Debord, 5-1 . Éléments d'une critique de la psychanalyse dans la perspective de l'insurrection à venir .

(Araki, Yakusa)


Après une introduction problématique, ce texte qui analyse la perspective de Debord sur Freud se présente en deux sous-parties . Une, 5-1, est l'archéologie du concept d'inconscient dans la perspective de l'idéologie racine ; la deuxième 5-2 qui suit est la discussion des conceptions issues des travaux de Lacan, et qui ont une grande place dans la pensée critique, de Legendre, de Zizek, dans le Créalisme tendance Degryse . Cette deuxième partie est appelée par le principe de cette étude, qui n'est pas seulement de commenter Debord, mais, de trouver des armes au fil du commentaire .

Un tel chapitre a deux intérêts cruciaux au présent cycle de recomposition radicale, théorique et organisationnelle, de la pensée de la révolution en Europe . Il permet d'évoquer dans toute son ampleur anthropologique les courants idéologiques de la contestation – car l'épaisseur anthropologique n'est pas propre aux peuples non européens, mais concerne tous les hommes dotés de parole, c'est à dire des infinies sédimentations d'une ou plusieurs langues . Il permet de penser un rapprochement des courants intellectuels opposés au Système depuis l'origine, dont les forces peuvent se conjoindre, et les faiblesses se réduire de ce rapprochement .

Cette recomposition porte sur l'organisation, au moment où la lutte des classes ne porte plus de puissance de transformation grâce à l'ingénierie sociale du Système ; et sur la théorie, car la puissance subversive des théories prétendument les plus subversives et les plus raffinées du monde occidental -la french theory- est dépourvue de toute évidence . Ce qui est évident au contraire, c'est que la diffusion des théories de la déconstruction n'apporte aucun renouveau d'une quelconque capacité humaine à freiner le développement destructeur du Système .

Sur le plan théorique, l'ensemble de ces problématiques a été pensé par deux courants de la pensée radicale, le courant de l'ultra-gauche, dont les situationnistes sont les héritiers, et qui a reçu de nouveaux développements chez Tiqqun ; et par des courants traditionalistes ou révolutionnaires conservateurs, par exemple dans le Travailleur d'Ernst Junger, chez Heidegger, source essentielle de Tiqqun, mais aussi les œuvres de Guénon et d'Évola . Or les particularités de la lutte des classes – qui est un ensemble de dissolutions concertées- dans le Système intensificateur de l'âge moderne accentue les difficultés théoriques de l'ultra-gauche, j'y reviendrais . Au même moment, la fin de la guerre froide manifeste impitoyablement le caractère ultra-moderne du Système, c'est à dire son caractère nihilisateur de tout ce qu'a toujours défendu la révolution conservatrice .

J'ai déjà souligné ce fait essentiel que le dernier texte que je connaisse qui se réclame de Tiqqun, une postface de 2004 à la théorie du Bloom, nomme, avec des réserves sur lesquelles je reviendrais, Junger et Évola parmi les personnes ayant traité politiquement la question du bloom . Un autre élément symptomatique de ces puissances de survie repose sur Simone Weil, revendiquée par l'ultra-gauche, avec raison, et d'inspiration guénonienne dans sa lettre à un religieux .

De ce fait, une confluence des traditions d'analyse du Système comme négativité devient possible, et potentiellement puissance de révolution dans la culture, selon le désir de Guy Debord en 1957 . Notre moment historial est le chaudron de sorcière de l'idéologie de combat qui peut arrêter le Système avant que des dégâts irréversibles se soient produits tant sur la culture, la psyché des hommes et la planète – avant « l'épuisement des ressources » ou l'ultime suicide de l'héritage de l'Europe après les deux guerres mondiales .

La deuxième partie de ce chapitre (5-2) permet de prolonger le rapport sur la situation présente . Il existe d'autres pensées de la négativité du Système moderne . Le lacanisme n'y est pas absent . Il est même possible de soutenir que la psychanalyse a été une arme permanente de la contestation depuis le rapport de 1957 .

