Rapport sur le rapport de Guy Debord, 4 . Le surréalisme dans le procès du nihilisme européen .

(Guy Debord)


§ 10 . Debord aborde donc l'étude du surréalisme . Les créateurs du surréalisme (…) s'efforcèrent de définir le terrain d'une action constructive, à partir de la révolte morale et de l'usure extrême des moyens traditionnels de communication, marquées par le dadaïsme . Le surréalisme, parti d'une application poétique de la psychologie freudienne, étendit les méthodes qu'il avait découvertes (…) très au delà . En effet, il ne s'agit pas, pour une entreprise de cette nature, d'avoir absolument ou relativement raison, mais de parvenir à catalyser, pour un certain temps, les désirs d'une époque . La période de progrès du surréalisme, marquée par la liquidation de l'idéalisme et un moment de ralliement au matérialisme dialectique, s'arrêta peu après 1930 (...)il avait (…) inauguré une discipline (…) qui était une efficace mesure de lutte contre les mécanismes confusionnistes de la bourgeoisie .

§ 11 : Le programme surréaliste, affirmant la souveraineté du désir et de la surprise, est beaucoup plus riche de possibilité constructives qu'on ne le pense généralement . Il est certain que le manque de moyens matériels de réalisation a gravement limité l'ampleur du surréalisme . Mais l'aboutissement spirite de ses premiers meneurs, et surtout la médiocrité des épigones, obligent à chercher la négation du développement de la théorie du surréalisme à l'origine de cette théorie .

Les catégories d'analyse du surréalisme qui se manifestent dans le rapport sont les suivantes : Il s'agit d'un mouvement culturel général qui s'étend progressivement à l'ensemble de la société, avec une part théorique et des applications locales, soit dans des arts distincts, soit dans des aspects de la vie quotidienne .

Un tel mouvement est riche de « possibilités constructives », c'est à dire qu'au contraire du dadaïsme, il ne se contente pas d'être la négation du monde ancien . Il cherche à fournir des critères de discernement de ce qui est puissance de révolution dans la culture de ce qui n'est que masque de l'impuissance . Il permet ainsi de lutter contre le confusionnisme bourgeois . Pour autant, il n'est pas univoquement lié à l'histoire de la raison, puisqu'il s'agit de parvenir à catalyser pour un certain temps les désirs d'une époque .

Le programme, sans être un noyau théorique formulé de manière consistante, s'appuie essentiellement sur la psychanalyse freudienne, en est une application poétique . L'histoire de ce programme d'après Debord est la liquidation de l'idéalisme, et un moment de ralliement au matérialisme dialectique, suivie d'une décadence irrationnaliste, occultiste, voire néoprimitiviste . A l'intérieur du surréalisme se développe donc une dialectique de l'idéalisme au matérialisme dialectique, suivie d'un retour à des formes d'idéalisme moins développées qu à son origine, et même dégénérées . Il semble donc que le ralliement au matérialisme dialectique du surréalisme ne lui ait pas permis d'acquérir une puissance de transformation du monde suffisante . Cette limitation, ou négation – car toute détermination est négation- n'est pas due au matérialisme dialectique . Elle s'enracine, Debord l'indique plus loin, dans la sujétion excessive, originaire, à la psychanalyse freudienne . C'est le sens de la formule chercher la négation du développement de la théorie du surréalisme à l'origine de cette théorie . Dit autrement, le surréalisme portait en germe la négation de ses développements ultérieurs, et ne pouvait développer intégralement la puissance de révolution dont il semblait porteur .

Cette approche du surréalisme doit être dépouillée de ce qu'elle a d'évident, de limpide . Un mouvement qui touche un vaste éventail d'activités humaines, et qui cherche à capter et catalyser les désirs d'une époque, c'est un objet de pensée qui s'est depuis banalisé, et aussi aplati, avec les « mouvements de mode », comme le mouvement hippie, ou le mouvement punk . L'objet qu'élabore Debord, celui d'un mouvement culturel multidimensionnel, qui travaille dans le développement massif de la culture européenne, est un objet qui présente alors une certaine nouveauté, en tant que concept, même si l'activité d'un Apollinaire avant guerre ressort déjà d'une telle problématique . Reste à déterminer le champ du développement des masses dans culture .

Sur les processus séculaires à l'œuvre dans la culture européenne, ou aperçu simpliste sur le nihilisme européen .

