Discussions sur le désenchantement du monde...




A Lucien Cerise .


Des personnes très proches m'ont relu, et leurs observations m'ont montré que deux problématiques parallèles : la science et l'idéologie racine, le monde réel et la pluralité des mondes, étaient les plus difficiles à appréhender dans l'esprit moderne . J'ai écrit à l'un d'eux une lettre que je publie .

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Je lis avec plaisir ta première réponse qui appelle à des éclaircissements bienvenus . J'avais écrit une belle réponse qui me paraissait satisfaisante sur ma boîte, j'ai appuyé sur "envoyé"...las, j'avais été trop long, et tout a été perdu . Je recommence . La validité de la théorie est liée aux problèmes que tu soulève, le lien entre la science, l'idéologie scientiste et le "désenchantement du monde".

Tout d'abord, je crois être assez bien placé pour apprécier la rigueur de l'épistémologie moderne . Je cite Feyerabend, mais le livre le plus profond sur le sujet est encore la Logique de la Découverte scientifique de Popper . Je pense que les buts de la science fondamentale, et la valeur des hommes qui l'ont développée, doivent être respectés comme de hautes manifestations de l'homme et de l'esprit . Je pense même que le développement réel de la science fondamentale, avec la mécanique quantique, détruit fondamentalement l'idéologie scientiste, tout d'abord parce que la recherche mathématique a toujours précédé la physique, et ensuite parce que les notions de sujet et d'objet séparables ne sont plus pertinentes . Ni Einstein ni même Wittgenstein n'en furent dupes . Comme le développement de la logique scientifique a détruit toute prétention à la validité de prouver une théorie . On ne peut pas prouver une théorie, on ne peut que la tester . Et encore . Je reviendrais sur ce point, sur sa signification .

Ce que j'appelle idéologie-racine n'est pas la science, mais l'idéologie qui s'en réclame pour imposer une vision du monde, le progressisme, ou lecture du développement immanent du Système comme un bien moral, ou "progrès". Plus précisément, l'idéologie racine est la matrice idéologique axiomatique qui a permis l'apparition des principales idéologies modernes, ainsi identifiées comme espèces d'un même genre . Toutes convergent vers la même finalité immanente, que j'appelle entéléchie, et les mêmes pratiques : travail dur et forcé, mesure matérielle (en réalité souvent financière) de toute être, dé-symbolisation . Ce que j'appelle la maximisation du déploiement de la puissance matérielle .

Le cœur de l'idéologie racine est ontologique, est une certaine conception de la réalité .

{Cette conception s'est affirmée au plus tard au XIVème siècle, chez Duns Scot et Guillaume d'Occam . Cela est la perspective convergente de l'école française et allemande de philosophie médiévale, et d'archéologie métaphysique aujourd'hui, (J.F Courtine, Suarez et le Système de la métaphysique, PUF ; André de Muralt ; Olivier Boulnois, Être et représentation, PUF, Gilson, la philosophie de St Bonaventure ; Heidegger, avec la notion d'"historialité scotiste" de la métaphysique) mais est déjà explicite chez Gilson . C'est aussi la thèse toujours réaffirmée de Guénon . Je ne te dit pas ça par pédantisme, mais simplement parce que cela peut paraître arbitraire sans un examen difficile .}

Cette conception de la réalité est complexe, mais peut se résumer ainsi, parmi de nombreux autres axes d'étude (je n'en développe qu'un aspect très partiel lié au désenchantement) : l'homme devient une catégorie opposée à l'être ; non une partie de l'être, mais le sujet de l'être . Ainsi "l'être" et "l'homme", comme catégories sémantiques, sont alors construits par opposition . A l'"homme" reviennent les anciennes déterminations de "l'esprit", du "haut" ; à l'être, devenu "monde", comme lieu d'habitation et objet de perspective, (d'où l'article de Heidegger, "l'époque des "conceptions du monde"", car chez les Grecs on ne pouvait pas penser une "conception du monde", qui véhicule implicitement une opposition de "l'homme" et du "monde")les anciennes déterminations de la "matière", du "bas".

Cette conception idéologique est un imaginaire social, très puissant, qui sert de matrice à des discours, à des contes, à toutes sortes de textes à l'infini . Je te donne l'exemple du chien des Baskerville, de Conan Doyle, qui s'y prête très bien, et véhicule la mythologie moderne .


Homme (Sherlock Holmes) VS Monde, nature (La Lande Sauvage)

Esprit(Holmes est un prodigue de logique et maitrise parfaitement ses passions) VS Matière (Le criminel est avide d'argent et de terres)


Morale, droit (Il agit par devoir) VS Amoral (sélection naturelle, loi du plus fort)


Finalité (Il vise à faire régner vérité et justice) VS Causal(l'hérédité du criminel né...)