Le texte de Tiqqun cite d'ailleurs Lasch comme un penseur réactionnaire, et donc implicitement Michéa et les penseurs qui s'en réclament . Ce dernier courant pourtant me paraît très différent, de part son imprégnation anglo-saxonne ; il est à la fois très lu et discuté à droite, mais est enraciné dans une tradition libérale moralisatrice de la gauche anglo-saxonne, type Orwell, malgré des réminiscences de l'École de Francfort . Il présente de ce fait une lucidité et une science très supérieure des origines du libéralisme, forme puissante de l'idéologie racine, visible dans l'Empire du moindre mal, de Michéa, qui est un ouvrage achevé, rare dans le champ critique . Son éthos est compatible avec la tradition républicaine la plus morale . Sa faiblesse critique est tout simplement extrême, ne proposant au fond que la common décency comme remède à une situation -la situation du monde moderne- présentée comme inouïe et inacceptable . Cette faiblesse est liée à l'adhésion non-critique à l'idéologie-genre même qui fonde le libéralisme comme espèce de ce genre . Mais Michéa se réclame aussi de réflexions lacaniennes .

Une puissante critique du monde moderne, peu audible, est éveillée parmi les psychiatres, et les psychanalystes . Elle s'appuie aussi sur la psychanalyse lacanienne . Elle comprend un auteur comme Pierre Legendre, mais aussi, de manière diverses, des universitaires qui constatent dans leurs consultations l'évolution de la personnalité de base des adolescents entièrement formés par le Système . Des courants nouveaux, héritiers des Situationnistes et de Tiqqun, comme certains Créalistes, s'appuient très fortement sur des catégories et des modes de raisonnement issus des œuvres de Lacan . La psychanalyse, à nouveau, est réclamée par des forces de transformation dans la culture .

La discussion de l'inspiration freudienne du surréalisme par Debord, dans ce contexte cyclique de la pensée, est aussi le questionnement sur la pertinence des constructions lacaniennes dans la pensée révolutionnaire . Les liens entre le marxisme, les théories de Freud, et le surréalisme en font un cas d'archéologie qui ne peut être complètement délié de notre situation .

Commençons donc par la critique, par Debord, de l'apport freudien et sa discussion .

§ 12 : Debord : L'erreur qui est à la racine du surréalisme est l'idée de la richesse infinie de l'imagination inconsciente . La cause de l'échec idéologique du surréalisme, c'est d'avoir parié que l'inconscient était la grande force, enfin découverte, de la vie . C'est d'avoir révisé l'histoire des idées en conséquence, et de l'avoir arrêtée là . Nous savons finalement que l'imagination inconsciente est pauvre, que l'écriture automatique est monotone, que tout un genre d' « insolite » qui affiche de loin l'immuable allure surréaliste est extrêmement peu surprenant . La fidélité formelle à ce style d'imagination finit par ramener aux antipodes des conditions modernes de l'imaginaire : à l'occultisme traditionnel (…) la découverte du rôle de l'inconscient a été une surprise, une nouveauté, non la loi des surprises et des nouveautés futures (...)

Ce passage appelle à la déconstruction anthropologique des hypothèses de départ du surréalisme, cette idée de la richesse infinie de l'imagination inconsciente, cette idée d'un inconscient qui soit la grande force, enfin découverte, de la vie . Une réflexion véritablement corrosive au sujet du concept d'inconscient doit revenir à ses sources, non à Janet ou E.Von Hartmann à la fin du XIXème siècle, mais à la nécessité et à l'économie historiale de ce concept . (Nous ne voulons surtout pas que l'on croie lire des analogies entre nous et les critiques de Freud dans le spectacle . Que Freud ait été cynique et pervers est favorable à son personnage d'homme de science . )

