Rapport sur le rapport de Guy debord, 3 . Elaboration, assimilation et domestication du négatif dans la culture moderne .

(Man Ray)
Ou l'échec des programmes antérieurs aux situationnistes .


§ 8 suite, et § 9 . Debord étudie dans la perspective précédente, celle d'un programme révolutionnaire dans la culture et la question de l'organisation les différents mouvements d'Avant-garde du XX siècle, futurisme, dadaïsme, surréalisme, etc . Même s'il discerne une progression, il présente un schéma d'évolution unique de ces mouvements : (…) volonté universaliste de changement, (...) émiettement rapide quand l'incapacité de changer assez profondément le monde réel entraîne un repli défensif sur les positions doctrinales mêmes dont l'insuffisance vient d'être révélée .

Ce schéma est particulièrement intéressant dans le cadre de notre analyse, car il pense implicitement le principe essentiel que tout programme d'action révolutionnaire qui commence par la culture doit respecter pour espérer avoir une puissance de changer assez profondément le monde réel . Et ce principe est le suivant : il faut poser dès l'abord des positions doctrinales suffisantes . C'est à dire, puissantes .

Le problème est celui de la fondation et de la production d'une idéologie de fer qui soit l'arme puissante de la révolution dans la culture . Ou encore : la production d'une pensée révolutionnaire est l'initiation de la révolution même . Ce point doit être envisagé avec tout le sérieux qu'il mérite . La question de fond qu'il pose, en théorie comme en pratique, est la possibilité de la construction et de la formulation d'une contradiction puissante, effective, de l'intérieur d'Un monde sémantique-culturel .

Car il semble que toute contradiction posée dans un monde sémantique soit impuissante à en dessiner une sortie . La sémiosis cyclique de l'idéologie racine ramène naturellement, comme le mouvement des marées, les mouvements d'Avant-garde sur la rive de l'idéologie dominante . La radicalité corrosive qui permet la construction d'une sortie - la puissance d'un départ de ce monde de mort, dont le cycle intellectuel est terminé - nécessite de forger une attitude de pensée appropriée, un fanatisme de fer détaché de toute adhésion fanatique à aucun principes, ou « pensée extrême » dans la perspective des policiers de la pensée bourgeoise . Je donnerais un chapitre de cette étude sur cette attitude mentale .

Une question préalable est celle du statut ou nature de la contradiction apportée à l'idéologie sémantique générale du monde auquel s'oppose le programme révolutionnaire . Cette contradiction peut être la négation – dada! - ou le démontage logique des contradictions, par exemple . Dans le cadre général du travail du négatif, il est clair que la déconstruction des contradictions logiques de l'idéologie constructrice de l'ordre du monde en phase de liquidation, telle que par exemple l'accomplit Diderot avec le catholicisme vulgaire dans les pensées philosophiques est une méthode fonctionnelle de l'application d'un programme révolutionnaire dans la culture . Un tel exercice dévoile l'usage idéologique qui est fait de pensées ou d'œuvres souvent étrangères à leur instrumentalisation historique . Un tel exercice peut saper les bases symboliques de la domination effective, qui est un complexe symbolique réel – car la réalité, dans une société donnée, est une construction symbolique . Cependant, cet exercice de déconstruction se base nécessairement sur des champs sémantiques communs, et peut manquer de portée effective, de puissance .

Pour nommer les murs de notre enfermement idéologique, je précise que l'instrumentalisation historique des lumières est notre idéologie constructrice . Le confinement bureaucratique a changé l'idéologie racine d'innovation, c'est à dire d'indépendance fonctionnelle, de liberté qu'elle était dans son histoire ancienne, particulièrement à l'époque des Lumières, en incarcération . La construction idéologique issue des « Lumières » peut être mécanisée et son aspiration fondamentale à la liberté occultée par un Système de domination totale, le nôtre . La philosophie des lumières, puissance libératrice à l'origine, devient ainsi dans notre cycle historique le fondement idéologique d'une nouvelle tyrannie .

La réalité symbolique peut être un facteur d'enfermement . Il convient de sortir, pour comprendre cela, de l'ontologie de l'idéologie racine . Dire que la réalité est une construction symbolique ne signifie pas qu'elle n'est, comme un objet de l'imaginaire individuel, rien de puissant dans le monde réel . Si j'imagine un marteau, je ne peux planter un vrai clou . Mais rien n'est plus puissant dans le monde réel des hommes que sa construction symbolique . Une construction symbolique a une puissante objectivité comparable à celle de la réalité physique . Les mathématiques sont une construction symbolique et n'ont rien de subjectif au sens moderne, très péjoratif, rien qui soit soumis au caprice individuel . Les règles fixées d'un jeu symbolique le rendent aussi inéluctable pour le dominé que les forces de la nature, que la prison . Le code noir n'en est pas moins un code symbolique . Cette puissance est bien sûr liée à la puissance de répression de l'errance en dehors du code ; mais cela est vrai de toute réalité symbolique .

