Authenticité et illusion IV : la guerre métaphysique comme authenticité.



Un traité de guerre idéologique, dont nous avons donné des fragments, reste à écrire : un Sun Tzu de l'Âge de fer . De manière disgressive, je veux souligner l'apparition de la guerre dans le domaine du visible du Système . La guerre métaphysique n'est pas une guerre secrète, même si elle a des aspects occultes, à l'intérieur d'un cycle d'occultation ; elle ne doit pas avoir lieu dans le domaine de l'entéléchie, de l'expansion de la puissance matérielle, sous peine de servir cette expansion et de renforcer son immunité ; elle ne doit pas être symétrique, ni dans son développement ni dans ses moyens, et c'est pourquoi la pensée moderne peine tant à l'identifier comme guerre . Métaphysique, elle s'appuie sur cette lumière innée qu'invoque Leibniz, la raison, ou intellect agent, universelle et commune aux hommes en puissance mais non en exercice . Comme la taupe, comme les termites, elle creuse à minima, vidant de sa substance la réalité moderne jusqu'à son effondrement .

Dans ce monde de fer omnibureaucratique, qui crée des services chargés d'évaluer l'allègement des services, les hommes de la masse peuvent s'épanouir, s'ils sont parfaitement vides : ils peuvent lire les pages sportives du parisien en week-end dans la villa familiale, mettre une chemise blanche pour sortir les enfants au parc, s'ils sont riches, ou boire des bières avec le survêtement de « leur » club devant la télé, s'ils sont pauvres, bref, ressembler à quelque chose de connu, ce qui semble parfois être le degré métaphysique maximal d'intensité de certaines existences . Mais très peu ont cette chance, d'être comme des bestiaux satisfaits de leurs champs bien clôturés . La plupart des hommes ressentent un manque, qu'ils comblent avec les produits du Système, mais parfois que le Système ne peut combler . Ici commence la recherche d'authenticité qui afflige tant l'Âge de fer . Deux livres récents évoquent cette quête de manière intéressante, Ramon, de Dominique Fernandez, sur lesquels j'espère écrire un article complet, et D'autres vie que la mienne, d'Emmanuel Carrère .

Le premier type de recherche d'authenticité est celui de l'enfant de la bourgeoisie, au sens noble du terme, car Dominique Fernandez n'eut pas l'enfance d'un riche . La faille silencieuse entre la représentation et la réalité est consubstantielle à la vie aristocratique et bourgeoise ; mais cette faille a longtemps été objectivée par les nobles, c'est à dire connue, reconnue et objet d'un travail sur soi . Ainsi le Roi Soleil faisait-il voir son lever, entendre ses pets et sentir ses selles aux proches et aux ambassadeurs . Mais cet art de la représentation de cour s'est transformé, en s'éloignant de sa figure, en occultation généralisée de secrets tenus pour inavouables, en « tenue des apparences » ; l'historique honteux de la famille, le sexe, l'argent, la maladie et la mort, etc sont devenus objets de secret . La famille bourgeoise dégénérée est ainsi apparence de justice voilant l'arbitraire, apparence de générosité voilant l'égoïsme et le mépris des pauvres, du personnel de service ; apparence, comme les franges des manteaux des pharisiens . Et cette multitude de défenses empêche d'être simplement sincère, rendant la générosité toute d'apparat, commandant de mirifiques cadeaux promis qu'il faut avoir l'élégance de refuser, rendant les remerciements insupportables car obligatoires, l'élégance absurde car oppressive, la fête emmerdante car raisonnable .



Si dans la famille un père a été traitre, collaborateur, suicidaire, alors le silence entourera ses enfants, un silence gêné . Dominique, fils de Ramon, note justement : « je suis né de ce traître, il m'a légué son nom, son œuvre, sa honte . Au centre de ma vie, depuis l'enfance : aimer ce qui est interdit, puisqu'on m'interdisait d'aimer l'objet de mon amour ». Parole sublime . Voilà Ramon Fernandez, un intellectuel bourgeois rongé de culpabilité, qui sans renier son verbe complètement, mais presque, se met à désirer la force virile des ouvriers, à pratiquer l'ouvriérisme, à se mettre au service de Jacques Doriot . Et la femme de ce dernier, mère de l'auteur, fille d'instituteur issue de l'ascèse des classes prépa, enivrée de malheur, incapable d'aimer le plaisir pour le plaisir, et dont il tombe pourtant amoureux, amoureux comme un amour moderne . Elle apprécie le caractère fougueux de son homme, tant elle est étriquée par une morale de recluse ; il apprécie son immaturité lisse et idéaliste, de sa virilité culpabilisée . Deux vouvoiements qui ne parviennent à s'emboîter, qui se déchirent et déchirent les enfants . Malgré l'effroi où ses choix jettent son fils, ce dernier en veut surtout à sa mère, à son incapacité à jouir, à abandonner sa volonté, sa jalousie . La voyant partir, il dit « la plus belle image de mon échec vital . Désormais, c'est fini pour moi»...et puis pour les enfants, des silences, des mensonges .

Dans la bourgeoisie de ce genre, la fascination pour la vérité devient nécessairement la fascination pour les ténèbres, la violence, le sexe et la mort . Le dandysme bourgeois épris de romantisme noir en est une figure . Mais Ellroy lui même, à travers toute son œuvre, poursuit-il autre chose que ce dévoilement de Dream-a-dream land, des meurtres et des tueries qui fondent l'usine à rêve du monde moderne, la Californie, comme le massacre du Hibou de la nuit ?

Alors la fascination pour la vérité est-elle vécue comme dévoilement de secrets, violence et dévoilement de violences cachées, cruauté, y compris envers soi-même, « analyse au scalpel » ; et l'on retrouve l'enquête généalogique, la psychanalyse, le matérialisme ivre de violence qui se présente comme lucidité supérieure . Mais cette lucidité supérieure n'est qu'une illusion de lucidité supérieure : la vérité n'est pas contraire à la raison, le caractère répugnant et sordide d'une affirmation n'est pas une argumentation, l'écorché n'est pas plus vrai que le modèle nu . Il n'existe tout simplement pas d'existence humaine sans symbolisation, sans abîme ; l'abîme n'est pas le mensonge des pères .

La seule authenticité de l'illusion est l'illusion .

Il est une autre quête de l'authenticité qui touche les cadres des grandes villes de notre âge, qui n'ont pas eu la chance d'avoir une famille marquée par l'apparence et les secrets inavouables : il s'agit des investissements authentiques . Après être justement issu de tels secrets, et avoir peint dans l'adversaire une sorte de maximum d'intensité dans le mensonge qui peut imprégner une vie familiale – dans une famille de la bourgeoisie bancaire suisse...- Emmanuel Carrère dans D'autres vies que la mienne présente deux problématiques parallèles, d'abord le retour tout relatif à l'authentique que crée un choc puissant de la réalité, le tsunami de 2004, le cancer, et ensuite la recherche d'authenticité dans l'amour et dans la profession de juge . Bien sûr cette façon de parler peut ne pas agréer à l'auteur .

Les investissements « authentiques » sont ces étants auxquels l'homme moderne s'attache pour fuir la futilité essentielle de la vie moderne . Classiquement, il s'agit de la carrière, car la puissance semble à l'ambitieux plus réelle que tout autre chose, de l'amour, des enfants, chair de ma chair et sang de mon sang, de la maison comme forteresse contre le monde, etc . Carrère en donne à mes yeux un bon exemple à partir de la page 31 :

« Informaticien en banlieue parisienne, rêvant de pays lointains, (il est invité au Sri Lanka) . Philippe a pensé : c'est ici la vraie vie, c'est ici que j'aimerais vivre un jour (…) (il y revient huit ans plus tard, y construit une vie partagée avec sa fille et son gendre, et sa petite fille Juliette entre France et Sri Lanka). (...)Philippe pensait : j'ai trouvé l'endroit où je veux vivre, j'ai trouvé l'endroit où je veux mourir . (…) (il se fait un ami Sri-Lankais, M.H.). Je crois que je suis devenu Sri-lankais, a dit un jour Philippe, et il se rappelle le regard amical mais un peu ironique que lui a jeté MH : que tu crois...(...) sa vie, quoi qu'il en pense, n'était pas là .

« Ce matin (...il est) resté à la maison pour garder Juliette et Osandi, la fille du patron de la guesthouse . Il lisait le journal local, assis dans son fauteuil en rotin sur la terrasse du Bungalow, de temps en temps levait les yeux pour surveiller les deux petites filles qui jouaient au bord de l'eau . Elles sautaient en riant dans les vaguelettes . Juliette parlait français, Osandi sri-lankais, mais elles se comprenaient très bien quand même . (…) tout était calme, la journée allait être belle (…) c'est alors que la vague est arrivée
. »

La voilà l'authenticité de cette authenticité . Toutes ces vies humaines, ces photos, ces journaux intimes, ces investissements faits pour dépasser la futilité, la superficialité, les apparences, pour se construire un avenir humain, pour se conduire à une bonne mort . « Ce regard légèrement narquois, sans malveillance, sur les gens qui s'agitent et se stressent et intriguent, qui ont soif de pouvoir et d'ascendant sur leur prochain... ». que de « groupes de parole » petits bourgeois qui tissent indéfiniment sur l'excessif attachement aux richesses, à l'apparence, pour le « bonheur », ce catalogue des idées reçues, ce renforcement mutuel des égos dans l'ivresse du mensonge, vanité, vacuité de cette supériorité ! Ce sont les activités, les pensées compensatoires du vide, l'illusion d'avoir triomphé de l'illusion comme illusion véritable . Que de gens qui savent, qui sont parvenus, qui se croient riches, alors qu'ils ne sont rien : « parce que tu dis : je suis riche, je me suis enrichi, et je n'ai besoin de rien, et que tu ne connais pas que toi, tu es le malheureux et le misérable, et pauvre, et aveugle, et nu . » (Apocalypse) .



La vérité est la quête même de la vérité, prévient le Hagakure . Et voilà qu'en un instant insaisissable les années, de soins, d'inquiétudes, se résolvent en néant . Tant d'efforts pour se convaincre de sa supériorité sur la futilité des « autres », l'archétype même de la vie bobo, des collectifs écologistes et sans papier ! Un choc inattendu, un animal sur la route, et ce qui paraissait le fondement ontologique d'une existence humaine devient aussi exténué qu'une image, qui fait entrevoir ce qui aurait pu être .

Vanité des vanités, et tout n'est que vanité, en vain le Roi s'efforçait-il de la retenir...Madame se meurt, madame est morte ! rappelle Bossuet dans son sermon sur la mort d'Henriette d'Angleterre .
Ce thème est si fréquent dans la littérature, si poignant et féroce, que Carrère le retrouve plus loin dans son livre, avec le cancer . Mais on le retrouve dans la mort du fils de Barry Lindon de Kubrick d'après Thackeray ; et dans le Maître et Marguerite de Boulgakov dans son contexte sapientiel . Je cite ce passage de la littérature universelle :

« Pardonnez moi, dit doucement l'inconnu, mais pour gouverner, encore faut-il être capable de prévoir l'avenir avec plus ou moins de précision (...)Or (…) comment l'homme peut-il gouverner (…) si (…) il ne peut même pas se porter garant de son propre lendemain ?
Tenez, imaginons ceci (…) vous vous mettez à gouverner (…) et soudain...hé, hé...vous attrapez un sarcome au poumon (…) et c'est la fin de votre gouvernement !

Dès lors, vous vous moquez éperdument des autres...vos proches commencent à vous mentir (...) »

Dans fantaisie militaire, d'Alain Bashung, le thème de l'illusion des investissements est central dans l'album . La nuit je mens est très claire :


« La nuit je mens
je prends des trains
à travers la plaine
la nuit je mens
je m'en lave les mains (…)

j'ai fait la saison dans cette boîte crânienne,
tes pensées je les faisais miennes
t'accaparer seulement t'accaparer

d'estrade en estrade
j'ai fait danser tant de malentendus
des kilomètres de vie en rose

Un jour au cirque
un jour a chercher à te plaire
Dresseur de loulous
dynamiteurs d'aqueducs

La nuit je mens
je prends des trains
à travers la plaine
la nuit je mens
Effrontément »

J'ai dans les bottes
des montagnes de questions
où subsiste encore ton écho
(…)

La voilà, cette recherche d'authenticité dans la vie ordinaire de l'Âge de fer, ces kilomètres de pavillons monotones, ces kilomètres de couples ni probables ni improbables, ces kilomètres de mensonges effrontés, de cirque, d'oubli de la mort, ces kilomètres de questions où subsiste étouffé l'écho de ce qui aurait pu être, ces kilomètres de vie en rose parcourus dans les trains, ces mêmes trains de la nuit, ces trains vautours qui sillonnèrent autrefois l'Europe .

La nuit est favorable au rassemblement des souvenirs, vieux de milliers d'années, et à l'amour .

