Le penseur supérieur n'a pas d'opinions II. Disqualification de la pensée par l'opinion . Réponse au Nouvel Observateur sur Tiqqun et IS&M.

(Réduction du biologique au commercial)


A la position négative : "le penseur supérieur n'a pas d'opinions", il fut ironiquement répondu : "je partage votre opinion".


Au sujet de pensées puissamment subversives, de Tiqqun comme d'Ingénierie Sociale et Mondialisation (IS&M) (le lien est sur le titre), Aude Lancelin, dans le Nouvel Observateur n°2344 paru pour le 8 octobre, parle de paranoïa et de nihilisme adolescent, ce qui évite, avec la noble supériorité du psychiatre, de discuter sur le fond .

Dans le même mouvement, IS&M, œuvre collective, issue d'un ami et penseur proche, qui avait été envoyé à La Fabrique, et refusé sans commentaires, est publié par le site du Nouvel Obs . Signé par le Comité Invisible, ce texte est dénoncé comme un faux"imitant de manière troublante"le fond de l'insurrection qui vient, attribué par la police à Julien Coupat, selon les dire de la journaliste elle-même . Ces usages de "faux" sont posés de manière discutable, alors même que Tiqqun, et le comité invisible, tant par leur nom que par la notion de parti imaginaire, refusaient par avance d'être des marques ou des logos à usage d'éditeurs ou de presse . Voilà que la presse et l'édition tentent de remettre l'ordre antique dans le foisonnement de la blogosphère, dont les mœurs et les principes ne sont pas adaptés à ce carcan à l'agonie .

Des hommes nobles qui entreprennent, comme fit Tiqqun, sans les réserves amphigouriques de convenance, ni humanité ni concessions quelconques, de déconstruire rigoureusement l'idéologie racine s'exposent inévitablement à de tels propos, et c'est même bien, puisque cela fait prendre conscience de la guerre en cours . Leur position est celle même de Socrate, discutant du droit de la Cité démocratique, ou de Celui qui discuta du grand prêtre ; et cela les exposa à quelques mésaventures . Pourtant le travail mené est mené sans violence, est mené dans la sphère de la pensée .

Cela n'est pas grave, mais mérite d'être éclairci . Car la thèse que ces hommes n'expriment que des opinions, dans un espace de libre opinions, est l'argument le plus pernicieux utilisé contre eux : on disqualifie la pensée par l'opinion . Car Tiqqun, ou IS&M, ne sont pas des listes d'opinions, ni des symptômes de maladies mentales, ou de nihilisme adolescent ; ce sont des déconstructions idéologiques, un travail de lucidité supérieure sur des faits dont la gravité est telle, que la plupart préfèrent détourner le regard . Disqualifier permet d'éviter le courage de penser, de remettre en cause des schémas anciens qui survivent par inertie et mènent aux désastres modernes .

J'affirme que de tels penseurs doivent brûler leurs vaisseaux, à la manière d'Hernan Cortès partant à la conquête de l'immense Empire aztèque avec quelque centaines d'hommes déterminés jusqu'à l'illumination, et revendiquer le mal pour eux, en nue-propriété ; ainsi les choses seront claires dans leur rapport au Système . "J'établirais dans quelques lignes comment Maldoror fut bon (...)c'est fait . Il s'aperçut ensuite qu'il était né méchant (...)". De telles lignes, lecteur, doivent être prises absolument au sérieux : nous travaillons à détruire le Système qui te construit comme sujet, sujet souverain, libre, sujet d'opinions changeantes comme le vent . Illusion que cette toute puissance, que cette liberté qu'on t'affirme, et réalité d'une sujétion qui ne cesse de s'affirmer et de se nier .

