La lutte contre les discriminations comme dispositif de domination III. L'étude des classifications culturelles, ou étude du "jugement de valeur".

(Hieronymus Bosch, St Jean Baptiste au désert . "Il se nourrissait de sauterelles et de miel sauvage ")


Les deux premiers textes peuvent être trouvés à discriminations I et II dans l'encyclopédie du Souterrain .


Les propriétés idéologiques des classifications sont les suivantes : produire la "réalité" pertinente pour le Système, et produire l'axiologie (les "valeurs") qui est nécessitée par son fonctionnement...

Toute hiérarchie sociale est, d'un point de vue conceptuel, c'est à dire dans la pensée réflexive que toute société fait sur elle même, une classification, et toute classification d'objets définit souverainement ( ces critères sont à la fois contingents, non nécessaires, et volontaires, issus d'une décision qui peut cependant se masquer, se présenter comme "naturelle") des critères de classification .


La question fondamentale est donc celle des critères de classification .

Pour donner un exemple simple, la Bible classe les animaux en vivant dans l'eau, dans l'air et sur terre ; et pour ceux qui vivent dans l'eau, elle distingue par exemple ceux qui sont avec des écailles, et ceux qui sont sans écailles . Le premier critère est le milieu de vie, le deuxième l'aspect de surface . Vivant dans l'eau, le Léviathan, sans doute une baleine, est "le grand poisson pour avaler Jonas". Pour un moderne, c'est une "erreur de classification", car la baleine est un "mammifère" et pas un "poisson" . Mais ce n'est pas une erreur, car il n'existe pas de classification "vraie" au sens humain du terme . Il n'y a d'erreur que dans un système classificatoire partagé . Un de nos enfant qui dit qu'une baleine est un poisson fait une erreur . Un Hébreu d'époque biblique disant la même chose n'en fait pas, il applique sa matrice classificatoire de manière exacte . Les critères des modernes ne sont pas les critères antiques, le milieu de vie par exemple, mais la physiologie de l'appareil reproducteur et les phases de cette reproduction .

Une dernière remarque s'impose : les critères retenus sont déterminés par la visée que la société humaine qui classe pose sur les étants classés . Ainsi un peuple qui vit de chasse et de pêche usera de la classification pragmatique des anciens hébreux ; et la classification moderne, d'ordre anatomique et systématique, montre à la fois une visée d'inventaire optimal des "richesses de la Nature", et une visée d'élaboration "rationnelle" d'une arborescence, qui peu se transformer en récit évolutionniste . Une histoire naturelle dans les deux sens d'"enquête" et de "déroulement" . Il n'y a pas de classification vraie, ni meilleure en soi, mais des classifications adaptées à une visée sociale globale .

Pour fonder une classification hiérarchique -plus précisément dans la réalité logique, un seul critère déterminant doit être fixé, le principe hiérarchique . Par exemple, pour un ensemble d'objets, je peux les classer selon leur matière, leur utilité, leur poids...le choix de ces critères dépend de la perspective que j'ai sur eux . Si je suis transporteur, volume et masse sont des critères ; sculpteur, leur matière ; artisan, leur fonction, etc . Mais si je veux les classer du n°1 au n°X par « ordre d'importance », je dois fixer (au moins implicitement) un critère déterminant de l'ordre que j'établis . Une des classifications hiérarchiques les plus anciennes de l'Occident est la division du monde en Minéral, Végétal, ou Animal . Le critère déterminant est ici le degré de la possession de l'âme, ou vie (cet exemple est choisi volontairement pour son caractère dépaysant pour nous) . Après avoir défini les genres par la détermination des critères primordiaux, la classification peut définir la descente indéfinie des espèces, à l'aide d'autres critères, comme le milieu de vie ou la morphologie ; mais le principe hiérarchique reste unique .

Dans la classification sociale, ce principe hiérarchique est le critère qui légitime la domination exercée sur la société par une personne ou un groupe . Un critère déterminant, car une classification hiérarchique ne peut multiplier les critères pour être une hiérarchie .

Classer un être est conçu comme l'expression de sa nature, car la classification s'exprime par la copule "est", "c'est" . Si je dis "cet objet X est un arbre" avec un minimum d'autorité, par exemple comme botaniste, aucun homme européen ne pensera spontanément que ce qui est dit équivaut à "l'objet X est classé par ce botaniste, et probablement par les autres hommes, sous le concept d'arbre, dont je peux trouver la définition dans un dictionnaire". Un homme normal pensera que l'être de X est d'être un arbre, que cette qualité appartient à X . Il ne pensera pas que X, qu'il voit, touche, sent, est beaucoup plus intensément dans son monde que le concept "arbre", que personne n'a jamais vu ni senti . Il pensera, en se leurrant, qu'il touche "l'arbre", qu'il sait "ce que c'est qu'un arbre" . Cette perte de la profondeur de l'abîme métaphysique entre le singulier vécu et la classification conceptuelle est indispensable à la vie (à la communication quotidienne, et à la manipulation quotidienne du monde par le travail de transformation d'étant en objets utiles à l'homme), mais elle rend l'idéologie absolument aveuglante à la plupart des hommes : dans le bain de l'idéologie, l'idéologie est vécue comme nature, comme expression de l'être même, et réduit à l'impuissance le sens critique et la créativité humaine .

Pour celui qui est dans l'idéologie, il n'est rien d'autre que ce qui est donné comme étant par l'idéologie, et sa propre nature n'est que celle définie dans l'idéologie . En tant que pratique sociale l'idéologie crée la réalité, et la réalité ainsi construite confirme à chaque fois l'idéologie, car les informations reçues du milieu ne seront intelligibles que si elles s'intègrent à la classification posée à priori . Par exemple, il était impossible de penser sous le IIIème Reich que les juifs étaient exactement comme les autres hommes, tout simplement parce que toute la pratique sociale montrait le contraire . (Remarque de Arendt) . Le changement de la classification, événement qui se produit parfois dans l'histoire des sciences, est beaucoup plus lourd et coûteux que le déni de la réalité contrariante . Pour que cela se produise, la réalité contrariante doit être têtue et gênante . C'est pourquoi de tels changements sont rares et de grandes conséquences .

Et cette "nature" des choses définie par la classification idéologique possède une autre propriété cruciale : elle définit dans le même mouvement un droit implicite, une axiologie (ou classification de valeur), et des matrices de comportement socialement adaptées à l'objet . Selon la "nature", c'est à dire la classe attribuée à l'objet X dans la classification, X sera traité . Un "arbre", un "végétal" dépourvu d'âme sensitive, de sensation ne peut pas être maltraité, un "animal" si . "L'arbre ne peut pas souffrir"n'est pas d'abord une vérité expérimentale . Nous n'avons besoin d'aucune expérience pour le croire ; c'est une vérité "de nature", une vérité classificatoire . Pascal avait parfaitement raison de dire : "la coutume est une seconde nature", au sens où la coutume finit par être vécue comme nature, et particulièrement la coutume idéologique qui baigne l'exercice quotidien de la parole et de la langue dans les cultures humaines . Pour les Hébreux, le homard et la langouste sont des nourritures impures, répugnantes ; la sauterelle, au contraire, une nourriture pure et digne d'un homme noble comme Jean Baptiste . Si la sauterelle nous répugne et pas le homard, c'est l'effet sur nous de nos coutumes culinaires et pas un fait de nature humaine . Cela pour illustrer la puissance de la coutume, qui peut créer la nausée ou le désir "instinctifs" face aux mêmes aliments .

Nous savons très bien ce que signifie "être traité comme un chien", "comme un porc" . Ce qui nous choque dans le "traité comme un porc", c'est qu'un être humain soit ainsi traité, et pas qu'un porc le soit . Je parle de la règle moyenne de la civilisation . Même si la théorie moderne du droit tend à rejeter le droit de nature (ou droit naturel, le droit comme essentiellement attaché à la nature de son objet) au profit du droit positif (le droit tel qu'il est positivement posé dans les sociétés), il n'en reste pas moins que toutes nos classifications sont imprégnées de jugements de valeur, sont des axiologies . Ainsi ces classes, et donc le statut coutumier, et le droit, sont différents entre le porc et l'homme .

Un exemple caractéristique de cette axiologie implicite est que les parties des mammifères ne sont pas nommées comme les parties analogues des hommes, ou sont utilisées dans des registres de langage violents : ainsi le mufle, ou gueule, les mamelles, etc . Les trafiquants d'esclaves parlaient d'ailleurs de mâles et de femelles, non d'hommes et de femmes . L'achat, la vente, le commerce, la propriété, les chaînes, le marquage, sont des registres sémantiques et des matrices d'action socialement adaptés pour des animaux, du bétail ; c'est pourquoi les esclaves étaient jugés inférieurs de nature et traités comme tels .

Les nazis n'agissaient pas différemment, en utilisant, en transposant sur des hommes des registres de langage utilisés pour les insectes, ou le bétail, avant de transposer les techniques analogues . Le nazisme n'a pas inventé son langage et ses actions, il a transposé sur l'homme la puissance technique de destruction et d'assimilation que l'âge industriel avait développé d'abord pour les "nuisibles" . L'opération centrale qui rend possible les crimes nazis est la suppression idéologique des limites axiologiques entre "homme" et "animal", et entre "animal" et "ressource minérale assimilable par l'industrie" . Les techniques employées pour la Schoah ont été fournies par l'industrie soit agro-alimentaire (les fourgons à bestiaux), soit chimique . Le discours nazis sur les juifs pendant l'extermination est le décalque sémantique de textes issus de cadres de l'industrie chimique pour la destruction des parasites de l'industrie forestière, ou agricole, et les hommes sont souvent les mêmes avant 1933 et après, par exemple à l'IG-Farben . Si on fait l'effort de voir que les déportés sont traités "comme du bétail", comme de la "vermine", on comprendra que l'utilisation sur l'homme de techniques industrielles correspond à une extension de la puissance d'arraisonnement et d'assimilation à son entéléchie du Système vers un domaine ontologique, l'homme et son corps, (os, cuir, chair, cheveux, graisse), domaine autrefois interdit par un "tabou" .

Il semble hors de doute que la puissance lâchée sur "les juifs" aurait détruit une part bien plus grande des populations du Reich, le Système assimilant les être humains comme une matière première . Prenez garde au fait que le fonctionnement actuel du Système, sans assimiler les corps avec cette violence extrême, assimile les liens sociaux et la culture avec une force de destruction si intense que la compréhension de ce fait dans la culture est rendu chaotique et difficile .

On comprendra aussi que le courant politiquement correct qui veut actuellement donner aux animaux un statut semblable à celui des hommes ne manque pas d'arguments, mais annonce plutôt une reprise de l'extension du Système vers les hommes, par dissolution de la séparation axiologique entre l"homme" et l'"animal". Dernière remarque : rappelez vous de mes propos quand on vous dira qu'il faut examiner "sans tabou" une situation économique ou technique comme le "don" d'organe...Ce qui est nommé péjorativement "tabou"dans l'idéologie fonctionnelle n'est qu'une limite au Système .

En résumé, toute classification culturelle, implicitement, est une axiologie et ne définit pas
que des classes conceptuelles, mais simultanément des classes d'action légitimes .

Dans la culture du marché souverain, tout objet tend soit à devenir "marchandise", donc objet commercialisable, échangeable et vendable, soit à voir son existence exténuée ou niée . Toute limite axiologique qui empêche un objet de devenir "marchandise"est soumise à une pression continue, afin que le recul des limites axiologiques soit continu . Ainsi le visible tend à devenir marchandise dans sa totalité, avec le "droit à l'image" ; l'eau est déjà devenue une marchandise, malgré l'antique notion juridique d'eau "libre" ; enfin le corps humain et la mort le deviennent insensiblement, avec la vente d'organes et l'euthanasie, mort technicisée et facturée comme service . Le corps mort par contre, sans valeur, est de plus en plus soumis à crémation, annihilé, pour ne pas occuper trop de terrain urbain, qui lui est "marchandise", là encore dans la logique du Système .

L'idéologie fonctionnelle classe les étants, aveugle sur le caractère arbitraire de la classification, et naturalise la domination existante . Elle permet de faire croire que notre Système, qui court au désastre, est le nec plus ultra de l'intelligence ; que notre morale, bête comme une huître, est le résultat de la sagesse de l'histoire humaine, et toutes sortes de fantaisies et de préjugés dont s'enorgueillissent les modernes, et les rabaissent au rang des trafiquants d'esclaves dont ils feignent d'avoir grand'honte, et dont ils sont les fils .


La lutte contre les discriminations résulte d'une volonté d'établir une souveraineté sur la définition des critères légitimes de classification sociale . Les propriétés particulières des classifications sociales seront vues dans le prochain post .


Le reflet de la main gauche, la nuit.II.




Puis il a essayé d'être absolument comme les autres, mettant en toutes ses paroles et ses vêtements le sentiment du déguisement . En vain . Car déguisé pour être ressemblant, il ne faisait que creuser l'abîme . En vain les sourires, en vain les discussions sur des sujets qui ne pouvaient l'émouvoir, en vain l'égarement et l'exil incompréhensibles . En vain être conciliant et serviable avec des maîtres, pour faire avancer son dossier . Toujours un mot, un fait échappait, infime mais abyssal, fracassant tous les efforts . Ce qu'il est permis de dire à l'Université ne comprend pas l'Univers, à peine le monde de couloirs de linoléum indéfini, de couloirs sans début ni fin, de recoins inconnus, sous sols, combles-les plus intéressants avec les livres les plus abandonnés des bibliothèques- qui est le monde propre de l'Université .

