Le règne de la quantité- Le théatre comme symbole du monde.


Le néant qui frappe la civilisation moderne est certes constitué du néant de l'homme, mais cette civilisation l'exalte à un point inédit dans l'histoire de l'homme. Cette civilisation, ce milieu de vie semble absorber et perdre comme l'eau sur du sable tout effort noble, tout homme noble. Mais il n'y à mon avis ni résignation ni désespoir à avoir, mais désir d'engager la guerre métaphysique qui s'annonce.

Ce n'est pas l'idéologie seule qui éclaire le vide et dissimule la Lumière sous les drapés de la Nuit et du Brouillard. C'est aussi le milieu de vie dominant, qui est structuré par le marché. L'échange opère une réduction sur tout objet d'échange, et l'immense masse, qui est aussi un immense gouffre, de capitaux du monde se comporte comme un abîme qui aspire toute réalité dans sa singularité. Ce qui est l'objet de la réduction dans l'acte d'échange, ce qui est nié dans l'objet de l'échange (comme dans l'objet de la technique?) c'est la qualité. Hegel lui même note dans la Science de la logique, que la quantité est le négatif de la quantité. Et cela est vrai d'une certaine manière.

La réduction qui a lieu dans l'échange est une réduction à la quantité, à la mesure du quantum de production, de la monnaie, c'est à dire de l'intérêt atomique de l'individu.

La relation humaine qui s'établit dans l'échange est une relation de symétrie fondée sur l'égalité quantitative. La valeur de ce que je donne doit être égale à celle que je prend. La justice de la relation à autrui est mesurable par une quantité. L'argent est la mesure des relations humaines, et la mesure n'est pas ce qui est mesuré, mais ce à quoi on mesure. Ainsi, le commerce apparait comme le milieu naturel du libéralisme. La symétrie de la relation pousse naturellement au désir de dépasser l'autre sur le terrain commun, à savoir celui de la quantité, d'argent ou de force ; et ainsi le processus général, l'entéléchie de la société libérale est la maximisation de la puissance. Ainsi cette société est instable par nature, car les conflits et la montée aux extrêmes ne peuvent conduire qu'à la destruction.

Au contraire, si l'on veut penser une société organique, stable, alors il faut penser et organiser une organisation de relations d'abord complémentaires. Les relations de symétrie sont celles du mouvement, les relations complementaires doivent pouvoir les compenser et permettre le silence nécéssaire à l'ouverture aux aspects qualitatifs de la vie humaine.

Le marché est le milieu de vie de l'idéologie libérale ; cette idéologie est un moment d'une civilisation globale. Le milieu de vie n'est pas quelque chose qui apparaît spontanément à la conscience comme tel. Comme le monde vécu bouche l'horizon des autres mondes, et fait que l'engagement dans le monde est aussi un emprisonnement en celui-ci, ainsi le milieu de vie en apparaissant comme une évidence empêche-t-il de s'apercevoir, et encore moins de méditer, sur son caractère déterminé, c'est à dire fini, ou carcéral.

Le vide du monde moderne n'apparaît qu'au gnostique ; le vide n'apparaît qu'a celui qui connaît d'autres mondes et d'autres vies. Cette connaissance peut être très obscure-tu ne me chercherais pas si tu ne m'avais pas trouvé, mais tu me cherche quand même-, elle n'en n'est pas moins nécessaire. L'homme aux intérêts limités au matériel conçoit ce monde comme sommet de la prospérité humaine. Ce type d'homme est à l'évidence quantitativement dominant, donc dominant dans tous les domaines du milieu de vie, économique sociale politique et culturel.

Le caractère gratuit, c'est à dire non relié à rien, à aucun milieu de vie, c'est cela qui donne à toute œuvre spirituelle dans le siècle ce goût tenace de néant, de fiction sans prise sur le réel.

L'expérience du théâtre en donne une illustration. Un étudiant amateur de théâtre, mis en demeure d'habiter un texte, n'a pu y arriver. Ni pour le dire, ni pour se placer dans l'espace, tout en étant brillant dans l'analyse et la compréhension intellectuelle du texte. De cette expérience il garde une grande impression d'échec. En réalité, les livres de philosophie ancienne sont des éléments d'un milieu de vie qui n'existe plus, et aussi puissants soient-ils, nous ne savons comment habiter leurs demeures.

Notre rapport au texte et à la pensé est fermé à cette habitation parce que notre milieu de vie, notre civilisation, nous ferme la porte de cette habitation des livres. St Augustin, dans les Confessions, raconte sa surprise de voir St Ambroise lire un livre sans bouger les lèvres. Les Anciens lisaient à haute voix. Pour eux, les livres étaient des réalités charnelles, qui résonnaient dans les demeures et dans les rues. Ainsi le Verbe de Dieu est-il pour eux incarné, là où parfois nous le pensons comme des principes mathématiques absents du monde phénoménal. Lire sans articuler est l'ouverture du désert de la culture séparée de la vie. Ainsi nous mourrons de soif près de la fontaine, car notre bouche, nos yeux, nos mains sont dévorés par le vide. Les anciens mangeaient la chair, buvaient le sang ; qui aujourd'hui retire une joie de cette pensée? Qui pense réellement ce boire charnel et ce manger charnel, qui n'est pas exclusif d'une plénitude spirituelle, qui est même indispensable à cette plénitude selon notre Livre?

Nos livres ne sont pas les éléments d'un milieu de vie. Ainsi ils flottent dans le vide. Le théâtre nous montre une voie, et un repoussoir. Une voie, car incarner un texte est une débauche de travail et d'énergie collective, à comparer à la solitude lente de l'écriture ; une voie, car un texte est comme une musique-sans exécution, elle n'est qu'un potentiel de musique. Et elle apparaît dans le temps. Et un repoussoir, car trop souvent le spectacle dont le théâtre est l'emblème remplace le réel.
Produire un milieu de vie est l'œuvre suprême, la poiésis de l'artiste et du penseur. Le philosophe roi contemple et produit l'ordre humain qui ouvre la communauté humaine à la contemplation sur le modèle des hiérarchies angéliques.

Que faire dans ce désert et cette désolation? Ne refusons nous pas la coupe amère, le vinaigre? La violence de l'ascèse dans les ténèbres n'est-elle pas insupportable? Doit-on se retirer du monde? Une interprétation est de voir dans cette nuit obscure du monde les prémices de la Lumière promise, de transformer cette négation en ascèse : l'amour du destin qui nous fait vivre en ce monde.

Le recours au silence et à l'isolement est sans doute l'option d'âmes d'élite. Mais cela n'est pas la seule attitude de l'homme noble en ce monde.

Mon avis est d'engager la guerre. Cette guerre ne doit pas rajouter au désordre et déployer encore davantage la puissance. Elle repose exclusivement sur la culture, en tant que création d'un milieu culturel authentique. Elle refuse toute attaque personnelle. Elle n'en n'est pas moins une guerre.

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Zinaida Serebriakova