Debord 5-2 : Remarques sur les constructions conceptuelles des courants lacaniens dans la perspective de la révolution .


(Rogier Van der Weyden : l'annonce faite à Marie-symbole de l'intervention historique de l'inconditionné, ou Ange de la face .)


Nous ne cherchons pas prioritairement à faire un commentaire linéaire du texte de Debord, mais bien à renouveler et approfondir les perspectives des mouvements révolutionnaires en Europe . De ce fait, cette discussion nous paraît parfaitement à sa place . Ceux qui en doutent, eux, ne le sont pas . Tourne tes pieds en arrière et non en avant .

L'opposition, ou négativité, aux sous-systèmes idéologiques du Système général qui s'élabore dans ces courants ne peut être négligée . Elle ne porte plus sur la négativité de l'inconscient en tant que concept, dans le champ sémantique de la culture d'une époque, comme l'époque du surréalisme ; elle porte sur la négation de l'anthropologie nécessitée par l'idéologie racine .

Cette anthropologie est issue du concept de la toute puissance élaborée par Duns Scot dans un cadre théologique, analogué pour définir le pouvoir absolu du monarque, puis la toute puissance individuelle de l'individu moderne, roi absolu d'un univers île où goûts et couleurs ne se discutent pas, univers île qui entrent en contact avec les autres par des marges, par des échanges monétaires et des contrats . Cet individu tout puissant qui définit librement son genre, sa consommation, son vote, et tout ça . Et qui détermine librement et rationnellement ses choix, non sans quelque erreurs de jugement dont rend heureusement compte la sociologie de l'individualisme méthodologique, rendant ainsi possible l'équilibre général harmonieux du marché, par les beautés de l'émergence de l'ordre du chaos . Cet individu qui part, grâce au polocolisme, à la recherche de lui-même en croyant qu'il va trouver quelque chose de consistant, son essence, sa légende personnelle, mais caché par la laide oppression des autres, qui sont l'Enfer de ce royaume, d'après Tartre lui-même .

Cet individu est à la fois nécessité par toutes les représentations du marché, du contrat social libre, du sujet moral qui accomplit des choix, individuellement ou par statistiques, sondages, votes, bref par tous les fondements idéologiques de la société moderne, comme cette plaisanterie qui s'appelle Économie, et cette autre Politique, et les Autres êtres consistants indépendants, monstrueuses créatures allégoriques du spectacle idéologique moderne - tant et si bien que la mort de l'Homme annoncée à grand frais de trompette ne fut suivie, il y a quelques décennies, par aucun enterrement significatif .

Ce modèle de l'individu est évidemment l'image de la Raison et de la Conscience auxquelles, sémantiquement, s'opposait l'Inconscient surréaliste . Mais les critiques lacaniennes ne portent pas sur les droits de la sauvagerie, de la surprise ou du désir, tout domaines où l'individu roi et consommateur moderne est parfaitement à l'aise quand le puritanisme de la morale de production, encore dominante en 1957 en Europe, s'atténue vers la morale fonctionnelle complémentaire de consommation et de destruction . Les critiques lacaniennes portent sur l'individu entant que concept pensé comme un objet, une substance .

La chose que je suis – the thing I am – dit le poète, inconnu à lui même (Shakespeare, Borges) .
Le management généralisé a semblé l'ultime étape de l'occidentalisation du monde . Ficelé par les propagandes, comptabilisé par l'économie, coupé en morceaux par la science, l'humain demeure cette chose que je suis, qui résiste, insondable, inexpugnable, horizon qui toujours se dérobe . Cette « Chose » là n'est pas globalisable .
Pierre Legendre, Dominium Mundi, l'Empire du Management, Mille et une nuit, 2007 .

Le moi n'est pas une substance, mais dans un inconscient structuré comme un langage, un nœud de positions dont le moi n'est qu'une facette . En clair, le moi n'est un être que parce qu'en la psyché il est du non-moi, une structure qui dépasse le moi et sa volonté . De ce fait la toute puissance du moi est aussi une grande déstructuration et faiblesse du moi, un malheur et une souffrance . Les conceptions idéologiques de la toute puissance du moi sont dévoilées comme des manipulations des êtres humains par le désir, car il y a désir, ça désire et je dis que JE désire . L'exemple de la toxicomanie montre assez que le désir n'est pas volontaire : je ne désire pas ce que JE veux . Désir et volonté ne sont pas uns et même . C'est le fondement du Manuel d'Epictète de parvenir à une telle fusion de contrôle, la volonté absorbant le désir pour garanir la liberté . Je ne peux pas à volonté devenir homosexuel, ou fétichiste du parapluie noir, et réciproquement, abandonner ces désirs qui me possèdent et me déchirent . Le désir peut être une souffrance atroce . De ce fait « le choix de ma sexualité, de mon genre », que construisent les gender studies est un premier mensonge de l'idéologie . L'objet de mon désir s'impose à moi ; et je peux vouloir arrêter la drogue pour le chocolat, et n'y pas parvenir . L'idéologie masque sans arrêt ce fait que mon désir peut servir à me manipuler et à me dominer, ne serait-ce que par l'humiliation, thème central de l'extension du domaine de la lutte de Houellebecq, à l'époque où il était écrivain .

