Celine, Simone Weil et Sophie Scholl.



Céline a une vision du monde gnostique, celle d'un règne universel du Mal, de l'injustice cosmique. Cette injustice n'est pas l'injustice sociale conçue comme règne des inégalités de richesse, mais bien un mal métaphysique qui frappe le pauvre comme le riche. C'est ce règne que le Voyage parcourt dans l'espace comme dans le temps, le temps de paix comme le temps de guerre. Face à ce mal écrasant certains hommes s'enivrent de fantômes, mots et illusions, comme Lola d'illusions d'héroïsme, ou tel d'illusions de sa grandeur médicale, militaire et politique. Ce monde est le monde de "la nef des fous": le nôtre.

Mais ce monde est reflété par l'art ; et ce qu'il a d'esthétique n'est pas en lui mais dans l'œil de celui qui contemple. Il exprime par sa violence et son désespoir le désir de l'homme pour l'harmonie et la justice, qui est comme une ombre de ce monde de ténèbres. Pour Céline comme pour les pessimistes, la vérité du monde est une impitoyable vivisection du cœur. Mais le cœur reste présent en négatif, obscur dans l'obscurité. Céline dit quelque part (Guignol's Band) :

"On est parti dans la vie avec les conseils des parents. Ils n'ont pas tenu devant l'existence. On est tombé dans des salades qu'étaient plus affreuses l'une que l'autre. On est sorti comme on a pu de ces conflagrations funestes, plutôt de traviole, tout crabe baveux, à reculons, pattes en moins.
On s'est bien marré quelques fois, faut être juste, même avec la merde, mais toujours en proie d'inquiétudes que les vacheries recommenceraient... [... ] souvenez vous!"

Les conseils des parents figurent ici les illusions de bonté et de justice que conserve l'adulte qui en a reçu l'héritage. Même en son absence, cela est vrai pour la plupart des hommes.

"La famille manifeste les lois qui règnent à l'intérieur de la maison, lois qui, appliquées au monde extérieur, maintiennent également en ordre la cité et l'univers. (...) Quand le père est vraiment père et le fils vraiment fils, quand le frère aîné tient comme il faut sa place de frère aîné et le cadet celle de cadet, quand l'époux est vraiment époux et l'épouse vraiment épouse, alors la famille est en ordre. Lorsque la famille est en ordre, toutes les relations sociales de l'humanité s'ordonnent à leur tour.
Yi King ,37, la famille.

Le monde du Mal des gnostiques couplé à l'ardent désir de la Justice, crée la colère, la rage céliniennes. Cette colère et cette rage amène à des engagements politiques extrêmes, ainsi le communisme puis la collaboration chez Abellio, ou les terribles pamphlets de Céline. Mais aussi la radicalité de Simone Weil. L'Apocalypse le définit assez :

"Que n'est tu froid ou bouillant !
Mais tu es tiède, et parce que tu es tiède, je te vomirais par ma bouche."

Mais le monde est trompeur et fait de miroirs, d'énigme ; ainsi la rage du gnostique qui s'engage en politique accentue le désordre qu'il veut désespérément combattre. Car de ce qui est un il ne faut pas faire deux, c'est à dire que les divisions sont mauvaises, que le désordre se nourrit des troubles du siècle. Et l'injustice et le désordre désignent la même chose au sens cosmique : le contraire de l'ordre et de l'harmonie, images de l'Un. C'est pourquoi le désordre est parfaitement compatible avec un ordre de fer, et qu'un tel ordre est une image du désordre plus dangereuse que la guerre civile, car chacun faute de discernement peut y voir l'Ordre désiré au plus profond de l'homme et le défendre avec sa noblesse et sa nostalgie. Mais la noblesse que met au combat celui qui défend une cause ne prouve que la qualité du combattant, et non sa cause. Au XXième siècle des hommes nobles ont défendu toutes les causes, y compris des causes infernales. Que dire de Céline et de ses pamphlets? D'autres s'en sont préservés, comme Ernst Junger, ou s'en sont sortis, comme Simone Weil. Ainsi ils ont combattu les uns contre les autres, et servi le destruction, ceux qui, partis de loin, auraient du se réunir autour de l'axe de la Roue.

L'énergie que mettent les hommes à transformer le monde de l'âge de fer par la Révolution les a conduit à servir la transformation du monde par la technique et la guerre. La technique doit accroître la puissance des hommes mais d'elle personne ne décide rien. La technique a échappé à la décision humaine comme Maistre a vu que la Révolution échappait à la décision du souverain auto proclamé, la Nation. Cela a été vrai après 1789 comme au dernier siècle. Et ces transformations du monde où l'homme croit réaliser ses désirs construit des mondes de prisons, prisons réelles des camps et du goulag, prisons non moins réelles des mondes d'illusions qui se construisent encore. L'énergie que mettent les hommes à se libérer du destin de l'homme les enferme dans l'animalité. L'énergie que mettent les hommes à transformer le monde leur fait oublier que la libération est dans la transformation de l'homme. L'homme est quelque chose qui doit être dépassé. Les hommes en transformant leurs corps deviennent matière et oublient la forme. L'homme corps n'est que corps là où l'âme est toutes choses, ciel et terre mêlées.

