Heidegger, un frère.




Il a été question des éléments fondamentaux à savoir pour comprendre Heidegger . Je livre les miens, et je pense qu'ils seront différents, ne provenant pas d'un philosophe ou d'un manuel .

La philosophie dans laquelle se meut Heidegger est une vieille dame, une vieille dame encombrée de souvenirs, de bibelots, de toute sortes de choses . Elle a plus de souvenirs que si elle avait mille ans, parce qu'elle a plusieurs millénaires . Mais comme toutes les vieilles dames, elle est portée à l'oubli et au ressassement, redécouvrant et recouvrant l'estran à chaque fois comme une page blanche, voire comme la couche d'une vierge . Tant de traces, tant de passages, tant de vies effacées sur la plage vide dans les brumes de l'hiver, qu'elle pourrait sembler être telle qu'au commencement .

Un homme comme Heidegger - de tradition catholique, allemand, universitaire- est à la fois nourri et écrasé sous le poids de ce passé . La philosophie, la métaphysique, sont des expressions de besoins humains inhérents à l'essence de l'homme . En douter est un symptôme assuré de cette supériorité coloniale propre aux occidentaux, et qui mérite le nom de sottise . Être imparfait par essence et aspirant à la perfection qu'il peut penser, être partiel aspirant à la totalité, être disharmonieux accédant par vagues à l'harmonie, et ayant la puissance de produire et de savourer l'harmonie, l'homme est un destin mortel qui se refuse à lui-même . Il est enfer à lui-même . Cette horreur secrète qu'il doit enfermer dans sa banalité vécue est le ferment de la pensée . Philosophie et métaphysique sont des expressions déterminées par une historialité propre (j'appelle historialité la temporalité propre des concepts, qui en tant que temporalité propre désigne déjà les concepts comme objets d'un monde propre, d'une science objective) et une idiosyncrasie individuelle ; mais le poids de l'historialité est déterminant chez les penseurs, et c'est justement ce poids et ce destin qui font un grand penseur, un produit et un carrefour de l'historialité, de sorte que son idiosyncrasie elle aussi s'efface lentement, comme les plis des paysages .

Heidegger s'inscrit dans l'horizon de la phénoménologie et dans l'historialité scotiste . Le premier critère d'une compréhension historiale de Heidegger est de savoir que sa thèse, le sujet de sa thèse, n'est pas accidentel dans le cheminement de sa pensée . Je ne développerais pas ce point et je renvoie à tous les travaux sur la genèse de l'ontothéologie, par exemple J.F Courtine sur Suarez . La première initiation philosophique de Heidegger se fait dans l'horizon de la scolastique tardive ; et déjà à ce moment le poids du passé a dépassé les capacités de respiration de l'être humain en Occident . Qu'est ce en effet que l'humanisme, sinon d'abord le désir de passer outre l'accumulation indéfinie des commentaires et des traductions, et de revenir aux "textes authentiques" dans leur langue d'origine, à travers philologie et herméneutique, qui accumulent à leur tour gloses et commentaires et ferment à nouveau la porte qu'ils prétendaient ouvrir ?

Il existe un mythe de la Renaissance, de cette redécouverte de la puissance originelle de l'homme sans passé, de cette pureté et de cette virginité, cette virtu des premiers hommes, voire sans le poids du péché originel, à travers le bon sauvage . La tabula rasa de Descartes est la forme métaphysique de cette structure de l'homme d'occident peinant sous la charge des temps ; mais cette tabula rasa est illusoire, puisqu'elle prétend fonder à nouveau, tout en reprenant le langage et les articulations ontologiques scotistes et occamiennes . Puisqu'elle se formule dans la structure ontologique implicite de la langue . Voir à ce sujet Gilson, sur Descartes, et Nietzsche . A partir de Descartes le problème du fondement devient circulaire en Occident, et on le retrouve tant chez Hegel et Fichte, que dans la problématique qui devait aboutir au théorème de Gödel .