Le moi comme effet de structure que je ne maîtrise pas permet aussi de dénoncer les mensonges du contrat social, ou toutes ces thèses extrêmement favorables à la tyrannie qui posent que toutes les positions de liens d'une personne, comme sa filiation ou son sexe, ne sont que socialement construites et purement arbitraires, par exemple dans le cadre à la moraline de défendre en apparence le droit à l'enfant des homosexuels . Cela paraît bénin et moralement satisfaisant .

Il n'existe aucun droit à l'enfant, car un droit est une puissance que doit garantir la société, et la société humaine ne peut être sans réflexion, aveuglée par la moraline, arraisonnée à développer la puissance technique qui permette de satisfaire de nouveaux droits, sans considérer que le déchainement de la puissance dans le Système n'est pas seulement un bien, mais en plus une obligation légale et morale . Par ailleurs, poser que la filiation est purement arbitraire revient à dire que la loi de l'État est le seul fondement de l'identité individuelle, ce qui revient à poser une toute puissance de l'État sur l'individu au nom de la liberté absolue de l'individu, qui devient une plasticité absolue, et soumise indéfiniment au jugement d'autrui . Ainsi la liberté absolue se transforme en asservissement absolu .

Les lacaniens parviennent donc à poser une fragile protection à l'idée de droit naturels de l'homme, le seul concept de droits antérieurs au droit positif, et donc non soumis à la puissance souveraine quelle qu'elle soit . La position de l'individu comme effet de structure permet en effet de soutenir qu'en tant que fondements de l'harmonie du psychisme, le respect de la filiation, l'éducation à la règle, l'encadrement de la culture symbolique et de la loi, la régulation consciente du désir contre la publicité et la consommation, sont du domaine des droits de l'individu . C'est à dire que la confusion absolue de l'idéologie racine est facteur de psychose, perverse, et produit non des individus libres, mais des êtres déstructurés, dépourvus d'épine dorsale et de contenu, fortement pulsionnels, incapables d'apprendre et de choisir-des êtres inférieurs . Telle est le résultat humain du chaos produit par le Système . Telle est la tendance des gender studies .

Les lacaniens tentent alors de réintégrer la réflexion politique et sociale selon un vocabulaire dont l'origine kantienne montre assez l'équilibre précaire .

En suivant le modèle linguistique, il est possible de fonder l’identité (la culture) sur un fondement transcendantal, donc en se détachant d’une transcendance trompeuse, elle-même effet de langage, et tout en échappant à l’ornière d’une immanence morcelée garante d’un échec. Un fondement transcendantal est un fondement transcendant aux individus mais immanent au groupe. Une structure linguistique (une langue naturelle, un langage quelconque, un code commun, une culture commune) sera toujours transcendante aux individus puisque ces derniers doivent s’y soumettre sans conditions, au risque de ne pas se faire comprendre. Pour que du sens émerge, pas d’autre choix pour les individus que de respecter une syntaxe commune, une grammaire, un algorithme, une règle, une structure, un ordre, une loi. L. Degryse, introduction au Créalisme .

Car voici la grande faiblesse que l'on retrouve ici comme chez Legendre . Le moi a besoin de références inconditionnées pour poser une santé et une puissance, comme le Père, ou la Loi . Mais ces mots, ces signes, ne peuvent être pensé que comme des signes sans référent réel, comme des immanences . La toute puissance est alors transférée de l'individu au groupe : le groupe produit le transcendantal sémiotique, produit Dieu le Père . Une telle pensée de l'inconditionné le réduit en réalité au conditionné . Le fond du lacanisme est analogue à la psychanalyse freudienne : il absorbe l'insaisissable, le négatif extrinsèque à l'idéologie, la divinité, dans le cadre de l'ontologie de la chose, puisque le divin devient le signe de la puissance du groupe humain qui le produit . A ce titre les lacaniens ne dépassent pas Feuerbach .

Les lacaniens défendent des puissances vides, sans consistance . Dans le cadre de la lutte idéologique, il ne peut naître de là aucune puissance, puisqu’ils demandent d'accorder une importance déterminante à des étants dont ils posent par ailleurs l'inexistence réelle ; face à un tel paradoxe, il ne peuvent rallier qu'une poignée d'intellectuels . Les sectes et les fondamentalismes religieux resteront puissants pour les masses . Une telle position est une névrose .

La névrose est de vouloir simultanément tenir des thèses incompatibles . Ainsi, défendre une position structuraliste de l'identité humaine, qui dissout toute essence et toute liberté, et exige de poser des cadres puissants pour garantir la consistance du moi ; sans entrevoir que cette exigence de consistance, cette garantie est exigée par l'idéologie même qui pose le caractère substantiel illusoire de l'identité .