« Avec elle j'ai cherché l'ultime question, la raison de la vie, et j'ai perdu . J'ai navigué loin de mes souvenirs, navigué pour me ressouvenir . Je vais vers la chute pour vivre encore, pour fuir la honte et les bavardages, et vivre vivre encore . Encore une fois le soleil illusoire s'enfonce dans la mer . L'ultime question amère de la mort subsiste toujours . J'ai couru dans la nuit, et le temps qui manque, manque encore . Dans l'amour elle devient toute dans sa peau, elle se réunit à moi dans sa surface . Je peins sur son corps avec mes mains, avec de la peinture noire . Nous sniffons de la cocaïne . Elle devient le triomphe de la mort . L'ultime question, être toujours déjà mort, reste sans réponse. »

Cette vie en Rose, dans le livre de Carrère, qui s'évanouit comme un rêve devant le cancer et le tsunami, pour laisser place à une authenticité purifiée d'avoir médité la mort . La mort est la voie d'accès à l'authenticité, tant pour le bonheur en survêtement que pour le bonheur du bourgeois déraciné :

Carrère cite p 139 Mars, de Fritz Zorn :

« La question du cancer se présente d'une double manière : d'une part, c'est une maladie du corps (…) d'autre part c'est une maladie de l'âme, dont je ne puis dire qu'une chose : c'est une chance qu'elle se soit enfin déclarée . »

« je me déclare en état de guerre totale »,
termine ce personnage qui se tord dans les pinces du crabe écarlate .

Le processus de guérison est le passage de la névrose d'angoisse à la colère et à la révolte qui en font un homme libre : je paraphrase Carrère . L'Âge de fer est, pour l'homme de la nostalgie, le lieu d'une souffrance légitime qui doit être comprise et transformée, de la haine de soi-même que propose le système à travers le pouvoir psychiatrique, à la guerre métaphysique . La violence du détachement que cela suppose est énorme, exceptionnelle, et ne peut devenir massive dans la population qu'à travers une catastrophe .

Cette sortie des investissements est très comparable à la sortie des divertissements chez Pascal ; la seule différence de Pascal avec un dandy c'est que le dandy conserve ces divertissements qu'il sait vains ; il danse sur la corde au dessus de l'Abîme . Pascal n'est pas un homme des mondes anciens, mais une expression nette et structurale de l'Âge de fer . Quels types d'hommes opèrent cette sortie ?

C'est à ce moment que l'on rappellera la voie de la main gauche : car le détachement des investissements conjoint le révolutionnaire professionnel léniniste, le tzigane et l'artiste errant comme Rimbaud, dont Guénon note qu'ils peuvent être une figure moderne du Maître ; l'ermite, le criminel d'un type aventurier, et le guerrier . Le point de conjonction fondamental dans l'Âge de fer de ces types humains est le détachement métaphysique, la vie à proximité de la mort :

« Chaque matin, votre esprit doit recommencer à affronter l'idée que vous êtes déjà mort . (…) Réfléchissez à toute sortes de morts, imaginez les moments où la mort peut soudain vous surprendre, comme lorsque vous êtes mis en pièce par des flèches, des balles ou des sabres, emporté par une grande vague, contraint de vous jeter dans les flammes d'un feu ardent, frappé par la foudre, emporté par un tremblement de terre gigantesque, jeté dans un précipice vertigineux, décimé par une maladie fatale .
J'ai entendu un ancien dire : « passé le pas de la porte, l'homme se trouve parmi les morts ; passé la barrière de son domaine, l'homme doit affronter ses ennemis . Il ne s'agit nullement ici d'une mise en garde, mais bien de la nécessité de se forger une attitude mentale qui permet d'affronter l'idée que nous sommes déjà morts . »
Hagakure, onzième volume .

La seule authenticité de l'illusion est d'être le tissage des hommes et des mondes, d'être justement l'illusion, le fleuve toujours mouvant et impassible, la mer toujours recommencée ; d'être insaisissable, sublunaire, à jamais flamme éphémère, à la fois personnage et décors . Car dans ton rêve, ami, tu n'est pas seulement cet être qui agit, tu est aussi le décor, l'espace et le temps de cet acte .

La guerre totale, la guerre civile mondiale n'est pas visible, elle reste un feu invisible que des brumes visibles parfois manifestent à l'œil qui sait voir . Mais l'âme doit être forgée, comme une épée . A l'aurore du Kairos « je me déclare en état de guerre totale » est une parole désubjectivisée, universelle .

Les types de lien V : Le lien dans le cas d'exception .



(William Morris, la belle Iseult)


Est souverain celui qui décide dans le cas d'exception . Ainsi Carl Schmitt définit-il dans sa Théologie politique le souverain .

La loi humaine n'est pas la loi physique, elle admet de droit des exceptions . Le droit, les règles sociales sont contraires à l'épanouissement du cœur, à la charité : elles sont un mal nécessaire . Leur nécessité est d'ordre inférieur .Elle ne sont que le remplacement mécanique de la personne originaire du Souverain . On ne peut les supprimer sans grands maux . Cependant, ne pas laisser d'interstices est folie bureaucratique, entéléchie de l'exercice technologique de la Loi, qui permet la fabrication de machines juridiques, et produit une tyrannie aveugle, qui se préoccupe de problématiques étrangères à la justice, purement techniques, comme la « tolérance zéro » . Dans cette optique le cas d'exception, qui est un signe de perfection d'un système juridique, devient un simple défaut du process automatisé d'application de la « loi ». La surveillance générale technologique se construit, avec pour fin l'application générale de la loi, même quand cette application est absurde . La logique très perverse de provocation et d'application préventive de la loi se met également en œuvre . En toute logique, un propos de révolté, voire de colère, risque de devenir un délit ou un crime : ainsi est ouverte la voie au contrôle tyrannique de l'opinion et à la fermeture non moins tyrannique des sujets de discussion légitimes .

Les codes anciens étaient eux ouvertement contradictoires sans se déjuger, non par pluralité de normes mais par sagesse . La Loi de Manou interdit absolument le divorce, puis codifie ses conséquences s'il s'avère nécessaire . Nous pouvons penser des interdictions générales et des cas d'exception . Nous avons raison d'accepter qu'un mourant non seulement soit soulagé, ce qui est la volonté commune de l'époque : le soulagement de la douleur, pas la jouissance – mais aussi jouisse de l'usage de drogues s'il le désire . Pourtant nous avons raison d'interdire l'usage de drogue en général, car la jouissance constitutive de l'homme, en tant qu'essence, est celle de l'extase, de la sortie de soi même, là où la drogue en général enferme en soi, et transforme donc le paradis artificiel en enfer .

Toute loi authentique mérite exception . C'est même l'exception qui légitime la règle, qui lui confère son authenticité ; et la décision de l'exception est ce qui manifeste le mieux la souveraineté . Relisez, amis, l'épisode de la femme adultère . Et qu'est ce que le miracle, sinon la manifestation souveraine de l'exception à l'ordre commun ? La Loi n'est pas nécessaire et fait face à la puissance de la volonté et à la variété des circonstances et des hommes . « Une seule loi pour le bœuf et pour le lion, voilà l'injustice . » C'est pourquoi le Souverain doit être un homme faillible, non une machine, ou un principe universel injuste par essence . Car c'est l'homme qui en ce monde est dépositaire de la justice et de l'injustice .

La loi la plus humaine est la loi des liens entre les hommes ; car l'homme est un animal politique, uni par le symbole, le plus immédiat étant la noblesse de sa langue, miroir du Verbe éternel . La loi tisse les liens entre les hommes, et il est donc de nature, et de l'ordre de la souveraineté qu'il y ait des liens exceptionnels, éclatants .

L'illusion moderne du couple, le lien essentiel et ordinaire entre les sexes, est de croire qu'il est une fin de la vie, un terminus, alors qu'il en est une étape, et un élément vital pour la communauté humaine et les générations . L'illusion moderne de la cité libérale est d'être la fin de l'histoire . Je voudrais renouveler de toujours nouvelles formes de relation, qui ne soient pas une condamnation du mariage et de la société, et ne soient pas non plus sous sa dépendance . Qui ne soient pas la simple étreinte physique au goût doux-amer, ou la jouissance individuelle acosmique, et vaine . Je réfléchissais à les théoriser .

Des relations qui accordent en harmonie les contraires, les ténèbres et la lumière, la proximité et la liberté indéfinie et fragile ; la confiance et la distance ; la brûlure et la survie sociale . La guerre, mère du monde ! Une relation qui ne prétendrait pas donner l'Univers, que personne ne possède, mais la clef de mondes intérieurs .

Cela peut paraître fort peu raisonnable, mais je crois avoir assez montré que je me moque de brûler, que je ne crains que de mourir enterré vivant dans un monde malade, pour reprendre un honorable disciple de Lacan .

Dans tous les cas, une relation exceptionnelle est une exception au droit . Le droit général, co-production du droit naturel et de l'homme dans ses besoins nécessaires et étriqués, humains trop humains, et les règles générales, fixent d'étroites limites aux liens, dans le but de préserver l'isolement post - babélien de chacun face au souverain, et aussi la liberté individuelle dans le cas de relations injustes . Le jeu des liens, les limites, sont des garanties de ma liberté, comme le montre à la plupart le relâchement progressif des liens parentaux dans leur histoire personnelle . Mais selon les personnes, il en est d'autres exemples .

Créer une relation d'exception, c'est cela : constater, non pas décider, qu'une rencontre est un moment crucial de la vie, et qu'elle ne peut être médiatisée par des règles existantes . Cela est un problème, car ni la règle ni l'habitude ne peuvent nous permettre alors de prévoir la suite . Ni la règle ni l'habitude ne peuvent nous dire comment se comporter, puisque le cas est un cas d'exception .

« Elle me regarda avec étonnement et je compris tout d'un coup – et de la manière la plus inattendue – que depuis toujours je l'aimais, j'aimais cette femme ! Quelle histoire, hein ?(...) L'amour surgit devant nous comme surgit de terre l'assassin au coin d'une ruelle obscure et nous frappa tout deux d'un coup . Ainsi frappe la foudre, ainsi frappe le poignard ! Elle affirma par la suite que les choses ne s'étaient pas passées ainsi, que nous nous aimions évidemment depuis très longtemps, depuis toujours, sans nous connaître, sans nous être jamais vus, et qu'elle même vivait avec un autre homme (…) Donc elle me disait qu'elle était sortie ce jour là avec des fleurs jaunes pour qu'enfin je la rencontre, et que si cela ne s'était produit elle se serait empoisonnée, car son existence était vide.
Oui, l'amour nous frappa comme l'éclair . Je le sus le jour même, une heure plus tard, quand nous nous retrouvâmes, sans avoir vu aucune des rues où nous étions passés (...)
Nous causions comme si nous nous étions quittés la veille, comme si nous nous connaissions depuis de nombreuses années (…) et bientôt cette femme devint secrètement mon épouse (...) »
Boulgakov, le Maître et Marguerite .

Le cas est connu, et plus intelligible, par le mythe le plus puissant de la matière de Bretagne, l'histoire de Tristan et Iseult . Tristan est représentant du Roi Marc pour aller chercher Iseult en petite Bretagne, et la mère d'Iseult lui donne un philtre magique pour s'attacher le Roi son époux futur . Mais Iseult et Tristan se reconnaissent, mélancoliques et passionnés, et Iseult offre à Tristan le philtre dans le secret . Iseult verse dans son verre le destin . Commence alors une vie hors des yeux des hommes, où l'essentiel devient caché, une clandestinité quotidienne, une vie hors la loi, puis une fuite sauvage dans la forêt, avant une réconciliation de façade avec le monde humain, car même l'effet du philtre arrivé à son terme préfix, effacé comme des pas sur la plage, Tristan et Iseult ne peuvent s'oublier l'un l'autre, et sont impuissants à engager leur foi . Ainsi la femme qu'épousera Tristan, traversant une rivière, dira que l'eau fraîche qui remonte entre ses cuisses est allée là où Tristan n'est jamais allé .

Cet amour est le cas d'exception par excellence, car Tristan est le vassal de Roi, et Iseult la Reine . Au regard de l'épée de la Loi, leur crime ne peut être plus avéré, plus grave : ils ne sont plus des êtres humains, mais des proies pour les lépreux . Marc est un être qui porte la souffrance, la tristesse, la colère et la honte, et dont l'affliction est celle de tout son Royaume . Pourtant le mythe ne les condamne pas mais les défend, prend leur parti : leur donne raison . Cette raison ne se comprend que par le cas d'exception .

Et le cas d'exception ouvre des abîmes de questions sous les pas de la Loi ; le cas d'exception apparaît comme foudre d'obscurité dans le monde lumineux et clair de l'ordre humain . Le cas d'exception est terreur sacrée, et ainsi s'exprime par le symbole, le mythe, pour rendre sa puissance plus discrète, comme une teinture de mélancolie dans la musique et le poème des mondes humains . Seul l'homme noble affronte l'abîme, l'occulte de la gnose . C'est l'œil qui regarde qui se refuse à scruter l'abîme, qui détourne le regard : l'occulté est terrifiant .

Tout auditeur, tout lecteur sait obscurément que la loi qu'il défend, et qui le défend, ne peut être défendue contre une souveraineté supérieure, la puissance d'hommes nobles, l'intervention des autres mondes, le secret et le pouvoir de la vie . La Loi est faite pour l'homme, et non l'homme pour la Loi . C'est cela, la conscience gnostique en sa manifestation mythique . Cela n'a rien d'un matriarcat, et même en est l'inverse, c'est une pointe extrême de la conquête spirituelle des liens . Le récit sublime évite la rudesse de l'énonciation pure et simple : la vie authentique doit triompher de la Loi, y compris la plus sainte, celle de l'Église . Il existe une fraternité entre l'Ermite et le couple rejeté dans la forêt, la fraternité du refus, de la radicalité . La radicalité vitale qui mena à manger le fruit de la connaissance du bien et du mal est celle même qui permet d'affronter le glaive étincelant de flammes du chérubin lors du retour . L'amour de Marie Madeleine pour l'amour, pour la peau humaine et les huiles parfumées, le parfum entêtant de la violette, le même que l'amour pour son Seigneur . « Il te sera beaucoup pardonné parce que tu as beaucoup aimé » . La crucifixion est le symbole de l'autorité de la chose jugée .

