L'époque glaciaire de la pensée. La Glace de Neuromancien.


(crâne de cristal. British museum. Équivalent au quai Branly)


Il se trouve que l'on fait aisément confusion entre la non-dualité et le solipsime, ou symétriquement la thèse de l'inexistence d'un mental. Cette confusion est identique avec l'affirmation selon laquelle la non dualité n'est pas vérifiée par le constat de l'impuissance de la volonté, qui ne peut changer le monde à sa guise.

En effet dans l'horizon de l'ontologie de la substance individuelle comme mesure de l'être, l'idée que le « sujet » et le monde, ou l'identité pour soi d'un sujet et sa mondéité propre se forment à partir d'une étoffe unique, donne lieu à plusieurs objections qui naissent d'une incompréhension. Fondamentalement, cette incompréhension consiste à prendre pour l'Un l'un des pôles de la division émanative ; ainsi se retrouve tout réductionnisme, toute volonté d'étendre au tout les déterminations d'un pôle, d'annuler l'abîme de la scansion. Cela évite la difficulté de rejoindre les opposés aux centre des corolles éparses parmi les mousses des forêts.

Ce n'est pas le moi qui se divise pour former le non moi ; c'est cela qui se divise pour former et le moi et le non moi. Ça pense, et je dis que c'est moi qui pense. De ce fait je ne choisis pas mon monde, et de ce que le je, cela qui pense, détermine une limite du monde, il ne s'ensuit pas du tout que je détermine souverainement par mon acte de volonté ses limites. La volonté de puissance qui porte le monde n'est pas ma volonté ; les volontés individuelles sont comme les indéfinies ruisseaux d'images de la lune dans une herbe mouillée de rosée. Il en est de même du désir et de la mélancolie ; Kierkegaard avait déjà noté que toute femme portait à la fois parties et totalité d'une puissance érotique. Le monde étant opposé à moi, il échappe à ma puissance ; et je ne peux y agir qu'en le niant, en étant une force négative relativement à lui ; et donc en creusant ce qui me sépare de lui. Aussi je m'éloigne de ce que je veux rapprocher, à mesure de ce désir d'approche. Et je désire réellement parce qu'en tant que forme, je porte le négatif, donc l'image, de l'objet de ma recherche-l'image et la ressemblance. C'est pourquoi il est écrit tu ne me chercherais pas si tu ne m'avais déjà trouvé sur le mémorial de Pascal. Et pourquoi les sages recommandent de ne pas chercher ce que l'on cherche.

La volonté de transformation du monde qui réussit diminue la polarité, et en m'affirmant dans le monde je perds de ma consistance, comme le monde s'exténue à se plier à ma volonté. C'est la désolation, le désert de celui qui a atteint un but déterminé tant et tant désiré ; l'amertume qui suit la possession chez Don Juan. L'état de toute puissance narcissique illusoire, comme une eau qui flue sur du sable. Cette exténuation réciproque est l'inverse analogique de l'illumination.

Il y a là un état instable, une communication systémique inextinguible dans la polarité.

Le monde produit par la technique, monde de la toute puissance individuelle portée par le collectif, idéal collectif, est pauvre, comme est pauvre l'homme qui vit dans ce monde.

Dans l'horizon de la non dualité essentielle, il n'y a aucune thèse d'un moi illusoire, mais d'un spectacle, d'une manifestation réciproque du moi et du monde-toute conscience est conscience de quelque chose, et il n'y a quelque chose que pour une conscience-à partir d'une puissance non manifestée, sinon par cette manifestation même qui voile son identité propre. C'est à ce titre qu'il y a illusion, illusion d'un contenu substantiel et définitif de ce qui n'est que manifestation. En clair, ce qui est manifeste, la conscience et ses mondes, n'est pas ce qui se manifeste, le Feu unique. L'Un est devenu deux forces qui s'affrontent. L'essence de la manifestation et la manifestation sont distincts : c'est la notion de jeu comme symbole du monde, ou encore le fondement de l'art tragique et comique comme modèle cosmique du monde, microcosme fondé par l'art.

Cet écart, entre le manifesté et la manifestation est familier aux sciences de la nature. Les régularités, les symétries mathématiques ne se manifestent pas dans le concret manifesté. Il n'y aurait pas de science, de theoria, mais juste une description si cet écart n'existait pas. La nature aime à se cacher.

L'impossibilité de l'induction, le caractère purement négatif de l'expérience pour la science en est la marque la plus franche. On ne peut pas prouver une théorie par une ou une indéfinité d'observations ; on ne peut logiquement que la tester. A moins que l'individu ne soit la manifestation nécessaire d'une règle.

