilibre en déséquilibre, la croissance va de déséquilibres successifs en équilibre général postulé, utopique . Sans ces déséquilibres, l'économie générale de la société industrielle est atteinte, comme un grand navire qui prend du gîte par le déséquilibre de son chargement . Sans croissance, la société industrielle devient non une société fraternelle, mais une société de guerre civile .

Cette société nie tout ce qui peut nous faire vivre - l'Esprit, ou le Verbe. Ou l'amour . Ou même l'ivresse . Ou le Diable lui-même, en étant diabolique .

Et la guerre civile est commencée .

L'augmentation de la richesse permet l'accumulation et la concentration oligarchique ET une certaine satisfaction de la population salariée . Les difficultés de la croissance n'arrêtent pas la concentration oligarchique, et donc appauvrit les masses et aggrave l'exploitation .

Nous vivons un retour massif de l'exploitation et du sentiment d'exploitation, sans espoir, sans solidarité, sans conscience de classe . C'est le désespoir devenu collectif . La déréliction est un abîme qui crée le désir d'autorité, le désir qui fonde le totalitarisme . Ce qui est à venir est peut être plus intensément là que dans l'insurrection qui est attendue, tellement attendue . La marée monte, et étouffe tout, de ses effluves pollués - je parie sur notre chance, notre courage, notre folie - oh ne soyons pas seuls face aux Léviathans qui se lèvent des abysses des temps et de l'homme !

Par une ruse de l'histoire, L'oligarchie pratique le matérialisme dialectique . La lutte des classes est alors volontairement menée, mais par l'oligarchie, et l'un de ses effets est la dissolution de la visibilité du prolétariat, puissante arme de la guerre . L'oligarchie se pense déjà en guerre civile et s'y prépare . La guerre psychologique et idéologique y est essentielle . La supériorité de l'oligarchie réside dans sa conscience d'elle même et de ses besoins, son organisation structurée, et dans sa puissance de brouillage, cette capacité du spectacle à empêcher hors d'elle toute conscience collective, dans la culture de la fragmentation indéfinie du monde .

Par ce fait que l'oligarchie instrumentalise la fragmentation indéfinie du monde au profit de sa domination, j'appelle à une reflexion de fond sur Deleuze et la déconstruction.

Le principe de nationalité, et la légitimité démocratique, servent à diviser indéfiniment le seul pouvoir public et collectif qui pourrait encore construire des objets de pensée à la hauteur des enjeux de l'heure . Le principe de raison, quand il est opposé au principe d'identité - "il faut préférer le principe de raison au principe d'identité" oublie que le principe d'identité a une raison, et que le principe de raison a une identité - que les principes sont dans le principe logiquement convertibles - que la richesse d'une pensée ne s'exprime pas par exclusion, et encore moins par double contrainte . La lutte contre les discriminations sert à détisser et déraciner les communautés existantes . L'application de ces principes ravage l'Afrique, et l'Europe est réduite à l'impuissance de gouvernements nationaux oligarchiques faibles et souvent corrompus . A l'échelle nationale, aucune puissance de transformation ne peut affronter l'oligarchie et le Système .

Ainsi nous voyons l'orage qui se prépare, impuissants avec rage - pour l'instant .

L'essentiel de la pensée de la transformation du monde depuis 1850 cherche le moteur des transformations dans l'économie et les luttes sociales . Le prolétariat est le négatif, cette puissance de renversement d'un pouvoir aveugle, arrogant et cruel . Mais le prolétariat n'a pas eu la force espérée ; et plus encore, très logiquement, le renversement, quand il a eu lieu, n'a pas rendu le Système moins tourné vers la maximisation de la production . Car le prolétariat n'est que par l'industrie qui l'asservit ; il finit par désirer son asservissement pour persévérer dans son être .

La seule légitimité des victimes, comme puissance révolutionnaire, est d'être puissance de ne plus, de se nier . Nous n'avons à aimer ni les victimes ni la culpabilité .

Nous sommes les successeurs de l'échec de cette vision de victimes et d'humiliés . La pensée issue de la tradition de gauche abandonne le prolétariat comme négatif . L'insurrection qui vient ne veut pas combattre dans le prolétariat, mais hors du monde du travail et de l'exploitation . Le négatif du prochain siècle sera-t-il la nature ? Il y aura des grèves, des ruptures sans sujet .

Ce négatif est à ce jour très faible, bafoué par les spirales ascendantes de capital, de béton, d'énergie, d'informatique qui se déchaînent partout, et plus qu'ailleurs en Chine . Bien au contraire, l'oligarchie mondiale cherche la croissance, les réserves de croissance, l'ivresse des trends et des bulles économiques .

L'oligarchie est la classe en acte la plus révolutionnaire - je fais que répéter Marx .

L'atterrissage en douceur, le ralentissement programmé supposent des conditions qui ne sont pas réunies . L'utopie est plus réaliste que ces contes de la Raison, élaborés par des fonctionnaires du Système pris d'inquiétude à leur petite échelle . Il semble que les sociétés humaines aient perdu la possibilité d'agir puissamment sur leur destin .

Par la puissance et l'inertie des siècles de croissance, les évolutions économiques sont un fatum . L'organisation et la pensée libérale du pouvoir ne permettent ni une intervention puissante, ni même le développement d'une vision de l'avenir . La construction et la maîtrise oligarchique des idéologies dominantes ne permettent même pas de construire politiquement le problème de la fin . L'humanité, en idolâtrant le libre marché et l'optimisation de la croissance, a supprimé ses freins, et le gouvernail . Reprendre la puissance d'agir sera probablement trop long pour éviter la singularité . La singularité est déjà présente en puissance . Dès le commencement .