Je te parlais d'être touché, ému, bouleversé, inquiet . Reprenons ces sentiments dans le cas d'exception : le bouleversement est un renversement, une surprise légitime, et une peur inavouable, une angoisse, une murène qui se convulse parmi les viscères . Voilà cet étrange astre qui se lève, et les yeux le voient et ne le voient pas, veulent et ne veulent pas le voir . Est-il cela même qu'il annonce, ce cas d'exception obscurément pressenti, ou tout autre chose, ou rien qu'un fantôme illusoire glissant silencieusement sur des escaliers vermoulus ? Que faire ? Tôt ou tard il faudra saisir ce reflet, avant qu'il ne disparaisse en ne laissant que des questions sans réponses, et regarder ce qu'il en reste, une poussière d'or, un vent mauvais, un calme bloc ici bas chu d'un désastre obscur . Un événement tel que je voudrais que tu sois à mon enterrement . Et cela, c'est un enjeu de l'ordre de la vie même, un enjeu mortel . « L'amour surgit (...) (comme) l'assassin (...) ainsi frappe le poignard... »

Voilà donc le cas d'exception dans le tissage des liens : la souveraineté m'échappe totalement, et je retarde le moment crucial comme on retarde le moment d'un duel décisif, à la vie ou à la mort . L'attente de cet affrontement décisif est une guerre d'escarmouches, une guerre délicieuse, protectrice, où les boucliers gardent d'exposer le corps, gardent du sang coulé, irréversible . Mais cette guerre de délices est tissée d'inquiétude, car elle ne peut être éternelle et se ferme fatalement sur un moment crucial, un instant infime qui lui donnera sa nature, alors encore indécise . Dans le lien du cas d'exception, je fait de l'autre le souverain de ma vie, je lui accorde la décision sur le cas d'exception . C'est la foi que je lui donne . Un mot de sa part, et le fantôme majestueux s'illuminera comme aurore boréale, dans ses derniers feux, avant de disparaître dans les plis somptueux et illusoires du ciel nocturne, quand nul phare, nul luminaire égarés dans les brumes comme le grand corps blanc du noyé tournoyant vers l'abysse, ne dérange le sommeil des ténèbres .

Mais si le cas est bien le cas d'exception, la position de l'autre est symétrique, et je dois en toute loyauté et fidélité être digne de ce don terrifiant, moi qui ne suis rien d'autre qu'un mortel, un être étriqué, à peine plus qu'un rêve dans un divin sommeil . Suis je digne d'être l'objet de cette foi à laquelle j'aspire ? Suis-je digne de porter cette foi ? Que pèse ma foi donnée? Que puis-je apporter de juste à mon fol désir ? Voilà l'inquiétude double comme la guerre des mondes, double comme les deux pôles du cas d'exception, l'envahissante marée de l'inquiétude qui colore toutes choses, les nuages dans le ciel, la lune nocturne, et le moindre clin d'œil du monde à mon attente, les arbres pensifs, les corolles, mon attente qui semble se refléter en toute chose comme dans l'œil du serpent immémorial .

Car le cas d'exception engage le monde entier de l'être humain sur qui il s'abat, et il le voit partout reflété, comme dans un miroir . Le cas d'exception est la réalisation pratique du caducée, l'emblème reptilien d'Hermès : de deux, il doit faire un, malgré l'axe, cette épée de justice qui paradoxalement les sépare et qui paradoxalement les réunit .



Le lien de l'état d'exception n'est pas réservé à l'amour . Quand la vie la plus intime est entre les mains d'autres hommes, alors naît ce lien d'exception, qui dépasse tout conditionné et s'élève à l'inconditionné sur le modèle féodal . Je revendique la noblesse et la conformité à l'homme du modèle féodal . Une rencontre pendant la Résistance était un tel abandon, puisque seule cette personne, parfois inconnue, qui avait ma confiance me garantissait ma vie . La confiance était impossible rationnellement et absolument vitale : il fallait construire sa vie sur cette confiance . Bénis soient ceux qui ont hébergé des juifs, qui ont rusé avec la terreur et la mort, qui ont pu montrer et vivre un lien sans calcul, un lien tel qu'une foi, qui je l'ai déjà dit n'a rien d'une croyance ou d'une créance, ni d'un pari . Cette foi est une condition nécessaire d'une vie pleinement humaine, d'une dignité qui est au delà de l'existence . C'est pour cela que prendre le risque de mourir est un destin inévitable pour le résistant : parce que ne pas le prendre serait remettre en cause une respiration de l'esprit . La respiration de l'esprit est une urgence vitale pour l'homme de nostalgie . L'homme de haut désir sait que la vie humaine est au delà de la survie du corps et de ses fonctions . C'est pour cela qu'un monde sans cette radicalité risque de devenir inhumain, et que l'humanité la plus haute apparaît dans la douleur, qui fait désirer ce qui manque dans la vie ordinaire : « il n'est rien de l'ordre du mal à ce qui peut être enduré » .

J'ajoute qu'une organisation révolutionnaire authentique ne peut être organisée autrement qu'essentiellement par la relation d'exception, pour faire face à une situation d'exception .

Je pense à des relations telles que si on se disputait, si on ne se parlait ni ne se voyait pendant dix ans, tu pourrais encore avec certitude venir vers moi et compter sur mon engagement à ton service, non pas sur un contrat, mais sur une foi, parce que je t'ai reconnu comme faisant partie de mes très proches en ce monde . Venir vers moi dans le cas d'exception, quand la vie est en jeu . Et où moi je pourrais, la guerre venue et l'ennemi en coalition, compter sur ton panache, ta joie et ton attention dans le désert, hors de la pensée de la victoire et du profit, pensée illusoire et sans espoir pour l'homme mortel, dont la vie se conclut nécessairement par une défaite en ce monde, sauf s'il meurt après avoir vécu le cas d'exception, mourant alors comme un souverain ; sauf s'il meurt dans une juste guerre . Être sur le même réseau, même si ce réseau s'endort et laisse place à tant et tant de vies et de pensées . Savoir que tu mettrais une rose sur ma tombe, une rose noire . C'est bien ainsi que les Spartiates, race de l'exception s'il en fût, construisaient leurs liens . On trouve dans Beowulf, bréviaire ancien et étrange dans sa rudesse de l'éducation du souverain, dans la seule traduction noble, celle de Jean Descat : « C'étaient des hommes d'expérience, et leurs paroles se teintaient de mélancolie ».

Le lien d'exception est le modèle par excellence du lien aristocratique, théorisé par le Hagakure et modèle de la foi : les hommes de guerre ne pouvaient s'accommoder que d'une relation inconditionnelle à l'heure où la vie est en jeu .

Le réseau de résistance n'est pas un réseau d'idées, c'est un réseau de fidélités personnelles fédérées par des principes . Il ne s'agit pas de mourir pour des idées, mais de se rappeler qu'une relation pleinement humaine est inconditionnelle : c'est uniquement pour cela que la mort est l'essence du bushido .

Les organisations les plus puissantes se sont forgées sur la relation d'exception, dans le risque vital de la guerre, ou de la lutte des révoltés contre un Système policier . La résistance française en est un exemple éclatant . Toute organisation doit méditer cela, avant de prétendre simplement poser quelque autre chose . L'étrange, rare et sombre roman Gullo Gullo de Miodrag Bulatovic donne un exemple cruel de ce lien en temps de guerre :

« J'eus alors la chance de voir arriver un paysan, sur une charrette tirée par un cheval . Il me fit monter dans sa charrette et m'emmena, je ne sais pas trop dans quelle direction . (…) « Si on me donnait les papiers de ce Juif balte, (un collaborateur démoniaque qui poursuit le narrateur, et qui le fait pour fuir l'enfer, avoir des papiers pour émigrer en Terre promise) je ne m'arrêterais pas dans leur prétendue terre promise de Judée, je m'en irais beaucoup plus loin, j'irais au bout du monde chercher le bonheur, qui doit bien exister quelque part », murmurait mon sauveur, tout en me montrant la route qui menait au camp de Mauthausen . Elle était bordée de tilleuls, de cerisiers, de peupliers, et surtout de rosiers dont certains étaient haut de plusieurs mètres . Les oiseaux chantaient . Je regardais en direction du camp et je retenais mes larmes . (...) Docteur, je n'oublierais jamais l'homme qui m'a donné à manger, qui m'a offert de la bière et qui a partagé sa cigarette avec moi . Il aurait pu me dénoncer, il ne l'a pas fait. Je le revois encore, vouté, bigle, narquois . (...) il chantonne, il jure, mais il est circonspect . Il m'a souhaité bon voyage, figurez vous, en me parlant de je ne sais quelle terre promise honnête et humaine . Et puis il est parti, avec sa haridelle, en direction du camp de concentration de Mauthausen . Glacé d'horreur, j'ai pris la route de Bad Leonfeld où m'attendaient d'autres faux papiers... »

Ne pas comprendre que j'aie pris l'amour comme exemple du cas d'exception est se fermer à la compréhension de la puissance de ces sociétés . Certaines sont basées sur l'eros, d'autres sur l'agapè . Mais le principe est le même, elles sont fondées sur la jouissance autant que sur la fonction, là où l'Âge moderne a travaillé à éliminer la jouissance de ses organisations, qui ne peuvent comprendre que la fonctionnalité la plus stricte dans la concaténation totalitaire, et non totalisante, de leur entéléchie . Totalitaire, l'organisation qui veut réduire ses membres à ses déterminations étroites ; totalisante, l'organisation qui fait un tout organique de la réalité totale des personnes qui la composent, comme une société traditionnelle . La première réduit à la solitude l'excentrique et l'artiste, condamne désir et nostalgie ; la deuxième leur donne une fonction sacrale, et exalte le désir vers les finalités du haut désir tant désiré .

Pensez y bien, amis, le puritanisme technocratique accepte l'anesthésie, mais pas la jouissance, en tout cas pas son aveu . La société peut prendre en charge le soulagement de la douleur, non le plaisir, car le plaisir est une dimension purement individuelle, et même secrètement culpabilisée au delà de l'exaltation apparente, de l'Âge de fer . Le bonheur n'est pas politique . Autre exemple de ce puritanisme, le plaisir, la recherche de la jouissance de l'être, la poiésis, paraît presque pathologique . Pourtant les plus grandes jouissances sont les réjouissances, les plus grandes jouissances sont collectives et imprégnées de symbolisme . Voyez le carnaval . À nouveau, le bonheur est une idée neuve en Europe . Et dans cet état d'exception, il appartient à la relation d'exception d'être organisatrice des hommes nobles .

Viva la muerte !

Extase et adrénaline. Willial Blake comme Empédocle.

(Blake, guerre)

I will not cease my mental Fight
Nor shall my Sword sleep in my hand
Till we have built Jérusalem (...)

Illusions de l'authenticité, 3. De la classe dominante comme classe révolutionnaire .


(Gérôme)


« L'élite dominante ne peut ainsi adhérer à l'idéologie-racine sans difficultés, ni restrictions mentales, ce qu'Hannah Arendt note dans les cas de l'Allemagne Nazie et du Stalinisme . Aussi la tyrannie deviendra-t-elle de plus en plus l'authenticité des modernes, une tyrannie donnant le spectacle de la liberté : nous avons tout loisir de nous moquer de ce qu'était la réalité de l'URSS, cette « vie devenue meilleure », proclamant la liberté d'expression dans sa constitution pendant la grande Terreur . »

C'est aussi pourquoi l'élite dominante, ou plutôt une partie, peut être la meilleure alliée d'un mouvement révolutionnaire : les cas à étudier étant la conversion de la haute noblesse française à la philosophie des lumières avant 1789, et l'abjuration massive du marxisme par la nomenklatura de l'URSS dans les années 80 . La structure de la propagande moderne fragilise les idéologies dominantes, car la force n'impose que le spectacle de l'assentiment . Alors l'ordre symbolique humain est détruit par les interstices béants que crée la prolifération cancéreuse du mensonge dans les aspects les plus intimes de la vie, puisque même les mots les plus quotidiens deviennent manipulés ou interdits .

Les grands mots se démonétisent d'abord, et la propagande cherche alors les champs où la parole a encore une valeur pour les investir . Mais loin de redonner à l'idéologie -racine la vigueur des frontières de conquête, ces lieux fascinants pour le monde moderne, ces nouvelles frontières de l'extension et de l'intensification, au stade ultime où nous sommes, ultime intensif du déchainement totalitaire après l'ultime extensif de l'impérialisme, ne font que déterminer l'étouffement de toute forme de vie humaine supérieure . La vie humaine est alors désertique, envahie par la manifestation multiforme de la nostalgie impensée de l'être, les activités compensatoires les plus diverses fournies par le Système, le donjuanisme, la mélancolie, la haine de soi, et des pathologies sociales comme les addictions se développent, ainsi l'alcoolisme massif en URSS . Notre monde gère mieux cet aspect, puisque c'est la pharmacie, de meilleur aspect, qui a pris le relais de l'alcool . L'alcool a été le premier grand médicament de l'Âge de fer .