La phénoménologie est le prolongement de cette recherche de l'aurore de la pensée, la recherche d'un apparaître antérieur à toute formulation, à toute présupposition, retenant juste comme une huile essentielle de rose retient le principe de son parfum, juste l'analytique des conditions de l'apparaître . La science véritable n'est pas conscience, mais saveur, sapere, kaléidoscope des vies . Ce que je regrette, ce n'est pas la vie que j'ai vécu, c'est toutes les vies miroitantes à l'infini, comme l'éblouissement de millions de soleils, sur la mer calme sous le soleil à son zénith, que j'aurais pu vivre . La phénoménologie est la recherche de cet éblouissement de l'origine indéfiniment répété dans le temps et dans l'espace . L'expérience cartésienne est directrice chez Husserl, je crois inutile d'y revenir . Mais cet apparaître pur, cette phénoménologie, apparaît justement comme une utopie, le lieu d'un déracinement de l'homme concret pour la supposition d'un sujet sans déterminations, donc sans lieu, alors que le lieu appartient justement en puissance à l'essence de l'homme . L'homme, être partiel, partie fonctionnelle nécessaire, doit être qualifié pour être en acte un être humain .

La pensée scotiste-nominaliste de la relation entre tout objet- et toute détermination de raison est réellement le fait d'objet distincts, principe scotiste- est celle de la préexistence des objets à la relation, et de leur étrangeté fondamentale l'un à l'autre . La préexistence des objets se marque en politique, par exemple, par la théorie du contrat social, qui conduit à penser les "premiers hommes" comme des isolats ayant postérieurement à "entrer en relation" . Par ailleurs, cette pensée de la relation, en posant implicitement l'étrangeté essentielle des termes de la relation, s'oblige à une pensée de la relation comme médium réel . Le seul contact réel des objets ne peut être que le contact mécanique, le choc . L'homme est un loup pour l'homme, un loup mécanique au dents de fer . La prééminence de la Mécanique comme science modèle dans l'idéologie-racine est parfaitement congruent . En philosophie politique, le médium est le contrat, qui porte le lien avec les différents pôles, mais toute la pensée moderne de la communication est la pensée du médium . La simple observation d'un schéma basique de la théorie de la communication le fait immédiatement percevoir . De ce fait, cette pensée considère toute dialectique comme signe d'un esprit malade (jugement de Popper sur Hegel) . Il importe de préciser que la pensée antique, comme l'Advaïta de l'Inde, pense au contraire l'unité par soi des pôles de la relation, ce qui est par exemple évident dans la noétique d'Aristote, qui pose la sensation comme "l'acte commun du sentant et du senti"; donc comme une unité par soi en acte, et dans sa Politique, où la Cité est évidemment antérieure à l'homme, c'est à dire hiérarchiquement et ontologiquement directrice . Les conséquences de la philosophie scotiste de la relation sont à elles seules l'histoire de l'idéologie racine .

En ce qui concerne la noétique, l'intentionnalité peut être la base de la découverte de la conscience comme structure par soi, dépourvue donc de la consistance d'un objet, dépourvue d'identité ; et par soi renvoyant à une absence, donc par soi sémiotique en tant que structure . Ce qui signifie que s'il est vrai que le monde apparaît nécessairement dans l'horizon d'un sujet, vice versa il n'est pas moins nécessaire qu'un sujet pour apparaître ne peut se passer de monde . Monde et sujet se co-déterminent, et les penser séparément est une distinction de raison qui n'entraîne pas de distinction réelle, si l'on se place hors de l'ontologie scotiste . Structure sémiotique car renvoyant à un étant absent, et pourtant toujours déjà présent ; je ne suis pas le monde, mais comme je suis, il y a un monde ; le monde n'est pas moi, mais comme il est, je suis . La réalité est l'acte commun du sujet et du monde, et le sujet et le monde sont postérieurs à cette union, construits par décomposition . Naître est la figure analogue de ce malheur . La psychanalyse se trompe selon la logique générale de l'idéologie racine, quand elle pose que naître est la figure primordiale qui construit ensuite la pensée de la perte ; c'est bien au contraire la perte originelle de tout étant séparé, la négation, la violence essentielle de toute détermination, qui est l'analogon directeur de toute naissance, naissance biologique comme naissance symbolique .

"De ce qui est un évite de faire deux : c'est un principe qui vaut dans toutes les voies quelles qu'elles soient" Hagakure .

Concernant l'exemple de l'homme et de ses déterminations, l'idéologie-racine, puisqu'il faut bien l'appeler par un nom, croît possible de penser une essence du sujet, un sujet dit ego transcendantal, dégagé de ses déterminations et de sa perspective propre (et non bien sûr, du fait qu'il ait une perspective quelconque), et de penser ensuite les déterminations et la perspective propre comme des ajouts, des accidents de cette essence . Mais cela ne se peut, car la puissance de relation appartient à l'essence de l'homme en acte ; aucun homme en acte qui ne soit déterminé en tant qu'être humain par un patient tissage de liens . L'homme sans lien n'a rien d'humain ; et cela explique que la pensée issue de l'idéologie racine soit à ce point transparente et morte comme une méduse échouée, dépourvue de l'âpre saveur de la vie, soit à ce point inhumaine qu'elle puisse envisager comme une illusion le respect de la vie d'autrui, et aussi qu'elle soit totalement incapable de parler de manière convaincante du lien le plus puissant de la vie, de l'amour .