La manifestation réciproque de soi et du monde porte en elle l'idée du miroir fondamental entre l'homme et le monde. Non pas par la poésie seulement, avec les cheveux, racines des arbres, et plumes du corbeau ; mais aussi le fait, aussi aveuglant qu'inexplicable dans un horizon nominaliste, de la correspondance étroite des lois mathématiques issues de la sphère du moi, et les phénomènes physiques issus de la sphère du monde. Mais la projection réciproque n'est pas simple et lisible dans l'évidence, sinon il n'y aurait pas polarité, écart. L'exactitude de la science mathématique du réel passe par cet écart, ce calcul qui réplique dans la sphère du moi le déploiement de puissance qui se produit dans la sphère du monde, répliques réagissant l'une sur l'autre à travers cela qui les réunit et les co-détermine simultanément.

Le constructivisme trop simple doit aussi être distingué. Le sujet construit son monde, mais est aussi construit par lui, ad infinitum.

Enfin, la figure concrète totale de la polarisation est le triangle, moi, non moi commun qui me constitue comme espèce pourvue d'une patrie (autrui), monde qui me constitue comme étranger à lui (non moi étranger). Je passe de l'un à l'autre, je donne un sens au monde, autrui me donne un sens. Le sens, c'est le lien. Comprendre, c'est relier. Il y a réplication ici entre miroir et opposition, qui deviennent l'un dans l'autre. Le triangle porte un centre non relié et relié d'où il rayonne, comme une pyramide.

Dans l'analogie, il y réplication à l'indéfini des structures fondamentales. L'universalité des mondes est une réalité, une objectivité ; l'Univers est le bien commun des hommes. Le monde propre porte la perspective de son sujet, ses appréciations, ses désirs, ses efforts, son histoire ; mais ce monde propre ne déroge pas aux règles de l'Univers, et c'est cela qui permet la communication des mondes mêmes les plus éloignés, et malgré leur éloignement réel et extrême. Que cela le permette ne le rend pas nécessaire ; encore faut-il que la différence des mondes ne produisent pas le désir de destruction des porteurs de monde étranger, et celui ci la guerre qui efface l'écoute. A l'intérieur d'un monde les appréciations morales définissent comme bien l'idéal de celui ci, le reste comme mal ; il est inévitable que d'un monde autre un monde humain soit condamné, et qu'une volonté de destruction naisse. Si cependant la communication des mondes s'établit, alors les mondes ne peuvent subsister tels quels, et un Univers plus vaste peut naître. Ce processus ne doit pas aveugler ; aujourd'hui, c'est la volonté d'extermination culturelle qui domine, la volonté d'imposer un monde commun à tous, en l'appelant Univers. C'est le pseudo-unanimisme de l'arme médiatique de masse-voyez ces jours derniers.

L'Univers authentique, porteur de l'étoile de l'alliance, cet ensemble de mondes répliqués issus d'un seul n'est pas arbitraire mais plutôt comparable à un cristal ; transparent, laissant voir au delà ; invisible ou peu visible en ses structures ; et extrêmement dur, solide, fermé, labyrinthique.

Nous nous heurtons aux murs partout et nous entrevoyons dans le translucide abyssal des rayons de ce qui pourrait être, de ce qui aurait pu être, avec des réfractions et des mirages. Le citron d'or de l'idéal amer est visible et inatteignable. La philosophie est le chatoiement indéfini des écailles du Serpent. Dans ce monde d'images, d'ambivalences, de paroles et de paradoxes comme fondement réel de la pensée humaine, construire une pensée ayant prise sur le monde passe par l'abandon de l'idéologie binaire et de son ontologie de la substance individuelle. Lutter contre le désordre peut aggraver le désordre. Aggraver le désordre accélère le retour. La lutteur qui use de la force de son adversaire est aussi habile que celui qui s'y oppose-et surtout, il se peut qu'il n'ait pas le choix.

La philosophie qui peut changer la vie humaine est celle qui ôte (Dogen) ou qui pose (Epictète) des déterminations de la vie individuelle ; celle qui change la vie collective est celle qui pose des entéléchies ou des lois, des stratégies ou des tactiques. Les buts poursuivis par les individus ne peuvent être les buts atteints par un système que pour celui qui ajuste le système à son but, et donc paraît faire mille détours. Ces philosophies qui changent la vie sont art, poiésis.

Le théatre est une expression d'une philosophie du détour. Je pense bien sûr à Shakespeare. La philosophie qui changera la vie humaine sera art, poiésis, manifestation de la volonté de puissance, car c'est cela même qui agit dans le labyrinthe des mondes. Elle sera la pensée d'un dieu qui saurait danser. Car la pensée est enfermée dans la glace, elle doit aspirer à retrouver la fluidité, la confluence des Eaux. Cette glaciation du monde de l'Esprit est un fait de l'Âge de fer.

La pensée de l'homme s'est fait roche cristalline, murs de prisons fermées sur eux mêmes, décorés de trompe l'oeil symboliques. La pensée a pris comme a pris le béton liquide. Les systèmes sont des bunkers où l'on ratiocine et l'on étouffe. Je l'espère, une ligne Maginot tournée vers l'Ange à la fenêtre d'Orient.

La philosophie doit se faire à coup de canons, et par des détours, tonnerre et éclair, pour progresser encore. Le temps du marteau fait sourire au temps obscur des armes de feu.

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Zinaida Serebriakova