Tiqqun est un tournant majeur de la pensée révolutionnaire issue de la gauche, qui reconnaît l'empreinte du Système sur ses dispositifs, et donc prend conscience de la complicité profonde des antiques « idéologies de la libération » avec le resserrement indéfini des fers du Système . A ce titre, Tiqqun peut être le début du chemin de remise en cause radicale, existentielle, de l'idéologie racine, remise en cause qui rend possible la rencontre de courants divergents, quant à l'origine, qui tous creusent des souterrains sous les pieds du Système . Une telle rencontre, disons le, est de la dynamite idéologique . Nous sommes à l'aube d'un nouveau siècle Encyclopédique, et l'infâme qu'il écrasera, ce n'est pas l'Ancien Régime, mais bien ce Système, qui ne cesse depuis la fin du XIXème siècle de trainer sa crise protéiforme, sous les formes moirées du Nihilisme Européen, du totalitarisme, des guerres mondiales, de la colonisation, crise qui se traduit par des soubresauts d'une violence et d'une amplitude inouïes, puis par cette lente, silencieuse et morne aliénation de l'être humain qui ne cesse de s'intensifier sous nos yeux, pour qui veut bien le regarder sans détour, comme IS&M .

La thèse de l'opinion, les discours qui s'appuient sur des implicites de notre civilisation en matière d'opinion servent à disqualifier le travail révolutionnaire de la pensée, autant que la moraline . Sur le fond, une telle démarche est analogue, malgré sa discrétion, à l'hospitalisation psychiatrique des dissidents pratiquée par l'URSS . L'opinion n'ayant aucun rapport avec la réalité, il convient de lui chercher non des raisons, mais des causes ; elle devient un symptôme de maladie morale, ou d'immaturité . Ainsi Simone Weil n'est-elle, en son œuvre prémonitoire de notre guerre, que l'expression de l'anorexie mentale . Une telle négation de la pensée humaine, de l'exigence humaine de pensée dans sa forme à la fois sauvage et sublime, est par contre scientifique, et nullement le symptôme d'une époque corrompue . Je pose au contraire qu'une telle interprétation est le fait de cuistres, qui ne comprennent pas que la problématique qu'agit un penseur, et qui pense à travers lui, dépasse le plan individuel . Si la pensée de Nietzsche n'était que l'expression d'une névrose idiosyncrasique, sans enjeu historial, comment expliquer la puissance de la vague qu'elle souleva ? Au contraire, si elle est l'expression locale d'un drame dans le ciel des idées, alors son impact devient rationnel .

Un adolescent inadapté, qui ne veut pas faire Prépa ou l'Ena, n'écrit pas habituellement les oeuvres de Rimbaud, de Lautréamont ou de Tiqqun . Que les hommes, à l'aurore de leur vie, ne soient pas encore trop corrompus ou affaiblis, et puissent refuser avec horreur le monde moderne, c'est plutôt la preuve d'une haute santé, que d'une poussée passagère d'hormones et de poils . Telle fut la vie de Simone Weil . Être fidèle à son principe directeur est une grandeur de l'homme .

Le rire des vautours universitaires, qui se moquent de ces éruptions de Verbe, riant entre eux en plissant a demi leurs petits yeux, et qui aussitôt retournent à leurs charognes idéologiques indéfinies, ce rire est le rire du sot . Voyez leurs oeuvres qui pourrissent chez les bouquinistes, ces énormes thèses poussiéreuses dans les BU, ces fiches d'emprunt vides depuis 1943, ou plus - "le rire chez Sartre et chez Bergson", "L'obligation morale chez Descartes" respectivement en 2134 et 1876 pages in4°(l'effet de tels livres a déjà été clairement décrit par Boileau, au XVIIème siècle : "(...)pris au front un plein volume des écrits de Hénault (...) des oeuvres de cet auteur effet inconcevable!" (Le Lutrin, œuvre qui mérite d'être redécouverte à chaque rentrée littéraire! ) On remarquera que l'Université "se modernise", car on rencontre des universitaires "analytiques", qui se réclament des États Unis avec la même puissance d'annulation que leur prédécesseurs .

Ce rire supérieur des vautours est celui de la bêtise au front de taureau, non celui du sage . Le sage sait reconnaître une grandeur même maladroite . Leurs successeurs en nullités se réclameront de la révolte de ceux là même que leurs pères ont cru bon d'humilier ou ignorer, écriront des thèses sur la dissidence chez Lautréamont . L'éditeront en Pléiade, dans un beau linceul de papier bible . 39 euros , le prix d'un cercueil de sapin . Il faut répéter qu'une pensée qui ne commence pas par la vie de son sujet ne mérite pas d'attention, ni une heure de peine .