J'ai connu un musulman qui voulait faire une thèse sur Avicenne dans telle faculté de philosophie ; on lui a recommandé de faire sa thèse en histoire . L'Orient ne pense pas, mais rêve . Évidemment ! L'occident est désorienté . C'est ainsi . Je n'ai rien choisi : le monde a choisi pour moi . Un monde m'a vomi, comme le Léviathan a vomi Jonas . Il ne me reste que le défi . Comme Tristan devenu Tantris, j'ai trouvé refuge dans les grands bois sombres des chevelures, dans l'over-monde . J'ai trouvé le refuge des forêts, des amitiés, des amours . "J'ai cru que tu était mon ami et je t'ai adressé la parole...". De cela veuille me pardonner, ô Suprême .

"Il n'est rien de l'ordre du mal à ce qui peut être enduré"


Hagakure.

"Il y a des moments où il faut choisir entre vivre sa propre vie pleinement, entièrement, complètement, ou traîner l'existence dégradante, creuse et fausse que le monde, dans son hypocrisie, nous impose (...)Le monde pris en masse est un monstre bourré de préjugés, rempli de préventions, rongé par ce qu'il appelle les vertus, un puritain, un poseur . Or l'art de la vie est l'art du défi . Le défi, voilà ce pourquoi nous devrions vivre, au lieu de vivre comme nous faisons, en acquiesçant . Qu'un homme cultivé puisse accepter les normes de cette époque me semble la pire des immoralités"
Oscar Wilde .

"Couronnée de lierre, et chantant le vent des forêts, telle est mon âme errante d'être porteur de malédictions et de bénédictions mêlées ; là sur le roc, je regarde les feuilles qui couvrent les larges pierres plates, sur lesquelles sont sculptés les seins des femmes . Les seins, comme des pierres, sont fascination ancienne au regard ; l'abondance passe par eux, comme le sommeil ténébreux des roches figure le sommeil ténébreux des morts, l'éternel rêve des enchanteurs séduits, et vaincus, par les fées . Seuls les rêves de l'arbre tissent les liens avec les mondes, et mes rêves et ses rêves de la végétative âme se tissent ensemble dans le secret des roches . Ainsi je suis aussi cela, créature du souterrain, amant vaincu ayant désiré le sommeil, tronc érigé comme une idole tatouée, branches gracieuses comme tes bras, feuilles avides de soleil, éternel soleil invaincu des mondes . Tu es l'arbre et je suis le lierre, je suis l'arbre et le lierre tu deviens . Un jour nous mourrons, un jour le lierre sera sec et l'arbre déraciné . Un jour ce tombeau sera le mien, un jour peut être il sera nôtre . Si je meurt le premier, je veux que tu mettes sur ma tombe des roses, des roses noires .

C'est ce savoir qui fait mon désespoir, qui me pousse à toutes les folies de l'euphorie . Au dernier jour, genoux à terre face au dragon, je regarderais la mort avec honneur, pour avoir vécu comme un être humain, un arbre, un dieu quant tu m'ouvrais les bras de tes yeux assoiffés . Oui, j'ai été un dieu car tu m'a rendu tel, et je t'ai fait déesse . Ni toi, ni moi ne furent plus là ; seulement rien de ce qui peut être compté, la totalité de ce qui compte .

Le jeu que je joue, et que tu joues, ce jeu n'est vie que par son enjeu le plus élevé, qui est mort . Amor fati est amour du destin, et le destin éternel des mortels est l'ivresse de la noire liqueur de la volupté, l'ivresse de la mort . Sans enjeu, le jeu est ténèbres, perles données aux pourceaux . Que Dieu nous conduise à une bonne mort ! Que je voie ta chair dénudée contre l'abîme grimaçant d'un crâne, que je vois les reflets des flammes d'un brasier sur tes flancs offerts . Que les entrelacs d'un tapis et les fumées de l'encens se mêlent à tes entrelacs, que le monde devienne entrelacs, Un indistinct dans l'amour .

Ton amour est fort comme le lierre qui s'enlace sur l'arbre : dans mes bras avides je saisi ta peau odorante, et je crois gagner le soleil en montant en toi . Vampire, je veux la dominer et voir par ses yeux, et goûter le goût de ta bouche et de ton âme, m'endormir en ton aisselle, parcourir tes paysages, tant en ce monde que dans les sphères de l'âme .

Et en elle par ses yeux pourtant je me vois auprès d'elle, et je suis à genoux . Ainsi, dans ma domination suis je réduit à mendier . Ainsi dans ma puissance suis-je réduit à pleurer ; ainsi dans mes pleurs je me reconnais . Les larmes sont goût du rire divin .

Vie et mort sont un : le jeu divin .

Je récitais ce poème :

"Au Bateau Ivre, "les ayant cloués nus sur les poteaux de couleur".

Polarités, non voies qui ne se croiseraient qu'au centre.
Le tantrika, comme le papillon de nuit tourne autour de la splendeur du Guru, Ange de la face. En lui il tourne, tissé de l'étoffe de ses songes, larmes rêvées de ses larmes, roues tournées de l'Hadès. Les racines des mondes plongent dans le sépulcre.

Millions et millions de roues tournées. L'imagination évoque et roule comme les varechs des fleuves les chevelures des temps perdus. L'Image crée le monde qui contient le poète. Le Songe contient l'œil qui le regarde. La poésie l'évoque. Évoquer, invoquer, introduire le Verbe dans les ténèbres. Le Verbe n'est pas compris par les ténèbres. Le Verbe en lui comprend les Ténèbres. De l'image coule la source qui noie la soif du poète.

Par le poème, celui qui invoque s'étrange à lui même, l'homme, par haut désir, élection irrévocable et par haut mal, «soleil noir de la mélancolie.» A lui même il doit revenir comme étranger, énigme en face de son propre regard. Il désire et ne désire pas ce désir qui le brise. Bien en puis mais!

Il doit désirer cette déchirure qui se creuse en son âme. Cela , le Serpent qui s'involue et s'explique à travers ses membres. Il doit désirer le destin qui le roule vers les mers hurlantes, lactescentes, éperdues. La mer n'est pas le lieu des répits.

Pèlerin sur les routes étrangères de son âme, son cœur est un hollandais volant, aux creux emplis de ténèbres, parcourues d'astres errants qui l'entraînent sur leurs orbes impénétrables. Des mondes comme des archipels, et le tournoiement blanc des corps morts, à la Lumière des lumières ruisselante et fluante par les interstices des abîmes. Stalactites de lumière, sources de lumière s'insinuant sous le socle de l'abysse.

Oh souvent, j'ai cherché les ténèbres et suivi les étoiles souterraines. La sirène est entourée de miroirs, faite d'énigmes. En compagnie du Serpent, j'embrasse la voie que j'ai suivie et je bois la source de la mer. Fait mon chemin plus rude, fermé d'entrelacs d'algues et de dragon, gueule d'enfer ; et parcouru de rocs, d'argiles, de pointes, de siphons, de vortex, d'abîmes.

Accorde moi les eaux obscures où je dépose la certitude et le doute, le oui et le non ; accorde moi la Nuit, toi qui est Lumière des ténèbres, et Ténèbres de lumière. « Je me retrouvais dans une forêt obscure, car la voie droite était perdue.» Comprendre l'étoffe des ténèbres, s'enrouler en elle comme dans une couche de fleurs et de chairs sauvages. Faire des Ténèbres l'abri du pèlerin et du sage.

Regarde et je regarde aussi, si ma vue est celle d'un mort. Je cherche et c'est ce qui importe. Car il n'y a rien à trouver. A la mort ouvre moi tes bras. A ma soif verse ton eau et ton sang, à ma faim livre ton corps, chair des mondes. A mes paroles répond par le silence qui fait taire l'ordre des mots.

« J'ai cru que tu était un ami et je t'ai adressé la parole »".

A peine a-t-elle entendu mes paroles qu'elle me regarde, intriguée . Les paroles font apparaître d'étranges visions, et une nostalgie ardente de principautés perdues . Mais vivre avec la folie et les ténèbres, avec les bras brûlants de la déesse du soleil, avec Dionysos et le Crucifié, avec cet éparpillement du monde en éclats épars sur fond du ciel avide de lumière, qui la dévore en flots d'eaux nocturnes, comment vivre ? Quel être peut sortir d'un tel enfantement ? Le délice le dispute au vertige, l'effroi à l'abandon, à l'ivresse satyrique des nymphes .

Ô déesse ! Permet l'ascension du Serpent ailé au travers du déchirement de mes yeux, de mon corps qui s'arcboute pour te porter comme la voûte étoilée, de ma folie qui se répand en moi, en pleurs et rires d'enfant, en avidité de loup, en fascination et folie de la sagesse du monde . Que la mort soit ton suprême plaisir . Que je meurs si j'ai des regrets ; que je brûle si je n'ai pas aimé l'amour .


"Bien souvent l'agent pâtit en agissant et bien souvent le patient agit sur son agent .

Ces deux choses ont une même origine et reçoivent des noms différents. On les appelle toutes deux profondes. Elles sont profondes, doublement profondes. C'est la porte de toutes les choses spirituelles."

La plus haute science de l'Âge de fer est là . Pas de blâme .

Le reflet de la Main gauche, la nuit .


La parole est comme un fin serpent qui avance sa tête, lentement, par les chemins de l'âme . Nombreux sont les entrelacs de mots, nombreux sont les serpents...Le nœud de serpents comme matière revêt la forme de corps nus . Sa tête est rouge et souillée de sang et de plumes, car il se nourrit d'anges, et d'oiseaux du ciel . Son corps est ténèbres, et fils issu des ténèbres ; il est couvert d'humus, fière corporalité des morts, et de sève, car il a tranché des racines, les racines de l'arbre du Bien et du Mal . Les arbres les plus grands meurent de la mort de leur racines .

Nul ne se lie à toi qui ne te connaisse, car il faut te re-connaître, s'impliquer vers notre origine commune . De ce qui est double je retrouve l'unité . En toi je me retrouve par ma négation, je m'affirme par ma disparition, je m'approche pour te fuir . Ton désir m'éloigne et m'exacerbe, et mon désir cruel te répugne et te fascine . Comme la lune est ton profil dans l'emmêlement parfumé de tes cheveux, comme des lunes effervescentes sont tes boucles sous ma main assouplie, et prête à enserrer . Comme le corbeau sont tes boucles où s'inscrivent des étoiles . L'épée meurtrière ne fut jamais plus rouge que ta bouche peinte . Tes seins sont lourds comme chenilles de chars . Laisse moi m'approcher au creux de ton cou, laisse moi fuir, laisse moi te serrer dans mes bras, te regarder partir, les tripes convulsées comme la murène, la face mouillée, laisse moi avaler mes larmes salées comme la mer, vivre encore l'adieu de mon amour . Laisse moi poser une fleur sur ta route comme un signe . Laisse moi voir ta peau et ton sourire qui prononce des paroles d'interdit en te dévêtant . Laisse moi prendre le lierre sous ta fenêtre, ouvre moi les mondes de ta couche . Laisse moi bafouiller des serments, et laisse moi regretter ma folie ; laisse moi te saisir et laisse moi te haïr . Laisse moi chercher sur l'estran les traces de notre passage, chercher dans l'air les images lumineuses de nos embrassements passés . Laisses moi .

Ne m'abandonne pas, pas à moi-même . Je suis à moi-même mon propre enfer et j'ai cherché mon chemin dans la forêt obscure. Je suis à moi-même mon propre enfer et je me suis cherché moi même en toi, dans les linéaments de ta peau . Je suis à moi même mon propre enfer et j'ai cherché en toi la réconciliation, et j'ai cherché en toi la rédemption des fidèles d'amour .

Et quand je ne te regarderais pas, tu dansera dans les flammes, et quant tu ne me regardera pas, je me maquillerais avec mon sang pour te faire revenir . Car c'est la ménade que j'invoquerai . Dionysos est puissance et terreur, printemps éternel et soleil invaincu des fruits d'automne, que mes dents éclatent pour en extraire les nectars . Larges narines pour saisir les parfums des mondes, et suivre les pistes, en prédateur de la nuit de l'âme . Regard découpant à l'infini les entrelacs de la forêt du monde, la forêt obscure où se perd la voie droite . Oreille tournée vers la rumeur de l'horizon et l'infime musique de la rotation indéfinie des étoiles . Oreille captant les inflexions les plus infimes de la voix avec le frisson inconditionnel de l'amour . Peau assimilant avec délices la douceur infinie de la peau des femmes . Dionysos, être cynique et cruel, et être de désir, de foi et de compassion . Dionysos, être crucifié en lui-même, à lui-même son propre enfer, tout comme moi .

Tu prononceras des noms comme un bouclier, mais ce bouclier ne te serviras point . Tu prononceras des noms comme des piliers mais il deviendront barreaux et chaînes . Le monde que tu as construit est le seul monde de la vie ordinaire, et la vie ordinaire est une prison . La prison la plus sûre est celle que tu as construit toi-même, en ton âme, sur les conseils de tes maîtres . Le monde que tu as construit n'est pas l'Univers, l'indéfinité des mondes où s'enroule ton âme . De ton âme, fantôme gracile, il te convient de l'invoquer ; de ton âme, fumée infime, il te faut faire un brasier . Cela, c'est cela même qui doit advenir réel dans la réalité .

Le monde que tu as construit repose sur les eaux ; et par cycles les eaux enserrent ton seuil, amènent en toi l'humidité des ténèbres . Pour amener dans ton monde l'écho des grands vaisseaux et des grandes aurores, le rayon des soleils des mondes entrevus, tu devras renoncer à la sécurité de ton habitation . Pour suivre ton plus haut désir, tu devras renoncer à la sécurité des flammes dans le foyer, à ces braises qui couvent sous la cendre, à ces cendres enfin qui sont la couleur du deuil . A toi-même étrangère tu rendras le devoir d'hospitalité . A toi même étrangère tu te regarderas sans faillir . Sans horreur tu contempleras ces êtres étranges qui se déroulent de ton âme .