Le symbole de Saint Louis sous son chêne peut montrer la Justice. Saint Louis se plaçait au service de la Justice de Dieu, tourné vers lui comme le chêne est vertical et tourné vers le soleil. Enraciné dans l'humanité, mais assimilant et transformant les sucs de la terre sous l'action du soleil pour en faire de la vie, de la durée, de la force, un abri vivant pour les oiseaux et pour les hommes. Puis les rois absolus ont mis la justice royale à leur service, au service de leur pouvoir, en créant les parlements. Puis encore chaque groupe, chaque individu cherche à s'accaparer la justice pour faire triompher ses intérêts particuliers. L'idée même de justice cosmique délivrée par le souverain, au service de la Paix divine, a disparu.

Mais si les hommes veulent une justice à leur service et non être au service de la Justice, alors la justice est serve de tous et chacun, elle devient une caricature manipulable à volonté et plus personne n'a de sécurité. Car tous perdent la protection de la loi pour leurs espaces de vie, leur libertés concrètes : c'est la frénésie contre les "privilèges", qui conduit en réalité les hommes à n'avoir plus aucune protection contre l'État, contre les chefs de l'armée, les colons, ainsi dans le Voyage au bout de la Nuit, et aujourd'hui contre les grandes entreprises. La fin de la Justice que doivent servir les hommes, dénoncée comme une tyrannie par les libéraux, est le début de la Tyrannie de tous sur tout et tous. Ainsi la scène du Voyage vers l'Afrique, où le bon vouloir d'imbéciles risque de mener au meurtre gratuit. C'est une parabole de l'antisémitisme, non?

Pourtant rien n'est oublié, chez certains hommes. C'est la nostalgie de l'âge d'Or dans un monde où toute justice a disparu. C'est un thème de la poésie courtoise dès le XIVème siècle, et un thème lancinant des pensées de Pascal. A la lumière du monde visible rien ne reste de la Justice divine, sinon des vestiges infimes que le regard efface. C'est là le sens de l'ésotérisme, du caché. Non pas un enseignement caché qui permettrait la domination du siècle de fer, qui est promise au Prince de ce monde ; mais bien le rappel du Royaume, "le Royaume de Dieu est en vous", c'est en nous qu'est la norme et la mesure de la Justice, toujours déjà présente, même si notre vie et la vie du siècle piétinent cette étincelle infime. C'est cela qui a permis dans les troubles des guerres et des massacres à certains de rester humains. C'est cela qui a permis à des étudiants allemands, Hans et Sophie Scholl, sous le règne d'Hitler, de distribuer des tracts en appelant à la culture et à l'humanité contre les meurtres de masse.


"Liberté et honneur ! Pendant dix longues années, Hitler et ses partisans nous ont rebattu les oreilles de ces deux mots, comme seuls savent le faire des dilettantes, qui jettent aux cochons les valeurs les plus hautes d’une nation. [...] L’effusion de sang qu’ils ont répandue dans l’Europe, au nom de l’honneur allemand, a ouvert les yeux même au plus sot. [...]

Nous nous dressons contre l’asservissement de l’Europe par le national-socialisme, dans une affirmation nouvelle de liberté et d’honneur

(Fin du dernier tract de la rose blanche)

C'est cela qui leur a permis, dans leur parodie de procès, d'invoquer devant tous, et avec l'écoute de tous, la seule Justice réelle que le régime avait enterrée au plus profond de chaque homme comme dans un tombeau d'acier. C'est cela qui fait brûler sans cesse les écrits de Simone Weil et justifie leur radicalisme. C'est cela encore qui permet de parler de monarchie spirituelle alors qu'aucune chance n'existe. La monarchie réelle même idéale, comme celle de Saint Louis, est mesurée par elle. Elle est l'harmonie la plus parfaite que peuvent atteindre les hommes. C'est pourquoi le Roi est symbole de prospérité.

La "monarchie spirituelle" désigne le règne du principe unique, immuable, hors de portée de l'homme et donc certitude et garantie pour chacun. Celà est lié à la notion de hiérarchie, qui est l'idée d'une harmonie tournée vers le Principe divin. L'unité harmonique de la société juste n'est pas l'égalité ni l'identité mais bien la musique que produit l'ensemble harmonisé des différences légitimes tournées vers l'Esprit à l'image de la famille idéale. La société ne doit pas être uniquement bâtie sur l'homme pour être pleinement humaine, car l'homme doit reconnaitre, accepter et assimiler par destin l'inhumain. Ceci n'est nullement l'exténuation de la vie ou une voie ascétique, mais la plénitude de l'accomplissement. C'est le cas de toutes les grandes civilisations de l'histoire.

"La voie qui peut être exprimée par la parole n'est pas la Voie éternelle ; le nom qui peut être nommé n'est pas le Nom éternel.
(L'être) sans nom est l'origine du ciel et de la terre ; avec un nom, il est la mère de toutes choses.
C'est pourquoi, lorsqu'on est constamment exempt de passions, on voit son essence spirituelle ; lorsqu'on a constamment des passions, on le voit sous une forme bornée."
(Dao De Jing, I)

"Le Maître dit : « Celui qui gouverne un peuple par la Vertu est comme l'étoile polaire qui demeure immobile, pendant que toutes les autres étoiles se meuvent autour d'elle. "
(Entretiens de Confucius.)



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Zinaida Serebriakova