Beaucoup plus grave encore, le lacanisme est la formulation paradoxale d'une position structurale de la substance humaine dans le cadre de l'ontologie de la chose, qui pose la ré-alité, le caractère de chose, comme premier analogué et étant de référence de tout être de l'étant . Alors l'identité humaine, premier analogué authentique de l'identité prêtée aux choses, devient une construction largement illusoire ; ainsi en recherchant la fondation d'une consistance, en vient-on à formuler la mort de l'homme comme un progrès . Comme il n'existe à l'évidence aucune ré-alité de la transcendance divine, ils en concluent à la validité des concepts de signes sans signifiés, sans référence, et à la construction purement sémiotique des discours portant sur l'insaisissable et l'inconditionné . A ce titre, ils se montrent incapables de penser une véritable pluralité des mondes . Ils sont donc dans une défense désespérée, contradictoire, et au fond inaudible .

Rien n'empêche dans la conception transcendantale de l'inconditionné comme Mythe nécessaire à l'être humain né dans le Spectacle du Code de revenir finalement à la toute puissance infantile de la communauté humaine, et donc à un inconditionné purement verbal, mais inconsistant . La vérité demeure que l'être véritable n'est pas crée par l'homme, ni par la volonté ou les accidents de la communauté humaine, et qu'aucun jugement ou imagination ne peut faire de moi un être volant, capable de sortir vivant de la chute d'une falaise .

(…) Ce sont des faits . Et les faits sont la chose la plus obstinée du monde . Mais ce qui nous intéresse maintenant, c'est ce qui va suivre, et non les faits déjà accomplis . Vous avez toujours été un ardent défenseur de la théorie selon laquelle lorsqu'on coupe la tête d'un homme, sa vie s'arrête, lui même se transforme en cendres et s'évanouit dans le non être . Il m'est agréable de vous informer, en présence de mes invités, et bien que leur présence même soit la démonstration d'une tout autre théorie, que votre théorie à vous ne manque ni de rigueur ni d'ingéniosité . D'ailleurs, toutes les théories se valent . Il en est une, par exemple, selon laquelle il sera donné à chacun selon sa foi . Ainsi soit-il ! Vous vous évanouissez dans le non-être, et moi, dans la coupe en laquelle vous allez vous transformer, je suis heureux de boire à l'être !
Mickhaïl Boulgakov

Le lien essentiel, originaire, d'analogie entre la pensée de l'être et celle de la vie bonne, qui fonde la volonté de puissance s'expliquant indéfiniment dans les mondes comme un feu, ne peut être compris par les lacaniens . L'être pensé dans le cadre de leurs ingénieuses théories est un évanouissement – et ils rendent l'évanouissement et la disparition équivalent à l'inconditionné et à l'insaisissable . Pourtant même aux sociétés et aux nations, même à César il manque tant et tant d'être . Les lacaniens ne sont pas des penseurs conséquents, et ne peuvent défendre jusqu'au bout ce qu'ils veulent défendre . Ils veulent poser un être qui n'est pas, un non-être puissant pour rester dans le cadre de l'idéologie même qu'ils veulent déconstruire dans son analogué comme pensée du sujet . Ils sont tièdes . Que n'est tu froid ou bouillant ! Mais tu es tiède, et parce que tu es tiède, je te vomirais par ma bouche .

Dieu, le Diable ne sont pas un signe, mais une puissance réelle . Comment la volonté de puissance qui s'exalte peut rejeter une telle puissance pour plaire à une idéologie morte ? Le pluralité des mondes a été niée par les penseurs en guerre contre la Sainte Alliance, qui instrumentalisait les mondes pour assurer une domination temporelle au service de la production et de l'exploitation . Nous ne pouvons refuser de nous armer des états multiples de l'être contre la Sainte Alliance unidimensionnelle du marché libre et non faussé . La castration peut-elle être vraiment désirée par les philosophes de l'avenir ? Nietzsche dit : je ne pourrais croire qu'à un Dieu qui saurait danser . Dieu danse, comme l'air surchauffé au dessus des plaines, comme les amants dans l'extase des entrelacements .

Poser des signes sans signifié est vanité, avidité du vide . L'Être est . Le non-être n'est pas . (…) et c'est le même que de penser et d'être . L'être n'est pas un effet du signe, mais bien l'inconditionné, le brasier sur lequel se lèvent toutes formes .

Mais si nous produisons l'illusion qui disparaît dans l'évanouissement, nous ne produisons ni ne maîtrisons l'insaisissable et l'inconditionné . L'insaisissable nous produit, et produit l'illusion des mondes des choses, de ces choses consistantes sur lesquelles nous fondons des vies illusoires .

Nous ne possédons pas l'insaisissable . L'insaisissable nous possède .

Viva la muerte!

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Zinaida Serebriakova