Le reflet de la Main gauche, la nuit .


La parole est comme un fin serpent qui avance sa tête, lentement, par les chemins de l'âme . Nombreux sont les entrelacs de mots, nombreux sont les serpents...Le nœud de serpents comme matière revêt la forme de corps nus . Sa tête est rouge et souillée de sang et de plumes, car il se nourrit d'anges, et d'oiseaux du ciel . Son corps est ténèbres, et fils issu des ténèbres ; il est couvert d'humus, fière corporalité des morts, et de sève, car il a tranché des racines, les racines de l'arbre du Bien et du Mal . Les arbres les plus grands meurent de la mort de leur racines .

Nul ne se lie à toi qui ne te connaisse, car il faut te re-connaître, s'impliquer vers notre origine commune . De ce qui est double je retrouve l'unité . En toi je me retrouve par ma négation, je m'affirme par ma disparition, je m'approche pour te fuir . Ton désir m'éloigne et m'exacerbe, et mon désir cruel te répugne et te fascine . Comme la lune est ton profil dans l'emmêlement parfumé de tes cheveux, comme des lunes effervescentes sont tes boucles sous ma main assouplie, et prête à enserrer . Comme le corbeau sont tes boucles où s'inscrivent des étoiles . L'épée meurtrière ne fut jamais plus rouge que ta bouche peinte . Tes seins sont lourds comme chenilles de chars . Laisse moi m'approcher au creux de ton cou, laisse moi fuir, laisse moi te serrer dans mes bras, te regarder partir, les tripes convulsées comme la murène, la face mouillée, laisse moi avaler mes larmes salées comme la mer, vivre encore l'adieu de mon amour . Laisse moi poser une fleur sur ta route comme un signe . Laisse moi voir ta peau et ton sourire qui prononce des paroles d'interdit en te dévêtant . Laisse moi prendre le lierre sous ta fenêtre, ouvre moi les mondes de ta couche . Laisse moi bafouiller des serments, et laisse moi regretter ma folie ; laisse moi te saisir et laisse moi te haïr . Laisse moi chercher sur l'estran les traces de notre passage, chercher dans l'air les images lumineuses de nos embrassements passés . Laisses moi .

Ne m'abandonne pas, pas à moi-même . Je suis à moi-même mon propre enfer et j'ai cherché mon chemin dans la forêt obscure. Je suis à moi-même mon propre enfer et je me suis cherché moi même en toi, dans les linéaments de ta peau . Je suis à moi même mon propre enfer et j'ai cherché en toi la réconciliation, et j'ai cherché en toi la rédemption des fidèles d'amour .

Et quand je ne te regarderais pas, tu dansera dans les flammes, et quant tu ne me regardera pas, je me maquillerais avec mon sang pour te faire revenir . Car c'est la ménade que j'invoquerai . Dionysos est puissance et terreur, printemps éternel et soleil invaincu des fruits d'automne, que mes dents éclatent pour en extraire les nectars . Larges narines pour saisir les parfums des mondes, et suivre les pistes, en prédateur de la nuit de l'âme . Regard découpant à l'infini les entrelacs de la forêt du monde, la forêt obscure où se perd la voie droite . Oreille tournée vers la rumeur de l'horizon et l'infime musique de la rotation indéfinie des étoiles . Oreille captant les inflexions les plus infimes de la voix avec le frisson inconditionnel de l'amour . Peau assimilant avec délices la douceur infinie de la peau des femmes . Dionysos, être cynique et cruel, et être de désir, de foi et de compassion . Dionysos, être crucifié en lui-même, à lui-même son propre enfer, tout comme moi .

Tu prononceras des noms comme un bouclier, mais ce bouclier ne te serviras point . Tu prononceras des noms comme des piliers mais il deviendront barreaux et chaînes . Le monde que tu as construit est le seul monde de la vie ordinaire, et la vie ordinaire est une prison . La prison la plus sûre est celle que tu as construit toi-même, en ton âme, sur les conseils de tes maîtres . Le monde que tu as construit n'est pas l'Univers, l'indéfinité des mondes où s'enroule ton âme . De ton âme, fantôme gracile, il te convient de l'invoquer ; de ton âme, fumée infime, il te faut faire un brasier . Cela, c'est cela même qui doit advenir réel dans la réalité .

Le monde que tu as construit repose sur les eaux ; et par cycles les eaux enserrent ton seuil, amènent en toi l'humidité des ténèbres . Pour amener dans ton monde l'écho des grands vaisseaux et des grandes aurores, le rayon des soleils des mondes entrevus, tu devras renoncer à la sécurité de ton habitation . Pour suivre ton plus haut désir, tu devras renoncer à la sécurité des flammes dans le foyer, à ces braises qui couvent sous la cendre, à ces cendres enfin qui sont la couleur du deuil . A toi-même étrangère tu rendras le devoir d'hospitalité . A toi même étrangère tu te regarderas sans faillir . Sans horreur tu contempleras ces êtres étranges qui se déroulent de ton âme .

Alors tu dois désirer sortir, piétiner les ténèbres, en porteuse de lumière et de feu . Tu ne prononceras pas de noms . Tu ne prononceras pas de mots. Je ne suis pas celui qui est cette personne, là, cet être échoué d'un désastre obscur en ce monde, tu n'est pas cette personne là, la fille de ta mère et de ton père, mais la Rose qui indique le parfum de l'Orient . La Rose qui chante par sa peau . Image nous fûmes de ce monde, image nous sommes de l'au delà de l'horizon, image des lourds vaisseaux d'encens, image du désespoir total et de l'espoir du printemps, kaléidoscope de toute vie, folie des merveilles . A nous mêmes perdus pour nous retrouver .