Alors tu dois désirer sortir, piétiner les ténèbres, en porteuse de lumière et de feu . Tu ne prononceras pas de noms . Tu ne prononceras pas de mots. Je ne suis pas celui qui est cette personne, là, cet être échoué d'un désastre obscur en ce monde, tu n'est pas cette personne là, la fille de ta mère et de ton père, mais la Rose qui indique le parfum de l'Orient . La Rose qui chante par sa peau . Image nous fûmes de ce monde, image nous sommes de l'au delà de l'horizon, image des lourds vaisseaux d'encens, image du désespoir total et de l'espoir du printemps, kaléidoscope de toute vie, folie des merveilles . A nous mêmes perdus pour nous retrouver .

Ô labyrinthes de l'âme, j'ai aimé vos ténèbres, où j'ai grincé des dents . Serré, serré les mâchoires à fissurer mon regard, créature des ténèbres, de la race de Caïn, maudit et condamné à l'obscurité avec un atroce et lucide souvenir des collines ensoleillés, où mes pas me menaient, avant . Collines parfaites et hiératiques de l'âge d'or, calme, luxe et volupté des roches, des myriades d'insectes en lutte, des dryades s'offrant en sueur près des fontaines d'immortalité, qui reflétaient les images de mon âme . Perfection indicible, lumineuse, entrevue toujours et jamais saisie...j'entendais prononcer mon nom par la pluie s'écoulant sur les bras comme des cols de cygnes des forêts, mais jamais le Maître ne daigna se montrer pour une telle créature d'enfer, réduite à regarder le paradis par les yeux du Serpent . Au Serpent plus rien n'est vrai, et au serpent tout est permis, car le mangeur de poussière veut s'élever dans l'arbre, car le mangeur de poussière est frère de la femme . Comme Judas, le Serpent porte la malédiction qui fait l'être, porte la bénédiction et l'extase qui font l'être . Ainsi l'extase est-elle ensemble et joie et mort . Habitant des pierres, le serpent est frère du loup et de l'aigle .

Horrible souffrance que d'être séparé, tranché, et inguérissable blessure ; et gloire d'être en soi, d'être érigé, glorieux, vainqueur, couvert du sang de son ennemi, de son frère . Gloire de sacrifier et de boire le sang du Seigneur .

Caïn est le sort de l'homme . Plus il s'avance, plus le désert des eaux de ténèbres l'enserre . Alors Caïn recherche le lien avec l'Ennemi de son ennemi, alors Caïn cherche à atteindre le Silence éternel par la blessure de la trahison . Abandonné, il porte la morgue d'abandonner, lui . Il est le rebelle, le docteur Faust qui érige son rire et sa puissance sur un fond de désespoir . Mais ses descendants frappés d'idiotie oublierons la marque de leur origine et deviendront des bêtes de somme, vivant dans un monde de bête de somme, fait de clôtures, d'élevage, de reproduction contrôlée, de castration générale pour maintenir l'ordre de la production, pour ne pas perdre de lait et de viande avec des animaux qui hurlent à la lune . Les chiens oublieront le collier qu'il portent à leur cou, le porteront comme trophée et bijou . Les bêtes de somme rient de celui qui regarde au delà de la clôture : cela ne rapporte pas de foin . Elles rient, mais elle craignent le loup et le serpent, qui n'ont pas voulu porter le joug .

Folie que de naître à demi loup, à demi serpent, en ce monde de clôtures, de clôtures qui montent jusque sur les montagnes et descendent jusqu'aux rivages de la mer . Jeune garçon, d'une solitude infinie, âpre et amère, porté à la fugue dans les bois, incapable de se perdre même dans l'obscurité, et capable d'égarer ses poursuivants ; porté à tuer les animaux avec des armes de bois, pour voir leur sang couler et les manger, porté à se glisser dans les fougères du Nord et les maquis du Sud, ressentant le désir de vaincre un sanglier à mains nues . Porté à disparaître en forêt, en montagne, la nuit sur les lacs . Vivant dans un monde de feu, d'indiens et de boucaniers, ne trouvant de frères que dans la lecture, pleurant des heures sur la mort du Loup des mers . Récitant le nom des oiseaux du ciel, et aspirant à leur fraternité d'exilés . Enfant au totem Gullo-Gullo, animal sauvage et cruel des solitudes arctiques . Enfant remplissant des cahiers de poésies bucoliques, récitant Vigny, Leconte de Lisle, Mallarmé et Baudelaire . Tel je fus .

Puis fils d'un démon et d'une mortel , porteur d'enchantement et de l'âpre désir d'amour . La forêt obscure des labyrinthes de l'âme sera sa demeure, et il sera Loup psychopompe, et poète des fleurs sauvages, se vivant de vent auprès de la fontaine .

La nuit insensiblement deviendra une nouvelle figure du labyrinthe, et alors il connaîtra le monde, la ville . Après deux fois sept années de sauvagerie enfantine, il s'enivrera deux fois sept années, méthodiquement, parcourant des mondes étranges avec un curiosité que ne vint borner aucune limite . Cela, les merveilles de la Nuit, les figures fantomatiques du désir, quand les hommes à la face maigre et pâle révèlent les abîmes qui se creusent à l'indéfini derrière leurs masques de sérieux . Les hommes, les spirales indéfinies de leurs désirs . Les femmes, les fleuves sombres se convulsant derrière leur vertu, leur retenue . Les liens souterrains entre l'égoïsme, la cruauté, l'abandon, l'amour .

Et ces magnifiques crépuscules entrevus sur les flaques du bitume, à l'aurore aux doigts de rose . Et ces étoiles, qui surplombent nos scènes de ténèbres .

Sur ces lieux poussent les fleurs du mal : telle est la voie de la main gauche, la voie de bitume mouillé qui résonne au petit matin sous la Lune .

Heidegger, un frère.




Il a été question des éléments fondamentaux à savoir pour comprendre Heidegger . Je livre les miens, et je pense qu'ils seront différents, ne provenant pas d'un philosophe ou d'un manuel .

La philosophie dans laquelle se meut Heidegger est une vieille dame, une vieille dame encombrée de souvenirs, de bibelots, de toute sortes de choses . Elle a plus de souvenirs que si elle avait mille ans, parce qu'elle a plusieurs millénaires . Mais comme toutes les vieilles dames, elle est portée à l'oubli et au ressassement, redécouvrant et recouvrant l'estran à chaque fois comme une page blanche, voire comme la couche d'une vierge . Tant de traces, tant de passages, tant de vies effacées sur la plage vide dans les brumes de l'hiver, qu'elle pourrait sembler être telle qu'au commencement .

Un homme comme Heidegger - de tradition catholique, allemand, universitaire- est à la fois nourri et écrasé sous le poids de ce passé . La philosophie, la métaphysique, sont des expressions de besoins humains inhérents à l'essence de l'homme . En douter est un symptôme assuré de cette supériorité coloniale propre aux occidentaux, et qui mérite le nom de sottise . Être imparfait par essence et aspirant à la perfection qu'il peut penser, être partiel aspirant à la totalité, être disharmonieux accédant par vagues à l'harmonie, et ayant la puissance de produire et de savourer l'harmonie, l'homme est un destin mortel qui se refuse à lui-même . Il est enfer à lui-même . Cette horreur secrète qu'il doit enfermer dans sa banalité vécue est le ferment de la pensée . Philosophie et métaphysique sont des expressions déterminées par une historialité propre (j'appelle historialité la temporalité propre des concepts, qui en tant que temporalité propre désigne déjà les concepts comme objets d'un monde propre, d'une science objective) et une idiosyncrasie individuelle ; mais le poids de l'historialité est déterminant chez les penseurs, et c'est justement ce poids et ce destin qui font un grand penseur, un produit et un carrefour de l'historialité, de sorte que son idiosyncrasie elle aussi s'efface lentement, comme les plis des paysages .

Heidegger s'inscrit dans l'horizon de la phénoménologie et dans l'historialité scotiste . Le premier critère d'une compréhension historiale de Heidegger est de savoir que sa thèse, le sujet de sa thèse, n'est pas accidentel dans le cheminement de sa pensée . Je ne développerais pas ce point et je renvoie à tous les travaux sur la genèse de l'ontothéologie, par exemple J.F Courtine sur Suarez . La première initiation philosophique de Heidegger se fait dans l'horizon de la scolastique tardive ; et déjà à ce moment le poids du passé a dépassé les capacités de respiration de l'être humain en Occident . Qu'est ce en effet que l'humanisme, sinon d'abord le désir de passer outre l'accumulation indéfinie des commentaires et des traductions, et de revenir aux "textes authentiques" dans leur langue d'origine, à travers philologie et herméneutique, qui accumulent à leur tour gloses et commentaires et ferment à nouveau la porte qu'ils prétendaient ouvrir ?

Il existe un mythe de la Renaissance, de cette redécouverte de la puissance originelle de l'homme sans passé, de cette pureté et de cette virginité, cette virtu des premiers hommes, voire sans le poids du péché originel, à travers le bon sauvage . La tabula rasa de Descartes est la forme métaphysique de cette structure de l'homme d'occident peinant sous la charge des temps ; mais cette tabula rasa est illusoire, puisqu'elle prétend fonder à nouveau, tout en reprenant le langage et les articulations ontologiques scotistes et occamiennes . Puisqu'elle se formule dans la structure ontologique implicite de la langue . Voir à ce sujet Gilson, sur Descartes, et Nietzsche . A partir de Descartes le problème du fondement devient circulaire en Occident, et on le retrouve tant chez Hegel et Fichte, que dans la problématique qui devait aboutir au théorème de Gödel .

La phénoménologie est le prolongement de cette recherche de l'aurore de la pensée, la recherche d'un apparaître antérieur à toute formulation, à toute présupposition, retenant juste comme une huile essentielle de rose retient le principe de son parfum, juste l'analytique des conditions de l'apparaître . La science véritable n'est pas conscience, mais saveur, sapere, kaléidoscope des vies . Ce que je regrette, ce n'est pas la vie que j'ai vécu, c'est toutes les vies miroitantes à l'infini, comme l'éblouissement de millions de soleils, sur la mer calme sous le soleil à son zénith, que j'aurais pu vivre . La phénoménologie est la recherche de cet éblouissement de l'origine indéfiniment répété dans le temps et dans l'espace . L'expérience cartésienne est directrice chez Husserl, je crois inutile d'y revenir . Mais cet apparaître pur, cette phénoménologie, apparaît justement comme une utopie, le lieu d'un déracinement de l'homme concret pour la supposition d'un sujet sans déterminations, donc sans lieu, alors que le lieu appartient justement en puissance à l'essence de l'homme . L'homme, être partiel, partie fonctionnelle nécessaire, doit être qualifié pour être en acte un être humain .

La pensée scotiste-nominaliste de la relation entre tout objet- et toute détermination de raison est réellement le fait d'objet distincts, principe scotiste- est celle de la préexistence des objets à la relation, et de leur étrangeté fondamentale l'un à l'autre . La préexistence des objets se marque en politique, par exemple, par la théorie du contrat social, qui conduit à penser les "premiers hommes" comme des isolats ayant postérieurement à "entrer en relation" . Par ailleurs, cette pensée de la relation, en posant implicitement l'étrangeté essentielle des termes de la relation, s'oblige à une pensée de la relation comme médium réel . Le seul contact réel des objets ne peut être que le contact mécanique, le choc . L'homme est un loup pour l'homme, un loup mécanique au dents de fer . La prééminence de la Mécanique comme science modèle dans l'idéologie-racine est parfaitement congruent . En philosophie politique, le médium est le contrat, qui porte le lien avec les différents pôles, mais toute la pensée moderne de la communication est la pensée du médium . La simple observation d'un schéma basique de la théorie de la communication le fait immédiatement percevoir . De ce fait, cette pensée considère toute dialectique comme signe d'un esprit malade (jugement de Popper sur Hegel) . Il importe de préciser que la pensée antique, comme l'Advaïta de l'Inde, pense au contraire l'unité par soi des pôles de la relation, ce qui est par exemple évident dans la noétique d'Aristote, qui pose la sensation comme "l'acte commun du sentant et du senti"; donc comme une unité par soi en acte, et dans sa Politique, où la Cité est évidemment antérieure à l'homme, c'est à dire hiérarchiquement et ontologiquement directrice . Les conséquences de la philosophie scotiste de la relation sont à elles seules l'histoire de l'idéologie racine .

En ce qui concerne la noétique, l'intentionnalité peut être la base de la découverte de la conscience comme structure par soi, dépourvue donc de la consistance d'un objet, dépourvue d'identité ; et par soi renvoyant à une absence, donc par soi sémiotique en tant que structure . Ce qui signifie que s'il est vrai que le monde apparaît nécessairement dans l'horizon d'un sujet, vice versa il n'est pas moins nécessaire qu'un sujet pour apparaître ne peut se passer de monde . Monde et sujet se co-déterminent, et les penser séparément est une distinction de raison qui n'entraîne pas de distinction réelle, si l'on se place hors de l'ontologie scotiste . Structure sémiotique car renvoyant à un étant absent, et pourtant toujours déjà présent ; je ne suis pas le monde, mais comme je suis, il y a un monde ; le monde n'est pas moi, mais comme il est, je suis . La réalité est l'acte commun du sujet et du monde, et le sujet et le monde sont postérieurs à cette union, construits par décomposition . Naître est la figure analogue de ce malheur . La psychanalyse se trompe selon la logique générale de l'idéologie racine, quand elle pose que naître est la figure primordiale qui construit ensuite la pensée de la perte ; c'est bien au contraire la perte originelle de tout étant séparé, la négation, la violence essentielle de toute détermination, qui est l'analogon directeur de toute naissance, naissance biologique comme naissance symbolique .