Mais ce n'est pas l'utopie de l'analytique "universelle" qui vaut chez Heidegger, dans toutes les lourdeurs conceptuelles et les sottises coloniales qui placent dans l'essence de l'homme des propriétés d'abaissement propre au monde occidental finissant, c'est le désir virginal d'aurore ; ce n'est pas la lourde armature conceptuelle de l'allemand philosophique, c'est, comme Steiner le montre excellemment, le désir indéfini d'un regard auroral sur les cieux et sur la terre, sur les forêts, sur les oeuvres des hommes . Ce regard et ce désir d'homme noble n'ont jamais quitté Heidegger, et c'est assurément sa grandeur .

Avant Être et Temps déjà, dans le cours "les problèmes fondamentaux de la phénoménologie" Heidegger a obscurément (il ne peut pas nécessairement l'affirmer face à Husserl) compris le caractère utopique de la phénoménologie de l'apparaître pur, car il creuse de la phénoménologie vers l'archéologie historiale . L'aurore tant recherchée, tant désirée dans le crépuscule des mondes qu'est l'Ouest des Temps, se déplace de l'apparaître pur, virginal sans présupposés, vers l'archéologie historiale, vers la compréhension de l'histoire de l'Être comme herméneutique . De plus en plus l'aurore de Heidegger sera l'aurore de la Grèce . Ce point est pour nous idiosyncrasique, au sens que la Tradition Primordiale de Guénon occupe dans la pensée de ce dernier une place fonctionnellement analogue . Heidegger place alors des réflexions déterminantes dans la pensée du XXème siècle et du nôtre, et devient un penseur majeur, essentiel de son temps .

Heidegger définit alors la "destruction phénoménologique" comme le dévoilement du caractère historial, donc déterminé d'une position ontologique . Une position ontologique est par exemple la pensée scotiste de la relation . En lisant "le Contrat Social", ou la "théorie de la justice", le dispositif ontologique scotiste se déploie, et est l'architecture fondamentale implicite, la matrice combinatoire, de tout le dispositif idéologique qui se déploie dans ces œuvres . Pour le lecteur occidental, ce dispositif est convaincant, apodictique, parce qu'il est vécu et pensé comme l'expression de l'Être lui même, comme une donnée . Oui, les hommes sont libres, autonomes, des particules élémentaires qui peuvent entrer librement en relation et définir entièrement cette relation par des mots ; oui, ils sont tels préalablement à l'existence d'une communauté politique, que leur libre union produit, et qui est en quelque sorte une création de l'homme œuvrant librement à son bonheur . La destruction phénoménologique est justement de montrer le caractère non pas fondé sur l'Être et la vérité, mais sur des positions idéologiques, de ce discours, son caractère d'analogon local thématique de l'idéologie racine .

La destruction phénoménologique chez Heidegger passe par l'archéologie, puisque la fin poursuivie par sa pensée est de revenir à l'aurore de la pensée, de faire retour au point de souveraineté et de règne où les premiers penseurs ont posé les bases de siècles de pensée humaine . La position voile par sa massivité et son apparaître ce qui n'apparaît pas, ce qui est la racine cachée, la négation que la position a rendu inéluctable, et l'oubli qui entoure cette négation . Ainsi construire la position de l'homme comme opposé à la nature, fait de l'homme une contre-nature, et de la nature un désert pour l'humanité ; c'est alors l'homme, ce sujet devenu roi, qui interprète le monde qui n'existe que par lui, et qui ne signifie, qui ne prend sens que par lui, par son travail, par la négation et l'arraisonnement qu'il lui inflige . Cette position de l'homme opposé au monde, et interprète de son apparaître, est l'époque des conceptions du monde . L'homme comme partie du monde des grecs ne peut penser le sens comme essentiellement différent d'une source, d'une montagne ou d'un arbre, et la beauté comme un artifice absent par soi du monde . Mais cette richesse de la pensée du sens de l'Être a été oubliée . Cet oubli est pour Heidegger l'oubli de l'être, car cet oubli est une perte de puissance de la pensée, une perte d'authenticité pour l'homme, qui construit ses demeures non pas sur l'être comme énigme essentielle et richesse essentielle de la parole, le logos commun d'Héraclite, mais sur des architectures conceptuelles de plus en plus exténuées et mécaniques, de plus en plus déterminées . Ce mouvement a commencé, pense-t-il, avec Platon . Le retour aux grecs ("présocratiques") de Heidegger est le retour conscient d'un vieil homme cynique et désabusé vers l'émerveillement qui donna naissance à la pensée .