En passant, la Bretagne du XXème siècle, celle des fils ne pouvant comprendre leurs grands pères et les regardant avec horreur et mépris, les suicides par pendaison dans la grange, de l'alcoolisme, comme nombre de peuples détruits dans leur racines, a connu silencieusement un sort comparable . Quel étrange sort de malédiction, pour un peuple, que de perdre une de ces croyances fondamentales qui permettent de vivre comme être humain, celle de la transmission du Sacré à ses fils et à ses filles . Étrange destinée que celle de se retrouver face à ses enfants comme face à des étrangers, qui ne parlent plus la même langue, et vomissent toute votre vie, qui leur a donné naissance . Cela bien sûr n'est pas une violence symbolique, non : c'est le progrès dans le récit archétype renouvelé pour tant de peuples de l'idéologie-racine . Amis de tous les peuples vaincus, il faut cesser de croire cette version de l'histoire pour revivre dans ses racines, condition semblable aux hommes, qui les portent avec eux, et aux arbres, et surmonter la souffrance des pères . Et là où l'arbre meurt, l'homme paraît encore vivre, mais est à peine humain . Méfiez-vous, amis : le Système vous prend vos enfants comme aux bretons, et vous risquez de ne pouvoir suivre leur « consommations culturelles », si vous manquez la plus grande vigilance . Nous risquons tous d'avoir des enfants étrangers à leurs pères par le « progrès » : souvenez vous ! Un tel effondrement n'est pas la lente dérive légitime des civilisations, qui affrontent des temps toujours nouveaux ; c'est la rupture volontaire de toute possibilité de transmission, le risque de la perte de l'essence de l'homme, qui est transmission non seulement de corps et de sang, mais aussi d'esprit et de vérité, cela même qui fut appelé civilisation . .

Dans une telle vacuité les élites bureaucratiques ont autant que les autres hommes besoin d'un récit archétype pour donner du sens à leurs vie de calculettes . L'établissement de l'ordre libéral n'est pas seulement ce récit horrifié des opposants, le grand bond en arrière selon les penseurs authentiques de la gauche, c'est aussi l'Exode, la glorieuse sortie de la route de la servitude, que se racontent les héritiers de la Société du Mont Pèlerin, les uns comme un bond en arrière, les autres comme un bond en avant, structurellement un et même . L'obscur dit : « le chemin vers le haut et le chemin vers le bas : un et même ». Ainsi même ironiquement, le veilleur du pouvoir peut-il être cité fraternellement par l'opposant .

Le spectacle et le mensonge sont proportion de la nostalgie que dégage la négativité extrême du Système . La Tyrannie floue, comme les totalitarismes modernes, ne joue pas seulement avec la veulerie et la haine, mais bien plus encore avec les sentiments, les espoirs et les désirs les plus élevés des hommes . Elle se fonde sur la nostalgie de l'être . Aussi les plus hauts représentants de l'esprit ont-ils pu servir les tyrannies les plus destructrices, entre la haine de soi et la haine destructrice du Système, quand ils imaginaient que le nazisme ou le bolchevisme le détruirait jusqu'à la racine, définitivement . De même, la tyrannie actuelle en devenir, lentement produite par l'entéléchie, ne rentrera en scène complètement, comme Moby Dick, que quand elle n'aura plus besoin de voiles, de prétexte et de fins pour régner . En attendant elle trouve des esprits pour croire à ses images multiples et versicolores, et y lire le récit archétype politiquement correct de la libération qu'ils y veulent . Tout cela va nourrit la naïveté de ceux qui préfèrent attendre, puis va aux poubelles de l'histoire . Qui a cru que les réseaux informatiques créeraient une nouvelle démocratie d'entreprise ? Que la mondialisation préparait un nouveau paradis d'égalité, un empire ? Ainsi se préparent de nouvelles étapes de plus en plus « décomplexées », où la propagande est ouvertement dénoncée par les propagandistes eux-mêmes .

La seule réalité que reconnaît le Système est la puissance matérielle ; non la supériorité culturelle, pour laquelle on a des tas de respect, non la supériorité morale, sauf pour les autres, pour leur donner un peu d'émotion . C'est cela, être décomplexé : le maître de l'Âge de fer peut être un jouisseur inculte, qui se moque absolument de la grandeur, du destin, de la beauté hiératique, de la Nation, de la justice et de l'ordre, sinon comme moyens de sa puissance, elle même moyen de sa jouissance, et il n'en a plus honte . Contrairement à Adam, il ne cherche plus à se cacher : il triomphe . Quant au peuple, comme le peuple romain, il ne peut être qu'ambivalent, parce que tous les êtres bornés produits par le Système donnent raison, au fond, à leur chef : il fait ce qu'il veut, il fait ce qu'ils veulent faire, ils le font à travers lui, et ils l'aiment comme eux même, sans être capable de se voir tels qu'ils sont, non le miroir du chef, mais ses victimes, qui détournent les yeux de leur destin pour s'identifier massivement à l'agresseur . L'aliénation du peuple est non seulement consentie, elle est désirée, désespérément . Les petits chaperons rouges veulent croire, désirent croire aux paroles du loup . Plutôt moins de douleur et moins de science, plus de cirque et d'illusion . Car le savoir ne donne dans le Système aucune autre récompense que la peine . « il n'est rien de l'ordre du mal à ce qui peut être enduré », dit le Hagakure, mais une telle vérité demeure cachée . La vérité est si inavouable et moche – Oscar Wilde disait que c'est la dernière des choses à dire à une jeune fille bien élevée – que seule une certaine cruauté, ou le désespoir, ou la folie, peuvent rendre passionné par la lucidité . Le chef de horde n'a pas besoin de la vérité, de la « culture », personne n'en veut vraiment – voyez Coetzee sur l'EDS . Et ils aimeraient tant être chefs de la horde, tous ces petits chefs minables, avec leurs costumes gris à deux balles, leurs chaussures pointues, leurs voitures bien lavées et leurs blondasses ; comme ceux qui veulent être 50 cent, avec leur uniforme, ou encore ceux qui veulent être Olivier Besancenot ; ils aimeraient tant qu'ils se la jouent sans cesse, et ne peuvent cesser . Richard Roman – Carrère a eu raison de penser sa vie comme symbole – n'est pas une exception, mais le cas extrême qui éclaire crument la règle occulte . Voyez tous ces enfants qui portent des vêtements à d'autres noms que les leurs, qui jouent à être, comme les mafieux de Gomorra, Tony Montana . Ressembler à quelqu'un pour ne pas ressembler à rien, tel est le destin du peuple formé et vidé par la propagande . Voilà le fond de toutes les « tribus » modernes : il faut identifier celui qu'ils imitent . Une tribu moderne est un regroupement nominaliste par un seul critère, une catégorie vide qui rapproche les débris épars d'un naufrage .

Une note de lucidité en passant, pour les apprentis chefs de horde : si tu veux évaluer la dominance de quelqu'un, regarde la femme qui l'accompagne . L'exercice peut déprimer, ou dérider . (Dédié à Oscar Wilde).

Mais que font dans et face au Système les autres hommes, non les hommes « normaux », comme on dit en notre âge, car la norme doit être la plus élevée, mais les hommes de la masse de notre âge ?

Nous poursuivrons notre route dans la Galerie des glaces de l'Âge de fer, vers les banlieues pavillonnaires, les massacres du Hibou de la Nuit, et les trains, la nuit, à travers la plaine . A bientôt, frères humains, et n'ayez les cœurs contre nous endurcis par nos manifestations de cruauté : il y en aura d'autres !

Authenticité des masques : illusions de l'authenticité 2.


(John William Godward)


La recherche moderne de l'authenticité est vécue comme refus du spectacle, de l'apparence, de la représentation : et nous avons donc interrogé la dichotomie onto-axiologique, centrale dans l'idéologie racine, de la « réalité » (de forte valeur) et de « l'apparence » (dévaluée), qui trouve une indéfinité d'analogons conceptuels dans les discours produits par la matrice combinatoire de l'idéologie moderne . La « réalité » ainsi constituée se trouve être « le caractère de chose », la réa-lité au sens littéral, dans la ligne de l'ontologie de la chose, fonctionnelle au Système général . Or la chose est une construction conceptuelle, et l'« authenticité »construite sur ce « caractère de chose » est aussi une apparence, le spectacle de l'authenticité . Ce spectacle de l'authenticité est structurellement comparable au réductionnisme scientifique typique de la fin du XIXème siècle : il est confusion entre l'authenticité et la sauvagerie, elle aussi culturellement constituée par une autre dichotomie onto-axiologique centrale de l'idéologie racine, celle qui oppose la « nature » à la « culture », dans une cascade indéfinie d'analogons, comme « socialisme ou barbarie » .

Une pensée de l'intensité de la vie, capable de théoriser le vide moderne de manière rigoureuse, ne peut partir d'une telle ontologie . Le spectacle authentique, l'art authentique, l'artifice authentique, qui fait d'un visage maquillé impassible l'image d'un archétype, sont à l'évidence plus intensément être que l'existence moderne . L'ontologie, province de la métaphysique, doit être telle qu'elle donne rationnellement raison à Oscar Wilde ( et à Baudelaire) sur trois points, pointés par trois séries d'aphorismes :

« Les vérités de la métaphysique sont les vérités des masques » (…) il ne faut regarder ni les choses ni les personnes . Il ne faut regarder que les miroirs, car les miroirs ne nous montrent que des masques . » Cette série porte sur la nature authentique de la métaphysique comme science philosophique : elle est miroir de miroir, D’après la première épître de saint Paul aux Corinthiens (13, 12) : « Videmus nunc per speculum in aenigmate . »

« Une chose dont on ne parle pas n'a jamais existé . Seule l'expression donne de la réalité aux choses . » « Une carte du monde qui ne comprendrait pas l'Utopie ne serait même pas digne d'être regardée ». « La pensée et le langage sont pour les artistes les instruments d'un art ». « Les paradoxes fonctionnent sur le même mode que la vérité . Pour tester la réalité, il nous faut la voir sur la corde raide . Lorsque les vérités deviennent des acrobates, nous pouvons les juger ». « Une vérité artistique est telle que son contraire soit aussi vrai . » « Il est bon de se garder du bien . » Cette série porte sur la poiésis comme co-production extra-morale, esthétique et paradoxale, car totale, intégratrice des contraires mais pas unidimensionnellement, hiérarchiquement, de la pensée et des mondes . (Note : unidimensionnalité et hiérarchie ne sont pas des contraires, mais une différence d'ordre .)

« Le confort est la seule chose que notre civilisation puisse nous apporter .» « Vivre est ce qu'il y a de plus rare au monde . La plupart des gens existent : c'est tout ». Cette série est le fondement de la condamnation de l'Âge de fer : pour l'homme, pour être homme, exister n'est pas suffisant - mieux vaut encore mourir . Mais cela n'oblige pas à condamner le confort .

La structure ontologique moderne, et nous ne connaissons vraiment peut être qu'elle, aussi loin qu'en vain nous cherchions à creuser, cherchant dans le passé la pensé qui aurait pu être, n'est pas une re – présentation de l'être mais une structure d'être en -elle même . Cet axiome est une position de départ de la destruction phénoménologique inévitable sous peine d'enfermement carcéral de la pensée dans une spirale implosive, puisque c'est justement la structure être vs représentation qu'il s'agit d'interroger dans son archéologie et ses conséquences entéléchiques . Or, si nous prétendions critiquer cette structure comme inauthentique du fait de son caractère représentationnel de l'être concret indicible, et donc potentiellement mensongère en tant que re – présentation, et donc fracture, différence et distance à l'authentique, notre destruction serait implicitement informée par l'idéologie qu'elle prétendrait mettre à merci .Ainsi la destruction apparente est-elle fréquemment répétition de l'idéologie-racine, répétition renforçante car dotée d'immunité – une objection cruciale à l'idéologie-racine est validée à partir de positions de l'idéologie racine, ce qui revalide cette idéologie racine comme étant une « nouvelle idéologie » au prix d'aménagements infimes, selon une logique de développement qui sera reprise dans la société de consommation, avec le nouvel ariel ou le développement durable . La crise est surmontée par une amélioration de la résistance, et par de l'obscurité supplémentaire due à la complexité et à l'enchevêtrement paradoxal de l'idéologie racine qui permet de soutenir tout et son contraire . Le Système est comme un céphalopode qui crache de l'encre noire sur l'Abîme . Un cas célèbre est celui de la tabula rasa cartésienne, qui est un remaniement de la scolastique scotiste . Il est particulièrement important dans l'idéologie racine d'être sans passé, créateur de soi, tabula rasa, tout puissant, au fond parfait Narcisse, parfaitement illusoire . Voyez, amis l'exemple de « l'existence précède l'essence », dont le renversement fait oublier la conservation de la racine, comme le renversement de toutes les valeurs, ou la dialectique remise sur ses pieds . N'assiste-t-on pas aussi à une mise en scène de la philosophie, de la naissance de la nouvelle philosophie, pareille à celle de Venus ?