Dans l'histoire des formes symboliques, nous pouvons reconnaître des activités qui relient les sous ensembles symboliques épars . Ainsi les activités rituelles de conservation des formes existantes, comme la plupart des discours publics d'autorité . Les activités de mise en consistance des formes contradictoires, afin de résoudre la dissonance cognitive, et d'élaborer des harmoniques, telle la Somme Théologique de Thomas d'Aquin, mais aussi, et plus encore, l'œuvre océanique d'Ibn Arabi . Il semble que dans les civilisations traditionnelles, l'esprit de la coïncidence des opposés, dont en Occident nous avons un puissant aspect dans les fragments d'Héraclite, conduisait les formes symboliques organisatrices des mondes à une puissance indéfinie d'assimilation – une puissance dont nous pouvons avoir idée tant par le Yi-King que par les états multiples de l'être de Guénon . La profondeur et la complexité de telles perspectives de pensée nous sont encore largement interdites .

Cet esprit universel se perpétue dans un grand nombre d'œuvres de la Renaissance, qui sont encore d'indéfinies compilations de sciences analogues, ou des synthèses qui dépassent les bornes de la chrétienté, comme chez Pic de la Mirandole ; des activités d'élaboration de philosophies comme mode de vie, d'écoles, que sais-je, qui sont toujours d'indéfinies puissances d'intégration des expériences humaines dans la totalité non moins indéfinie, analogue aux rayons de la sphère solaire, de leurs perspectives .

Mais en Occident ces familles de pensée universalistes se trouvent lentement mises en échec par des pensées de la dissociation . Il faut noter que les textes chrétiens, pas plus que les textes bibliques, ou le Coran, ne sont en soi plutôt orientés dans un sens ou dans l 'autre de l'interprétation des signes . Dans la pensée intégratrice, la théorie des cycles pose le temps comme image mobile de l'éternité, comme explication des implications contradictoires de l'Un . Toutes les thèses modernes qui voient l'origine de la pensée historique - dissociative- dans des textes anciens ne montrent que leur aveuglement interprétatif ; le Temps cyclique n'est pas par essence irréversible, et encore moins productif de nouveauté, mais simplement source de manifestations, nouvelles dans la perspective de notre monde de manifestation et de nos capacités de souvenir, dont les possibilités-les puissances- coexistaient de toute éternité . L'Évangile de Jean, qui parle de tout être en unité, est sur ce point significatif .

Qu'est ce qu'une pensée de la dissociation ? C'est une pensée qui privilégie des objets sans liens, et procède par distinctions claires, c'est à dire dans l'illusion de la clarté, au scalpel dans la chair vive des liens . C'est une pensée qui pense dans la tradition scotiste la distinction réelle comme base de la distinction de raison, c'est à dire que toute distinction sémantique vaut distinction réelle - par exemple, de ce fait, on peut penser qu'il existe une distinction réelle entre l'économie, et la politique, thèse qui est au fondement du libéralisme moderne . C'est donc une pensée de rupture, et de désymbolisation, car le symbole est le lien par essence ; et aussi une pensée du positif, puisque le négatif est à peine pensable dans cette ontologie-pour ne pas parler de la puissance positive du négatif .

L'idée même de Renaissance, qui s'oppose au Moyen Âge, est soi une pensée de guerre symbolique, qui trace des camps en lutte, les lumières de l'Antiquité luttant contre les ténèbres médiévales, une guerre symbolique que reconduisent tant Descartes que les Lumières contre des ténèbres définies de manière somme toute analogue . La guerre symbolique de la Renaissance, comme celle des Lumières, est un procès de dé-symbolisation . Les ténèbres sont celles du savoir symbolique, de la culture comme voile déposé sur la nudité des deux livres, l'Écriture, et les mondes . La maxime phénoménologique "vers les choses mêmes", en plus d'être illusoire, est chargé de l'histoire de la pensée européenne et de ses illusions .

La Critique de la Raison Pure comme pratique, plus encore que comme livre, est un moment ultime de ce négatif et de cette dissociation issue de la Renaissance, l'ensemble de tous les savoirs passés étant, comme toutes les formes symboliques, niés de l'être même des choses en soi . Mais dans cette course pour saisir un être pur, non symbolisé, non signifiant car fermé sur soi, la pensée ne peut saisir, par son intentionnalité essentielle qui reconduit la structure sémantique elle-même, que le néant, ou la négation d'elle-même, ce qui est le procès essentiel du nihilisme européen, processus diagnostiqué sous ce nom par Nietzsche . De ce fait, le négatif essentiel de la culture européenne n'est pas le creusement chaotiques des pensées révolutionnaires, mais la culture européenne en elle même . La culture européenne devient une puissance d'abîme, une formidable force de destruction . C'est le fond du prophétisme de Nietzsche, d'avoir sourdement entrevu les catastrophes à venir dans le procès même de la culture occidentale .