Dans la partie fonctionnelle dite « psychologie » de l'idéologie des Lumières, le concept de « raison » était absolument dominant : l'homme était un animal rationnel, ancienne définition qui était comprise comme signifiant que le simple exercice de la "pensée rationnelle" était en soi le développement des Lumières, selon le mot de Descartes, le bon sens est la chose du monde la mieux partagée . La raison suppose une « maitrise de soi » et s'oppose à l'imagination déréglée et au désir excessif, transgresseur . Les corrélats de cette position sont les suivants : ce sont des présupposés, les affreux « préjugés », liés à l'imaginaire et à la démesure du désir qui empêchent le déroulement naturellement orienté vers la Lumière des raisonnements humains . La Science est en quelque sorte la méthodologie idéale de la pratique de la raison, n'acceptant que de stricts Faits d'Expérience et d'Observation, qui sont l'opposé exact des Préjugés et le Raisonnement logico-mathématique pour avancer des propositions avec le recul et la modestie qui caractérisent le vrai savant, qui est aussi, indissolublement, un modèle moral . Pour débarrasser les hommes des préjugés, l'Éducation, et l'encouragement à la Liberté, sont des axes fondamentaux de l'œuvre des amis des hommes . Kant résume « oser faire usage de son propre entendement, telle est la devise des Lumières » . Oser, parce que les préjugés se maintiennent par l'accord intéressé des forces féodales qui prospèrent sur l'abrutissement du peuple, nobles et clergé .

Ce modèle est une doctrine bourgeoise dans le contexte de la révolution française, et de la révolution industrielle, tous les obstacles au développement du Système, comme les complexes traditionnels de structures familiales et de croyances, pouvant ainsi être qualifiés de « préjugés » et détruits par la « Raison », autre nom de l'idéologie racine en contexte de guerre idéologique d'anéantissement, par exemple dans les formes coloniales de l'extension du Système, en Vendée comme en Afrique .

Ce modèle de la Raison fut très analogiquement répliqué par le discours de la Gauche, prétendant lutter contre le capitalisme bourgeois . Les Préjugés devenant les idées libérales favorables à la bourgeoisie, et la Raison devenant synonyme de conscience de classe, la Science étant la théorie marxiste-léniniste .

Nous parlons pour l'instant du complexe idéologique de la Raison tel qu'il se développe dans les Lumières . Le développement de l'idéologie bourgeoise reprend et remobilise de très anciennes dichotomies sémantiques occidentales indéfiniment analoguées dont il n'est pas possible par l'archéologie, sans doute, de retrouver la première . Sinon que cette dichotomie originaire est sans doute la matrice dichotomique même, parallèle à la construction individuelle de la dichotomie Moi vs Non-Moi, immanente à la structure intentionnelle de la conscience – la structure essentielle de la conscience est une structure sémiotique de puissance indéfinie, selon le mot d'Aristote, l'âme est en quelque sorte toute choses . Et aussi bien sûr, de la construction sociale des groupes humains, de Nous vs Non-Nous, de la constitution corrélative de la civilisation et de la barbarie . Jack Goody est l'anthropologue qui les a le plus finement analysées, dans sa critique de l'œuvre de Levi-Strauss ; je ne peux y revenir de manière complète dans un texte court . Une culture comme la nôtre est bâtie sur des dichotomies sémantiques fondamentales, qui se répliquent indéfiniment dans toutes formes de textes . Une des plus puissantes et multiformes peut être nommée l'opposition nature v.s culture .