Ces êtres se nourrissent de poussière, sont poussière des temps, et nul ne les lit plus que péniblement, dans une perspective "historique" quand il ne peuvent plus distribuer ni poste ni bourses - qui lit encore Hénault, ou le penseur si grand que fut Victor Cousin, qui régna sur la philosophie française avec un bavardage de chien malade ? : "Tu secoueras la poussière de tes pieds"...

Pour les chiens de garde du Système, les dissidents sont méchants, ou malades . Il est possible de soigner les citoyens atteints d'une telle maladie . Cela permet aux chiens de garde idéologiques du Système de refuser d'appliquer aux dissidents les règles du débat argumenté dont ils se réclament par ailleurs pour légitimer leur domination . Cela justifie la mauvaise foi, la manipulation, le mensonge . Plus même, cela permet en appeler au bras séculier, selon l'exemple même de l'inquisition, d'en appeler au juge et à la police pour garantir sa domination intellectuelle, pour disqualifier l'adversaire : "un tel homme ne devrait même pas pouvoir être candidat". Voilà les propos que tiennent nos consciences morales auto-proclamées, au nom de la tolérance .

Un tel défi, le défi de la disqualification comme opinion doit être relevé, non pas devant le juge, mais sur le fond . La guerre idéologique ne doit pas utiliser les armes de l'adversaire, et vouloir disqualifier celui-ci hors du fond . Les hommes partis dans cette guerre doivent se refuser de ressembler à des chiens, à des requins, à des panthères, à des vautours de la pensée . Mon opinion n'a aucun intérêt, ni sur une thèse, ni sur une personne . La vérité n'a nul besoin d'en appeler au secours de la garde, sinon parce qu'elle est creusée par le doute : "Il lui dit : "range ton épée...""

Une discussion authentique sur l'opinion est extrêmement complexe, comme tout ce qui, dans la pensée, est réflexif, se réfère à elle même ; cela nous emmène très loin, cela creuse des souterrains vers les fondements . C'est dans ces souterrains, analogues aux souterrains de Stalingrad, que se joue la guerre actuelle . L'ennemi est tout puissant dans le monde phénoménal, mais les forces sont réunies pour l'écraser, qui infailliblement l'écraseront . La violence du combat va atteindre des niveaux de guerre totale : tel est l'avenir de la pensée . Ainsi à Auschwitz, une fleur infime poussant le long d'une clôture, fut pour des frères humains un âpre motif de survie, avec l'odeur du printemps perçant parmi la merde, le sang et la fumée grasse des corps morts . La vérité, telle est la fleur infime de nos temps étranges et difficiles .

Oui, je me réclame du mal et de la vérité ! Le mal et la vérité ensemble ? Cela sera élucidé . Bien sûr, invoquer l'horreur pour qualifier la vérité d'une époque peut aisément être interprété comme une teinture pessimiste, une idiosyncrasie maladive, de type dépressif, car ne voyons nous pas autour de nous le confort, l'accumulation indéfinie des biens ? Tout cela compte pour rien ? Comment dire une chose pareille ? Eh bien, cela aussi devra être élucidé- mais rappelles-toi, ami, le dit du sage, que ce qui manque ne peut être compté . Ce n'est pas l'expression plate de "l'infinité du désir"tel que le pensent les modernes, mais l'expression de l'essence de ce qui manque . Ce qui manque échappe aux statistiques, aux procédures modernes d'évaluation et de véridiction . Ce qui manque, c'est ce qui fait de la vie biologique une vie humaine . Ce qui manque, c'est ce que sacrifie le Système pour pouvoir accumuler des choses, et dont il préfère ne pas parler, en l'annulant purement et simplement, puisque cela ne peut pas être compté . Ce qui ne peut être compté, dans l'idéologie racine, n'est tout simplement pas . C'est pour cette raison que l'ontologie est au cœur de la destruction de cette idéologie .

Je reviens donc à la théorie moderne de l'opinion et à ses conséquences :

Derrida, définissant la philosophie, commençait par "tout peut toujours se discuter" . Je veux justement discuter que "tout peut toujours se discuter", car toute affirmation péremptoire sur la totalité est un piège pour elle même, si la subtilité est absente . Tout s'écoule, édicta Héraclite, sauf justement la parole d'Héraclite, ou encore le Logos commun . Lautréamont, jeune malade, écrivit justement : "Les premiers principes doivent être hors de discussion ".