La structure ontologique archétype mise ici en question est celle, indéfiniment répliquée en de multiples analogons spécifiques, de l'être et de l'étant . L'étant est symbole de l'être : l'étant est ce par quoi l'être rayonne dans l'homme . Cette lumière de l'être n'est pas une lumière visible, même si elle est archétype et mesure de toute lumière ; ainsi la lumière visible peut-elle symboliser la lumière invisible . L'être est dissimulé par la monstration de l'étant, par l'attention exclusive à l'étant ; comme le profond par le superficiel exhibé, l'être par l'activité, l'être par la volonté, l'essence par l'existence, le moine par son apparence, l'acteur par son jeu, l'authenticité par la facticité, la réunion intime du penseur par la dispersion mondaine du dandy, etc. Précisons que le dandy focalise l'attention sur une facticité pour pouvoir vivre son être en l'occultant, par une pratique du double jeu typique de toutes les résistances .

Cette structure, comme toute structure dichotomique archétypale, est paradoxale, car l'être et l'étant ne peuvent être séparés hors du cas d'exception au fond impensable de l'être pur . Et donc l'authenticité n'est pas dans l'opposition, mais bien dans la réunion des opposés, c'est à dire hors de la pensée univoque des modernes .

Elle risque en effet d'être pensée univoquement, de manière puritaine, comme l'opposition de la réalité et du mensonge . Ajoutez à cela le renversement des valeurs que produit l'ontologie de la chose, annonciatrice du matérialisme, et l'être s'évanouit dans la focalisation sur la chose comme modèle de l'étant . Alors l'essence, l'acte d'être, n'est plus pensé comme étance, acte le plus commun aux choses, mais comme différence, identité, somme de tous les accidents . La différence devient ce qui est le plus commun, entre nominalisme et individualisme moderne . Ce que nous avons tous en commun, éminemment et premièrement c'est justement ce qui nous sépare des autres .

L'idéologie racine montre là encore sa double contrainte intime, de penser l'universalité de la différence, de l'individuel, de l'infime . Car cette universalité, cette unité d'espèce, est le fondement des droits universels à la différence, différence qui anéantit l'existence même d'une espèce si l'existence précède l'essence, et donc qu'il n'existe pas d'essence de l'homme .

Le reste, ce qui est commun à tous ou à plusieurs par essence, l'être, le genre, l'espèce devient abstraction assimilée au vide, illusion, flatus voci, projection des pensées ou des désirs de l'homme sur des choses individuelles seules « réelles ». Rester dans le réel est « respecter les différences » ; fonder une communauté est une rêverie totalitaire ou une dérive sectaire . La validité de la réflexion ontologique n'est pas seulement esthétique, elle est générale, donc politique .

L'objet sans être, sans abîmes, on y parvient surtout avec l'objet industriel fonctionnel, qui n'est rien de plus que ce à quoi il sert, et permet de voir que « l'art ne sert à rien » . Les manifestations de l'être sont alors pensées comme illusions . L'illusion peut être abstraction, comme les « droits de l'homme », espèces et arbre des espèces montrant des ordres, comme dans l'origine des espèces, mythe, image, récit, jugement de valeur ; mais la puissance réelle paradoxale de l'illusion n'a pas échappé aux modernes . On a parfois tenté de le détruire purement et simplement, mais en vain . Or tout ce qui est puissant est appelé à être outil du Système .

Dans la poursuite de l'expansion maximale de la puissance, la puissance de « l'illusion » ontologiquement constituée comme telle est devenue centrale . La puissance qui produit la désymbolisation, qui est plutôt une désontologisation, une exténuation de l'intensité d'être dans le temps, de l'intensité de la vie humaine, veut mobiliser la puissante présence à l'œuvre dans l'être, la puissante manifestation de la puissance que véhicule le symbole, constituante de l'essence de l'homme . Mais pour accomplir cette œuvre, le Système doit former une domination du symbole, le rabaisser . C'est l'œuvre surtout de la psychologie des foules, de Gustave le Bon, qui théorise la communauté crée par le symbole comme une régression reptilienne, archaïque, des hommes ; en conséquence implicite les hommes rationnels (du Système) ne peuvent former de communauté, et seule une régression aux stades primitifs de la psyché peut expliquer une telle formation . L'homme du Système se pense comme atome tout puissant coupé de toute essence . Puissance formidable et paradoxale, qui fait de la communauté des ennemis et du vouloir, base de la communauté humaine, non pas une construction mais une destruction, non pas la production de l'humain par la réunion sous un signe – tu vaincras en ce signe, dit l'Ange à Constantin – mais le retour à une « barbarie » entièrement construite comme repoussoir de l'idéologie-racine . C'est ainsi que la croyance en la barbarie est la sûre marque de la barbarie, laquelle n'est rien d'autre que la consternante supériorité morale du sot .

La pensée de l'être comme spectacle mensonger permet de passer au stade de la manipulation consciente des apparences, à la propagande, qui a ceci de caractéristique que celui qui la met en œuvre n'y croît pas par principe, qu'il est un menteur conscient de mentir . Mais alors le propagandiste subi la malédiction de son art ; menteur, manipulateur, tyran des rêveries tout puissant, il ne peut plus accéder à l'authenticité dont pourtant il sent obscurément la puissance de jouissance, et qui lui est fermée . Dans le Maître et Marguerite de Boulgakov se trouve l'expression exacte de cette vérité :

"Les articles (hostiles au roman du Maître, qui raconte la vie de Jésus, et veut le publier sous le règne de Staline) remarquez le bien, continuaient . (...) Après l'amusement, vint le stade de l'étonnement. A chaque ligne, littéralement chaque ligne de ces articles, on sentait un manque de conviction, une fausseté extraordinaire, en dépit de leur ton convaincu et menaçant. Il m' a toujours semblé - et je n'ai pu me défaire de cette idée - que les auteurs de ces articles ne disaient pas ce qu'ils auraient voulu dire, et que c'était cela, justement, qui provoquait leur fureur. Ensuite -figurez vous cela - commenca un troisième stade, le stade de la peur. Peur, non pas de ces articles, mais peur d'autres choses, de choses sans aucun rapport avec eux, ni avec le roman. (...) J'avais l'impression, surtout quand je fermais les yeux pour m'endormir, qu'une sorte de pieuvre, excessivement flexible et froide, allongeait - furtivement mais inexorablement - ses tentacules vers mon coeur . "

Le mensonge de la propagande n'est pas seulement dans celle-ci, il se cache dans les mots de l'Âge de fer : les mots sont usés, on ne peut plus les dire . Aussi la peur est inévitable, car l'homme noble risque de se retrouver dans un siphon de ténèbres sans extérieur, risque de mourir au coeur du monde, qui est le coeur, symbole du centre de la roue des mondes, dont il sent dans son être des sources si vives et si profondes . Et ce règne crépusculaire du mensonge, crépuscule des idoles qui est indissociablement crépuscule de la vérité, est bien plus, ontologiquement, que le simple péché du mensonge : il est empoisonnement de l'âme et de l'esprit, règne obscur du prince de ce monde, comme le voyait Jérôme Bosch . C'est pourquoi la peur est inévitable quand la sagesse augmente . Ainsi le Maître .



Dans notre pitoyable monde, les désirs de vérité et d'authenticité croissent avec la prolifération cancéreuse du spectacle et du reality-building ; les hommes ont faim et soif de justice dans le désert réel du Spectacle tout puissant . Et cette faim et cette soif impérieuse commandent leur satisfaction : plus les hommes ont faim et soif d'authenticité et de justice, plus le mensonge et le travestissement, la construction pure et simple de mondes idéaux, le politiquement correct pour le nommer, prolifère, afin de créer un spectacle de vérité conforme aux attentes morales des hommes : le monde se transforme en ces villages fantômes de l'URSS, ou en ces riants camps de concentration que les puissances totalitaires montrèrent un jour au monde . L'idéologie moderne n'est rien de plus que cela : pour ne pas désespérer l'humanité, on a ajouté mensonges sur mensonges à chaque fuite de réel, aussi menaçante qu'une fuite dans une centrale nucléaire, dans le Récit-racine progressiste, aboutissant à une telle accumulation d'épicycles et de « théories » ad hoc que seule la tyrannie peut désormais imposer la croyance en la liberté de pensée, dans un monde saturé par le mensonge de la propagande, ou en la liberté et la toute puissance de la volonté individuelle . Seule la propagande, diffusion technique de contenus tenus pour mensongers par ceux qui les diffusent, est chargée de défendre la vérité de l'idéologie racine . L'élite dominante ne peut ainsi adhérer à l'idéologie-racine sans difficultés, ni restrictions mentales, ce qu'Hannah Arendt note dans les cas de l'Allemagne Nazie et du Stalinisme . Aussi la tyrannie deviendra-t-elle de plus en plus l'authenticité des modernes, une tyrannie donnant le spectacle de la liberté : nous avons tout loisir de nous moquer de ce qu'était la réalité de l'URSS, cette « vie devenue meilleure », proclamant la liberté d'expression dans sa constitution pendant la grande Terreur . « Si vous avez des idées politiques respectables, vous n'avez pas besoin de vous cacher.»

Illusions de l'authenticité 1 : le phénoménal comme abysses.

(Salomé par Bonnaud)


Un grand penseur moderne, et anglais, oxymorons redoutables, a écrit justement : « la vie est un théâtre ». Auguste, à sa mort, eu comme dernier mots dans sa bouche édentée de providence morte, « la pièce est jouée ». Que dit de plus Tartre quand il oppose l'être humain authentique et concret, qu'il appelle du doux nom d'« existence », à l' « essence » inauthentique et abstraite garçon de café, et proclame que l'existence précède l'essence ? (On se sent tout de suite rassuré par le caractère plus concret que le platonisme de ces déclarations péremptoires . Comme le montre Hegel dans la Phénoménologie, l'homme n'est jamais si abstrait que quand il prétend saisir l'ici et maintenant, le singulier) Car l'acteur joue une apparence, prend la forme d'un autre que lui-même ; et ainsi les spectateurs se prennent au jeu, mais savent au fond d'eux même à sa « fausseté », à sa « superficialité » . Le rôle est ainsi comme un voile (le garçon de café) jeté sur une réalité (l'homme) qui est pensée plus consistante, authentique, « plongée dans la merde et le sang » dit la nausée, dans un louable souci d'engagement . On sait bien que le roi de théâtre n'est pas le roi, pas plus que le spectre n'est un vrai revenant . Tartre ne dit rien de plus . Telle est l'idéologie courante du spectacle : le spectacle n'est pas pleinement sérieux, comme telle protectrice du sérieux du siècle, de la sagesse du monde .

Mais sommes nous bien assurés que le personnage que va redevenir le roi à la fin de la pièce est plus authentique que celui qu'il joue ? Le drame joué ne permet-il pas de révéler au contraire un être plus profond que la personne de l'acteur ? L'acteur n'est-il pas rien d'autre que la puissance de plusieurs destins, la manifestation de la plus grande puissance de l'homme, celle de surmonter son destin mortel ? Molière n'est-il pas plus le Misanthrope que le bouffon du roi ? Hamlet n'est-il pas plus authentique que la plupart des hommes authentiques ? Lear plus authentiquement illusionné de son propre illusionnisme que la plupart des modernes ? Le père Ubu n'est-il pas parfaitement vivant ?

Comme les enfants dans les histoires, on se rassure : c'est « pour rigoler », pour faire « comme si » . Car penser que ce n'est pas « pour rigoler », c'est penser le théâtre comme symbole du monde, jeter la suspicion sur le caractère authentique de toute vie humaine moderne . La « personnalité » serait-elle un voile, capable d'orner plusieurs corps ? Une stratégie contingente de présence au monde pour une psyché ? La vie serait-elle vanité ? La douleur, la rage et le désespoir de carton pâte des personnages tragiques rien de moins que notre douleur ? Le fond du dépressif, du malheureux, la compassion de l'homme moral, du tartuffe, rien de plus que celles du père noël est une ordure ? La conscience rien de plus que le contenu de la valise d'Ubu ? De telles « horribles » questions ne se posent pas aux jeunes filles . Il est correct de dire et de penser que l'apparence est superficielle, masque la personnalité profonde, et ne doit pas prêter à conséquence, même si nous savons tous que c'est une connerie, et qu'il ne faut pas le dire : « elle n'a pas un physique facile, mais elle est très intéressante... ». Si notre profond même n'était qu'apparence redoublée, si nous étions fantômes de l'Hadès ?

Relevé par la moraline, l'écart au paraître de la sagesse du monde fera rechercher l'authenticité dans le refus du jeu, de la représentation sociale, à la manière des cyniques grecs, dans le sauvage, le nu, le brut, le poilu . C'est pour cela que le naturisme est si lié au puritanisme protestant, qui est une étape de désymbolisation . Mais plus l'on s 'éloigne de la représentation, plus il s'avère que l'on représente le refus de la représentation, et que l'on forme le spectacle de l'authenticité . La photo d'actrice en paysanne, portant des légumes dans sa jupe longue Chanel ? Tel écologiste quittant sa voiture avec chauffeur à cent mètres de l'Assemblée pour arriver en vélo devant les caméras ? Tel philosophe « s'abritant des balles » derrière un mur sur lequel, assis, paressent des spectateurs tranquilles même pas intrigués ?

C'est la voie – et on jugera l'arbre à ses fruits- de la recherche de l'authenticité par le dépouillement du symbolique : le redoublement du vide spectaculaire, en tant que spectacle symbolique mensonger du dépouillement du symbolique exténué comme représentation, elle même exténuée comme mensonge, dans la voie de l'entéléchie moderne .