"De ce qui est un évite de faire deux : c'est un principe qui vaut dans toutes les voies quelles qu'elles soient" Hagakure .

Concernant l'exemple de l'homme et de ses déterminations, l'idéologie-racine, puisqu'il faut bien l'appeler par un nom, croît possible de penser une essence du sujet, un sujet dit ego transcendantal, dégagé de ses déterminations et de sa perspective propre (et non bien sûr, du fait qu'il ait une perspective quelconque), et de penser ensuite les déterminations et la perspective propre comme des ajouts, des accidents de cette essence . Mais cela ne se peut, car la puissance de relation appartient à l'essence de l'homme en acte ; aucun homme en acte qui ne soit déterminé en tant qu'être humain par un patient tissage de liens . L'homme sans lien n'a rien d'humain ; et cela explique que la pensée issue de l'idéologie racine soit à ce point transparente et morte comme une méduse échouée, dépourvue de l'âpre saveur de la vie, soit à ce point inhumaine qu'elle puisse envisager comme une illusion le respect de la vie d'autrui, et aussi qu'elle soit totalement incapable de parler de manière convaincante du lien le plus puissant de la vie, de l'amour .

Mais ce n'est pas l'utopie de l'analytique "universelle" qui vaut chez Heidegger, dans toutes les lourdeurs conceptuelles et les sottises coloniales qui placent dans l'essence de l'homme des propriétés d'abaissement propre au monde occidental finissant, c'est le désir virginal d'aurore ; ce n'est pas la lourde armature conceptuelle de l'allemand philosophique, c'est, comme Steiner le montre excellemment, le désir indéfini d'un regard auroral sur les cieux et sur la terre, sur les forêts, sur les oeuvres des hommes . Ce regard et ce désir d'homme noble n'ont jamais quitté Heidegger, et c'est assurément sa grandeur .

Avant Être et Temps déjà, dans le cours "les problèmes fondamentaux de la phénoménologie" Heidegger a obscurément (il ne peut pas nécessairement l'affirmer face à Husserl) compris le caractère utopique de la phénoménologie de l'apparaître pur, car il creuse de la phénoménologie vers l'archéologie historiale . L'aurore tant recherchée, tant désirée dans le crépuscule des mondes qu'est l'Ouest des Temps, se déplace de l'apparaître pur, virginal sans présupposés, vers l'archéologie historiale, vers la compréhension de l'histoire de l'Être comme herméneutique . De plus en plus l'aurore de Heidegger sera l'aurore de la Grèce . Ce point est pour nous idiosyncrasique, au sens que la Tradition Primordiale de Guénon occupe dans la pensée de ce dernier une place fonctionnellement analogue . Heidegger place alors des réflexions déterminantes dans la pensée du XXème siècle et du nôtre, et devient un penseur majeur, essentiel de son temps .

Heidegger définit alors la "destruction phénoménologique" comme le dévoilement du caractère historial, donc déterminé d'une position ontologique . Une position ontologique est par exemple la pensée scotiste de la relation . En lisant "le Contrat Social", ou la "théorie de la justice", le dispositif ontologique scotiste se déploie, et est l'architecture fondamentale implicite, la matrice combinatoire, de tout le dispositif idéologique qui se déploie dans ces œuvres . Pour le lecteur occidental, ce dispositif est convaincant, apodictique, parce qu'il est vécu et pensé comme l'expression de l'Être lui même, comme une donnée . Oui, les hommes sont libres, autonomes, des particules élémentaires qui peuvent entrer librement en relation et définir entièrement cette relation par des mots ; oui, ils sont tels préalablement à l'existence d'une communauté politique, que leur libre union produit, et qui est en quelque sorte une création de l'homme œuvrant librement à son bonheur . La destruction phénoménologique est justement de montrer le caractère non pas fondé sur l'Être et la vérité, mais sur des positions idéologiques, de ce discours, son caractère d'analogon local thématique de l'idéologie racine .

La destruction phénoménologique chez Heidegger passe par l'archéologie, puisque la fin poursuivie par sa pensée est de revenir à l'aurore de la pensée, de faire retour au point de souveraineté et de règne où les premiers penseurs ont posé les bases de siècles de pensée humaine . La position voile par sa massivité et son apparaître ce qui n'apparaît pas, ce qui est la racine cachée, la négation que la position a rendu inéluctable, et l'oubli qui entoure cette négation . Ainsi construire la position de l'homme comme opposé à la nature, fait de l'homme une contre-nature, et de la nature un désert pour l'humanité ; c'est alors l'homme, ce sujet devenu roi, qui interprète le monde qui n'existe que par lui, et qui ne signifie, qui ne prend sens que par lui, par son travail, par la négation et l'arraisonnement qu'il lui inflige . Cette position de l'homme opposé au monde, et interprète de son apparaître, est l'époque des conceptions du monde . L'homme comme partie du monde des grecs ne peut penser le sens comme essentiellement différent d'une source, d'une montagne ou d'un arbre, et la beauté comme un artifice absent par soi du monde . Mais cette richesse de la pensée du sens de l'Être a été oubliée . Cet oubli est pour Heidegger l'oubli de l'être, car cet oubli est une perte de puissance de la pensée, une perte d'authenticité pour l'homme, qui construit ses demeures non pas sur l'être comme énigme essentielle et richesse essentielle de la parole, le logos commun d'Héraclite, mais sur des architectures conceptuelles de plus en plus exténuées et mécaniques, de plus en plus déterminées . Ce mouvement a commencé, pense-t-il, avec Platon . Le retour aux grecs ("présocratiques") de Heidegger est le retour conscient d'un vieil homme cynique et désabusé vers l'émerveillement qui donna naissance à la pensée .

Être et Temps est à la fois la grande ambition de Heidegger comme professeur allemand de philosophie, et son principal échec . Dans la lignée de la phénoménologie, Heidegger tente de produire une analytique fondamentale de l'homme et de l'être comme polarités liées, unes en acte . Heidegger par ce mouvement sort de de l'époque des conceptions du monde et accomplit une percée hors de l'idéologie racine ; mais il poursuit aussi l'utopie d'une universalité de l'homme sans déterminations concrètes, sans archéologie historiale de sa pensée . Ce caractère déséquilibré et contradictoire l'amène fort justement à n'y pas revenir, au sens de l'abandonner et de ne jamais l'achever . Il ne faut pas le regretter ; c'est l'œuvre la moins intéressante et la moins novatrice de Heidegger, même si cet aspect est masqué par l'intérêt de la caste des professeurs, qui aiment ces gros aérolithes paradoxaux sur leur structure, sur lesquels, personne n'y comprenant grand chose, on peut écrire des thèses et des articles explicatifs brillants, même dans une perspective constructiviste de construction aléatoire de sens . Dans cette perspective, de tels articles il est vrai, peuvent être très drôles .

j'ajoute que les balourdises occidentales et professorales sur l'essence de l'homme, démultipliées par la surinterprétation moderniste, c'est à dire issue en droite ligne de l'ontologie atomiste et nominaliste de l'idéologie racine, ont permis à un livre comme l'Être et le Néant, une œuvre résolument étrangère à toute dialectique malgré son titre, de déployer sa lourde mécanique conceptuelle enrobée de moraline . On ne devrait pas parler des oeuvres déplorables, sauf si leurs légendes, d'autant plus commodes qu'elles justifient d'éviter de les lire, n'obligeaient à avertir le lecteur de ne pas se perdre dans les dédales d'un paysage aussi désertique . Prenons l'exemple du garçon de café . L'existence, l'individu effectif, déborde le "garçon de café" ; ainsi l'existence précède l'essence . Mais l'essence dont parle Sartre n'est rien d'autre que la définition, la définition de "garçon de café" . Dans la perspective de l'idéologie racine, l'essence s'exténue en définition, production sémantique de la langue ; mais de ce fait les grandes proclamations existentialistes deviennent des truismes vides et prétentieux . Le fait d'être, d'être un être humain, d'être la focale d'une parole et d'un monde, est antérieur pourtant au fait des déterminations de la division du travail, et c'est justement cette essence commune-l'essence ne concernant pas les déterminations de l'identité, ni collective ni individuelle- qui fait qu'il peut y avoir communication et compréhension, et donc l'"humanisme" que le livre prétend défendre . Là encore la position est paradoxale, ce qui rend au fond toutes les positions soutenables .

Heidegger par la suite a creusé le sillon de sa phénoménologie comme archéologie, en particulier lors de son interprétation de l'œuvre de Nietzsche, dont personne d'informé ne peut douter qu'elle est aussi une interprétation historiale brillante du Nazisme, et une réflexion sur soi, une thérapie de sa fascination première pour le nazisme par delà le bien et le mal .

Heidegger montre que Nietzsche dévoile dans le platonisme l'axio-ontologie de la métaphysique occidentale dominante, qu'il ne faut pas confondre avec le projet de la métaphysique comme désir de l'être humain . L'axio-ontologie est une ontothéologie, une ontologie hiérarchique ascendante qui part du monde humain et de son mode d'être livré au temps, à la génération et à la corruption, à l'action, vers les sphères ou mondes supérieurs qui se vivent d'éternité et de contemplation . Pour Nietzsche, cette structure ontologique se dévoile comme morale, morale du ressentiment d'hommes malheureux dans ce monde tel qu'il est, et comme négation et condamnation du monde humain . Le vrai monde de l'homme est le monde humain ; les autres mondes sont faux, vains, sont des arrières mondes ; l'homme doit s'approprier le monde humain comme son bien, et comme son Bien . La mort, la cruauté, la maladie même, comme réalités massive de ce monde, il doit les aimer . La domination violente des forts sur les faibles, la mort des pauvres et des vaincus, cela doit être la norme véritable du Bien . L'homme supérieur est le seigneur, l'homme qui est heureux dans le monde tel qu'il est, absurde, violent et cruel, propice à l'aigle et au tigre . Vae Victis !

Le renversement de toutes les valeurs de Nietzsche, montre Heidegger, est un renversement, n'est qu'un renversement du sablier . Il est une symétrie, et à ce titre en conserve l'intégralité de la structure en ayant la prétention de le subvertir . Très clairement, le nietzschéisme comme renversement de toutes les valeurs - je ne parle pas du nietzschéisme de l'aboutissement, qui à mes yeux est une pensée d'exception-, c'est à dire aussi "la morale des seigneurs" du nazisme, n'est au yeux de Heidegger qu'un avatar de la métaphysique occidentale, une onde de plus sur l'océan de l'idéologie-racine . Elle n'est pas comme elle se présente, et comme aime à se présenter l'idéologie racine dans son principe une rupture, une révolution, mais un cycle de répétition inversée, un monde à l'envers reprenant méticuleusement la disposition antérieure tout en la désorientant, et en désorientant les hommes par l'oubli massif et organisé, la rupture avec les sources de la mémoire vivante des communautés, pour la faire paraître nouvelle, toujours nouvelle . L'étude de Heidegger sur Nietzsche est la mise en évidence de l'historialité intelligible du renversement des valeurs . Par là s'achève certes la destruction de l'ontothéologie, mais sûrement pas la destruction de la pensée de l'être, pensée qui préoccupera Heidegger jusqu'au dernier jour .

L'étude de Nietzsche par Heidegger, et ses études fragmentaires de la civilisation et de la pensée de l'idéologie racine qui par la suite poussent comme de puissants sarments de son œuvre, sont un grand moment de l'histoire de la pensée, un creusement vers les origines de l'ensauvagement progressif de l'homme dans l'expansion maximale de la puissance matérielle et de la guerre civile mondiale, du déchirement de l'homme contre lui-même que sont nos siècles de catastrophes .

Son étude est immédiatement transposable sur le libéralisme, et c'est ainsi que peuvent être analysées les idéologies modernes . La lettre sur l'humanisme et les moqueries sur Dieu défini comme "la plus haute valeur", c'est à dire comme objet du jugement de l'homme, ou l'Être objet du jugement de l'homme, et non l'homme comme partie de l'Être, si spécifique soit-elle, sont de claires ruptures avec l'idéologie racine et ses variantes "existentialistes" et "humanistes" . A ce titre, Tiqqun comme des courants traditionalistes peuvent justement s'en réclamer . Quelque part Heidegger est notre Hegel, et il est des heideggeriens de gauche et des heideggeriens de droite .

Heidegger est aussi l'initiateur principal du paradigme de l'archéologie conceptuelle, et toute l'œuvre de Foucault est imprégnée de la puissance de cette impact primordial, avec bien sûr ses inflexions propres . André de Muralt est assurément le penseur le plus technique, le plus profond et le plus riche qui ait prolongé cette voie de l'analyse phénoménologique par archéologie, il est vrai davantage à partir de Husserl ; mais une certaine fantaisie personnelle, comme un caractère nettement scolastique, aristotélicien, et l'usage de livres absolument oubliés, comme l'œuvre de Jean de Saint Thomas, ne lui ont pas encore permis d'être reconnu dans toute son envergure .

Voilà notre perspective sur Heidegger . Il en est évidemment d'autres . Je me moque bien, à vrai dire, de comprendre le "vrai" Heidegger, mais il m'importe de savoir la pensée qui naît en moi en le lisant . Il m'importe de savoir en quoi cette lecture me donne une intelligibilité dans la guerre métaphysique en cours . La lecture du penseur ne peut être sans perspective, mais elle est assimilation est vie . Seul importe à la fin celui qui est capable de ruminer, et non d'ânonner . C'est pour cela que ce texte ne se réclame d'aucune propriété . Mais par contre, il se réclame d'une fraternité avec Heidegger, fraternité née d'un profond sentiment de complicité avec un homme profondément étranger . Adieu donc, Martin Heidegger, tu es de nos ancêtres, un frère .