Aucun système ne peut logiquement interroger en totalité ses principes, ses axiomes ; aucune parole ne peut prétendre à la transparence, comme à la totalité ; comme l'être humain lui même, comme un masque percé de trous, la parole est partielle et creusée de vide . Aucune parole ne se peut dire complètement neuve, et indépendante du passé . Le croire est la meilleure manière d'avoir des opinions mécaniques, conformes à la matrice . Ce fut le cas de ce pauvre Descartes, qui eu beaucoup de prétentions . Les bavards les plus "modernes"en général, ont le discours le plus convenu, le plus prévisible qui soit . En passant, dans notre monde de la liberté d'opinion, il est extrêmement rare d'entendre une parole qui ne soit pas convenue ; et cela devrait éveiller la méfiance des esprits vigilants .

Toute proposition - au sens logique, tout énoncé de position sur un sujet, de la forme aEX, où a correspond à n'importe quel sujet linguistique, E signifie appartenir à, que le langage courant exprime souvent par la copule "est", enfin X un ensemble quelconque - toute proposition donc possède, dans la matrice combinatoire de la langue, une forme négative immédiatement accessible . Pour les pénibles qui me diraient que mes exemples ne correspondent pas à aEX, remarquons que l'on peut exprimer ainsi la proposition : "(Les penseurs) nE (ensemble de ceux qui ont des opinions)" où nE est la forme négative de E (désolé, je n'ai pas les symboles formels de la logique sur mon clavier).

Ainsi, "le penseur n'a pas d'opinion" suscite immédiatement "le penseur a des opinions" . Dans cette optique, les deux propositions ne sont que des opinions .

Cette expression réductrice permet de pointer ce que le Système accorde réellement comme valeur à l'opinion d'un homme isolé : presque rien . C'est la masse additionnée d'opinion qui peut acquérir une valeur, comme étude de marché , politique ou non, dans le sondage . Si un people leader d'opinion avait une opinion, ce serait l'opinion de...avec une valeur proportionnelle à l'impact médiatique de ce people, plus exactement une valeur proportionnelle à la capacité de ce people à faire consommer des produits ou des services par l'expression médiatique de son opinion .

La valeur d'une opinion dans le Système est sa valeur commerciale, non son rapport éventuel à une réalité . A ce titre, toute opinion peut avoir une valeur, aussi absurde soit-elle quant à son rapport à l'être . Si la moitié d'une population pensait que les martiens habitent dans les êtres humains et les dirigent secrètement, une telle croyance serait tout à fait "respectable" dans le cadre de l'idéologie moderne . Pourtant, si un sondage montre que Kaboul est la capitale du Panama pour 2/3 des américains, cela ne montre pas que Kaboul soit cette capitale, mais que 2/3 des américains sont ignorants, et ne savent pas qu'ils ne savent pas, et croient savoir, et plus même, se croient légitimes à se prononcer sur des sujets qu'ils ignorent ; et cela ne montre rien de plus . La liberté d'opinion est la liberté du marché, et rien de plus . C'est le triomphe de la puissance, de masse ou d'impact, sur la vérité : "ne pouvant faire que le juste soit fort, on a fait que le fort soit juste" . Et maintenant, le fort est vrai et véridique . Berlusconi ne ment pas . Évidemment !

La conception moderne de la laïcité est celle de la liberté d'opinion sur la religion . Je peux ainsi choisir les différents éléments religieux mis sur le marché des croyances et faire un mix personnel de ce qui m'arrange ou me plaît dans ma perspective, entre croire en Dieu mais sans jugement, être "chrétien" mais avec la "réincarnation", etc . Que de telles "religions personnelles" ne peuvent se faire que dans la pente de l'exigence minimale vis à vis des pesanteurs idéologiques locales, donc en pleine conformité avec l'idéologie-racine, cela ne surprendra pas ; qu'une telle conception ne soit rien d'autre que le principe du libre service appliqué à la religion, c'est à dire le libéralisme appliqué localement, devrait déjà faire réfléchir ceux qui veulent être "laïques" et antilibéraux ; qu'enfin la laïcité interdise par principe la fonction essentielle des religions historiques, c'est à dire de fonder une communauté humaine, une Cité, par une communauté de culte, et donc interdise en réalité la religion telle qu'elle s'est manifestée dans toutes les grandes civilisations de l'histoire, devrait permettre de mettre en doute sa prétendue "universalité" . Un critère décisif pour un principe qui se veut universel est la possibilité de son application aux grandes civilisations historiques : si l'application entrainerait leur disparition, ce principe n'est "universel" qu'aux yeux du Système .

