La lutte contre les discriminations comme dispositif de domination III. L'étude des classifications culturelles, ou étude du "jugement de valeur".

(Hieronymus Bosch, St Jean Baptiste au désert . "Il se nourrissait de sauterelles et de miel sauvage ")


Les deux premiers textes peuvent être trouvés à discriminations I et II dans l'encyclopédie du Souterrain .


Les propriétés idéologiques des classifications sont les suivantes : produire la "réalité" pertinente pour le Système, et produire l'axiologie (les "valeurs") qui est nécessitée par son fonctionnement...

Toute hiérarchie sociale est, d'un point de vue conceptuel, c'est à dire dans la pensée réflexive que toute société fait sur elle même, une classification, et toute classification d'objets définit souverainement ( ces critères sont à la fois contingents, non nécessaires, et volontaires, issus d'une décision qui peut cependant se masquer, se présenter comme "naturelle") des critères de classification .


La question fondamentale est donc celle des critères de classification .

Pour donner un exemple simple, la Bible classe les animaux en vivant dans l'eau, dans l'air et sur terre ; et pour ceux qui vivent dans l'eau, elle distingue par exemple ceux qui sont avec des écailles, et ceux qui sont sans écailles . Le premier critère est le milieu de vie, le deuxième l'aspect de surface . Vivant dans l'eau, le Léviathan, sans doute une baleine, est "le grand poisson pour avaler Jonas". Pour un moderne, c'est une "erreur de classification", car la baleine est un "mammifère" et pas un "poisson" . Mais ce n'est pas une erreur, car il n'existe pas de classification "vraie" au sens humain du terme . Il n'y a d'erreur que dans un système classificatoire partagé . Un de nos enfant qui dit qu'une baleine est un poisson fait une erreur . Un Hébreu d'époque biblique disant la même chose n'en fait pas, il applique sa matrice classificatoire de manière exacte . Les critères des modernes ne sont pas les critères antiques, le milieu de vie par exemple, mais la physiologie de l'appareil reproducteur et les phases de cette reproduction .

Une dernière remarque s'impose : les critères retenus sont déterminés par la visée que la société humaine qui classe pose sur les étants classés . Ainsi un peuple qui vit de chasse et de pêche usera de la classification pragmatique des anciens hébreux ; et la classification moderne, d'ordre anatomique et systématique, montre à la fois une visée d'inventaire optimal des "richesses de la Nature", et une visée d'élaboration "rationnelle" d'une arborescence, qui peu se transformer en récit évolutionniste . Une histoire naturelle dans les deux sens d'"enquête" et de "déroulement" . Il n'y a pas de classification vraie, ni meilleure en soi, mais des classifications adaptées à une visée sociale globale .

Pour fonder une classification hiérarchique -plus précisément dans la réalité logique, un seul critère déterminant doit être fixé, le principe hiérarchique . Par exemple, pour un ensemble d'objets, je peux les classer selon leur matière, leur utilité, leur poids...le choix de ces critères dépend de la perspective que j'ai sur eux . Si je suis transporteur, volume et masse sont des critères ; sculpteur, leur matière ; artisan, leur fonction, etc . Mais si je veux les classer du n°1 au n°X par « ordre d'importance », je dois fixer (au moins implicitement) un critère déterminant de l'ordre que j'établis . Une des classifications hiérarchiques les plus anciennes de l'Occident est la division du monde en Minéral, Végétal, ou Animal . Le critère déterminant est ici le degré de la possession de l'âme, ou vie (cet exemple est choisi volontairement pour son caractère dépaysant pour nous) . Après avoir défini les genres par la détermination des critères primordiaux, la classification peut définir la descente indéfinie des espèces, à l'aide d'autres critères, comme le milieu de vie ou la morphologie ; mais le principe hiérarchique reste unique .

Dans la classification sociale, ce principe hiérarchique est le critère qui légitime la domination exercée sur la société par une personne ou un groupe . Un critère déterminant, car une classification hiérarchique ne peut multiplier les critères pour être une hiérarchie .