Liberté (Holmes décide et calcule ses actes) VS Déterminisme(Le criminel est emporté par la rage et fait inévitablement des erreurs)


Signification VS Absurde .


Ville, production de richesses, technique VS Lande désolée et stérile.


Civilisé (Holmes est un homme raffiné, scientifique, qui utilise les techniques modernes) VS Sauvage (le criminel est cruel, incestueux, tortionnaire et s'aide d'un chien féroce)


Rationnel(il pose à priori que les légendes de la lande sont des mensonges) VS Irrationnel(La domination du crime repose sur la croyance au démon et aux revenants)


Dominant, maître et possesseur VS Domination totale : le criminel est détruit et anéanti .


Toutes ces oppositions sont des espèces, des analogies locales, de la matrice générique de l'humanisme classique qui pose l'homme comme juge du monde, perspective du monde, sur une position analogue à la toute puissance divine construite par Jean Scot .

Dans cette construction idéologique, plus on s'éloigne de ce qui est "humain", plus on s'éloigne du "subjectif" pour aller vers le plus réellement réel : c'est exactement le mécanisme de tous les discours "réductionnistes", qui cherchent à décrire par les catégories sémantiques du "monde" (déterminisme, causalité, absence de sens, matérialisme, absence de finalité) les phénomènes culturellement décrit par les catégories sémantiques de "l'homme", avec la croyance implicite ou explicite très forte que ces catégories sont "plus réelles"...

Le mouvement historique de la sémantique globale de la civilisation est le suivant : L'homme est point de comparaison et valeur la plus haute, et de la vie même, et de l'univers, pensé comme étranger en principe à cette vie humaine et à ce qui la caractérise, la pensée, la souffrance, le désir, la conscience, etc . L'univers ancien, dépouillé de toute intelligibilité par soi, des signes et des symboles, de conscience et de fin, se pose alors comme le plus inhumain, silence éternel et effrayant ; tandis que l'homme accède à la valeur hiérarchique la plus haute, par la mort de Dieu . L'homme devient l'Étranger "seul dans l'immensité indifférente" (Monod, 1970), il devient le tyran impitoyable (comment être autrement dans un monde inhumain et hostile) d'un néant incapable de tout équilibre . Une telle construction (culturelle) est tout bonnement une catastrophe (culturelle), elle n'a rien d'objectif, ni de non-symbolique ; elle est l'idéologie de la fin des idéologie, la symbolique de la désymbolisation, la culture de la mort de la culture, l'humanité sans limites de la mort de l'homme . Elle est à l'information ce que le cancer est à l'organisme : un processus inflationniste et destructeur .

On parle de progrès quand le récit agit les catégories de droite à gauche, et de régression archaïque, de barbarie, etc quand on agit les catégories de gauche à droite . Mais cela est une grille de lecture idéologique du monde, pour m'exprimer dans un langage compréhensible aux modernes .

Cela m'amène à un autre point essentiel, qui est la croyance moderne en l'absence de sens de l'être par nature, qui s'explicite par la thèse historique du désenchantement du monde, et que tu me cites . Le désenchantement du monde est une conséquence sémantique de l'humanisme ; il appartient au "savoir objectif" au sens de Popper, mais pas au réel "en soi", s'il est possible d'en dire quoi que ce soi .

Pour soutenir la ré-alité du désenchantement du monde, il faut prétendre avoir des connaissances qui excèdent l'esprit humain . Car on soutient que l'on connaît l'être-en-soi, antérieurement à toute représentation . Puisque l'on pose que "en soi", le monde n'a pas de sens . Mais ceci n'est que la conséquence de l'opposition de l'homme et du monde, qu'une conséquence idéologique, et non une vérité d'ordre supérieur . Dans la construction de la détermination sémantique de "monde" comme opposée à "homme" le monde n'a pas de sens, puisque "l'homme" seul en dispose . Cela est sémantiquement vrai dans le cadre sémantique de l'idéologie -racine . Dans la réalité, comment dire que le réel observé n'a pas de sens en dehors de toute observation ? Ne peut-tu constater qu'une telle prétention n'a pas de consistance logique ? La pluralité des sens n'implique nullement qu'aucun n'est réel ; elle implique que tous sont réels en leur ordre .
Y compris au plan sémantique le monde vide de l'idéologie racine.


La thèse peut vouloir dire qu'il n'est rien en soi qui soit signe, que l'être et le sémiotique sont séparés dans la réalité . Cela est vrai si l'on pose le monde comme une collection de choses isolées, car le signe est justement ce qui renvoie à l'autre que ce qu'il est soit comme identité (signification horizontale) soit comme essence (signification verticale).