Synthèse et position sur Tiqqun : « Jamais nuit ne fut plus noire pour l'intelligence» .



(Clovis Trouille, éléments d'un penseur)

La dissidence est le fait de se séparer du Système dont on fait partie . De tels phénomènes prennent à la fin de périodes cycliques une ampleur toute nouvelle . Nous vivons une telle époque .« (Notre) époque (…) où l'illusion des « temps modernes » achève de se décomposer (…) de tels soulèvements tectoniques de la vérité se produisent dans ces rares moments où vient s 'effriter le mensonge des civilisations . Notre temps rentre dans une curieuse constellation avec le déclin du moyen Âge et les premiers siècles, gnostiques, de notre ère . »THBL, p 20

La dissidence, dans notre Système, est un paradoxe, puisque le Système pose que chacun peut penser, agir et être librement différent à l'intérieur du Système . Le Système se rêve comme sans séparation possible puisqu'il autorise en lui toutes les séparations légitimes . Par sa structure paradoxale il est proprement totalitaire . Est totalitaire le système social qui ne peut penser le cas d'exception, la sortie légitime . Sans sortie de secours un système social est une prison . Le Système social moderne est une clôture qui veut rendre ses murs invisibles, et impensables .

La clôture du Système n'est pas seulement faite des clôtures réelles, des lois qui garantissent à chacun sa liberté et son bonheur ; pas seulement de la moraline qui quadrille tout cerveau moyen de l'époque . La clôture du Système a lieu dans la représentation, dans la conception du possible, c'est à dire dans l'ontologie : dans l'idéologie du Système, la sortie ne peut être, et donc ne peut être pensée .

Ce Système cache son désir d'uniformité sous un conformisme de la tolérance à la différence, tolérance qui rend la différence à la fois « légitimée » et purement spectaculaire . Le Système veut la différence comme il veut la discrimination, totalement positive . La différence est séparée de l'être : totalement vide . Être, c'est être quelque chose . Être quelque chose, c'est être un étant déterminé ; et toute détermination est négation . Mais il n'est pas pensable de nier : « La façon d'être de la jeune fille est de n'être rien . » THJF p31 .

Sans différence essentielle, sans choix entre vie et mort, lumières et ténèbres, la liberté humaine est vide . La tolérance moderne, c'est la tolérance à Barbie blonde contre Barbie brune, Barbie hétérosexuelle et Barbie homosexuelle, bref de tout ce qui est absolument indifférent au bon fonctionnement du Système . Sans autre différence autre que vide avec le reste des hommes, le principe des indiscernables pose que tout X sans différence avec un Y n'est rien d'autre que lui . Ne me reconnaître que des différences insignifiantes n'est rien d'autre que l'exténuation de mon être même, le nihilisme européen à l'œuvre dans la personne, sujet même de la théorie du Bloom .

« Comme sa propre vie lui paraissait atroce, son âme fausse, mort son misérable corps, étranger le monde entier, vides les mouvements, les choses et les évènements qui l'entouraient. » Robert Walser, Petits Essais cité THBL, p 23.

Le totalitarisme flou moderne dissimule son ambition tyrannique sous le spectacle de la liberté, de la liberté exténuée en spectacle . Il affirme sa tyrannie en invoquant la liberté . Il fait de la fantaisie enfantine, du sexe et de la mort, et même de la pensée des instruments d'asservissement . Il assimile à lui la plupart des résistances et fait en quelques décennies de révolutionnaires des dirigeants d'organisations patronales .

Pourtant il échoue à rendre la dissidence impossible . Du moins pour l'homme qui aspire encore à être . « Mais pour les autres, pour nous, chaque geste, chaque désir, chaque affect rencontre à quelque distance la nécessité d'anéantir l'Empire et ses citoyens. Affaire de respiration et d'amplitude des passions » THJF, p 9 . Le Système pour se fermer doit faire de l'homme un être clôturé, borné, prévisible . «En tant que son apparence épuise entièrement son essence et sa représentation sa réalité, la jeune fille est l'entièrement dicible ; comme aussi le parfaitement prédictible et l'entièrement neutralisé »(THJF, p 30) . L'homme passe en chose, le gouvernement des hommes en administration des choses . La guerre est inévitable, pour ceux qui ne peuvent pas mourir à leur être sans étouffer et éprouver l'angoisse et la haine : « (…) nous sommes si peu et déjà de trop. »THBL, p 18 .

L'idéologie nihiliste est idéologie de la fin des idéologies, elle nie même sa propre existence . Elle parle au nom de l'être même . Ce Système totalitaire singulier, s'étend sur le monde, mais se veut et se rend invisible . Ce totalitarisme moderne floute et organise la domination archaïque d'une ploutocratie, une organisation coloniale dépourvue de métropole physique . La métropole de l'Empire, c'est l'ensemble des hommes de la structure de domination, une organisation intégrée par une idéologie et une culture . Les colonies de l'Empire, les provinces, c'est tout le reste .

Notre Système totalitaire mène une guerre générale de pillage et d'arraisonnement à l'échelle planétaire, guerre qui porte le nom de mondialisation . Mais comme l'ensemble des ses aspects les plus sinistres, cette guerre totale est plus secrète que les guerres coloniales, qui portaient le nom d'évènements . Plus secrète car décousue en multiples fragments spectaculaires, terrorisme, développement, crise, délocalisation, etc...que rien ne vient recoudre pour en dessiner la figure générale . La première chose est de comprendre qu'il est une guerre civile mondiale en cours : « Sous les grimaces hypnotiques de la pacification se livre une guerre . Une guerre dont on ne peut plus dire qu'elle soit d'ordre simplement économique, ni même sociale ou humanitaire, à force d'être totale . » (THBL, première phrase ).

La répression non plus ne doit pas se voir, car elle est un aveu d'échec de la totalisation, et cette situation redouble la violence de la répression . La répression totalitaire est par essence exterminatrice, néantisante, sans aucune possibilité de reconnaissance de l'ennemi . Reconnaître l'ennemi comme adversaire légitime est reconnaître qu'il a une noblesse où je peux me reconnaître moi même, car la reconnaissance n'est rien d'autre que cela, une forme de fraternité . Le Système ne peut pas, structurellement reconnaître cette fraternité des combattants . «Dans la guerre qui se livre à présent, il ne reste rien d'un jus belli . » T1,64 . L'ennemi n'est qu'une créature de l'Axe du Mal, ou mieux encore, de préférence l'ennemi n'existe pas . « (...) parce que la sorcellerie du Spectacle consiste, faute de pouvoir les liquider, à rendre invisible toutes les expressions de la négation » T1, 63 . L'ennemi ne mérite rien d'autre que Guantanamo . Plus subtil, le dissident ne mérite rien de plus que la négation de tout sens, c'est à dire la psychiatrisation ou la pénalisation de ses propos . Ou tout simplement le rire .

La ploutocratie dominante se légitime de politiquement correct, c'est à dire du spectacle de la morale . La partie négative est le camouflage de la censure par la liberté d'expression indéfinie, rendant tout propos simple émanation d'une idiotie purement locale, contingente . Cette perspective est issue de l'industrie culturelle du Système, qui est la réduction de toute différence à l'insignifiance . « La jeune fille conçoit la liberté comme la possibilité de choisir entre mille insignifiances » THJF, p102 . Perspective que la masse des imbéciles va acclamer : « Nul n'est esclave de la sémiocratie qui n'en tire un certain pouvoir de jugement, de blâme, d'opinion » . THJF, p103 . Chacun n'a-t-il pas le droit de s'exprimer sur tout ?

Enfin, tout particulièrement, cette propagande du Système s'appuie sur les images des anciens groupes réputés dominés des ères sociales précédentes, pour les « libérer », les « émanciper » au service du Système . Ainsi la « libération » de la femme, plus proprement la libéralisation du marché de la bonne meuf, levier de la mise en conformité globale au Système : « A ceux qui jusqu'hier étaient tenus en minorité, et qui étaient de ce fait les plus étrangers, les plus spontanément hostiles à la société marchande, n'ayant pas été pliés aux normes d'intégration dominante, celle-ci pourra se donner des airs d'émancipation . « Les jeunes gens et leurs mères, reconnaît Stuart Ewen, fournirent au mode de vie offert par la réclame les principes sociaux de l'éthique du consommateur (…) . La jeunesse et la Féminité hypostasiés, abstraites et recodées en Jeunitude et Féminitude se trouverons dès lors élevées au rang d'idéaux régulateurs de l'intégration impériale-citoyenne . » THJF, p12.

Refuser cette intégration est vouloir une différence coupable . Aussi le dissident doit refuser l'innocence de la différence que lui promet le Système : Coupat au Monde : « Nous ne protesterons pas de notre innocence... la race des innocents est éteinte depuis longtemps » . Dans le Système, la dissidence doit être radicale, absolue donc existentielle « en rupture d'abord intérieure avec le monde » THBL, p 134 .

Le nomos du Système, définit le dissident comme être mauvais . Mais ce nomos est par le dissident, retourné en condamnation de l'homme du Système . ( « l'homme du nihilisme accompli », celui qui ) «a consenti, au moins négativement, (…) fait objectivement partie de la domination, et son innocence est-elle même la plus parfaite culpabilité (...) Que les hommes de ce temps participent également au crime qu'il constitue sans retour (…) il(le Système) refuse de le reconnaître comme un fait métaphysique (...) »THBL, l'époque de la parfaite culpabilité, p 126 .

Tiqqun est une pensée de gauche qui se sépare de son camp au moment où celui ci se rallie sans réserve au Système . Tiqqun peut se rapprocher de ce qui vu de gauche est mal . Tiqqun est une rupture décisive de l'histoire de la gauche révolutionnaire qui entraîne une série de ruptures historiales décisives dans la pensée radicale, dont les conséquences ne manqueront pas de devenir manifestes dans le siècle .

Il n'est pas possible de livrer toute la série des ruptures qui eurent lieu dans ces deux numéros de Tiqqun au crépuscule du siècle des catastrophes, ruptures dont le caractère irréversible est encore invisible, même s'il travaille sourdement la pensée . J'en donnerais cependant un continuum suffisamment convaincant pour ceux qui savent .

1.Tiqqun se présente comme sans auteur ; sans éditeur au départ ; apocalyptique et messianique ; sans référence universitaire ; avec même une forme branchée rendant son appréhension difficile sans malentendu . Tiqqun ne crée aucune organisation partisane ou syndicale visible, mais bien au contraire, le Comité invisible .

2.Tiqqun constitue comme objet non pas un sous -système social, mais le Système total comme objet grâce à la référence à l'imaginaire, principe d'une extériorité radicale . « C'EST UNE FICTION QUI A RENDU RÉELLE LA RÉALITÉ » THBL, p135 . La pensée rigoureuse de l'imaginaire comme être, et non comme néant comme le construit l'idéologie racine, amène à poser la question cruciale du rôle de l'ontologie comme principale et première clôture de l'idéologie racine . « L'enjeu de ce que nous écrivons, de ce que nous faisons, est de déplacer le plan de la phénoménalité politique, le plan de ce qui est collectivement admis comme fait à partir de quoi quelque chose de décisif peut advenir, à partir de quoi par exemple des amitiés et inimitiés peuvent se déterminer . » THBL, partie datée de 2004, p 144-145 . « Ce qui est collectivement admis comme fait à partir de quoi quelque chose de décisif peut advenir » est une excellente définition d'ontologie .

3.Tiqqun s'appuie sur l'imaginaire symbolique, et même mystique, pour constituer une figure de la révolte ; de ce fait, la révolte devient non pas le produit d'un rapport de classe, d'une situation matérielle, mais une situation existentielle pensée à partir d'Heidegger, que la croissance économique et le partage des fruits de la croissance ne peut acheter, une citadelle inexpugnable de la dissidence, la plus haute pointe de l'âme . Le métaphysique est légitimement placée au centre du travail révolutionnaire .

4.Tiqqun, par son anonymat rejette le narcissisme individualiste des libéraux, mais par son caractère existentiel, ne reconnaît pas la totalité humaine dans les rapports de production ; ainsi l'enracinement est-il entièrement reconnu, et l'universalisme idéologique abandonné . Plus même, les groupes cibles des « politiques de gauche » (d'ailleurs aujourd'hui politiques de droite ), comme les femmes, sont reconnus comme meilleurs défenseurs du Système . La lutte contre le Système passe par une lutte contre le politiquement correct, et « la lutte contre les discriminations » dominante doit être dévoilée comme instrumentalisée par le Système . Il devient inévitable de rompre avec les héritiers des Lumières devenus chiens de garde du Système .

L'ensemble de ces ruptures : sur la forme de la construction, de la communication idéologique et sur l'organisation de la dissidence ; sur l'ontologie de référence ; sur la conception existentielle de la dissidence, et sur le rapport à la « gauche » idéologique traditionnelle placent d'emblée Tiqqun en résonance avec d'autre courants dissidents et ouvre la voie à une recomposition générale de la dissidence dont les conséquences sont à peine pensées . « Tout doit être posé . Reposé . Nous nous situons au début d'un processus de recomposition révolutionnaire qui prendra peut être une génération, mais qui sera plus riche que tout ce qui l'aura précédé, parce que c'est la totalité des problèmes laissés en suspens pendant si longtemps qui exigent maintenant d'être affrontés . » THBL, texte de 2004 . Voilà, amis, quel est notre Aïon, quel est notre Kairos . Donnons quelques éléments sur ces premiers chantiers, qui ne peuvent remplacer une lecture capable de ruminer .


Sur la forme des écrits de Tiqqun .