Pour être clair, le symbolique est la présentification d'un archétype à un être fini ou à une communauté : l'archétype n'est pas représenté, mais présent dans le symbole et la symbolisation . Il est présence, image et ressemblance dans un miroir . La symbolique est théurgie . L'ordre symbolique est le maximum d'intensité de la vie humaine, ou encore la figure même de l'authenticité humaine . Yerma, de Garcia Lorca, est manifestation réelle de la stérilité moderne, nœud gordien d'une vie étriquée enfermée dans l'identité unidimensionnelle, et présence de l'art, de la sensualité sauvage et de l'amour, encore indispensables à la vie mais niés et perdus de vue, révélation de la puissance sacrée du diabolique social, seule puissance capable de bouleverser l'incarcération tragique des hommes dans l'enfer produit par leur propre activité, leur auto-production toute puissante, illusoire . Dans l'Âge de fer, le diabolique social, le réprouvé, manifeste l'ordre divin sous la forme du bal du Diable, de la nuit du Shabbat : telle est l'économie de Yerma, comme du Maître et Marguerite . L'origine de la tragédie est le mystère, la liturgie . La voie de la main gauche est la liturgie de l'ordre nocturne, la hiérogamie ou voie des fidèles d'amour . La liturgie authentique est théurgie, expression la plus haute du Saint . Alors le spectacle transcende les acteurs, comme la liturgie transcende ceux qui l'accomplissent, et fait advenir la poiésis dans le réel, expression la plus haute de l'activité humaine .

A ceux qui parlent de duplication symbolique (entre le symbole et le symbolisé) et réduisent cette duplication à la représentation, rappelons que le simulacre n'est pas une signature de l'absence, puisqu'aucune présence ne se passe d'image, ne s'atteste sans image . Ce que manifeste sensiblement le symbole n'est pas sensible, ce qu'il manifeste comme forme n'a pas de forme ; le symbole est la puissante manifestation d'une puissance . La simple écriture d'un nombre est un cas de ce genre . Le chiffre du nombre le rend sensible, permet de le manipuler et de communiquer des opérations en elles même insensibles . Comme l'arc en ciel noachique, le symbole est un pont entre des mondes .

Le symbolique s'exténue comme représentation, ou comme sémiotique, c'est à dire quand il est pensé comme absence « réelle », simple signe de ce que de ce fait il « représente ». Une telle réduction se produit dans une ontologie unidimensionnelle, où ce qui est non-manifesté est soit absent ici et maintenant, soit inexistant, fictif . Car ne peut être que ce qui est situé dans le temps et l'espace . Et la représentation s'exténue comme mensonge, quand, de cette apparence de présence à cette absence « réelle », on conclut au mensonge et à l'hypocrisie . Ce mensonge et cet hypocrisie doivent être interprétés dans l'ordre unidimensionnel : ils le sont sur le mode du complot, de la manipulation maligne, ou encore de l'auto-production psychique, ou de la folie . Ainsi naît le concept de fantôme chez Stirner, ou l'opium du peuple . Un exemple historique de ce processus est celui de la présence du corps et du sang du Christ dans les espèces consacrées . On est passé de la « présence réelle sous les espèces du pain et du vin », à l'idée d'un signe dans les Églises protestantes, puis d'une tromperie, par exemple chez Diderot .

Notons que l'ontologie de la chose, « res », sert de référence à ce processus : est principalement, éminemment, être, la chose, res, (une selon le principe d'individuation, pourvue d'une identité, sensible, repérable et mesurable selon la quantité), qui de ce fait se trouve archétype et mesure de l'existence . Est dit « réel » ce qui d'une manière ou d'une autre s'analogue à la chose, et d'une réalité inférieure, (selon que l'objet ne possède que certains critères d'existence de la chose, comme identité sans sensibilité, sensibilité limitée à un sens, non mesurable selon la quantité), comme le nombre, l'espèce, l'âme, l'esprit, le songe ou la relation, ou l'Ange . L'ontologie de la chose est l'enfermement carcéral en un monde, et aussi « renversement des valeurs » puisque ce qui est le plus inférieur devient la mesure des mondes . Dans cette ontologie la présentification symbolique et théurgique ne peuvent être pensées, car elles sont de l'ordre supra-individuel, et ne peuvent être mesurées par le concept de « réel » . Dans cette ontologie l'homme vivra principalement et éminemment de pain, l'homme est un objet organique, le produit d'un phylum organique . Dans le plan, l'axe vertical est le point infime, de surface nulle, autant dire rien .

Aussi la « présence réelle » est-elle comme tant d'écoles d'opposition au Système, et surtout la psychanalyse lacanienne, l'expression maladroite et intenable, dans le langage du Système, d'une résistance à celui-ci . Quoique valable, la présence réelle s'offre à la radicalisation critique de l'ontologie racine sans résistance : qu'est ce cette présence réelle où la phénoménalité se détache de la « réalité », ce qui est contradictoire avec l'ontologie même de la res où s'exprime la thèse ? Et qu'est-ce que cette mélancolie du révolté qui n'est que la frustration de choses inexistantes ou fictives comme chez Zizek ? Ou cette société humaine qui a besoin de fictions, de tiercéité fictionnelle ? Comment en défendre la nécessité quand on en exténue à ce point l'être, qu'on ne peut y adhérer soi-même ? Le symbole n'est rien, une pure fiction, un mensonge, dont nous avons besoin – voilà le message des révoltés empêtrés dans l'idéologie-racine .

Le symbole est un mensonge que si seul le monde des choses est l'être, et rien d'autre . L'implicite de la désymbolisation est une position métaphysique de l'idéologie -racine . « Seul ce que nous, nous pensons être, est . Nous sommes le sommet et la fin de l'histoire de la pensée : la pensée n'est rien, c'est la défaite de Platon » a écrit un vieux sanglier .

Une fois le symbolique exténué en mensonge, la désymbolisation se trouve valorisée en dévoilement, et la destruction iconoclaste en courage intellectuel et moral . L'image érotique du dévoilement, de la mise à nu du corps de la femme, et donc le désir et la passion sexuelles sont mises au service de ce dévoilement . Mais comme Salomé le montre, la mise à mort de l'annonciateur, de l'ordre symbolique, pour le corps d'une femme, n'est pas la perte de l'illusion, mais bien l'enfermement dans l'illusion . Il n'est rien de plus théâtral que l'amour et la passion sexuelle, que la danse de Salomé – je vous renvoie, amis, aux délicieux Ovide et Stendhal . Ovide dit que les dieux rient aux mensonges des amants . L'érotique est une symbolique, où la mise à nu est encore une symbolique ; sinon, l'érotique désymbolisée devient celle où les corps nus sont la totalité du spectacle, la réalité du sexe étant la bestialité naturelle, plus authentique dans l'idéologie-racine : la pornographie, comme sexe brut . J'ai montré ailleurs que Kant était à la métaphysique ce que la pornographie était à l'érotique .

L'entéléchie moderne porte, comme partie fonctionnelle idéologique, une ontologie dont la présentation commune de la représentation et de l'art est informée ; et cette pensée rend impossible la formulation de la puissance de l'art . L'esthétique s'en débarrassera ou restera mutilée, théorisant l'information par quantification, ou l'équivalence universelle des choses dans l'expression esthétique, régulée par le marché .

Mais s'en débarrasser est d'une grande violence spirituelle, et n'est rien d'autre que ce que propose Fritz Zorn dans Mars, « je me déclare en état de guerre totale ».

Viva la muerte !

Bernard Méheust, frère lointain . L'ange du déluge.

( reférence perdue : le déluge.)






La politique de l'oxymore est un court essai publié en avril 2009 (les empêcheurs de tourner en rond- La Découverte) . Quand j'en ai lu le résumé, il m'a paru sans urgence de le lire, tant cela semblait proche des problématiques des délices .

A quoi bon, en effet, lire ce que l'on pense ? Laissons cela à Bouvard et à Pécuchet, aux lecteurs habituels de toutes les presses de connivence . Coluche, dans un de ses premiers sketches, disait que le personnage d'une histoire ne pouvait pas être un noir, ou un belge, ou encore un suisse, parce que le public aurait ri avant même que l'histoire soit racontée . Il ajoutait, à juste titre, à l'adresse de Dieu, qu'il n'était pas la peine de faire des pays rien que pour ça, hein ? La connivence est la même quand le lecteur de Charlie Hebdo rencontre dans son journal un mollah : il sait déjà qu'il va rire, d'un rire supérieur, d'un être obscurantiste, machiste, ignorant et fourbe . D'ailleurs le mollah moyen a des journaux qui fonctionnent exactement pareil . La presse satirique de gauche est devenue l'image de la presse coloniale d'avant guerre, une presse de mollah, qui pratique l'inquisition, et aspire à l'oligarchie médiatique : voilà où mène la connivence, l'accord implicite de la consternante supériorité des sots : à l'antique bêtise au front de taureau, aussi appelée pharisianisme . « Je te vomirais par ma bouche... »

Puis la curiosité du solitaire et la flânerie dans les bibliothèques, un délice moderne, l'a emporté . J'ai assez de folie et d'abîme pour ne pas craindre encore la connivence pour l'instant, vous pouvez encore me lire, mes amis . Ce livre est bien proche, si proche des thèses essentielles de l'Encyclopédie, que Bertrand Méheust mérite une rubrique à titre de dialogue avec les altermondialistes . Mais malgré cette proximité, c'est un frère lointain, (et âgé) . Pourtant il n'a pas la paternité d'un Coetzee . Il est des distances conceptuelles comme la route de la baleine, qu'annulent une proximité spirituelle, comme un regard porté sur l'Iris : ainsi est l'art de Dürer ; il est des proximités conceptuelles intenses, qui masquent une différence, je dirais de génération révolutionnaire, au delà même de la culture . Comme la femme de Loth, Méheust quitte Sodome en se tournant vers elle, là où nous avons secoué la poussière de nos pieds . Signe de départ et de malédiction . Et voilà déjà un des cavaliers de l'Apocalypse...

La proximité conceptuelle est pourtant de tout premier plan . Méheust est un philosophe, historien des sciences .Il a construit sa réflexion sur les différences de paradigmes dans les sciences de l'esprit au XIXème siècle ; ainsi l'épistémologie et la science de l'idéologie occupent-elles justement, dans son livre, une place centrale . Les débats qui ont traversé ces sciences sont au cœur de la compréhension même de l'Âge de fer . Une courte explication s'impose .

La pensée moderne est partie fonctionnelle de l'entéléchie de notre ère, l'expansion de la puissance matérielle . Cette pensée, ou idéologie racine, pose donc la matière, axiologiquement, comme principe directeur de l'être : le cerveau principe sur la pensée, sur l'esprit, comme la race, substrat matériel, sur la civilisation, ou l'économie réelle sur l'économie financière, ou les cafés-restaurants sur les universités . Il s'ensuit que tout observable contradictoire avec cette orientation doit être nié comme apparence trompeuse, c'est le réductionnisme, ou ramené à du « compréhensible » par l'idéologie racine .

Dans l'ordre métaphysique, outre la négation pure et simple de la possibilité de la métaphysique comme Science, voyez Kant, et la mise en place logique de la physique comme principe et analogon des sciences, l'idéologie racine s'exprime à travers mille pensée différentes, qui se résument à une aporie, et donc à l'usage de l'argument d'autorité : « ce qui ne se peut exprimer, il faut le taire », dernière proposition du Tractatus de Wittgenstein . Car ce qu'on ne peut réellement pas exprimer, il est inutile d'en interdire moralement l'expression, au nom d'une quelconque morale de la « véridiction ». La position d'une interdiction du possible est morale, ou autoritaire . Rien de plus . Notons en passant que dans l'entéléchie moderne, répression autoritaire, réduction au silence et moralisation vont de pair, et on attend de l'objet de la répression qu'il aime, reconnaisse et respecte le bras qui le cingle . C'est pourquoi la parole libératrice du comique ne peut qu'être politiquement incorrecte .

Dans l'ordre de la culture d'avant garde, l'entéléchie du Système s'exprime dans toutes les haines de l'intellectuel, dans la haine de soi des intellectuels, successeurs il est vrai dégénérés d'un pouvoir spirituel à l'agonie dès le XIVème siècle, avec Dante, Pétrarque et le délicieux Boccace – qui écrira le Decameron de la grippe mexicaine-porcine ? Voyez le frêle et exalté Nietzsche, presque aveugle, exalter la santé physique du grand barbare blond imbécile, ou un homme comme Marx donner au prolétariat le rôle du peuple élu : n'est ce pas un symptôme de maladie, si répandue, que de voir des intellectuels croire si peu en la puissance de l'esprit, que de vouloir adorer un sabre ou une clef à molette ?

Dans l'ordre politique, la perte du sens de la continuité des temps empêche de penser un projet collectif, un Empire pour la multiplicité des maisons . Je ne peux m'empêcher de citer ce fait si énorme et choquant, d'une incapacité de penser un projet collectif, un projet national . Donner au secteur de la restauration, je dit bien donner, en période de crise et de déficit d'État, le capital qui permettrait de relancer le secteur de la Recherche, alors même que les grandes puissances du monde y investissent massivement, me paraît stupéfiant d'irresponsabilité . Le silence global de tous montre l'exténuation suicidaire du politique . Que doivent faire les français aujourd'hui ? Manger!