Dans une perspective systémique, qui soutient que tout ce que l'idéologie racine identifie comme "chose" est un pôle d'oppositions, tout étant renvoie par nature à un autre, donc (de manière immanente tout d'abord) tout étant est naturellement sémiotique . La lumière dans le ciel est le signe de l'étoile réelle ; la fumée signe réel du feu . Tout visible se montre sur un horizon d'invisible, tout positif se montre par du négatif ; c'est une posture dialectique . Toute expérimentation scientifique est cadrée par ce qui ne peut paraître dans aucune expérience, et qui est bien tangible pourtant, la théorie . La science réelle ne cesse d'utiliser le caractère sémiotique de l'être . Et celle-ci n'est pas arbitraire, sinon les explosions nucléaires seraient inexplicables comme elles l'étaient pour Heidegger .

Par ailleurs, concernant la pluralité des mondes et des ordres auxquels l'homme participe de fait, le théorème de Gödel pose que dans tout système axiomatique et syntaxique logique, on trouve des propositions vraies qui ne sont pas démontrables par le système . La vérité d'une proposition est antérieure à sa démonstration . Les objets logiques ne sont pas soumis à nos caprices, pas plus qu'un mur de pierre . Ils sont, selon leur modalité d'être . Et à l'évidence, il existe d'étroites analogies entre les propriétés des objets mathématiques et celles des objets physiques . La thèse de l'arbitraire absolu de Feyerabend est à ce niveau une dénégation de l'évidence, parce que l'évidence ne peut être intégré par l'idéologie : il n'existe pas que le monde physique, et l'homme fermé sur lui-même . Comment pourrait-on alors découvrir une physique par la théorie mathématique, des années avant qu'une expérimentation soit même possible ?

Enfin les concepts de sujet et d'objet sont construits non séparément mais ensemble, et la vérité n'est pas dans l'objet, concept relationnel hypostasié, mais dans le lien qui les unit . Cela correspond, comme problématique générale et très vague, j'en conviens, à la non séparabilité quantique, où à la relativité . La certitude de l'objectivité et celle de la subjectivité se valent : je pense, donc je suis, donc il est de l'être . Le trajet inverse est aussi valable . Ce qui est subjectif ou objectif dans le sens ne peut être séparé . Le monde est totalité, comprend l'homme, et regorge de sens . Kant est un pornographe métaphysique, rien de plus qu'un idéologue de cathédrales subtiles, un systématicien des axiomatiques scotistes et occamiennes . Le démontrer se mérite!

Enfin, les liens entre l'homme et le monde, ou entre les hommes dans la société, sont intermédié par le symbolique . La désymbolisation, le passage de l'amour courtois au viol, ou du lien féodal à l'esclavage n'est pas la révélation d'un lien plus "vrai", il est changement du lien . Ce changement transforme l'amant en bête et le seigneur en bourreau, abaisse donc le supérieur comme l'inférieur . Cela, pour exprimer l'erreur typique de l'idéologie-racine, de considérer le symbolique comme "subjectif" donc "faux", par exemple dans le manifeste de Marx . Mépriser le symbolique, le droit, le langage, l'art, pour laisser le champ libre à la production et à l'exploitation de l'homme et du monde, n'est un progrès que pour le progressisme . Pour utiliser une image violente, la désymbolisation de l'homme, c'est la Schoah . C'est objectivement possible, ce n'est pas objectivement nécessaire .

Aucun lien, entre l'homme et le monde, ou des hommes entre eux, n'est nécessaire, sinon le fait même du lien, mais non sa structure . Par là même, la fausse naturalisation libérale de l'homme consommateur est déconstruite . L'art de la civilisation est l'art de ces liens . Une civilisation n'est pas vraie, c'est une œuvre d'art, cela me rapproche de Luis de Miranda . Changer de paradigme idéologique, c'est revenir à la dialectique, revenir de l'objet artificiellement isolé dans une objectivité mythique des modernes vers la non séparabilité . La liberté humaine est puissance de liens, et de mondes divers . La diversité anthropologique est réelle . Notre construction du monde n'est pas la seule, notre monde n'est pas le seul monde, ni le meilleur possible . Il a été une catastrophe qui ne cesse de se creuser . En sortir est d'abord sortir de l'idéologie qui l'a produit . Et il est illusoire de croire que la pensée qui creusera sa tombe sera conforme aux postulats de l'idéologie qui l'a permis, ni dérangeante, ni étrange à sa perspective malade .

Écrasons l'infâme!

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Zinaida Serebriakova