Être et Temps est à la fois la grande ambition de Heidegger comme professeur allemand de philosophie, et son principal échec . Dans la lignée de la phénoménologie, Heidegger tente de produire une analytique fondamentale de l'homme et de l'être comme polarités liées, unes en acte . Heidegger par ce mouvement sort de de l'époque des conceptions du monde et accomplit une percée hors de l'idéologie racine ; mais il poursuit aussi l'utopie d'une universalité de l'homme sans déterminations concrètes, sans archéologie historiale de sa pensée . Ce caractère déséquilibré et contradictoire l'amène fort justement à n'y pas revenir, au sens de l'abandonner et de ne jamais l'achever . Il ne faut pas le regretter ; c'est l'œuvre la moins intéressante et la moins novatrice de Heidegger, même si cet aspect est masqué par l'intérêt de la caste des professeurs, qui aiment ces gros aérolithes paradoxaux sur leur structure, sur lesquels, personne n'y comprenant grand chose, on peut écrire des thèses et des articles explicatifs brillants, même dans une perspective constructiviste de construction aléatoire de sens . Dans cette perspective, de tels articles il est vrai, peuvent être très drôles .

j'ajoute que les balourdises occidentales et professorales sur l'essence de l'homme, démultipliées par la surinterprétation moderniste, c'est à dire issue en droite ligne de l'ontologie atomiste et nominaliste de l'idéologie racine, ont permis à un livre comme l'Être et le Néant, une œuvre résolument étrangère à toute dialectique malgré son titre, de déployer sa lourde mécanique conceptuelle enrobée de moraline . On ne devrait pas parler des oeuvres déplorables, sauf si leurs légendes, d'autant plus commodes qu'elles justifient d'éviter de les lire, n'obligeaient à avertir le lecteur de ne pas se perdre dans les dédales d'un paysage aussi désertique . Prenons l'exemple du garçon de café . L'existence, l'individu effectif, déborde le "garçon de café" ; ainsi l'existence précède l'essence . Mais l'essence dont parle Sartre n'est rien d'autre que la définition, la définition de "garçon de café" . Dans la perspective de l'idéologie racine, l'essence s'exténue en définition, production sémantique de la langue ; mais de ce fait les grandes proclamations existentialistes deviennent des truismes vides et prétentieux . Le fait d'être, d'être un être humain, d'être la focale d'une parole et d'un monde, est antérieur pourtant au fait des déterminations de la division du travail, et c'est justement cette essence commune-l'essence ne concernant pas les déterminations de l'identité, ni collective ni individuelle- qui fait qu'il peut y avoir communication et compréhension, et donc l'"humanisme" que le livre prétend défendre . Là encore la position est paradoxale, ce qui rend au fond toutes les positions soutenables .

Heidegger par la suite a creusé le sillon de sa phénoménologie comme archéologie, en particulier lors de son interprétation de l'œuvre de Nietzsche, dont personne d'informé ne peut douter qu'elle est aussi une interprétation historiale brillante du Nazisme, et une réflexion sur soi, une thérapie de sa fascination première pour le nazisme par delà le bien et le mal .

Heidegger montre que Nietzsche dévoile dans le platonisme l'axio-ontologie de la métaphysique occidentale dominante, qu'il ne faut pas confondre avec le projet de la métaphysique comme désir de l'être humain . L'axio-ontologie est une ontothéologie, une ontologie hiérarchique ascendante qui part du monde humain et de son mode d'être livré au temps, à la génération et à la corruption, à l'action, vers les sphères ou mondes supérieurs qui se vivent d'éternité et de contemplation . Pour Nietzsche, cette structure ontologique se dévoile comme morale, morale du ressentiment d'hommes malheureux dans ce monde tel qu'il est, et comme négation et condamnation du monde humain . Le vrai monde de l'homme est le monde humain ; les autres mondes sont faux, vains, sont des arrières mondes ; l'homme doit s'approprier le monde humain comme son bien, et comme son Bien . La mort, la cruauté, la maladie même, comme réalités massive de ce monde, il doit les aimer . La domination violente des forts sur les faibles, la mort des pauvres et des vaincus, cela doit être la norme véritable du Bien . L'homme supérieur est le seigneur, l'homme qui est heureux dans le monde tel qu'il est, absurde, violent et cruel, propice à l'aigle et au tigre . Vae Victis !