Classer un être est conçu comme l'expression de sa nature, car la classification s'exprime par la copule "est", "c'est" . Si je dis "cet objet X est un arbre" avec un minimum d'autorité, par exemple comme botaniste, aucun homme européen ne pensera spontanément que ce qui est dit équivaut à "l'objet X est classé par ce botaniste, et probablement par les autres hommes, sous le concept d'arbre, dont je peux trouver la définition dans un dictionnaire". Un homme normal pensera que l'être de X est d'être un arbre, que cette qualité appartient à X . Il ne pensera pas que X, qu'il voit, touche, sent, est beaucoup plus intensément dans son monde que le concept "arbre", que personne n'a jamais vu ni senti . Il pensera, en se leurrant, qu'il touche "l'arbre", qu'il sait "ce que c'est qu'un arbre" . Cette perte de la profondeur de l'abîme métaphysique entre le singulier vécu et la classification conceptuelle est indispensable à la vie (à la communication quotidienne, et à la manipulation quotidienne du monde par le travail de transformation d'étant en objets utiles à l'homme), mais elle rend l'idéologie absolument aveuglante à la plupart des hommes : dans le bain de l'idéologie, l'idéologie est vécue comme nature, comme expression de l'être même, et réduit à l'impuissance le sens critique et la créativité humaine .

Pour celui qui est dans l'idéologie, il n'est rien d'autre que ce qui est donné comme étant par l'idéologie, et sa propre nature n'est que celle définie dans l'idéologie . En tant que pratique sociale l'idéologie crée la réalité, et la réalité ainsi construite confirme à chaque fois l'idéologie, car les informations reçues du milieu ne seront intelligibles que si elles s'intègrent à la classification posée à priori . Par exemple, il était impossible de penser sous le IIIème Reich que les juifs étaient exactement comme les autres hommes, tout simplement parce que toute la pratique sociale montrait le contraire . (Remarque de Arendt) . Le changement de la classification, événement qui se produit parfois dans l'histoire des sciences, est beaucoup plus lourd et coûteux que le déni de la réalité contrariante . Pour que cela se produise, la réalité contrariante doit être têtue et gênante . C'est pourquoi de tels changements sont rares et de grandes conséquences .

Et cette "nature" des choses définie par la classification idéologique possède une autre propriété cruciale : elle définit dans le même mouvement un droit implicite, une axiologie (ou classification de valeur), et des matrices de comportement socialement adaptées à l'objet . Selon la "nature", c'est à dire la classe attribuée à l'objet X dans la classification, X sera traité . Un "arbre", un "végétal" dépourvu d'âme sensitive, de sensation ne peut pas être maltraité, un "animal" si . "L'arbre ne peut pas souffrir"n'est pas d'abord une vérité expérimentale . Nous n'avons besoin d'aucune expérience pour le croire ; c'est une vérité "de nature", une vérité classificatoire . Pascal avait parfaitement raison de dire : "la coutume est une seconde nature", au sens où la coutume finit par être vécue comme nature, et particulièrement la coutume idéologique qui baigne l'exercice quotidien de la parole et de la langue dans les cultures humaines . Pour les Hébreux, le homard et la langouste sont des nourritures impures, répugnantes ; la sauterelle, au contraire, une nourriture pure et digne d'un homme noble comme Jean Baptiste . Si la sauterelle nous répugne et pas le homard, c'est l'effet sur nous de nos coutumes culinaires et pas un fait de nature humaine . Cela pour illustrer la puissance de la coutume, qui peut créer la nausée ou le désir "instinctifs" face aux mêmes aliments .

Nous savons très bien ce que signifie "être traité comme un chien", "comme un porc" . Ce qui nous choque dans le "traité comme un porc", c'est qu'un être humain soit ainsi traité, et pas qu'un porc le soit . Je parle de la règle moyenne de la civilisation . Même si la théorie moderne du droit tend à rejeter le droit de nature (ou droit naturel, le droit comme essentiellement attaché à la nature de son objet) au profit du droit positif (le droit tel qu'il est positivement posé dans les sociétés), il n'en reste pas moins que toutes nos classifications sont imprégnées de jugements de valeur, sont des axiologies . Ainsi ces classes, et donc le statut coutumier, et le droit, sont différents entre le porc et l'homme .

Un exemple caractéristique de cette axiologie implicite est que les parties des mammifères ne sont pas nommées comme les parties analogues des hommes, ou sont utilisées dans des registres de langage violents : ainsi le mufle, ou gueule, les mamelles, etc . Les trafiquants d'esclaves parlaient d'ailleurs de mâles et de femelles, non d'hommes et de femmes . L'achat, la vente, le commerce, la propriété, les chaînes, le marquage, sont des registres sémantiques et des matrices d'action socialement adaptés pour des animaux, du bétail ; c'est pourquoi les esclaves étaient jugés inférieurs de nature et traités comme tels .