La diffusion d'une pensée de rupture pose des problèmes fondamentaux que l'on retrouve déjà dans la préface de la Phénoménologie de l'esprit de Hegel, où celui-ci parle de coup de révolver pour évoquer l'effet d'un abord abrupt de sa philosophie . En effet, une conceptualité est systémique, et s'expose par nature dans son abord et sont déroulement à tous les contresens . C'est typiquement le cas de la « jeune fille » qui risque d'être assimilée à « la pétasse » et à une simple et amère critique de mœurs par de jeunes pas assez dominants pour ne pas être frustrés : I did love you once, même cité du Hamlet . Toute lecture hâtive et non informée s'expose d'autant plus au contresens que la pensée est comme Isis, démembrée en parties excessivement sublimes, pathétiques, échouées d'un désastre obscur .

La diffusion habituelle de la production idéologique au sein du Système est entourée de garants : références universitaires, photo noir et blanc la main sur le menton et pas sur la braguette, sauf pour Koons, postes occupés par l'auteur, bibliographie critique en diverses langues, préface d'un autre garant plus garant dans son essence, éditeur prestigieux . L'auteur affirme de manière trompeuse sa propriété intellectuelle sur un contenu qui est une sécrétion globale du Système, l'équivalent de la peau . Une véritable révolution ne peut apparaître sous de tels critères, car les garants ne garantissent que leurs disciples fidèles . Tiqqun, comme toute dissidence, doit donc adopter des contre-règles . Le garant sera l'expérience immédiate, intime et indubitable du lecteur .

La pensée qui fait irruption au sein du Système n'est pas produit sur un marché, mais vie . « L'expérimentation pratique de la liberté, pratique du désœuvrement(...) » THBL, p136 « Ce qui fonde l'accusation de terrorisme, nous concernant, c'est le soupçon de la coïncidence d'une pensée et d'une vie; ce qui fait l'association de malfaiteurs, c'est le soupçon que cette coïncidence ne serait pas laissée à l'héroïsme individuel, mais serait l'objet d'une attention commune . » Julien Coupat au Monde Elle doit être vécue, immédiatement . La rupture n'est pas annoncée, elle est faite en s'annonçant . Elle n'a pas d'auteur, parce que tout homme digne de ce nom aspire à la penser dans l'enfer carcéral du Système . Elle est un produit collectif dans lequel l'individualité doit s'effacer . Car c'est ainsi que la différence reconnue par le Système comme légitime est niée, et que s'affirme la percée authentique .

Pour se diffuser dans le Système elle doit couler dans les veines du Système, échouer à être immédiatement reconnue par son système immunitaire ; car sinon elle serait immédiatement censurée . C'est la stratégie virale dont se réclame la théorie du Bloom . « contre toute apparence, il ne s'agit pas d'un livre mais d'un virus éditorial » . Le virus se pare des codes immunitaires de l'organisme qu'il infeste, pour l'envahir silencieusement de codes inassimilables, la philosophie de l'avenir dont parlait Nietzsche, avant de se déclarer comme fièvre, comme avis de décès, comme coup de pistolet . Le symbole de Tiqqun est le masque de théâtre, la persona . Dans le contenu, elle se présentera comme argumentation, alors qu'elle est résolution de groupe à la guerre ; dans la forme, elle prendra la forme de revues branchées, classieuses, de petit livrets ironiques ou subversifs . Elle proposera de très courts morceaux pleins de sens, mais en même temps hermétiques ; elle recoupera des titres de revues du Systèmes à la manière du Système de la mode de Barthes . Enfin elle multipliera les chausses-trappes, les détours, quant viendra l'heure de net . Le mode de production, anonyme et libre de droits, comme le mode de diffusion de Tiqqun - « le Livre, en tant qu'il se tenait face à son lecteur dans la même feinte complétude, dans la même suffisance close que le Sujet classique devant ses semblables, est, non moins que la figure classique de l'« Homme », une forme morte » - sont particulièrement adaptés à la diffusion via le web, qui ne peut que devenir lentement l'outil premier de la recomposition collective de la pensée révolutionnaire . De même que les premiers livres imprimés imitent au plus prêt le manuscrit, de même aujourd'hui le livre imprimé sert de référence et d'anoblissement à l'écriture en ligne ; mais la recomposition idéologique en ligne sera d'une puissance et d'une vitesse dont on ne pourra trouver d'exemple dans le passé .

Sans organisation autre que le comité invisible, au fond le réseau informel mais puissant des liens entre les hommes, le camp de voyageurs imperméable à la police comme modèle . Sans lien précis au monde syndical, rejetant la valeur du travail, qui se déroule toujours dans le cadre et au profit du Système .


Sur l'extériorité construite du Parti Imaginaire .

L'extériorité habituelle de la gauche est une extériorité au système capitaliste, le fait d'être victime d'une exploitation, d'être aliéné à la possession de soi comme outil de travail . La laxité du rapport au travail annonce déjà que l'aliénation est davantage pensée comme étrangeté au monde du Système, étrangeté vécue sur un mode quasiment gnostique quand elle se construit sur la puissance de l'imagination et sur l'apocalyptique . Cette construction est ici très ambivalente, puisque qu'un Agamben traite Denys l'aréopagite avec une méfiance toute moderne, sans même voir que l'attribution imaginaire rapproche dangereusement Tiqqun des écrits dionysiaques ; et en même temps, il regrette l'inscription ontologique de l'action et de l'ordre dont Denys est une clef, et choisit des anges comme figure d'illustration d'un myspace .


Sur le caractère partiel de la constitution de l'homme par les rapports de classe .

Tiqqun rejette de fait l'individualisme, le positivisme, le matérialisme . Lutter est s'enraciner dans une communauté . Plus même, la lutte contre le Système vomit le politiquement correct : « A ceux qui jusqu'hier étaient tenus en minorité, et qui étaient de ce fait les plus étrangers, les plus spontanément hostiles à la société marchande, n'ayant pas été pliés aux normes d'intégration dominante, celle-ci pourra se donner des airs d'émancipation »THJF, p 12, déja cité . Voilà pour les derniers vestiges, consternants, de la chute du féminisme .

L'étrangeté existentielle que creuse Tiqqun est celle de l'homme moderne dans un enfermement totalitaire . La plus sûre des prisons est celle que l'on porte en soi, que le Système implante par l'idéologie-racine, et qui est défendue par les défenses même du moi, puisque les catégories de l'idéologie racine participent alors à la constitution de l'identité personnelle, et qu'il devient de fait terriblement anxiogène de douter. Tiqqun en cherche la théorie dans deux figures, la jeune fille, et le bloom . Comme le Système assimile l'extérieur proche, l'extériorité se réfugie dans l'art, le mythe, la fiction ou la métaphysique .

Une possibilité se profile à l'évidence, la conjonction des avant-gardes artistiques avec les avant gardes intellectuelles dans un projet révolutionnaire, phénomène très puissant déjà rencontré dans l'histoire . Aucune autre oeuvre humaine pourrait être plus grande dans ces temps étranges et difficiles .






Post scriptum sur le Comité invisible, "l'insurrection qui vient"

Ce texte me paraît, dans ma perspective de lecture, un recul par rapport à la puissance de Tiqqun .

Croire qu'une organisation humaine clandestine formée à la violence ou au sabotage pourrait dans les conditions actuelles subvertir le Système est du romantisme révolutionnaire . Après les échecs des années 60, le terrorisme globalement a servi le renforcement indéfini des organes de coercition, en étant un formidable argument de propagande du Système . Je n'ai aucune sympathie pour les actions de terreur dans les centres villes, et je constatent qu'elles servent d'abord les puissants . A titre d'exemple, si cela avait été possible, ce qui est peu probable, je pense que les Palestiniens auraient plus atteint l'Etat d'Israël avec un Gandhi à leur tête, qu'avec un Arafat . Toutes les situations du faible au fort ont abouti soit à la surenchère du fort, soit à la prise du pouvoir par des groupes devenu sanguinaires par la pratique de la lutte armée la plus dure .

Je suis capable de compassion et d'humanité, et je ne peux avoir de sympathie pour le risque de tuer des passants, des êtres anonymes .

Un penseur qui ne croit pas à la puissance de la pensée pour subvertir et créer des mondes ignore l'histoire, et manque de foi en la pensée . La vie de Marx contredit son adhésion à l'idéologie-racine . Croire que la libération des pauvres passe par le massacre des riches, ou leur expropriation, est croire qu leur dignité consiste en la possession, c'est à dire au fond se situer dans l'idéologie-racine .

La guerre idéologique doit être la priorité, et son développement viral ne peut marquer trop violemment la différence entre le virus et l'organisme corrompu qu'il doit reformuler ; c'est à dire que la parole de Mao, sur la claire distinction entre l'assaillant et l'ennemi doit être renversée en clair obscur total . Le dandysme en est un exemple .

La compromission est inévitable : les combattants doivent comprendre que cette compromission fait partie d'une forme supérieure de radicalisme . Cela peut paraître énorme, de dire qu'il faut accepter la faute morale pour la cause . Mais c'est la vérité : l'objectif n'est pas que toi, ou toi, ou moi-même, se sente bon et sans culpabilité, se sente pur ; cela est puéril . "La race des innocents est éteinte depuis longtemps".

La race des chevaliers armés aussi . il n'y a plus guère de place que pour les gangsters ; et les gangsters, au fond, jouent le jeu du Système : voyez à ce sujet Gomorra .

L'impatience ne servira à rien . En attendant, on peut vivre .

Le penseur supérieur n'a pas d'opinions II. Disqualification de la pensée par l'opinion . Réponse au Nouvel Observateur sur Tiqqun et IS&M.

(Réduction du biologique au commercial)


A la position négative : "le penseur supérieur n'a pas d'opinions", il fut ironiquement répondu : "je partage votre opinion".


Au sujet de pensées puissamment subversives, de Tiqqun comme d'Ingénierie Sociale et Mondialisation (IS&M) (le lien est sur le titre), Aude Lancelin, dans le Nouvel Observateur n°2344 paru pour le 8 octobre, parle de paranoïa et de nihilisme adolescent, ce qui évite, avec la noble supériorité du psychiatre, de discuter sur le fond .

Dans le même mouvement, IS&M, œuvre collective, issue d'un ami et penseur proche, qui avait été envoyé à La Fabrique, et refusé sans commentaires, est publié par le site du Nouvel Obs . Signé par le Comité Invisible, ce texte est dénoncé comme un faux"imitant de manière troublante"le fond de l'insurrection qui vient, attribué par la police à Julien Coupat, selon les dire de la journaliste elle-même . Ces usages de "faux" sont posés de manière discutable, alors même que Tiqqun, et le comité invisible, tant par leur nom que par la notion de parti imaginaire, refusaient par avance d'être des marques ou des logos à usage d'éditeurs ou de presse . Voilà que la presse et l'édition tentent de remettre l'ordre antique dans le foisonnement de la blogosphère, dont les mœurs et les principes ne sont pas adaptés à ce carcan à l'agonie .

Des hommes nobles qui entreprennent, comme fit Tiqqun, sans les réserves amphigouriques de convenance, ni humanité ni concessions quelconques, de déconstruire rigoureusement l'idéologie racine s'exposent inévitablement à de tels propos, et c'est même bien, puisque cela fait prendre conscience de la guerre en cours . Leur position est celle même de Socrate, discutant du droit de la Cité démocratique, ou de Celui qui discuta du grand prêtre ; et cela les exposa à quelques mésaventures . Pourtant le travail mené est mené sans violence, est mené dans la sphère de la pensée .

Cela n'est pas grave, mais mérite d'être éclairci . Car la thèse que ces hommes n'expriment que des opinions, dans un espace de libre opinions, est l'argument le plus pernicieux utilisé contre eux : on disqualifie la pensée par l'opinion . Car Tiqqun, ou IS&M, ne sont pas des listes d'opinions, ni des symptômes de maladies mentales, ou de nihilisme adolescent ; ce sont des déconstructions idéologiques, un travail de lucidité supérieure sur des faits dont la gravité est telle, que la plupart préfèrent détourner le regard . Disqualifier permet d'éviter le courage de penser, de remettre en cause des schémas anciens qui survivent par inertie et mènent aux désastres modernes .

J'affirme que de tels penseurs doivent brûler leurs vaisseaux, à la manière d'Hernan Cortès partant à la conquête de l'immense Empire aztèque avec quelque centaines d'hommes déterminés jusqu'à l'illumination, et revendiquer le mal pour eux, en nue-propriété ; ainsi les choses seront claires dans leur rapport au Système . "J'établirais dans quelques lignes comment Maldoror fut bon (...)c'est fait . Il s'aperçut ensuite qu'il était né méchant (...)". De telles lignes, lecteur, doivent être prises absolument au sérieux : nous travaillons à détruire le Système qui te construit comme sujet, sujet souverain, libre, sujet d'opinions changeantes comme le vent . Illusion que cette toute puissance, que cette liberté qu'on t'affirme, et réalité d'une sujétion qui ne cesse de s'affirmer et de se nier .

Tiqqun est un tournant majeur de la pensée révolutionnaire issue de la gauche, qui reconnaît l'empreinte du Système sur ses dispositifs, et donc prend conscience de la complicité profonde des antiques « idéologies de la libération » avec le resserrement indéfini des fers du Système . A ce titre, Tiqqun peut être le début du chemin de remise en cause radicale, existentielle, de l'idéologie racine, remise en cause qui rend possible la rencontre de courants divergents, quant à l'origine, qui tous creusent des souterrains sous les pieds du Système . Une telle rencontre, disons le, est de la dynamite idéologique . Nous sommes à l'aube d'un nouveau siècle Encyclopédique, et l'infâme qu'il écrasera, ce n'est pas l'Ancien Régime, mais bien ce Système, qui ne cesse depuis la fin du XIXème siècle de trainer sa crise protéiforme, sous les formes moirées du Nihilisme Européen, du totalitarisme, des guerres mondiales, de la colonisation, crise qui se traduit par des soubresauts d'une violence et d'une amplitude inouïes, puis par cette lente, silencieuse et morne aliénation de l'être humain qui ne cesse de s'intensifier sous nos yeux, pour qui veut bien le regarder sans détour, comme IS&M .