Pour produire une idéologie, il n'est pas économique de créer des structures sémantiques nouvelles, qui seront en outre très difficiles à diffuser, comme est difficile de diffuser une langue nouvelle dans un milieu linguistique sans vides . Il est plus facile de répliquer des structures et des matrices de jeux de langage déjà communes dans la culture cible, en déplaçant les références de ces matrices . L'innovation ne réside pas dans les structures, mais dans l'extension des champs où on les applique . Cette technologie idéologique est fonctionnelle à un Système idéologique comme celui que nous étudions et subissons, car il fonctionne comme extension et intensification toujours renouvelée de matrices univoques, et non dans la génération créative de matrices nouvelles – mode de fonctionnement qui explicite la désertification des mondes culturels que produit cet arraisonnement de la culture, cette normalisation générale . Comme le sous-système idéologique ne crée pas de matrices sans nécessité, ce sous système manipule les structures les plus profondes des mondes sémantiques de la culture . De ce fait, l'opposition nature v.s culture est devenue un pôle dominant de la structure générale de l'idéologie racine .

Pour prendre l'exemple du racisme biologique, le champ sémantique propre au règne animal (domestiqué ou non) comprend race, sélection, pur-sang, pure race, etc ; il n'est pas habituellement possible de l'appliquer à l'homme (l'homme civilisé, celui qui est « comme nous, normal quoi »), pas plus que pattes, gueule, etc . L'application de ce champ à l'homme était déjà connue depuis très longtemps comme expression de l'insulte, et du rejet hors du monde habité par les hommes « normaux » . Ainsi le barbare, le sauvage, la sale gueule, etc . De manière globale, l'idéologie valorise le locuteur et participe à la construction d'une image positive de lui-même, qu'il soit le civilisé opposé au sauvage, ou les lumières face au ténèbres, ou l'homme de raison face au fanatique, le tolérant face à l'intolérant, et toutes ces risibles procédures d'autosatisfaction . Le déplacement à l'homme des catégories sémantiques de l'animal n'est péjoratif que parce qu'axiologiquement, l'application à un étant de termes issus de ce champ le pose immédiatement comme hiérarchiquement inférieur à l'homme . C'est l'aspect à la fois identificateur et hiérarchisant des classifications sémantiques . Les règles du langage concernant l'utilisation des termes de ce champ sont par contre maîtrisées par la plupart des locuteurs . De plus, la structure syntaxique des propositions est en général identique, ce qui réduit l'apprentissage à de simple question de vocabulaire, c'est à dire au strict minimum . L'apprentissage de l'idéologie raciste biologique se fait alors de manière syntone au moi (JE suis de race supérieure) au niveau minimum de la répétition, la fameuse répétition hypnotique de Mein Kampf, puisqu'il ne s'agit que d'acquérir une matrice sémantique, la syntaxe étant acquise . Une matrice de langage est une matrice d'action, de droit . De ce fait, ce qui relevait de l'insulte ou de la xénophobie ordinaire peut être instrumentalisé en arme de guerre idéologique ; et les matrices et procédures d'action réservées aux bêtes dans l'industrie agro-alimentaire être appliquée à des hommes . J'ai déjà averti, et je répète cet avertissement, aux idéologues ignares qui croient humaniste de travailler à estomper la démarcation anthropologique entre l'homme et l'animal . La pression du Système est infiniment plus puissante, pour traiter à nouveau les hommes comme des bêtes, que les bêtes comme des hommes, pratique distinctive des enclaves de l'oligarchie, où la misère des autres hommes n'émeut guère .