Les nazis n'agissaient pas différemment, en utilisant, en transposant sur des hommes des registres de langage utilisés pour les insectes, ou le bétail, avant de transposer les techniques analogues . Le nazisme n'a pas inventé son langage et ses actions, il a transposé sur l'homme la puissance technique de destruction et d'assimilation que l'âge industriel avait développé d'abord pour les "nuisibles" . L'opération centrale qui rend possible les crimes nazis est la suppression idéologique des limites axiologiques entre "homme" et "animal", et entre "animal" et "ressource minérale assimilable par l'industrie" . Les techniques employées pour la Schoah ont été fournies par l'industrie soit agro-alimentaire (les fourgons à bestiaux), soit chimique . Le discours nazis sur les juifs pendant l'extermination est le décalque sémantique de textes issus de cadres de l'industrie chimique pour la destruction des parasites de l'industrie forestière, ou agricole, et les hommes sont souvent les mêmes avant 1933 et après, par exemple à l'IG-Farben . Si on fait l'effort de voir que les déportés sont traités "comme du bétail", comme de la "vermine", on comprendra que l'utilisation sur l'homme de techniques industrielles correspond à une extension de la puissance d'arraisonnement et d'assimilation à son entéléchie du Système vers un domaine ontologique, l'homme et son corps, (os, cuir, chair, cheveux, graisse), domaine autrefois interdit par un "tabou" .

Il semble hors de doute que la puissance lâchée sur "les juifs" aurait détruit une part bien plus grande des populations du Reich, le Système assimilant les être humains comme une matière première . Prenez garde au fait que le fonctionnement actuel du Système, sans assimiler les corps avec cette violence extrême, assimile les liens sociaux et la culture avec une force de destruction si intense que la compréhension de ce fait dans la culture est rendu chaotique et difficile .

On comprendra aussi que le courant politiquement correct qui veut actuellement donner aux animaux un statut semblable à celui des hommes ne manque pas d'arguments, mais annonce plutôt une reprise de l'extension du Système vers les hommes, par dissolution de la séparation axiologique entre l"homme" et l'"animal". Dernière remarque : rappelez vous de mes propos quand on vous dira qu'il faut examiner "sans tabou" une situation économique ou technique comme le "don" d'organe...Ce qui est nommé péjorativement "tabou"dans l'idéologie fonctionnelle n'est qu'une limite au Système .

En résumé, toute classification culturelle, implicitement, est une axiologie et ne définit pas
que des classes conceptuelles, mais simultanément des classes d'action légitimes .

Dans la culture du marché souverain, tout objet tend soit à devenir "marchandise", donc objet commercialisable, échangeable et vendable, soit à voir son existence exténuée ou niée . Toute limite axiologique qui empêche un objet de devenir "marchandise"est soumise à une pression continue, afin que le recul des limites axiologiques soit continu . Ainsi le visible tend à devenir marchandise dans sa totalité, avec le "droit à l'image" ; l'eau est déjà devenue une marchandise, malgré l'antique notion juridique d'eau "libre" ; enfin le corps humain et la mort le deviennent insensiblement, avec la vente d'organes et l'euthanasie, mort technicisée et facturée comme service . Le corps mort par contre, sans valeur, est de plus en plus soumis à crémation, annihilé, pour ne pas occuper trop de terrain urbain, qui lui est "marchandise", là encore dans la logique du Système .

L'idéologie fonctionnelle classe les étants, aveugle sur le caractère arbitraire de la classification, et naturalise la domination existante . Elle permet de faire croire que notre Système, qui court au désastre, est le nec plus ultra de l'intelligence ; que notre morale, bête comme une huître, est le résultat de la sagesse de l'histoire humaine, et toutes sortes de fantaisies et de préjugés dont s'enorgueillissent les modernes, et les rabaissent au rang des trafiquants d'esclaves dont ils feignent d'avoir grand'honte, et dont ils sont les fils .


La lutte contre les discriminations résulte d'une volonté d'établir une souveraineté sur la définition des critères légitimes de classification sociale . Les propriétés particulières des classifications sociales seront vues dans le prochain post .


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Nu

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Zinaida Serebriakova