Dans l'ordre des sciences de l'esprit, la thèse moderne depuis le XVIIème siècle sans changements substantiels, est celle de la conscience épiphénomène du cerveau : le cerveau fonctionne matériellement comme une machine, et la pensée est causée univoquement par ce fonctionnement matériel . Ainsi nos neurologues s'appuient-ils sur l'étude des lésions cérébrales, avec les travaux de Broca au XIXème siècle, pour faire un parallèle entre un déficit de fonctionnement organique localisé dans une aire cérébrale et des lacunes fonctionnelles de l'esprit comme l'aphasie . La localisation aujourd'hui par les méthodes d'imagerie les plus puissantes, et les plus quantiques dans leur fondement théorique, sert à perpétuer ce paradigme du fonctionnement et de la localisation matérielle de la pensée . Ainsi un paradigme ô combien classique dans sa totalité bornée est-il servi par une technologie issue d'une physique de la non-localité...

Dans la constitution des sciences de l'esprit au XIXème siècle, « acropole de la connaissance » (Nietzsche) se posaient deux ordres de problèmes . D'abord, le débat entre approche dominante purement cérébrale, mécanique, déterministe de l'esprit (Pavlov) encore portée par exemple par le Neurophilosophie de Churchland ; et une approche plus herméneutique, qui souvent se proposait de laisser le cerveau physique de côté, au moins dans un premier temps . Et à l'intérieur même de ceux qui s'orientaient dans cette direction, une deuxième problématique s'avérait cruciale .

Soit en effet, les sciences de l'esprit intégraient comme des données de l'expérience la « clairvoyance » et la « télépathie »très populaires alors des spirites, notions de « phénomènes » déjà fort dégénérées, (voyez le cas de Victor Hugo) soit elles les niaient purement et simplement dans le mouvement de fond de l'entéléchie moderne .

Ainsi s'est formée une lignée d'interprétation purement matérialiste, qui va de Charcot à Freud . Cette dernière lignée intègre ce qui, dans la métapsychologie antérieure reste intégrable par l'idéologie racine . Le symbolique par exemple est déterminé par d'autres principes plus proche du substrat matériel réel, dans la perspective d'un déroulement progressiste- évolutionniste du monde . Ainsi, le matériel est base de l'instinct, du ça, de la pulsion de mort, et l'instinct (le pulsionnel) base d'élaboration de la symbolisation, rêves et mythologies selon une hiérarchie descendante du plus réel-objectif au plus irréel-subjectif . L'ordre symbolique est avant tout voile, mensonges individuels et collectifs, illusion en son essence .

Voile et mensonge obscurcissant le réel . Dans l'idéologie racine le réel est monstrueux car idéologiquement constitué comme inhumain . Le réel y est en effet constitué par la négation, tant théorique que pratique, de tout ce qui semble relever de l'humain : et ainsi le réel de l'idéologie racine n'est-il ni vrai (seules les propositions du langage ont des valeurs de vérité), ni beau (car la beauté résulte d'un jugement de l'homme) ni pensée (le psychique n'est que cérébral), et donc étranger par essence à la pensée, ni pourvu de sens (le sens ne vaut que pour une expression de communication volontaire) . On ira jusqu'à dire que les seules qualités objectives d'une réalité sont sa masse, sa vitesse et sa position . Il est donc aisé, pour les penseurs de notre âge, de dire le réel désenchanté, source d'illusions (le lever du soleil, la terre immobile dans l'espace), silencieux et morne, livré à la nécessitée impitoyable . Ce réel est partie fonctionnelle, je le répète, de l'entéléchie de la maximisation de la puissance matérielle, qui suppose de mobiliser la totalité du mobilisable, même s'il faut brûler le bois de la Vraie Croix dans une chaudière, ou employer un poète dans un camp de travail .

Ce réel effrayant (le silence éternel, etc.) doit être masqué pour que l'homme puisse vivre, masqué dans des illusions consolantes dont l'archétype est la religion . Ainsi Don Quichotte est-il la figure de l'homme moderne quand il se pense lui-même . Et doit être tout particulièrement masqué le réel du corps, l'organique, la déjection, l'odeur, le poil, le vieillissement, le pulsionnel organique, le sexe, et la mort, dissolution matérielle du corps, flaque noire environnée de mouches, que l'esprit répugne à contempler avec objectivité, comme le nez se révolte à son odeur, ou que l'ouïe se répugne au grouillement mou des vers .

Face à ces ténèbres, le penseur moderne est celui qui ouvre l'ère du soupçon par sa finesse, qui regarde l'abîme grâce à son courage, bref le penseur moderne est mille lieues au dessus du commun des hommes . A se demander si l'idéologie racine ne serait pas une illusion consolante pour lui...

La dernière lignée dès lors est devenue marginale, extérieure ou à la frontière de la science officielle, celle qui pose la réalité et la puissance du symbolique et la réalité des « phénomènes » comme symptômes d'une vision moderne étriquée, carcérale du monde . Sans structures, cette lignée a connu toutes les sottises des « spirites ». C'est bien sur cette base que Jung, dont la position complexe mériterait une étude approfondie, s'est séparé de Freud, pour élaborer une pensée de la puissance symbolique et de phénomènes non-causaux comme la synchronicité . Mais Jung n'a pas passé le cap qui permet de quitter la fiction des archétypes de l'inconscient collectif, c'est à dire d'une ontologie intrapsychique, production de l'esprit humain, pour une ontologie des archétypes communs, non produits par l'homme, et même puissances de production de l'esprit individuel . C'est à dire, pour une angéologie, et une ontologie des mondes, voies orthodoxes qu'on retrouvées des hommes comme Henry Corbin et René Guénon .

Méheust ne va pas jusque là mais il s'y engage fortement, et rien que cela n'a pas du rendre sa carrière facile . Il en mérite un hommage . Dans la lignée matérialiste dominante, on nie la réalité des « phénomènes » . En conséquence, note justement Méheust :

« (…) une dimension de l'esprit qui déroute la psychologie et la science occidentale, du moins dans sa version dominante »( l'esprit épiphénomène du cerveau) est considérée comme nulle . Pourtant « les faits mis en avant (…) sont incompatibles avec notre vision (la vision occidentale dominante) de l'homme et du monde et, s'ils sont réels, cela signifie que nous organisons notre existence dans une zone superficielle et appauvrie du réel ;(...) ce qui risque d'être incompatible avec la permanence d'une vie authentiquement humaine sur la terre ».(p.22 sq)

Dans la dernière partie j'interprète un peu le sens par mes découpages, mais je ne crois pas déformer la pensée de l'auteur . Méheust établit ainsi un parallèle structurel entre le paradigme aveuglant des sciences matérialistes de l'esprit, qui ne peuvent voir la clairvoyance, et le paradigme aveuglant du progressisme qui ne peut voir la catastrophe à venir . On retrouve ainsi dans sa pensée l'analogie structurelle des analogons de l'idéologie racine, non formulée mais explicite, et l'idée fondamentale qu' « un univers mental ne renonce jamais à lui même si des forces extérieures ne l'y contraignent pas », à comparer a ce que j'ai écrit au sujet de l'ignorance de la pensée de William Blake, « à l'intérieur d'une idéologie, on ne peut rien percevoir qui soit contraire à l'idéologie. » . C'est en effet l'idéologie qui donne les cadres de la perception, dans le processus de construction sociale-symbolique de la réalité :

« Plus encore, c'est dans la pensée, dans l'ontologie, un des fondements principiels de toute pensée, que se constitue les étants ; soit pour nous, dans notre ontologie, les individus, les choses, les objets, et leurs exister possibles . L'identité personnelle si cruciale dans le monde moderne est constituée par l'ontologie-racine . La pensée, ou l'ontologie seule est le possible au sein d'une civilisation ; la pensée plus des signes visibles (perceptibles) dans le monde forment le « réel » de cette civilisation . En clair, l'ontologie donne le cadre herméneutique des mondes naturels . Dans une pensée, on ne peut déclarer réel que ce qui prédéfini par l'ontologie . On ne peut voir que ce qui est prédéfini par l'ontologie, ou détruire l'ontologie en étant visionnaire ».

Le fonctionnement du Système peut être analogué à celui de la nutrition : la substance extérieure est déchirée et assimilée, l'inassimilable est rejeté avec horreur, comme les selles . Par exemple, le Système postule la libre circulation, et l'UE a ainsi été incapable de prendre la décision minimale, en période de risque épidémique, d'interrompre le trafic aérien avec le Mexique . Je crois certain que la même décision ne pourrait être prise pour une épidémie de grippe aviaire létale : et c'est stupéfiant, là encore . Stupéfiant que la population reste passive face à des dirigeants aux poches pleines de Tamiflu, qui minimisent . Stupéfiant que les dirigeants choisissent systématiquement le sacrifice de vies humaines à la gêne légère des sociétés anonymes .

La formulation de Méheust est très intéressante, car dans un univers mental, « l'extérieur » est évidemment construit par l'idéologie- racine ; et ainsi se montre le caractère constitutif du politique à l'univers mental, en tant qu'espace de constitution de l'ennemi . Étant construit par l'idéologie – racine, « l'extérieur » ne la menace en aucun cas mais la confirme, comme le « machisme » ou « l'intégrisme » . Je répète sans cesse la phrase de Manchette sur le terrorisme et la terreur d'État, « les deux mâchoires d'un même piège à cons ». L'extérieur posé par Méheust est un extérieur authentique, aspire à l'être en tout cas, extérieur que l'idéologie-racine pense comme nature (VS culture) . En effet, l'idéologie racine, pour penser l'extérieur, le pense depuis longtemps, très longtemps, comme non-civilisé, comme bestial, barbare, sauvage, issu de la forêt obscure des temps primordiaux . Tant et si bien que des révoltés antiques se nommèrent cyniques, « les chiens », et mangèrent de la viande crue, en restant nus . Voyez aujourd'hui le « gang des barbares ». Le conte progressiste raconte le passage des ténèbres de la barbarie bestiale à la lumière de la civilisation humaine : tel est son contenu, simple déroulement mythologique d'une polarité culturelle occidentale . Quant aux « révoltés » naïfs, il parent la « nature » de riantes couleurs pour croire faire pièce au Système : mais leur nature ne vaut pas mieux que les bergeries de Marie Antoinette, et de la chanson prophétique « il pleut, il pleut bergère... ». Et que dire de définitif, mes amis, sur ce sujet issu des milliers et milliers d'années : qu'il n'existe rien de tel que « la nature », sinon la nature des choses, l'être, flamboiement et énigme des mondes...

En tant qu'occidental Méheust pense l'extérieur authentique ( avec les altermondialistes) comme nature, mur écologique avec lequel l'idéologie racine ne pourra pas ruser et user de sa puissance de négation, comme avec la clairvoyance autrefois . Ainsi le Système, qui cuidait mettre les forces matérielles à son service, pourrait-il se briser sur une force matérielle aveugle, supérieure en force quantitative .

L'extérieur authentique, comme l'oiseau que le prisonnier nourrit sur le rebord de la fenêtre, ou encore qui apporte un cheveu d'or solaire, celui d'Iseult, est celui dont la prise en charge par la parole humaine n'est rien d'autre que la vérité, la vérité incompatible avec le Système . Cette vérité ne peut être exprimée dans les mots du Système et doit l'être, apparaissant ainsi dans la confusion et l'obscurité, délectable seulement pour celui qui attend à l'ombre des ténèbres, avant l'orage, près du mont Crâne . Analogue au résistant entendant enfin « Les sanglots longs des violons de l'automne blessent mon cœur d'une langueur monotone », et partant déambuler lentement sur une sente forestière toujours déjà libérée . L'art, les visons de Blake, comme celles de Jean à Patmos, sont de l'ordre de la Vérité .