Mais non, on nous fait regarder la laïcité comme une grande conquête de l'esprit, alors qu'elle est une évidente défaite . La profondeur et la variété des penseurs grecs, latins, indiens, ou japonais ne fut pas empêchée par leur ignorance confondante, ou plutôt la condamnation complète, de cette notion sacrée du Système . La connaissance de cette notion sacrée ne fait pas de quantité de petits maîtres plus que des perroquets narcissiques . Il était certainement plus aisé pour un étudiant d'occident de se déplacer en Europe au XIIIème siècle qu'aujourd'hui avec Erasmus . Les questions disputées sur la vérité de Thomas d'Aquin contiennent déjà l'essentiel des arguments de l'idéologie racine, et les rejettent pour absurdité . Ces hommes connaissaient la logique de nos principes, qui nous paraît irréfutable ; et ce n'est pas par ignorance qu'il rejetaient ces principes, mais pour des raisons très proches de celles que j'évoque .

Reprenons : nous avons vu que tout énoncé se réfère implicitement à sa forme négative dans l'horizon de la langue . Exprimer une position est supposer implicitement que d'autres pourraient soutenir le contraire . Il est également aisé d'évoquer des énoncés contradictoires avec l'énoncé principal, comme "ce penseur supérieur a des opinions, donc..."

Dans le domaine pur du bavardage, et uniquement dans ce domaine, les différentes formes de l'énoncé sont équivalentes, sont des possibles, également valides . Cela par contre n'est pas exact dans un contexte pragmatique . Si je demande où sont mes clefs, elles sont dans ce tiroir, ou pas . Si je demande si je peux compter sur toi, je le peux, ou pas . La parole dans la réalité de la vie est vraie ou fausse, engagement ou mensonge . Ce qui mesure la consistance d'un homme, c'est le poids qu'il donne à sa parole . Cette sensibilité aristocratique de la parole est en elle même indissociable de la distinction entre opinion, et parole authentique .

De même que nous savons très bien ce que veux dire "être traité comme un porc" sans connaître de théorie sur les classifications axiologiques, de même nous savons très bien ce que veux dire la vérité dans un contexte usuel de la vie . Aucun théoricien de la stricte équivalence de toutes les propositions n'acceptera, quant à sa propre vie, d'entendre que "on m'a détecté un cancer" et "on ne m'a pas détecté de cancer" soient équivalents . Aucun ne cherchera ses clefs là où il est certain qu'elles ne sont pas, au prétexte que l'on peut former un énoncé grammaticalement valide qui l'affirme .

Si un auteur comme Feyerabend veut nier toute forme de vérité à une théorie, il ne peut y aboutir qu'en niant tout rapport des énoncés avec la réalité, avec la volonté, la puissance, la vie . S'il a raison, Hiroshima ne peut être compris . Comment de l'arbitraire irréel peut-il aboutir à une telle puissance réelle ? C'est pourtant bien l'entéléchie du Système, de prendre au premier degré le "rien n'est vrai, tout est permis", de Nietzsche . Autant le Système te donne de liberté de t'exprimer, d'avoir tes opinions, autant il réduit au néant la puissance de ta parole, tant dans l'engagement qu'elle représente, que dans la réalité qu'il décrit . Outreau a bien montré que la parole des adultes avait perdu toute crédibilité . La liberté d'opinion, c'est la dissolution de la parole dans le bavardage . Dans un pays occupé, dire devant des résistants : "je suis avec vous", c'était engager sa vie . Il semble aujourd'hui que même dans le mariage, la cérémonie qui a le plus conservé cette ancienne importance de la parole, le fait de ne pas tenir parole ne soit plus en soit considéré comme une faute . Dans la société féodale, c'était la félonie, la faute la plus lourde qui soit, celle qui rendait un homme absolument indigne . La faute de Judas : la trahison . Je l'ai dit, la parole d'un homme doit passer avant la loi de la Cité .