Il semble que nous nous dirigeons vers une singularité .

La singularité est, dans la théorie des catastrophes, cet instant où la causalité linéaire s'abolit . Il n'est plus d'avenir prévisible, de déterminité ; après la singularité, il n'est plus de passé . La singularité est sans exemple . Jacques Blamont, dans l'introduction au siècle des menaces, estime que ce siècle traversera une singularité . Ce n'est pas un avis isolé . Le fantôme de l'époque des crimes, dans l'Europe occupée, sont encore vivants . Ils ont été vu en plusieurs lieux du globe, que vous connaissez . Nous détournons le regard, collectivement . Tchernobyl a fourni un modèle réduit de singularité .

Il semble que nous nous dirigeons vers une singularité .

Penser la singularité ne peut se faire avec la raison rationnelle et calculante qui sert de forme à la pensée . La singularité est imprévisible, sans passé . La singularité est radicale séparation . Le monde d'hier devient instantanément lointain, renvoyé au delà de l'horizon du possible, aussi fantasmatique et vide que la toute puissance de l'homme .

Dans ses carnets de guerre, V. Grossmann note qu'il n'y avait plus un juif dans les régions occupées deux ans par les nazis, lors de l'avancée de l'armée rouge . Deux ans ! Un tout petit enfant . Un livre de peu de pages . Tous avaient disparus . La plupart des autres se taisaient . Des morceaux de film montrant les parcs de Varsovie à l'été 1939, prospères et remplis d'enfants . La singularité est pour ceux qui la vivent la fin d'un monde . La ville de Pipriat, près de Tchernobyl, la fête foraine, les jouets d'enfants, les repas, les habitudes des hommes autour de la centrale ont été laissé sur place et y sont encore par vestiges, peluches dévorées par la boue .

La rose est sans pourquoi . La singularité est sans pourquoi . Reprendre le feu à l'oligarchie est une œuvre prométhéenne . Stirner a écrit : j'ai fondé ma cause sur rien . Elle ne se fonde sur rien . Elle est la souveraineté, celle qui décide dans le cas d'exception . Elle décide dans une période d'exception, au jour du Kairos ; et elle décide si un cas doit être considéré hors de la règle normale . Elle ne se fonde pas sur la légitimité présente, parce que la légitimité présente est celle qui nous entraîne vers le tourbillon, le trou noir de la singularité .

Reprendre la pensée, la capacité de pensée, est comme s'éveiller d'un rêve . Les immenses récits du progrès moderne, les Lumières, les contes à dormir debout de Condorcet, exemplaire de l'oligarchie, du positivisme progressiste, sont nos épopées de Gilgamesh, nos propagandes totalitaires – et rien de plus . Elle est nôtre infâme au service de l'oppression, et non l'obscurantisme qu'affrontait Voltaire . L'idéologie des Lumières a été mécanisée, et instrumentalisée, au service de la tyrannie présente . Elle est fonctionnelle à la tyrannie présente .

Nous désirons, dans la nuit obscure de la forêt, au milieu des chemins de la vie humaine, à l'approche d'un Kairos de grand Cycle, retrouver des Lumières, dont il ne peut être question que par éclats, reflets, rêves, imaginaires, créations, ex-nihilo – et écraser l'infâme . Le nôtre . Jakob Taubes écrit : c'est la guerre civile mondiale .

Non comme Venus, dans les splendeurs de sa nudité, ces lumières ne peuvent ni être déduites du passé, comme hors de cause, ni parfaitement ordonnées, ni même données . Elles sont à conquérir .Et d'abord sur nous même, car l'idéologie nous imprègne comme une éponge, construit notre vocabulaire, notre grammaire, notre pragmatique . L'idéologie constitue Moi et non Moi selon ses réquisit . Je est mon propre ennemi .

WAR INSIDE ME . Les métamorphoses, l'alchimie de l'âme et du désir, sont liées à la formulation des aubes - Et je tombais comme tombe un corps mort .

C'est le désir qui sans cesse déborde et fait déborder les sages fortifications de l'éducation . Le monde de l'oligarchie est étouffement, mensonges, carcéralisation générale de la vie sous les mots de libération . La sagesse consiste aujourd'hui à se séparer de l'éducation, y compris de l'idée qu'il faut se libérer de l'éducation . Car il ne s'agit pas de liberté, ni d'indétermination, sinon comme œuvre au noir, passage atroce dans le chaos et la mort du déchirement .

Puis, la guerre . La rose, l'organisation, l'écrit, l'oral, l'amitié, la fidélité, l'embrasement .

L'homme ne connaîtra plus de paix avant les aurores nouvelles .

Écrasons l'infâme !





2 commentaires:

eric(epicerie paysanne) a dit…

Cette analyse est ce que j'ai lu de plus intéligent depuis longtemps...
Merci

Anonyme a dit…

En effet, ce siècle traversera AU MOINS une singularité - et elle sera (malheureusement) technologique. Prévu par la Loi de Moore (calcul de la puissance exponentielle de l'informatique), ce "climax" suivi d'un effondrement est attendu (et vanté) par les Trans-Humanistes. Cette singularité devrait faire boule de neige, et très vite en entraîner d'autres. Je vous conseille le livre de l'effrayant Ray Kurzweill: "Humanité 2.0" - vous comprendrez l'étendue des dégâts; et que, décidément, l'Age de Fer n'a pas encore tiré toutes ses cartouches.
D'autant plus que ces malades arriveront sans doute à leurs fins.
A moins qu'une autre Singularité vienne anéantir leur projet - et donc LEUR monde.

Nu

Nu
Zinaida Serebriakova