Le renversement de toutes les valeurs de Nietzsche, montre Heidegger, est un renversement, n'est qu'un renversement du sablier . Il est une symétrie, et à ce titre en conserve l'intégralité de la structure en ayant la prétention de le subvertir . Très clairement, le nietzschéisme comme renversement de toutes les valeurs - je ne parle pas du nietzschéisme de l'aboutissement, qui à mes yeux est une pensée d'exception-, c'est à dire aussi "la morale des seigneurs" du nazisme, n'est au yeux de Heidegger qu'un avatar de la métaphysique occidentale, une onde de plus sur l'océan de l'idéologie-racine . Elle n'est pas comme elle se présente, et comme aime à se présenter l'idéologie racine dans son principe une rupture, une révolution, mais un cycle de répétition inversée, un monde à l'envers reprenant méticuleusement la disposition antérieure tout en la désorientant, et en désorientant les hommes par l'oubli massif et organisé, la rupture avec les sources de la mémoire vivante des communautés, pour la faire paraître nouvelle, toujours nouvelle . L'étude de Heidegger sur Nietzsche est la mise en évidence de l'historialité intelligible du renversement des valeurs . Par là s'achève certes la destruction de l'ontothéologie, mais sûrement pas la destruction de la pensée de l'être, pensée qui préoccupera Heidegger jusqu'au dernier jour .

L'étude de Nietzsche par Heidegger, et ses études fragmentaires de la civilisation et de la pensée de l'idéologie racine qui par la suite poussent comme de puissants sarments de son œuvre, sont un grand moment de l'histoire de la pensée, un creusement vers les origines de l'ensauvagement progressif de l'homme dans l'expansion maximale de la puissance matérielle et de la guerre civile mondiale, du déchirement de l'homme contre lui-même que sont nos siècles de catastrophes .

Son étude est immédiatement transposable sur le libéralisme, et c'est ainsi que peuvent être analysées les idéologies modernes . La lettre sur l'humanisme et les moqueries sur Dieu défini comme "la plus haute valeur", c'est à dire comme objet du jugement de l'homme, ou l'Être objet du jugement de l'homme, et non l'homme comme partie de l'Être, si spécifique soit-elle, sont de claires ruptures avec l'idéologie racine et ses variantes "existentialistes" et "humanistes" . A ce titre, Tiqqun comme des courants traditionalistes peuvent justement s'en réclamer . Quelque part Heidegger est notre Hegel, et il est des heideggeriens de gauche et des heideggeriens de droite .

Heidegger est aussi l'initiateur principal du paradigme de l'archéologie conceptuelle, et toute l'œuvre de Foucault est imprégnée de la puissance de cette impact primordial, avec bien sûr ses inflexions propres . André de Muralt est assurément le penseur le plus technique, le plus profond et le plus riche qui ait prolongé cette voie de l'analyse phénoménologique par archéologie, il est vrai davantage à partir de Husserl ; mais une certaine fantaisie personnelle, comme un caractère nettement scolastique, aristotélicien, et l'usage de livres absolument oubliés, comme l'œuvre de Jean de Saint Thomas, ne lui ont pas encore permis d'être reconnu dans toute son envergure .

Voilà notre perspective sur Heidegger . Il en est évidemment d'autres . Je me moque bien, à vrai dire, de comprendre le "vrai" Heidegger, mais il m'importe de savoir la pensée qui naît en moi en le lisant . Il m'importe de savoir en quoi cette lecture me donne une intelligibilité dans la guerre métaphysique en cours . La lecture du penseur ne peut être sans perspective, mais elle est assimilation est vie . Seul importe à la fin celui qui est capable de ruminer, et non d'ânonner . C'est pour cela que ce texte ne se réclame d'aucune propriété . Mais par contre, il se réclame d'une fraternité avec Heidegger, fraternité née d'un profond sentiment de complicité avec un homme profondément étranger . Adieu donc, Martin Heidegger, tu es de nos ancêtres, un frère .

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Zinaida Serebriakova