Le caractère équivalent des opinions pose que X et -X peuvent être valablement exprimés en même temps, que le principe de non contradiction, donc, est inexact . Mais si le principe de contradiction est inexact, Russel l'a montré, il devient possible de tout soutenir, de tout prouver indifféremment ; il devient absolument impossible d'argumenter ou de s'engager . C'est une dissolution du langage en temps qu'union symbolique des hommes . C'est une dissolution du langage en tant qu'évocateur de l'être . C'est donc la destruction des fonctions les plus hautes du langage . Le langage n'est plus que l'expression du désir de l'individu tout puissant, qui juge et pose à sa volonté . On retrouve la puérilité de la métaphysique de la subjectivité, qui pose le sujet comme ordonnateur de l'être en général, et juge du jugement dernier, c'est à dire qui place le sujet humain individuel sur les articulations du concept scotiste de Dieu . Mais cela n'est possible que dans un monde de pure fiction, totalement coupé de tout réel consistant, c'est à dire limitant, monde nié par le droit de tous sur tout, et dans un monde sans cesse produit par la surenchère technique . Un monde sans cesse nié, en voie continuelle d'annihilation, pur réservoir indifférencié de puissance, un monde pensé comme ressource pour l'assimilation sans fin de l'individu humain, c'est à dire la forme de pensée la plus vide qui soit encore pensable : un monde haché comme un steak .

Analogiquement la toute puissance humaine dans l'ordre symbolique vide le monde de tout contenu, comme la toute puissance de l'homme dans l'ordre matériel vide le monde de toute vie et de toute signification . Et comme la vie biologique de l'homme finit par être menacée, à terme, par son aspiration à la toute puissance matérielle, la vie symbolique de l'homme devient un désert à la mesure qu'il se reconnait une toute puissance symbolique, même fictive . Car l'homme habite réellement les fictions idéologiques qu'il construit . Les nazis habitaient réellement un monde nazi . Nous habitons réellement le monde du Système, et nous le prenons comme un fait de nature, comme l'infériorité du juif était pour les nazis un fait de nature . La pensée du souterrain doit prioritairement briser le cercle de ces évidences illusoires, de ces enseignements venimeux du Système .

Tout énoncé ou système d'énoncés ne sont pas des opinions . La définition géométrique du cube n'est pas une opinion, mais un fait . Bien sûr je peux appeler "carré" le cube, et réciproquement ; mais je n'exprime pas une opinion quand je définis le cube . Si je change le nom, les propriétés du cube resteront identiques, et mon changement est parfaitement gratuit . Avec les propriétés géométriques du cube, je peux, comme matrice combinatoire, représenter toutes les perspectives partielles d'un regard sur un cube, indéfiniment, et justifier qu'un cube puisse être vu comme un carré, comme une pyramide, comme un point . Cet exemple permet de faire comprendre ce qu'est aussi une opinion . Une opinion n'est pas seulement une possibilité d'expression, c'est aussi l'expression d'une perspective, d'une détermination . Ainsi, le riche sera-t-il plus facilement hostile aux impôts que le pauvre qui touche des aides . Le penseur supérieur est celui qui rend compte de ces multiples perspectives grâce à une matrice unique ; de même que la matrice du cube permet de comprendre tous les jugements de perspective sur un cube, de même la connaissance de l'éléphant permet, dans l'allégorie indienne, permet de comprendre les définitions partielles des aveugles qui touchent les parties de l'éléphant . Ce point, Hegel l'avait particulièrement bien compris .