Pour éclaircir ce propos aussi essentiel que difficile, non intellectuellement, à la manière du théorème de Gödel, mais par les résistances d'une adhésion naïve au monde de l'idéologie, je cite ce passage de Watzlawick, changements, paradoxes et psychothérapie : « notre expérience du monde repose sur l'ordonnance des objets de perception selon des classes (…) les classes ne sont pas formées selon les propriétés physiques des objets mais surtout d'après le sens et la valeur qu'ils ont pour nous (…) une fois qu'un objet est conçu comme appartenant à une classe donnée, (…) cette appartenance s'appelle sa « réalité » : ainsi, celui qui le voit comme appartenant à une autre classe doit être fou(...) » . Même si les formulations de ce texte sont infiltrées d'idéologie ontologique, le contenu est globalement exact et clair . En effet, pour la critique : il n'existe ni expérience du monde, puisque le monde est la puissance d'horizon où toute puissance pensable est enclose, alors que l'expérience ne peut être qu'expérience de l'acte ; ni objet de perception, puisque l'objet est la recollection idéale d'un ensemble indéfini de perceptions continues et diverses, ni propriétés physiques intrinsèques d'un objet (objectif) qui s'opposeraient à un sens et à une valeur « pour nous »(subjectif), puisque les propriétés physiques elle-même sont relationnelles de droit, comme le poids, la vitesse, ou de fait, c'est à dire ne peuvent être ni pensées ni mesurées sans penser et réaliser une relation . Ce qui demeure fondamentalement, c'est que la pensée moderne pense le classement de l'objet, sémantique et axiologique en un seul mouvement, comme l'expression de sa nature, ou essence, un intrinsèque fermé sur lui même, une identité indépendante des liens que l'étant peut à postériori avoir avec « son environnement », et une autorité absolue . Notre propre position est que cette identité intrinsèque est illusoire, et que l'on nomme « objet »les pôles plus ou moins consistants et autonomes de systèmes de liens . Dans cette perspective on ne peut penser « l'environnement »d'un « objet » ; il est un champ qui détermine des polarités .

La démarcation homme vs animal est une analogie de la démarcation générale nature vs culture . Pour montrer cette puissance officielle, je cite un texte caractéristique, dont l'aspect caricatural est pratique pour cet usage-j'aurais pu prendre Levi-Strauss, comme Jack Goody le fait sans scrupules excessif pour le respect dû aux icônes de la culture moderne . Il s'agit de l'article Science du Grand Larousse de 1932, donc contemporain de la fin de période du surréalisme selon Debord . Ne doutons pas, en attendant, que des structures aussi simplistes ne se retrouvent sur Wikipedia, et sous la plume de grands scientifiques contemporains comme XXXXX . Simplement, ce sont les nôtres, nous y sommes moins sensibles . Ne cédons pas à l'illusion progressiste . Être d'avant garde, c'est comprendre les certitudes du contemporain comme des préjugés toujours déjà archaïques .

« Les documents permettant de reconstituer la préhistoire de la science sont des objets (…) ne nous donnant que des renseignements bruts, il faut y rajouter des comparaisons avec le primitivisme actuel . On entend par ce terme : la mentalité des peuplades encore sauvages aujourd'hui (v . Ethnographie) ; le résidu des croyances ancestrales qui subsiste (…) de nos populations rurales (v . Folklore) . Enfin l'étude de la mentalité de l'enfant (v . Psychologie enfantine)... »

L'analogie sémantique entre sauvages, ruraux, enfants, et apaches ou voyous parisiens -voyez le criminel comme atavisme et arrêt de développement de Lombroso- est faite d'une manière difficilement contestable . Tous sont du côté « sauvage », par opposition au doctrinaire bourgeois, « civilisé » . Ces structures informent encore la pensée sauvage de Levi-Strauss, je reprends à mon compte ce jugement de Goody (1979) :

« Lévi-Strauss essaie bien de se démarquer des opinions de ses prédécesseurs, mais la manière dont il décrit ces deux formes de la connaissance est manifestement en rapport étroit avec la vieille dichotomie entre primitif et civilisé ; dichotomie qui, dans sa terminologie, devient celle entre « sauvage » et « domestiqué » et qui s'applique tout spécialement (…) à la pensée des acteurs en cause (…) cette dichotomie est en continuité avec les représentations les plus courantes (...) »

Nommer le civilisé domestiqué montre une certaine sympathie pour le sauvage, mais ce qui importe le plus est de comprendre que dès lors que l'on pose le sujet sous forme dichotomique, la construction dichotomique de l'objet d'étude, de nécessité sémantique interne, écrase tout autre contenu dans son ordre de fer . Avant de montrer archéologiquement (par l'étude des principes originaires) la nature du concept d'inconscient dans l'économie de la psychologie moderne, je ne résiste pas à vous livrer ce tableau de la psychologie du primitif du l'article de 1932 cité :