La thèse de l'opinion, les discours qui s'appuient sur des implicites de notre civilisation en matière d'opinion servent à disqualifier le travail révolutionnaire de la pensée, autant que la moraline . Sur le fond, une telle démarche est analogue, malgré sa discrétion, à l'hospitalisation psychiatrique des dissidents pratiquée par l'URSS . L'opinion n'ayant aucun rapport avec la réalité, il convient de lui chercher non des raisons, mais des causes ; elle devient un symptôme de maladie morale, ou d'immaturité . Ainsi Simone Weil n'est-elle, en son œuvre prémonitoire de notre guerre, que l'expression de l'anorexie mentale . Une telle négation de la pensée humaine, de l'exigence humaine de pensée dans sa forme à la fois sauvage et sublime, est par contre scientifique, et nullement le symptôme d'une époque corrompue . Je pose au contraire qu'une telle interprétation est le fait de cuistres, qui ne comprennent pas que la problématique qu'agit un penseur, et qui pense à travers lui, dépasse le plan individuel . Si la pensée de Nietzsche n'était que l'expression d'une névrose idiosyncrasique, sans enjeu historial, comment expliquer la puissance de la vague qu'elle souleva ? Au contraire, si elle est l'expression locale d'un drame dans le ciel des idées, alors son impact devient rationnel .

Un adolescent inadapté, qui ne veut pas faire Prépa ou l'Ena, n'écrit pas habituellement les oeuvres de Rimbaud, de Lautréamont ou de Tiqqun . Que les hommes, à l'aurore de leur vie, ne soient pas encore trop corrompus ou affaiblis, et puissent refuser avec horreur le monde moderne, c'est plutôt la preuve d'une haute santé, que d'une poussée passagère d'hormones et de poils . Telle fut la vie de Simone Weil . Être fidèle à son principe directeur est une grandeur de l'homme .

Le rire des vautours universitaires, qui se moquent de ces éruptions de Verbe, riant entre eux en plissant a demi leurs petits yeux, et qui aussitôt retournent à leurs charognes idéologiques indéfinies, ce rire est le rire du sot . Voyez leurs oeuvres qui pourrissent chez les bouquinistes, ces énormes thèses poussiéreuses dans les BU, ces fiches d'emprunt vides depuis 1943, ou plus - "le rire chez Sartre et chez Bergson", "L'obligation morale chez Descartes" respectivement en 2134 et 1876 pages in4°(l'effet de tels livres a déjà été clairement décrit par Boileau, au XVIIème siècle : "(...)pris au front un plein volume des écrits de Hénault (...) des oeuvres de cet auteur effet inconcevable!" (Le Lutrin, œuvre qui mérite d'être redécouverte à chaque rentrée littéraire! ) On remarquera que l'Université "se modernise", car on rencontre des universitaires "analytiques", qui se réclament des États Unis avec la même puissance d'annulation que leur prédécesseurs .

Ce rire supérieur des vautours est celui de la bêtise au front de taureau, non celui du sage . Le sage sait reconnaître une grandeur même maladroite . Leurs successeurs en nullités se réclameront de la révolte de ceux là même que leurs pères ont cru bon d'humilier ou ignorer, écriront des thèses sur la dissidence chez Lautréamont . L'éditeront en Pléiade, dans un beau linceul de papier bible . 39 euros , le prix d'un cercueil de sapin . Il faut répéter qu'une pensée qui ne commence pas par la vie de son sujet ne mérite pas d'attention, ni une heure de peine .

Ces êtres se nourrissent de poussière, sont poussière des temps, et nul ne les lit plus que péniblement, dans une perspective "historique" quand il ne peuvent plus distribuer ni poste ni bourses - qui lit encore Hénault, ou le penseur si grand que fut Victor Cousin, qui régna sur la philosophie française avec un bavardage de chien malade ? : "Tu secoueras la poussière de tes pieds"...

Pour les chiens de garde du Système, les dissidents sont méchants, ou malades . Il est possible de soigner les citoyens atteints d'une telle maladie . Cela permet aux chiens de garde idéologiques du Système de refuser d'appliquer aux dissidents les règles du débat argumenté dont ils se réclament par ailleurs pour légitimer leur domination . Cela justifie la mauvaise foi, la manipulation, le mensonge . Plus même, cela permet en appeler au bras séculier, selon l'exemple même de l'inquisition, d'en appeler au juge et à la police pour garantir sa domination intellectuelle, pour disqualifier l'adversaire : "un tel homme ne devrait même pas pouvoir être candidat". Voilà les propos que tiennent nos consciences morales auto-proclamées, au nom de la tolérance .

Un tel défi, le défi de la disqualification comme opinion doit être relevé, non pas devant le juge, mais sur le fond . La guerre idéologique ne doit pas utiliser les armes de l'adversaire, et vouloir disqualifier celui-ci hors du fond . Les hommes partis dans cette guerre doivent se refuser de ressembler à des chiens, à des requins, à des panthères, à des vautours de la pensée . Mon opinion n'a aucun intérêt, ni sur une thèse, ni sur une personne . La vérité n'a nul besoin d'en appeler au secours de la garde, sinon parce qu'elle est creusée par le doute : "Il lui dit : "range ton épée...""

Une discussion authentique sur l'opinion est extrêmement complexe, comme tout ce qui, dans la pensée, est réflexif, se réfère à elle même ; cela nous emmène très loin, cela creuse des souterrains vers les fondements . C'est dans ces souterrains, analogues aux souterrains de Stalingrad, que se joue la guerre actuelle . L'ennemi est tout puissant dans le monde phénoménal, mais les forces sont réunies pour l'écraser, qui infailliblement l'écraseront . La violence du combat va atteindre des niveaux de guerre totale : tel est l'avenir de la pensée . Ainsi à Auschwitz, une fleur infime poussant le long d'une clôture, fut pour des frères humains un âpre motif de survie, avec l'odeur du printemps perçant parmi la merde, le sang et la fumée grasse des corps morts . La vérité, telle est la fleur infime de nos temps étranges et difficiles .

Oui, je me réclame du mal et de la vérité ! Le mal et la vérité ensemble ? Cela sera élucidé . Bien sûr, invoquer l'horreur pour qualifier la vérité d'une époque peut aisément être interprété comme une teinture pessimiste, une idiosyncrasie maladive, de type dépressif, car ne voyons nous pas autour de nous le confort, l'accumulation indéfinie des biens ? Tout cela compte pour rien ? Comment dire une chose pareille ? Eh bien, cela aussi devra être élucidé- mais rappelles-toi, ami, le dit du sage, que ce qui manque ne peut être compté . Ce n'est pas l'expression plate de "l'infinité du désir"tel que le pensent les modernes, mais l'expression de l'essence de ce qui manque . Ce qui manque échappe aux statistiques, aux procédures modernes d'évaluation et de véridiction . Ce qui manque, c'est ce qui fait de la vie biologique une vie humaine . Ce qui manque, c'est ce que sacrifie le Système pour pouvoir accumuler des choses, et dont il préfère ne pas parler, en l'annulant purement et simplement, puisque cela ne peut pas être compté . Ce qui ne peut être compté, dans l'idéologie racine, n'est tout simplement pas . C'est pour cette raison que l'ontologie est au cœur de la destruction de cette idéologie .

Je reviens donc à la théorie moderne de l'opinion et à ses conséquences :

Derrida, définissant la philosophie, commençait par "tout peut toujours se discuter" . Je veux justement discuter que "tout peut toujours se discuter", car toute affirmation péremptoire sur la totalité est un piège pour elle même, si la subtilité est absente . Tout s'écoule, édicta Héraclite, sauf justement la parole d'Héraclite, ou encore le Logos commun . Lautréamont, jeune malade, écrivit justement : "Les premiers principes doivent être hors de discussion ".

Aucun système ne peut logiquement interroger en totalité ses principes, ses axiomes ; aucune parole ne peut prétendre à la transparence, comme à la totalité ; comme l'être humain lui même, comme un masque percé de trous, la parole est partielle et creusée de vide . Aucune parole ne se peut dire complètement neuve, et indépendante du passé . Le croire est la meilleure manière d'avoir des opinions mécaniques, conformes à la matrice . Ce fut le cas de ce pauvre Descartes, qui eu beaucoup de prétentions . Les bavards les plus "modernes"en général, ont le discours le plus convenu, le plus prévisible qui soit . En passant, dans notre monde de la liberté d'opinion, il est extrêmement rare d'entendre une parole qui ne soit pas convenue ; et cela devrait éveiller la méfiance des esprits vigilants .

Toute proposition - au sens logique, tout énoncé de position sur un sujet, de la forme aEX, où a correspond à n'importe quel sujet linguistique, E signifie appartenir à, que le langage courant exprime souvent par la copule "est", enfin X un ensemble quelconque - toute proposition donc possède, dans la matrice combinatoire de la langue, une forme négative immédiatement accessible . Pour les pénibles qui me diraient que mes exemples ne correspondent pas à aEX, remarquons que l'on peut exprimer ainsi la proposition : "(Les penseurs) nE (ensemble de ceux qui ont des opinions)" où nE est la forme négative de E (désolé, je n'ai pas les symboles formels de la logique sur mon clavier).

Ainsi, "le penseur n'a pas d'opinion" suscite immédiatement "le penseur a des opinions" . Dans cette optique, les deux propositions ne sont que des opinions .

Cette expression réductrice permet de pointer ce que le Système accorde réellement comme valeur à l'opinion d'un homme isolé : presque rien . C'est la masse additionnée d'opinion qui peut acquérir une valeur, comme étude de marché , politique ou non, dans le sondage . Si un people leader d'opinion avait une opinion, ce serait l'opinion de...avec une valeur proportionnelle à l'impact médiatique de ce people, plus exactement une valeur proportionnelle à la capacité de ce people à faire consommer des produits ou des services par l'expression médiatique de son opinion .

La valeur d'une opinion dans le Système est sa valeur commerciale, non son rapport éventuel à une réalité . A ce titre, toute opinion peut avoir une valeur, aussi absurde soit-elle quant à son rapport à l'être . Si la moitié d'une population pensait que les martiens habitent dans les êtres humains et les dirigent secrètement, une telle croyance serait tout à fait "respectable" dans le cadre de l'idéologie moderne . Pourtant, si un sondage montre que Kaboul est la capitale du Panama pour 2/3 des américains, cela ne montre pas que Kaboul soit cette capitale, mais que 2/3 des américains sont ignorants, et ne savent pas qu'ils ne savent pas, et croient savoir, et plus même, se croient légitimes à se prononcer sur des sujets qu'ils ignorent ; et cela ne montre rien de plus . La liberté d'opinion est la liberté du marché, et rien de plus . C'est le triomphe de la puissance, de masse ou d'impact, sur la vérité : "ne pouvant faire que le juste soit fort, on a fait que le fort soit juste" . Et maintenant, le fort est vrai et véridique . Berlusconi ne ment pas . Évidemment !

La conception moderne de la laïcité est celle de la liberté d'opinion sur la religion . Je peux ainsi choisir les différents éléments religieux mis sur le marché des croyances et faire un mix personnel de ce qui m'arrange ou me plaît dans ma perspective, entre croire en Dieu mais sans jugement, être "chrétien" mais avec la "réincarnation", etc . Que de telles "religions personnelles" ne peuvent se faire que dans la pente de l'exigence minimale vis à vis des pesanteurs idéologiques locales, donc en pleine conformité avec l'idéologie-racine, cela ne surprendra pas ; qu'une telle conception ne soit rien d'autre que le principe du libre service appliqué à la religion, c'est à dire le libéralisme appliqué localement, devrait déjà faire réfléchir ceux qui veulent être "laïques" et antilibéraux ; qu'enfin la laïcité interdise par principe la fonction essentielle des religions historiques, c'est à dire de fonder une communauté humaine, une Cité, par une communauté de culte, et donc interdise en réalité la religion telle qu'elle s'est manifestée dans toutes les grandes civilisations de l'histoire, devrait permettre de mettre en doute sa prétendue "universalité" . Un critère décisif pour un principe qui se veut universel est la possibilité de son application aux grandes civilisations historiques : si l'application entrainerait leur disparition, ce principe n'est "universel" qu'aux yeux du Système .

Mais non, on nous fait regarder la laïcité comme une grande conquête de l'esprit, alors qu'elle est une évidente défaite . La profondeur et la variété des penseurs grecs, latins, indiens, ou japonais ne fut pas empêchée par leur ignorance confondante, ou plutôt la condamnation complète, de cette notion sacrée du Système . La connaissance de cette notion sacrée ne fait pas de quantité de petits maîtres plus que des perroquets narcissiques . Il était certainement plus aisé pour un étudiant d'occident de se déplacer en Europe au XIIIème siècle qu'aujourd'hui avec Erasmus . Les questions disputées sur la vérité de Thomas d'Aquin contiennent déjà l'essentiel des arguments de l'idéologie racine, et les rejettent pour absurdité . Ces hommes connaissaient la logique de nos principes, qui nous paraît irréfutable ; et ce n'est pas par ignorance qu'il rejetaient ces principes, mais pour des raisons très proches de celles que j'évoque .