A partir de tels outils conceptuels le livre déroule impeccablement les thèses que reprend l'Encyclopédie . Je choisis la forme des propositions médiévales, qui résument la pensée, et qui invitent à la reconstruire, comme le plus petit fragment d'os permettait à Cuvier de repenser l'ensemble d'un animal, selon le principe que tout est figure fonctionnelle du principe :




1-« le despotisme, qui est dangereux dans tous les temps, est donc particulièrement à craindre dans les siècles démocratiques » Tocqueville, frontispice .
2-Concept de saturation (Simondon) : « un système de réalité quelconque (...) va jusqu'au bout de ses possibilités, et ne se transforme que lorsqu'il est devenu incompatible avec lui-même . Lorsqu'il est « saturé », il fait un bond par dessus lui même et se restructure sur un autre plan, de façon soudaine . » (p31)
3-« Un paradigme va jusqu'au bout de ses possibilités, il rend intelligible un certain nombre de phénomènes, mais dans le champ qu'il détermine, ce qui veut dire que dans le même temps il masque d'autres réalités » (p32).
4-« La mondialisation peut donc, à ce point de vue, être caractérisée comme le moyen qu'a trouvé la civilisation libérale pour répondre à la saturation locale de ses systèmes et pour différer encore la saturation finale » (p37)
5-« ce qui finira par saturer, c'est le système formé par le néolibéralisme et les efforts que ce système dépensera pour différer sa propre saturation »
(p 39)-une idée très intéressante, qui pose que le système finira par mourir de ce qui fait sa force, sa formidable capacité d'assimilation de toute substance et de tous principes.
6-« Si Gauchet a vu juste, le ticket sera sans retour car il n'y aura plus de contestation possible (plus d'extérieur, vu la capacité d'assimilation du Système), le système ayant périmé et disqualifié tous ses opposants . En résumé, la démocratie du futur (…) risque fort de devenir une « barbarie molle d'un genre inédit, une barbarie froide et raisonnée, disposant de moyens de contrôle mental sans précédent . »(p55) « (...) autrement dit, la démocratie du futur ajoutera ses inconvénients propres à ceux des anciens systèmes autoritaires ». C'est notre notion de tyrannie floue qui peut se trouver dans cette direction . (p 57)
7-« La démocratie telle qu'on la voit se mettre en place aujourd'hui est le système à travers lequel s'achèvera l'appropriation de la nature (et de la nature humaine) par la rationalité instrumentale (…) lorsque le monde selon Monsanto sera en place, le système n'aura plus de menace externe,(...)ce sera la fin d'une phase de l'histoire humaine, préparant une explosion sans précédent . »(p58)
8-« Chaque correction (technologique) entraînera des effets différés imprévus qui réclamerons d'autres corrections, déclenchant une fuite en avant qui ressemble au mécanisme d'une avalanche ou d'une réaction en chaîne . (…) Cette course infernale ne peut être gagnée. (p 68 sq)
9-« Une société ne renonce pas à elle même, sauf si elle est confrontée à une menace immédiate et écrasante (...)on peut considérer le destin de l'Allemagne nazie comme une sorte de répétition en accéléré de la catastrophe qui attend l'humanité toute entière . » (p 73)
10-« Le pacte implicite qui lie l'opinion au système – un confort matériel toujours accru, en échange d'un vide de sens toujours plus effrayant » (p 74)
11-« Les moyens rationnels (mis en place pour) dominer la crise sont en train de contribuer à nous y enfoncer » (p 76)(
les moyens d'action entéléchiques sont en eux-même des déploiement de puissance matérielle qui nourrissent le Système .)
12-« La tendance fondamentale du Système est de saturer tout l'espace disponible, la notion d'espace devant être pris dans son sens le plus général et le plus abstrait possible » (p 91) ( Intensification et extensivité du Système . Sachant que l'espace est la dimension même du monde et du droit, le Système se présente comme souverain par excellence – marqué du signe de la bête) .
13-« (…) la marchandisation des pratiques et des désirs met en place les conditions d'une catastrophe psychique sans précédent (...) » (p98)
14-« l'immense filet invisible qui nous enserre, toujours plus finement réticulé, se resserrera lentement mais inexorablement comme un garrot . » (p103)
15-« La caractéristique centrale de notre monde est la surenchère dans tous les domaines, la montée aux extrêmes . S'ils revenaient aujourd'hui, Guénon et Nietzsche découvriraient que leurs prophéties sont en train de se réaliser . Ils verraient se déchaîner le règne de la quantité et le nihilisme européen.
»(p 106). Je ne refuse pas mon plaisir...mais ils ne découvriraient rien : ces auteurs décrivaient une réalité déjà présente, spirituelle avant d'être matérielle .
16-« A chaque fois que nous observons dans notre société une pratique d'emprise ou de pouvoir (...) nous serons bien inspirés de la considérer comme l'esquisse de formes bien plus radicales . (...) L'innovation radicale et redoutable de la civilisation libérale, c'est sa tendance à dissoudre toutes les bornes, toutes les règles et tous les interdits, de manière à laisser le marché envahir tous les interstices... » ( p 106 sq) .
17-« La civilisation libérale est la culture de la sortie de la culture » (p 108)
18-« Le nazisme fut la version anticipée, paroxystique, et donc suicidaire, d'un processus d'appropriation du monde et de la nature humaine que le néolibéralisme contemporain poursuit de manière sournoise, différée, mais implacable : un autre jeu sur la matrice des possibles noirs ouverte par la modernité . »(p 133)
19-« (…) notre société multiplie les oxymores . Pour se cacher à elle même cette horrible vérité, que son projet fondamental est insensé et intenable, et qu'il mène l'humanité aux abîmes (…) plus l'on produira des oxymores, plus les gens, soumis à une sorte de double bind (double contrainte) permanent, seront désorientés, et inaptes à penser (...)» (p146 sq.) (citation de Palo Alto) .
20-« Désormais ce qui sature, ce n'est pas un système, c'est le Système . Le fait que ce système soit une voie parmi d'autres, qui a réussi à s'imposer et à se faire passer pour la voie, est certes essentiel au plan conceptuel,((...)Castoriadis(...))mais cela ne changera rien au résultat concret (...)La question n'est plus de savoir si le choc aura lieu, elle est d'évaluer sa violence.» (p153 sq)
. Il n'est certain que dans l'idéologie moderne que ce Système soit une voie parmi d'autres . Je reste dubitatif quant à l'argumentation d'une telle thèse sur les modalités .
21« La question qui se pose donc(...)est de réfléchir à l'après catastrophe, à la Reconquête . Un chantier énorme attend les générations futures, un chantier tellement énorme qu'il ne peut guère être qualifié qu'a travers des expressions tirées de la mythologie . Il faudra nettoyer les écuries d'Augias . (…) (allusion explicite mais fautive au déluge) (…) pour cela il faudra d'abord décontaminer les esprits . (p 159)
22-Last but not least, « imaginons que la catastrophe de Juin 1940 (…) se déroule en juin 2008 . (…) nous ne pourrions résister à un tel choc, ni moralement ni matériellement . (…) à côté de nous, les ruraux de 1940 étaient encore trempés dans l'acier . » (p42).


N'en jetez plus : une très grande part des thématiques de l'Encyclopédie est là, avec une conceptualité et même parfois un style superbes . Mais dit l'Ecclésiaste, ce qui manque ne peut être compté...à savoir, en l'absence de problématisation de la destruction phénoménologique du Système, Méheust pense encore dans les cadres du Système l'extérieur authentique, comme force quantitative. Il a lu Nietzsche et Guénon, mais de manière trop hâtive, au point de sembler croire qu'ils seraient effrayés par la réalisation de leur « prophéties », qui ne sont qu'observation de l'entéléchie immanente d'un Système vieux de plusieurs siècles . Dans le cadre de l'ontologie du Système, la théorie des cycles ne peut être comprise : le Système doit se réaliser, car c'est cela, sa mort . Voilà le règne du Prince de ce monde...

Dans le fond de l'argumentation, la prévision de ce type est basée sur une production cognitive du Système, la statistique économique, et la projection dans le futur d'une évolution quantitative actuelle . A ce titre, elle demeure extrêmement douteuse (voyez les ruptures de 1929, et la nôtre). Plus encore, la statistique est la mesure du monde – la mesure est ce à quoi on mesure, non ce qui est mesuré – la plus idéologique qui soit, la plus archéologiquement liée à la construction du monde par le Système ; et certaines initiatives intellectuelles récentes montrent à quel point le calcul « écologique » n'est qu'une variante du calcul entéléchique . Je pense à l'équation posée par Yves Cochet, entre un enfant et 620 trajets Paris-New York en équivalent carbone . Une telle mise en équation montre une ontologie implicite tout à fait identique au marché, entre un enfant et X en monnaie, sur la base du cours du droit d'émission . Certaines écoles écologiques sont ainsi des émanations de la technocratie, et dans ce champ, la prévision est un positionnement politique . Enfin, même dans une approche statistique, pour poser des prévisions aussi radicales, on aurait apprécié une écriture et une réflexion plus systématiques et rigoureuses, comme l'introduction au siècle des menaces de J. Blamont, beaucoup plus puissant et construit sur ce point, mais moins articulé conceptuellement . L'impression globale est d'un essai construit à la hâte et dont le titre ne tient pas complètement ses promesses . Je pense que le mur écologique est probable, mais que les rythmes et les modes d'intervention de ce « mur écologique » sont indéfiniment plus obscures et imprévisibles que « l'impact avec une masse » qui semble servir de modèle heuristique .Ce modèle ne prend pas en charge la complexité réelle du Système . Mais il y a plus problématique encore .

Au moment de sacrifier le vieux monde, Méheust recule . La puissance totalitaire du Système lui est évidente, mais le voilà qui tremble, qui veut être modéré, centriste, raisonnable .

« On peut espérer que les innombrables innovations fondamentales et positives que le monde moderne a apportées – car on lui doit , bien entendu, cette part positive gigantesque- (je tiens (…) à évoquer la transformation de la situation des femmes sur la planète, qui me paraît un acquis capital et irréversible de la modernité)ne seront pas annulées et qu'elles se cristalliseront dans une autre structure, un autre rapport au monde dont nous ne pouvons avoir aucune idée (...) » (p 158).
Après la proximité avec Méheust, voici l'abîme . En effet, les « innovations fondamentales et positives » peuvent-elles être autre chose que des parties fonctionnelles d'un Système qui n'a plus d'extérieur hors des mondes imaginaux ? Comment ces parties pourraient-elles être préservés dans une autre structure ? Elles changeraient alors radicalement de sens : seraient-elles les mêmes ? Voilà qu'un penseur du Système, de l'unité contradictoire du Système, se reprend à parler comme si chaque partie fonctionnelle pouvait être conservée indépendamment des autres, ruse permanente du Système pour se perpétuer – il y a toujours de bonnes raisons à son intensification et à son extension . Et surtout de nombreuses recherches très convaincantes, de Michéa à Tiqqun, ont montré que le féminisme était une partie fonctionnelle de l'idéologie racine, elle même partie fonctionnelle du Système . La totalité de l'idéologie du Système doit être broyée : voilà le point crucial où Méheust devient lointain, très très lointain . Et ce n'est pas une question de valeurs, mais de vérité . Après avoir comparé avec raison notre civilisation au nazisme, je suis sûr que Méheust peut lui-même sentir que ce qu'il dit n'est rien d'autre, au fond, que le discours sur les « aspects positifs » du nazisme et du stalinisme...ce discours n'est pas raisonnable, car un système a des aspects, mais pas d'aspects séparables pourvus d'une identité autonome . Chaque partie d'un Système porte en lui même l'image de la totalité, et le Système total peut être reconstitué à partir d'une partie fonctionnelle suffisante . Il est probable que laisser vivre une partie fonctionnelle n'est pas la garantie de « décontaminer les esprits », selon l'expression à vrai dire pleine de remugles nauséabonds de révolution culturelle de l'auteur . (Je dirais la réaffirmation principielle de l'Esprit). En bref, Méheust est pris entre les conséquences de sa lucidité et l'enfermement politiquement correct bourgeois libéral des altermondialistes tendance monde diplomatique : une école importante et productive, mais empêtrée dans des contradictions qui l'empêchent d'être complètement opérationnelle dans la guerre idéologique . Une école qui par exemple fait écho aux études montrant l'instrumentalisation complète par le libéralisme de la « lutte contre les discriminations » sans en oser tirer les conséquences : il faut déconstruire et détruire ces discours .

Le politiquement correct est une arme de répression, l'esquisse évidente de formes beaucoup plus radicales, d'imposition par la force d'une orthodoxie verbale et morale conforme à l'idéologie racine, alors que s'ouvre la période de son obscurité ontologique . L'idéologie racine de plus en plus apparaît pour ce qu'elle est, une idéologie de domination injuste et illégitime, tyrannique, un mensonge grotesque . Cette idéologie a prétendu débarrasser l'humanité de ses illusions, et en pleine lumière, elle apparaît décolorée comme une vieille femme qui a trop servi, comme manifestation par excellence de l'illusion dans l'Âge de fer, le premier oxymore moderne . Ce politiquement correct, qui comprend un discours « féministe » sur les femmes, est la matrice par excellence de tous les oxymores du Système, comme « la discrimination positive », et le « développement durable » . Et il faut reconnaître que la « gauche altermondialiste » est un champ de production de cette novlangue . Mais où est Méheust quant à ces réalités déplorables ? Certes, il s'interroge sur la déconstruction, mais il faut aller plus loin .

« L'essence de la réflexion n'est pas la sagesse, mais le recul, la temporisation. L'homme doit préférer une attitude excessive à un comportement intelligent et discret. Il doit se monter excessif jusque dans son obstination. Lorsque la modération prévaut dans la réalisation d'une action, les conséquences risquent de se révéler totalement insuffisantes. (...) quand quelqu'un pense qu'il est allé trop loin, c'est qu'il ne s'est pas trompé . » Hagakure.
Or en temps de catastrophe c'est l'extrême de la résolution qui l'emporte – et en ce kairos là seulement :

« La singularité, le Kairos, est l'imprévisible même . La faiblesse et la confusion proviennent de la perte des repères spirituels qui provoque l'angoisse de mort . Les solutions proposées sont infimes, désarmées, faute de radicalité . Car au contraire de toute autre époque du monde c'est la radicalité qui devient la plus forte lors du Kairos ; la moindre acceptation d'une partie fonctionnelle du Système empêchant la solution du chaos spirituel . Et donc, aucun travail idéologique partiel ne peut résorber la grande angoisse du monde, ne peut être un point d'arrêt de l'effondrement à venir . Les arrêts prévisibles seront des bulles illusoires de sécurité .

L'idéologie radicale devient une puissance politique ; elle ne doit pas étouffer la pensée qui est supérieure à elle, mais pas non plus craindre la fausse conscience des modernes . L'idéologie est une arme politique, non une sagesse ; technique et non poiésis . Sa détermination et sa fermeture en font une arme . L'idéologie comme arme n'est pas le lieu du doute, mais du fanatisme de fer .
»

Nu

Nu
Zinaida Serebriakova