« Le primitif n'est pas dépourvu d'une certaine curiosité intellectuelle (…) mais il est incapable d'y satisfaire correctement par l'observation attentive et la comparaison critique entre les observations . Il est trop émotif, son imagination l'entraîne . Il distingue mal entre ses visions, ses intentions, ses rêves et la réalité perçue (…) dominé par la peur (…) c'est le règne de la sorcellerie . »

Symétrie sémantique implicite : le savant occidental moderne (qui écrit ce texte) a aussi une curiosité intellectuelle . Il est capable d'y satisfaire correctement par l'observation attentive et la comparaison critique . Il maîtrise son émotion et ne se laisse pas entraîner par son imagination . Il distingue entre ses visions, ses rêves et la réalité perçue . Il garde son sang froid . C'est le règne de la Science .

On voit bien que la co-construction sémantique des objets primitif-civilisé l'emporte largement sur toute observation attentive ou toute comparaison critique, et que parle non la Science idéale revendiquée, sinon comme personnage de fiction, mais la machinerie sémantique de l'idéologie qui est la matrice de ce genre de texte .

L'homme est, dans l'essentiel des cultures, un microcosme . Cela signifie très sérieusement que le discours psychologique n'est en général guère plus que la réplication analogue des matrices sémantiques appliquées sur le monde . Cette analogie de la conscience au monde est aisée à comprendre si l'on rappelle que l'âme est, en quelque sorte, toutes choses, c'est à dire en puissance signe de toute chose . Principiellement, toute prétention à la science psychologique doit s'appuyer sur une ontologie, c'est à dire un discours sur l'essence du monde phénoménal, permettant ainsi de distinguer ce qui relève de la psychologie et ce qui relève de la réalité, la psychologie se situant dans l'écart entre le concept de l'être en soi, et le concept de l'être pour soi – sans une pensée de cet écart, il n'y a tout simplement pas de psychologie possible . L'angéologie peut ainsi, selon la démarcation, être un genre de l'ontologie, ou de la psychologie . L'exemple de la sophiologie psychologique d'Ibn Arabi, ou d'Avicenne, étudiée entre autres par Henry Corbin, permet une comparaison anthropologique avec la psychologie propre à l'idéologie occidentale actuelle . Mais cette démarcation n'est en rien une donnée brute, sinon par l'idéologie générale dans laquelle se construit l'objet d'étude, et qui est comme le milieu nutritif de la science et de son objet, celui où ils se constituent comme tels .

Qu'est ce donc que l'inconscient dans le cadre de l'idéologie racine, c'est à dire quand la dichotomie conscient vs inconscient est la réplication analogique dans la construction de l'objet « psychologie humaine », de la dichotomie fondamentale nature vs culture, ou encore (Lumières, raison, science) vs (obscurité, irrationnel, délire) ?

L'inconscient, en tant qu'opposé sémantique du conscient, est le réservoir en l'être individuel de la sauvagerie sémantique générale, c'est à dire issue de la réplication de la dichotomie fondamentale nature vs culture . Comme conscience, calcul et raison sont corrélatifs dans l'idéologie racine, l'imagination est considérée comme irrationnelle dans la plupart des psychologies, alors qu'à l'évidence l'imagination est parcourue de structures sémantiques rationnelles dans leur genre . A ce titre encore, l'inconscient peut être pensé, comme le note Debord, comme le réservoir de l'imagination . L'inconscient est ainsi dans le microcosme, l'homme, ce qu'est la forêt et le recours aux forêts dans le macrocosme . L'inconscient est irrationnel, inquiétant, et porté au vices et à la cruauté . Chez un Gustave le Bon, il est ce qui explique le comportement « irrationnel, cruel et sauvage » des foules . L'inconscient surréaliste n'est pas l'inconscient freudien, il est le concept général né dans le champ de l'idéologie, et s'appuie autant sur Sade que sur Freud .