Une opinion est un possible verbal dégagé de l'être ; une opinion est l'expression d'une perspective bornée ; une opinion est soutenue pour s'affirmer dans une lutte humaine, une compétition . Dans une compétition les compétiteurs s'abaissent au plus petit commun dénominateur d'entre eux ; ainsi une compétition sans règles tourne à la sauvagerie bestiale, au combat de rue, à la course aux armements des guerres de gang ou d'États modernes, course aux armements dont l'analogue fonctionnel dans le champ intellectuel est l'accumulation individuelle ou partisane de puissance de frappe médiatique, là où les jeux poétiques, ou la discussion philosophique, élèvent au sublime . Les luttes d'opinions modernes, comme les débats télévisés, n'ont pas pour règle la vérité, ou la sincérité, mais la meilleure apparence, et le plus de politiquement correct . Y participer est s'abaisser infailliblement, mais pas nécessairement de manière décisive, et donc tactiquement indéfendable . Dans la guerre idéologique, le choix du terrain doit être du fait de ceux qui par leur détermination, créent des espaces inconnus . Ainsi Tiqqun, ainsi IS&M . Les attaquants doivent garder l'initiative et ainsi choisir le terrain ; alors la faiblesse médiatique est compensée par la créativité et la vitesse, l'absence d'inertie qui crée la foudre .

De plus, exprimer une proposition compréhensible par autrui n'est possible que sur un horizon ontologique commun ; discuter n'est possible que sur un horizon ontologique commun . Deux ennemis qui se déchirent peuvent discuter quand leurs perspective sur le conflit qui les sépare c'est assez rapproché, par exemple sur le fait que l'un est vaincu, et l'accepte . Deux personnes peuvent discuter d'un divorce que si son principe est accepté . La discussion elle même est alors imposée, et est en soi une victoire . Accepter de discuter dans un conflit peut être déjà une défaite . Cela est particulièrement vrai dans la guerre idéologique . Discuter avec les mots et les stratégies d'argumentation de l'adversaire rend impossible, ou plutôt risque de rendre impossible, la démonstration de la fausseté de ces mots et de ces stratégies d'argumentation . Il faut retenir que toute opposition intellectuelle, tout débat naît sur un horizon d'accord, tout comme les luttes au sujet des hérésies dans les premiers siècles du christianisme . Aujourd'hui, personne ne discuterai âprement sur certains sujets de l'époque, faute d'avoir les principes de base qui rendent la discussion possible, ou suffisamment investie pour mériter un effort . Il n'est pas toujours bon de discuter, et on peut discuter de tout, mais pas avec n'importe qui .

Dans la guerre idéologique, il faut en particulier se garder de tout accord sur la liberté d'opinion . Le corrélat de la liberté d'opinion est l'annihilation de la charge ontologique dans la langue, et l'annihilation de la puissance de la parole à concerner les hommes, et à transformer le monde, à poser de l'être : la réduction effective de l'homme parlant à l'impuissance, vendue comme sa toute puissance de dire n'importe quoi SANS AUCUNE CONSÉQUENCE .

Une liberté sans conséquences ni responsabilité doit être considérée avec la plus extrême méfiance . La pensée est disqualifiée comme opinion, comme production humaine de signes arbitraires . Puisque ces productions n'ont par principe plus de rapport avec la réalité, elles devront être pensées comme des manifestations de causes latentes, des symptômes de ressentiment, d'indignation, ou de maladie psychique . La liberté d'expression est celle que l'on s'accorde tout seul, en conscience, dans le discours intérieur . La liberté de conscience sans aucune conséquences concrètes n'est qu'un défouloir des instincts, une solitude sans construction face à autrui, comme la fantasme, un être tout à fait exténué . En ce sens encore l'idéologie moderne fut à l'œuvre chez Nietzsche .

L'opinion, dépourvue de contenu ontologique, doit maintenant être interprétée par référence à la subjectivité qui l'exprime . Là encore, la communication est dissoute, car si l'explicite ne peut être considéré comme tel, mais comme le symptôme d'une stratégie de communication liée à une perspective, comme dans l'expression politique, il est clair que l'interprétation circulera en boucles, de ce que tu penses de ce que je pense, de ce qu'il pense que je pense de ce qu'il pense, jusqu'à rendre toute sincérité et toute authenticité superfétatoires, laissant place au calcul du renard, selon l'expression de Machiavel .

Autre point essentiel, le contexte d'énonciation détermine largement la validité d'une proposition . Sans légitimité, les énoncés législatifs, qui posent ce qui doit être, sont parfaitement vides, comme les énoncés performatifs . Pour légiférer, il faut régner . Il est sot de proclamer "je vous déclare uni par les liens du mariage", par exemple, si l'on n'est qu'un particulier . Parler du dogme catholique, ou de la foi musulmane, sans qualification ni légitimité, est pur bavardage, en général parfaitement venimeux .