Reprenons : nous avons vu que tout énoncé se réfère implicitement à sa forme négative dans l'horizon de la langue . Exprimer une position est supposer implicitement que d'autres pourraient soutenir le contraire . Il est également aisé d'évoquer des énoncés contradictoires avec l'énoncé principal, comme "ce penseur supérieur a des opinions, donc..."

Dans le domaine pur du bavardage, et uniquement dans ce domaine, les différentes formes de l'énoncé sont équivalentes, sont des possibles, également valides . Cela par contre n'est pas exact dans un contexte pragmatique . Si je demande où sont mes clefs, elles sont dans ce tiroir, ou pas . Si je demande si je peux compter sur toi, je le peux, ou pas . La parole dans la réalité de la vie est vraie ou fausse, engagement ou mensonge . Ce qui mesure la consistance d'un homme, c'est le poids qu'il donne à sa parole . Cette sensibilité aristocratique de la parole est en elle même indissociable de la distinction entre opinion, et parole authentique .

De même que nous savons très bien ce que veux dire "être traité comme un porc" sans connaître de théorie sur les classifications axiologiques, de même nous savons très bien ce que veux dire la vérité dans un contexte usuel de la vie . Aucun théoricien de la stricte équivalence de toutes les propositions n'acceptera, quant à sa propre vie, d'entendre que "on m'a détecté un cancer" et "on ne m'a pas détecté de cancer" soient équivalents . Aucun ne cherchera ses clefs là où il est certain qu'elles ne sont pas, au prétexte que l'on peut former un énoncé grammaticalement valide qui l'affirme .

Si un auteur comme Feyerabend veut nier toute forme de vérité à une théorie, il ne peut y aboutir qu'en niant tout rapport des énoncés avec la réalité, avec la volonté, la puissance, la vie . S'il a raison, Hiroshima ne peut être compris . Comment de l'arbitraire irréel peut-il aboutir à une telle puissance réelle ? C'est pourtant bien l'entéléchie du Système, de prendre au premier degré le "rien n'est vrai, tout est permis", de Nietzsche . Autant le Système te donne de liberté de t'exprimer, d'avoir tes opinions, autant il réduit au néant la puissance de ta parole, tant dans l'engagement qu'elle représente, que dans la réalité qu'il décrit . Outreau a bien montré que la parole des adultes avait perdu toute crédibilité . La liberté d'opinion, c'est la dissolution de la parole dans le bavardage . Dans un pays occupé, dire devant des résistants : "je suis avec vous", c'était engager sa vie . Il semble aujourd'hui que même dans le mariage, la cérémonie qui a le plus conservé cette ancienne importance de la parole, le fait de ne pas tenir parole ne soit plus en soit considéré comme une faute . Dans la société féodale, c'était la félonie, la faute la plus lourde qui soit, celle qui rendait un homme absolument indigne . La faute de Judas : la trahison . Je l'ai dit, la parole d'un homme doit passer avant la loi de la Cité .

Le caractère équivalent des opinions pose que X et -X peuvent être valablement exprimés en même temps, que le principe de non contradiction, donc, est inexact . Mais si le principe de contradiction est inexact, Russel l'a montré, il devient possible de tout soutenir, de tout prouver indifféremment ; il devient absolument impossible d'argumenter ou de s'engager . C'est une dissolution du langage en temps qu'union symbolique des hommes . C'est une dissolution du langage en tant qu'évocateur de l'être . C'est donc la destruction des fonctions les plus hautes du langage . Le langage n'est plus que l'expression du désir de l'individu tout puissant, qui juge et pose à sa volonté . On retrouve la puérilité de la métaphysique de la subjectivité, qui pose le sujet comme ordonnateur de l'être en général, et juge du jugement dernier, c'est à dire qui place le sujet humain individuel sur les articulations du concept scotiste de Dieu . Mais cela n'est possible que dans un monde de pure fiction, totalement coupé de tout réel consistant, c'est à dire limitant, monde nié par le droit de tous sur tout, et dans un monde sans cesse produit par la surenchère technique . Un monde sans cesse nié, en voie continuelle d'annihilation, pur réservoir indifférencié de puissance, un monde pensé comme ressource pour l'assimilation sans fin de l'individu humain, c'est à dire la forme de pensée la plus vide qui soit encore pensable : un monde haché comme un steak .

Analogiquement la toute puissance humaine dans l'ordre symbolique vide le monde de tout contenu, comme la toute puissance de l'homme dans l'ordre matériel vide le monde de toute vie et de toute signification . Et comme la vie biologique de l'homme finit par être menacée, à terme, par son aspiration à la toute puissance matérielle, la vie symbolique de l'homme devient un désert à la mesure qu'il se reconnait une toute puissance symbolique, même fictive . Car l'homme habite réellement les fictions idéologiques qu'il construit . Les nazis habitaient réellement un monde nazi . Nous habitons réellement le monde du Système, et nous le prenons comme un fait de nature, comme l'infériorité du juif était pour les nazis un fait de nature . La pensée du souterrain doit prioritairement briser le cercle de ces évidences illusoires, de ces enseignements venimeux du Système .

Tout énoncé ou système d'énoncés ne sont pas des opinions . La définition géométrique du cube n'est pas une opinion, mais un fait . Bien sûr je peux appeler "carré" le cube, et réciproquement ; mais je n'exprime pas une opinion quand je définis le cube . Si je change le nom, les propriétés du cube resteront identiques, et mon changement est parfaitement gratuit . Avec les propriétés géométriques du cube, je peux, comme matrice combinatoire, représenter toutes les perspectives partielles d'un regard sur un cube, indéfiniment, et justifier qu'un cube puisse être vu comme un carré, comme une pyramide, comme un point . Cet exemple permet de faire comprendre ce qu'est aussi une opinion . Une opinion n'est pas seulement une possibilité d'expression, c'est aussi l'expression d'une perspective, d'une détermination . Ainsi, le riche sera-t-il plus facilement hostile aux impôts que le pauvre qui touche des aides . Le penseur supérieur est celui qui rend compte de ces multiples perspectives grâce à une matrice unique ; de même que la matrice du cube permet de comprendre tous les jugements de perspective sur un cube, de même la connaissance de l'éléphant permet, dans l'allégorie indienne, permet de comprendre les définitions partielles des aveugles qui touchent les parties de l'éléphant . Ce point, Hegel l'avait particulièrement bien compris .

Une opinion est un possible verbal dégagé de l'être ; une opinion est l'expression d'une perspective bornée ; une opinion est soutenue pour s'affirmer dans une lutte humaine, une compétition . Dans une compétition les compétiteurs s'abaissent au plus petit commun dénominateur d'entre eux ; ainsi une compétition sans règles tourne à la sauvagerie bestiale, au combat de rue, à la course aux armements des guerres de gang ou d'États modernes, course aux armements dont l'analogue fonctionnel dans le champ intellectuel est l'accumulation individuelle ou partisane de puissance de frappe médiatique, là où les jeux poétiques, ou la discussion philosophique, élèvent au sublime . Les luttes d'opinions modernes, comme les débats télévisés, n'ont pas pour règle la vérité, ou la sincérité, mais la meilleure apparence, et le plus de politiquement correct . Y participer est s'abaisser infailliblement, mais pas nécessairement de manière décisive, et donc tactiquement indéfendable . Dans la guerre idéologique, le choix du terrain doit être du fait de ceux qui par leur détermination, créent des espaces inconnus . Ainsi Tiqqun, ainsi IS&M . Les attaquants doivent garder l'initiative et ainsi choisir le terrain ; alors la faiblesse médiatique est compensée par la créativité et la vitesse, l'absence d'inertie qui crée la foudre .

De plus, exprimer une proposition compréhensible par autrui n'est possible que sur un horizon ontologique commun ; discuter n'est possible que sur un horizon ontologique commun . Deux ennemis qui se déchirent peuvent discuter quand leurs perspective sur le conflit qui les sépare c'est assez rapproché, par exemple sur le fait que l'un est vaincu, et l'accepte . Deux personnes peuvent discuter d'un divorce que si son principe est accepté . La discussion elle même est alors imposée, et est en soi une victoire . Accepter de discuter dans un conflit peut être déjà une défaite . Cela est particulièrement vrai dans la guerre idéologique . Discuter avec les mots et les stratégies d'argumentation de l'adversaire rend impossible, ou plutôt risque de rendre impossible, la démonstration de la fausseté de ces mots et de ces stratégies d'argumentation . Il faut retenir que toute opposition intellectuelle, tout débat naît sur un horizon d'accord, tout comme les luttes au sujet des hérésies dans les premiers siècles du christianisme . Aujourd'hui, personne ne discuterai âprement sur certains sujets de l'époque, faute d'avoir les principes de base qui rendent la discussion possible, ou suffisamment investie pour mériter un effort . Il n'est pas toujours bon de discuter, et on peut discuter de tout, mais pas avec n'importe qui .

Dans la guerre idéologique, il faut en particulier se garder de tout accord sur la liberté d'opinion . Le corrélat de la liberté d'opinion est l'annihilation de la charge ontologique dans la langue, et l'annihilation de la puissance de la parole à concerner les hommes, et à transformer le monde, à poser de l'être : la réduction effective de l'homme parlant à l'impuissance, vendue comme sa toute puissance de dire n'importe quoi SANS AUCUNE CONSÉQUENCE .

Une liberté sans conséquences ni responsabilité doit être considérée avec la plus extrême méfiance . La pensée est disqualifiée comme opinion, comme production humaine de signes arbitraires . Puisque ces productions n'ont par principe plus de rapport avec la réalité, elles devront être pensées comme des manifestations de causes latentes, des symptômes de ressentiment, d'indignation, ou de maladie psychique . La liberté d'expression est celle que l'on s'accorde tout seul, en conscience, dans le discours intérieur . La liberté de conscience sans aucune conséquences concrètes n'est qu'un défouloir des instincts, une solitude sans construction face à autrui, comme la fantasme, un être tout à fait exténué . En ce sens encore l'idéologie moderne fut à l'œuvre chez Nietzsche .

L'opinion, dépourvue de contenu ontologique, doit maintenant être interprétée par référence à la subjectivité qui l'exprime . Là encore, la communication est dissoute, car si l'explicite ne peut être considéré comme tel, mais comme le symptôme d'une stratégie de communication liée à une perspective, comme dans l'expression politique, il est clair que l'interprétation circulera en boucles, de ce que tu penses de ce que je pense, de ce qu'il pense que je pense de ce qu'il pense, jusqu'à rendre toute sincérité et toute authenticité superfétatoires, laissant place au calcul du renard, selon l'expression de Machiavel .

Autre point essentiel, le contexte d'énonciation détermine largement la validité d'une proposition . Sans légitimité, les énoncés législatifs, qui posent ce qui doit être, sont parfaitement vides, comme les énoncés performatifs . Pour légiférer, il faut régner . Il est sot de proclamer "je vous déclare uni par les liens du mariage", par exemple, si l'on n'est qu'un particulier . Parler du dogme catholique, ou de la foi musulmane, sans qualification ni légitimité, est pur bavardage, en général parfaitement venimeux .

Les énoncés d'ordre supérieur, comme l'expression de valeurs, ne valent que ce que le contexte vaut . L'instrumentalisation de la morale au profit de la puissance, ou l'instrumentalisation de drames de l'histoire au profit de justification d'une politique indéfendable, rabaissent la grandeur au niveau mesquin de la domination, et asservissent pour diviser les hommes, ou annihiler leur force de résistance, les symboliques qui créent de la communauté . Cela est analogiquement comparable à l'asservissement de la religion au profit du nationalisme, ou de la puissance de l'État . Ce procédé a ruiné l'unité de l'Occident, et ruiné la valeur culturelle authentique des religions . Il est est de même de l'instrumentalisation de la morale, elle ruine la morale, en la rabaissant au niveau de ceux qui la profèrent par le calcul de puissance et d'intérêt . Casanova, Valmont sont plus moraux que Tartuffe : voilà ce qu'oublie volontiers le monde moderne . Un tortionnaire, un criminel de guerre peut psychologiquement invoquer des préjudices comme circonstances atténuantes, non instrumentaliser la Schoah pour renverser les valeurs, et justifier ses actes, ou même en faire des actes nobles, alors que la vérité est qu'il s'agit de crimes particulièrement répugnants . Tolérer de tels procédés est dévaluer ce que l'on prétend défendre : "Rien n'est pire que de défendre une cause avec de mauvaises raisons ."

Il devrait être possible de dire à un politique qu'il n'a pas le droit d'invoquer toutes les plus grandes causes à son profit . Simone Veil, malgré toutes ses faiblesses, a su le signifier au président . Mais cela est très rare . Globalement, la liberté d'opinion est prise comme la liberté d'expression des émotions politiquement correctes ; ainsi les messages des politiques ou même des penseurs risquent de devenir des séries de "je suis choqué" "indigné", bref de simples propos supposés emphatiques avec les électeurs, mais vides .

Le concept de l'opinion et de la liberté d'opinion dans l'idéologie racine est la destruction du processus de civilisation, comme tissage de liens entre les hommes, et entre les hommes et le monde , liens à la fois variés et équilibrés, liens ajustés à la nature des êtres et ouverts à l'élévation de l'homme et de la Cité .

L'opinion est le processus de fermeture de l'individu sur lui même, que produit l'abandon de l'intellect, qui rencontre l'intelligibilité du langage et du monde, et de l'esprit, qui ouvre les portes des mondes . Sans raison supérieure, l'individu est calcul d'intérêt, perspective étroite, et bain biologique d'émotions immédiates, sans projet ni rapport au temps . L'homme du Système le plus puissant matériellement de l'histoire est ainsi une créature faible et dépendante qui se la raconte toute puissante, si elle le peut .


Viva la muerte!

Nu

Nu
Zinaida Serebriakova