Les surréalistes, en annexant l'inconscient, se réclament du négatif construit dans leur culture même, et sont les successeurs analogues, sur cette position dans le champ culturel, du romantisme noir . L'œuvre de Maurice Barrès, qui exalte un inconscient romantique, irrationnel, instinctif et déterministe – la conscience, quelle petite chose à la surface de nous même-a été une source ruminée d'Aragon, de Breton et de Pierre Drieu la Rochelle ; et cette convergence originaire avec l'archéologie des idéologies opposées aux Lumières permet de placer les racines du surréalisme dans l'histoire générale de la culture de l'Europe, qui est la dialectique des Lumières . L'orientation vers l'Occultisme de nombreux surréalistes n'est plus dès lors surprenante .

Le doctrinaire révolutionnaire est aussi Serpent, sauvage, enfui dans la forêt comme Tristan : le caractère sauvage de l'amour fou surréaliste, comme la réhabilitation fascinée des arts « primitifs » s'inscrit dans ces structures anthropologiques qui ne sont nullement imaginaires, ni propres à l'imaginaire . S'inscrire dans l'inconscient, ou le primitif, pour les surréalistes, n'est rien d'autre que choisir de s'inscrire dans le négatif de la culture dominante ; mais un négatif déterminé par la sémantique même de cette société, un négatif intrinsèque . La critique idéologique se doit d'insister sur le fait que cette négativité ne nie pas le cadre idéologique général, mais s'inscrit justement en lui . Au contraire, une Simone Weil, ou un René Guénon, s'inscrivent du dehors quand ils parlent d'états superconscients, selon une psychologie ternaire incompatible avec la dualité conscient vs inconscient : un négatif extrinsèque . Il est donc un négatif interne toujours déjà assimilé, ou la rébellion ; et un négatif externe inassimilable à la limite, ou assimilable par un plus long travail de métabolisation, qui est la révolte authentique ; et le surréalisme se plaça surtout comme rebelle . Cela explique à la fois son grand succès, l'étendue de son influence et de son prestige, et son échec métaphysique, révolutionnaire relevé par Debord .

Le travail essentiel de Freud est d'articuler la fascination nécessaire pour le négatif avec les nécessités du respect du cadre global de l'idéologie . En quelque sorte, Freud fait la conquête rationnelle de l'espace défini à priori dans le cadre général de l'idéologie racine comme irrationnel, ce qui n'est au fond pas difficile, puisque les représentations sémantiques de cet espace sont construites de manière exactement analogue, donc rationnelles au même degré, que celle de l'espace idéologique de la conscience et de la raison . Le travail de Freud est analogue au travail de Levi-Strauss ; il s'agit de métaboliser dans le système idéologique général des négativités internes, l'inconscient, la sexualité, voire externe, les barbares ou les sauvages, tous objets de construction sémantique étroitement apparentés .

La fascination propre à chaque culture pour le négatif intraculturel pourrait faire l'objet d'une étude approfondie, mais ce qui est essentiel à noter pour l'instant est que le négatif intraculturel est à la fois nécessaire à l'économie sémantique générale dans le détail de ses formes-il est l'obscurité sur laquelle la lumière du positif se détache visiblement, c'est à dire significativement – et l'objet d'une condamnation au silence . De ce fait, reconnu comme étant significatif et condamné au silence, le négatif intraculturel n'est pas sans analogies avec le Sacré . Condamné au silence, le négatif intraculturel est silencieusement dit dans toute parole, et pensé dans toute pensée explicite . C'est ainsi que l'idéologie échoue indéfiniment à se clôturer sans assimiler indéfiniment de nouvelles négativités nées de l'assimilation positive de négativités antérieures, selon un processus indéfini qu'accomplit par exemple l'évolution actuelle de l'Art contemporain . Cette injonction paradoxale de l'axiologie idéologique-ne dire ni ne penser ce qui se dit et se pense implicitement dans l'ombre de toute parole et de toute pensée- est sans doute l'absurdité la plus commune de ce Système idéologique qui se veut sans extérieur, sans xénophobie, par xénophobie pour la xénophobie . C'est là son refoulement essentiel pour la vie quotidienne, imprégnée d'une pesante hypocrisie, laquelle contredit sans cesse dans l'expérience les proclamations aux libertés de pensée et d'expression les plus étendues .