En réalité, la puissance réelle déployée par les forces de répression est très faible par rapport à la réitération involontaire (subjectivement volontaire) par la parole et par les actes de la structuration symbolique du monde . Pour l'essentiel, les hommes désirent le maintien de cette structuration sécurisante, car la structuration symbolique du monde est aussi la structuration de leur psyché même, le sens de leur vie ; et le clivage et le déni, les mécanismes de défense du moi, éliminent purement et simplement les informations qui pourraient le remettre en cause . Les défenses les plus puissantes du Système ne sont pas que dans la police, mais aussi dans la psyché de chaque individu . Cela est manifeste dans la violence passionnelle liée à l'angoisse qui jaillit dans les luttes contre les dissidents, par exemple dans la mise à mort sauvage, l'usage du bûchers, l'inflation fantasmagorique – valables tant contre les chrétiens que contre les juifs, lors de la chasse aux sorcières, ou dans l'exécution à la hache des membres de la Rose Blanche dans le III Reich . Le clivage et le déni sont des instruments d'assimilation et de domestication du négatif - voilà ce qui explique que le matérialisme officiel de l'idéologie racine puisse coexister avec les croyances bornées des communautés chrétiennes américaines, ou encore que la physique quantique et sa dissolution de la notion d'objet n'empêche pas le règne sans partage d'une ontologie idéologique de la chose, bâtie en partie de l'atomisme physique des siècles derniers, et dont le procès intellectuel est bien fini .

Le clivage et le déni produisent la naturalisation de l'idéologie, ce processus symbolique de disparition des limites entre la perception idéologique de l'idéologie et la représentation culturelle de l'être, ou nature . L'usage de la psychiatrie contre les dissidents en URSS montre la naturalisation de l'idéologie : le respect du principe de réalité, signe de la santé mentale, est dans le cadre de l'idéologie le respect de l'idéologie . Toute folie n'est pas irrespect volontaire de l'idéologie et de sa structuration symbolique du monde . Mais il n'en est pas moins vrai que même dans notre monde, un grave irrespect volontaire de l'idéologie peut être qualifié et traité par la psychiatrie .

Les questions liées à l'émergence, à la nature et à la puissance du négatif, et les questions qui portent sur les forces auxquelles s'opposent un programme révolutionnaire dans la culture sont traités à ce moment du rapport de Guy Debord sur le mode d'une analyse historique .

Passons maintenant à l'étude de ces cycles de négation et de retour au conformisme .

Le futurisme : Debord note la puérilité de l'optimisme technique de ce mouvement . De ce fait, ce mouvement en Italie s'effondra du nationalisme au fascisme, ce qui peut faire penser au destin d' Évola . Par contre, l'expérience de Fiume eût sans doute mérité une analyse plus approfondie . Toujours est-il que parti d'un négatif auto-produit par le développement de la société bourgeoise qu'il prétend menacer, à savoir la puissance technique et la vitesse, le futurisme ne pouvait aller bien loin dans l'élaboration d'une révolution dans la culture .

Le dadaïsme (…) voulu être le refus de toutes les valeurs de la société bourgeoise, dont la faillite venait d'apparaître avec éclat . Ses (...) manifestations (...) portèrent (...)sur la destruction de l'art et de l'écriture (…). Son rôle historique est d'avoir porté un coup mortel à la conception traditionnelle de la culture . La dissolution presque immédiate du dadaïsme était nécessitée par sa définition entièrement négative . Mais il est certain(...) qu'un aspect de négation, historiquement dadaïste, devra se retrouver dans toute position constructive ultérieure tant que n'aurons pas été balayées par la force les conditions sociales qui imposent la réédition de superstructures pourries, dont le procès intellectuel est bien fini .

Revenons au rôle du travail du négatif au cœur du sous-système culturel . Debord souligne avec raison que la négativité seule ne peut construire l'organisation capable de formuler et d'appliquer un programme révolutionnaire cohérent dans la culture . La négativité pure est l'ombre du positif, ou encore son analogue symétrique, c'est à dire un produit issu de la dépendance reniée avec rage mais réelle aux dominations de ce monde rejeté . Une telle négativité ne peut être qu'une pensée et une activité immatures, des formes adolescentes d'opposition, des poussées de sève qui doivent encore produire des formes propres pour persister dans l'être .