Ô labyrinthes de l'âme, j'ai aimé vos ténèbres, où j'ai grincé des dents . Serré, serré les mâchoires à fissurer mon regard, créature des ténèbres, de la race de Caïn, maudit et condamné à l'obscurité avec un atroce et lucide souvenir des collines ensoleillés, où mes pas me menaient, avant . Collines parfaites et hiératiques de l'âge d'or, calme, luxe et volupté des roches, des myriades d'insectes en lutte, des dryades s'offrant en sueur près des fontaines d'immortalité, qui reflétaient les images de mon âme . Perfection indicible, lumineuse, entrevue toujours et jamais saisie...j'entendais prononcer mon nom par la pluie s'écoulant sur les bras comme des cols de cygnes des forêts, mais jamais le Maître ne daigna se montrer pour une telle créature d'enfer, réduite à regarder le paradis par les yeux du Serpent . Au Serpent plus rien n'est vrai, et au serpent tout est permis, car le mangeur de poussière veut s'élever dans l'arbre, car le mangeur de poussière est frère de la femme . Comme Judas, le Serpent porte la malédiction qui fait l'être, porte la bénédiction et l'extase qui font l'être . Ainsi l'extase est-elle ensemble et joie et mort . Habitant des pierres, le serpent est frère du loup et de l'aigle .

Horrible souffrance que d'être séparé, tranché, et inguérissable blessure ; et gloire d'être en soi, d'être érigé, glorieux, vainqueur, couvert du sang de son ennemi, de son frère . Gloire de sacrifier et de boire le sang du Seigneur .

Caïn est le sort de l'homme . Plus il s'avance, plus le désert des eaux de ténèbres l'enserre . Alors Caïn recherche le lien avec l'Ennemi de son ennemi, alors Caïn cherche à atteindre le Silence éternel par la blessure de la trahison . Abandonné, il porte la morgue d'abandonner, lui . Il est le rebelle, le docteur Faust qui érige son rire et sa puissance sur un fond de désespoir . Mais ses descendants frappés d'idiotie oublierons la marque de leur origine et deviendront des bêtes de somme, vivant dans un monde de bête de somme, fait de clôtures, d'élevage, de reproduction contrôlée, de castration générale pour maintenir l'ordre de la production, pour ne pas perdre de lait et de viande avec des animaux qui hurlent à la lune . Les chiens oublieront le collier qu'il portent à leur cou, le porteront comme trophée et bijou . Les bêtes de somme rient de celui qui regarde au delà de la clôture : cela ne rapporte pas de foin . Elles rient, mais elle craignent le loup et le serpent, qui n'ont pas voulu porter le joug .

Folie que de naître à demi loup, à demi serpent, en ce monde de clôtures, de clôtures qui montent jusque sur les montagnes et descendent jusqu'aux rivages de la mer . Jeune garçon, d'une solitude infinie, âpre et amère, porté à la fugue dans les bois, incapable de se perdre même dans l'obscurité, et capable d'égarer ses poursuivants ; porté à tuer les animaux avec des armes de bois, pour voir leur sang couler et les manger, porté à se glisser dans les fougères du Nord et les maquis du Sud, ressentant le désir de vaincre un sanglier à mains nues . Porté à disparaître en forêt, en montagne, la nuit sur les lacs . Vivant dans un monde de feu, d'indiens et de boucaniers, ne trouvant de frères que dans la lecture, pleurant des heures sur la mort du Loup des mers . Récitant le nom des oiseaux du ciel, et aspirant à leur fraternité d'exilés . Enfant au totem Gullo-Gullo, animal sauvage et cruel des solitudes arctiques . Enfant remplissant des cahiers de poésies bucoliques, récitant Vigny, Leconte de Lisle, Mallarmé et Baudelaire . Tel je fus .

Puis fils d'un démon et d'une mortel , porteur d'enchantement et de l'âpre désir d'amour . La forêt obscure des labyrinthes de l'âme sera sa demeure, et il sera Loup psychopompe, et poète des fleurs sauvages, se vivant de vent auprès de la fontaine .

La nuit insensiblement deviendra une nouvelle figure du labyrinthe, et alors il connaîtra le monde, la ville . Après deux fois sept années de sauvagerie enfantine, il s'enivrera deux fois sept années, méthodiquement, parcourant des mondes étranges avec un curiosité que ne vint borner aucune limite . Cela, les merveilles de la Nuit, les figures fantomatiques du désir, quand les hommes à la face maigre et pâle révèlent les abîmes qui se creusent à l'indéfini derrière leurs masques de sérieux . Les hommes, les spirales indéfinies de leurs désirs . Les femmes, les fleuves sombres se convulsant derrière leur vertu, leur retenue . Les liens souterrains entre l'égoïsme, la cruauté, l'abandon, l'amour .

Et ces magnifiques crépuscules entrevus sur les flaques du bitume, à l'aurore aux doigts de rose . Et ces étoiles, qui surplombent nos scènes de ténèbres .

Sur ces lieux poussent les fleurs du mal : telle est la voie de la main gauche, la voie de bitume mouillé qui résonne au petit matin sous la Lune .

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Nu

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Zinaida Serebriakova