Dans la pratique, le travail de Freud est une herméneutique, dont le dispositif essentiel est de ramener les interprétations irrationnelles de l'inconscient, au sens de la rationalité des Lumières, à un sens rationnel dans le même horizon idéologique, c'est à dire aux besoins physiques et matériels, en les orientant vers le refoulé, la culpabilisation, bref vers tout ce qui dans l'économie individuelle est symptôme de souffrance liée aux limitations internes liées à l'idéologie, quand elles affrontent des puissances effectives mais niées .

Le refoulement le plus grave, dans l'idéologie racine, n'est pas pourtant le refoulement des désirs sexuels, ou des désirs obscurs de mort de l'objet aimé, ou l'aveuglement volontaire sur les liens entre la jouissance et le plaisir, ou entre la volupté et la mort ; il est le refoulement du caractère signifiant, transcendant au monde des choses de ces puissances, le refoulement de leur puissance d'outre entendement qui résonne dans toutes les grandes cultures humaines . Cette puissance est appelée Lumière des lumières par Leibniz, à la suite d'une antique tradition de pensée .

Freud, en dévoilant un refoulement acceptable dans le cadre de l'idéologie, porte loin la capacité d'intégration des Lumières en surmontant le défi des ténèbres de l'inconscient, en y intégrant la raison et les besoins individuels, et une économie somme toute physique, plus exactement thermo-dynamique, celle d'un système de forces et de pressions . Le succès de Freud n'est pas à chercher ailleurs que dans la logique sémantique du champ culturel au moment de la crise majeure des Lumières qui marque le XXème siècle . Il permet d'intégrer la part assimilable du négatif à l'œuvre, et de surmonter la crise, mieux que Jung, qui s'approche par trop de la réaction romantique, au point de travailler plus tard, à Eranos, avec Eliade et Corbin, ce dernier trouvant dans la philosophie iranienne un appui à une sortie pure et simple des univers de l'idéologie racine . La sortie pure et simple, est effectivement plus angoissante et folle pour la plupart des occidentaux que toutes les pensées sauvages, toutes les forêts métabolisées par la psychanalyse, et ramenées à l'intelligibilité conforme de l'idéologie .

Il devient aisé de montrer la vérité du jugement de Debord sur les étroites limites de l'inconscient freudien : l'inconscient freudien fait très vite retour à ce qu'il a quitté, la raison instrumentale, et ainsi devient vite d'une pauvreté mécanique standardisée .

Debord : « Nous savons finalement que l'imagination inconsciente est pauvre, que l'écriture automatique est monotone, que tout un genre d' « insolite »qui affiche de loin l'immuable allure surréaliste est extrêmement peu surprenant . La fidélité formelle à ce style d'imagination finit par ramener aux antipodes des conditions modernes de l'imaginaire : à l'occultisme traditionnel (…) la découverte du rôle de l'inconscient a été une surprise, une nouveauté, non la loi des surprises et des nouveautés futures (...)

Les courants lacaniens, quoique issus dans une certaine mesure de Freud, ne se situent pas dans l'essentiel de la tradition négative, romantique, des surréalistes . Ils sont une étape nouvelle de métabolisation du négatif, de la dialectique de la raison . Leur situation sera examinée en 5-2 .

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Zinaida Serebriakova