Les énoncés d'ordre supérieur, comme l'expression de valeurs, ne valent que ce que le contexte vaut . L'instrumentalisation de la morale au profit de la puissance, ou l'instrumentalisation de drames de l'histoire au profit de justification d'une politique indéfendable, rabaissent la grandeur au niveau mesquin de la domination, et asservissent pour diviser les hommes, ou annihiler leur force de résistance, les symboliques qui créent de la communauté . Cela est analogiquement comparable à l'asservissement de la religion au profit du nationalisme, ou de la puissance de l'État . Ce procédé a ruiné l'unité de l'Occident, et ruiné la valeur culturelle authentique des religions . Il est est de même de l'instrumentalisation de la morale, elle ruine la morale, en la rabaissant au niveau de ceux qui la profèrent par le calcul de puissance et d'intérêt . Casanova, Valmont sont plus moraux que Tartuffe : voilà ce qu'oublie volontiers le monde moderne . Un tortionnaire, un criminel de guerre peut psychologiquement invoquer des préjudices comme circonstances atténuantes, non instrumentaliser la Schoah pour renverser les valeurs, et justifier ses actes, ou même en faire des actes nobles, alors que la vérité est qu'il s'agit de crimes particulièrement répugnants . Tolérer de tels procédés est dévaluer ce que l'on prétend défendre : "Rien n'est pire que de défendre une cause avec de mauvaises raisons ."

Il devrait être possible de dire à un politique qu'il n'a pas le droit d'invoquer toutes les plus grandes causes à son profit . Simone Veil, malgré toutes ses faiblesses, a su le signifier au président . Mais cela est très rare . Globalement, la liberté d'opinion est prise comme la liberté d'expression des émotions politiquement correctes ; ainsi les messages des politiques ou même des penseurs risquent de devenir des séries de "je suis choqué" "indigné", bref de simples propos supposés emphatiques avec les électeurs, mais vides .

Le concept de l'opinion et de la liberté d'opinion dans l'idéologie racine est la destruction du processus de civilisation, comme tissage de liens entre les hommes, et entre les hommes et le monde , liens à la fois variés et équilibrés, liens ajustés à la nature des êtres et ouverts à l'élévation de l'homme et de la Cité .

L'opinion est le processus de fermeture de l'individu sur lui même, que produit l'abandon de l'intellect, qui rencontre l'intelligibilité du langage et du monde, et de l'esprit, qui ouvre les portes des mondes . Sans raison supérieure, l'individu est calcul d'intérêt, perspective étroite, et bain biologique d'émotions immédiates, sans projet ni rapport au temps . L'homme du Système le plus puissant matériellement de l'histoire est ainsi une créature faible et dépendante qui se la raconte toute puissante, si elle le peut .


Viva la muerte!

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Mais qu'est-ce que c'est que ce charabia, mon gars? Aude Lancelin du Nouvel Obs ne crache pas sur Tiqqun, elle en a fait la promotion effrénée sur des pages et des pages au début de l'été. Elle adooore Juju Coupat, elle a aussi écrit qu'Ingéniérie sociale et mondialisation était "brillant" (faut pas être dégoûté!)... A mon avis, entre déchets gauchistes, vous avez tout pour vous entendre.

Anonyme a dit…

Cher lecteur,

Il est exact que ce texte n'est pas une réplique directe à une personne, mais la mise en évidence que des argumentations psychologisantes, ou psychiatrisantes, très classiques, sont des refus de la discussion par disqualification de l'interlocuteur, au même titre que l'insulte, mais beaucoup plus subtilement, puisqu'un lecteur peu averti peut croire qu'effectivement les textes qui rendent compte de travaux y sont favorables.

L'insulte simple clôt la discussion et ne montre pas, malheureusement, les qualités du locuteur.

Par contre, je crois que parler de gauchisme, en ce qui concerne cette œuvre, est au delà de l'insulte, une erreur dont de prochains textes vous permettront de juger.
Cordialement,
L'auteur.

Nu

Nu
Zinaida Serebriakova