Ce passage montre aussi que la réalisation complète du programme révolutionnaire ne peut se passer, aux yeux de Debord, de l'usage de la force politique, de la violence . Le procès intellectuel est fini, mais les énoncés de l'idéologie racine ne cessent de se répliquer, puisque les intérêts qui en maintiennent le fonctionnement effectif sont matériellement dominants . Telle est sa position . Par hypothèse, elle pense une vie partiellement séparée des structures et des superstructures, puisque le procès de la superstructure peut être achevé sans que la structure ne soit effondrée . Là encore, le matérialisme n'est pas rigoureux, malgré la volonté de liquider l'idéalisme . Ce paragraphe explicite l'idéalisme latent de Debord, plus puissant d'ailleurs que le matérialisme doctrinal du marxisme orthodoxe .

Au contraire de la détermination univoque de la superstructure idéologique par la structure matérielle, mais aussi de l'idée d'un procès interne d'auto-liquidation, il est clair par contre que le procès intellectuel d'auto-destruction de l'idéologie racine par ses propres contradictions internes n'était pas fini, ne l'est toujours pas . A ce sujet il faut rappeler que l'idéologie constructrice dominante d'un système social ne peut être détruite par ses contradictions logiques seules, puisque sa consistance réellement décisive n'est pas sa consistance logique, son caractère non-contradictoire, mais sa consistance fonctionnelle, son adaptation au système social général . La lutte contre les discriminations au nom du principe d'égalité en droit, puis l'application d'un programme de discrimination positive, par principe logiquement contradictoire avec le principe d'égalité en droit, est un exemple caractéristique des oxymores dont le discours idéologique moderne ne cesse de se charger, sans que ne se développe de procès de liquidation effective de l'idéologie dominante .

Les idéologies fonctionnelles ne sont pas consistantes en logique de manière générale, car comme Russell le montre quelque part, si l'on admet des contradictions logiques, il devient possible de démontrer n'importe quoi – l'utilité fonctionnelle d'une telle propriété, à condition qu'elle ne soit pas évidente aux yeux de tous (ce qui discrédite l'idéologie), sera aisément comprise par tous les pouvoirs . Selon que vous soyez puissant ou misérable, les jugements de cour vous rendront blanc ou noir .

Il faut ajouter que l'idéologie racine au présent cycle connaît une intensification de ses contradictions internes, analogue au développement général des contradictions réelles et des résistances passives et actives à l'extension et à l'intensification du Système . Une autre utilité fonctionnelle des contradictions logiques de l'idéologie dominante est de placer le dominé sous la double contrainte manipulatrice, et rendue invisible, du dominant . La double contrainte remplace toute codification claire des obligations réciproques ; et le flou de cette codification profite d'abord au dominant, sauf quand le dominant est faible, ce qui n'est pas le cas . Le dominant gouverne non par une idéologie cohérente, mais par le chaos logique et réel, par la division indéfinie de tout groupe organisé capable de s'opposer au Système et à l'oligarchie . La double contrainte participe d'une évolution totalitaire des rapports de pouvoirs, tout en permettant de maintenir un voile de grands principes .

L'idéologie produit dans son procès ses propres contradictions au profit, et non au détriment de son développement . Ainsi le dadaïsme est-il, en tant que négativité non constructrice, assimilable sans difficultés majeures par le développement normalisateur de l'idéologie-racine .

Comme pour le futurisme, la réalité des limites du dadaïsme est que sa négativité est une négativité déterminée, enfermée dans le champ des formes de l'art bourgeois, ou fonctionnel . En prenant le contre pied de la formalité bourgeoise, le dadaïsme n'en reste pas moins dans les cadres de l'idéologie dominante, progressiste et moralisatrice . De ce fait, il ne peut développe une esthétique autonome qui ne lui apparaisse aussitôt fonctionnelle, c'est à dire impuissante . Voilà la racine de l'incapacité à changer le monde du dadaïsme . Son approche d'abord formaliste de la révolution dans le champ culturel, refuse la rigueur d'une déconstruction idéologique, et cherche à produire des œuvres, fussent-elles totalement négatives vis à vis de l'esthétique bourgeoise . C'est pourquoi les ruptures dadaïstes, comme le futurisme, peuvent paraître puériles à postériori .

L'étude du Surréalisme mérite une partie en elle même .

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Zinaida Serebriakova