Dans ce procès l'être devient le contraire de la pensée, c'est à dire le dépourvu-de-finalité, propre à la pensée ; le dépourvu de sens, de beauté, d'ordre, que sais-je ; et cet être exténué est posé comme l'être « scientifique » . Par définition, on ne peut « objectiver » par une expérience sans observateur, l'ordre, la beauté, la bonté et la justice, si objectiver est voir, toucher, mesurer . La mort de Dieu, de l'être Un, Bon, Juste et Vrai n'est rien d'autre . Toute signification est exclue de l'être, et l'homme devient cet être indéfiniment isolé dans le silence éternel de l'espace infini . Les modernes se disent décentrés du centre du monde mais s'attribuent le monopole du Beau, du Bien, du Bon, du Sens – délicate modestie . Alors, aucune vérité de l'être ne peut être pensée, car la vérité est exténuée à n'être qu'un caractère de l'énoncé atomique isolé, confronté à une expérience atomique réplicable, alors même que cette vérité ne peut se penser que par référence à un état global de l'être, lequel est de plus en plus obscurément enfermé dans les paradoxes de la scission kantienne, entre phénomène et chose en soi .

En conséquence, c'est la pensée elle même qui est radicalement séparée de l'être et qui devient impuissante et vaine . Le lien à l'être passe par l'action et la technique, et non par le savoir . Alors même que la science et la technique montrent une analogie de la pensée et de l'être qui échappe quasiment à la compréhension, l'analogie de l'être et de la pensée sont devenus impensables – Heidegger lui même a reconnu ignorer comment pouvait marcher la science nucléaire appliquée . De ce fait, des épistémologies sceptiques se sont répandues alors qu'en pratique les techniciens ont renoncé à toute compréhension, mais utilisent la puissance, et se mettent au service de la puissance .

Il existe une corrélation étroite entre l'exténuation du sens à l'œuvre dans la Critique de la Raison Pure, l'ontologie de la chose et le projet libéral . Car la Critique, qui déclare purement interne, à priori subjectif, tous les liens, tout autre étant que la res, la chose ; l'idée de la chose en soi, qui assimile un étant sans relation comme référence même de son concept de vérité et d'authenticité, et le projet libéral qui est la projection du modèle de l'ontologie de la chose sur le modèle humain, où l'individu est pensé comme une chose, c'est la dire comme l'exemplum,le premier analogué de l'humain -et non la Cité, par exemple-sont idéologiquement une matrice unique .

Cette matrice est paradoxale, et conceptuellement intenable, mais ce noyau paradoxal – tout propos sur un étant isolé est un lien, donc une perspective, et l'idée même de chose en soi est une mythologie rationnelle régulatrice – s'il explique que le procès intellectuel de la modernité se finisse par un scepticisme toujours plus déconstruit, par exemple chez Rorty ou Feyerabend, est aussi idéologiquement une force d'assimilation indéfinie . Le nihilisme devient le confusionnisme bourgeois vu par Debord, le tout se vaut qui permet le règne univoque du marché, pensé comme la loi immanente de régulation du désir du tas de gens que l'on appelle les masses .

Toujours la chose est pôle et cause de ses liens ; le lien -y compris la référence sémiotique- est toujours essentiellement arbitraire et accidentel, ou encore l'individu s'engage, ou non, souverainement, dans le contrat social . Le discours est étranger à l'être comme l'individu préexiste à la société . Il n'est d'autre étant consistant que la chose matérielle, et elle est implicitement la mesure de tout étant, l'étant consistant de référence, lequel est lui-même le pilier sur lequel la société humaine doit se construire, selon la Tradition la plus immémoriale du politique et de la Loi . Ainsi la société se fonde avant tout sur le contrat et la production de choses .

Je cite Michéa : « Ramené à ses principes essentiels, le libéralisme se présente donc comme le projet d'une société minimale dont le Droit (sphère de la subjectivité et du contrat) définirait la forme et l'Économie (sphère des choses et de l'objectivité) le contenu . Cette croyance qu'une communauté humaine pourrait fonctionner de façon cohérente et efficace sans prendre le moindre appui (…) sur des valeurs morales et culturelles partagées est néanmoins si étrange -au regard de ce que l'histoire et l'anthropologie nous apprennent-(...) »

Impuissant et vain est l'être humain en sa pensée ; comme l'Ecclésiaste, il doit alors chercher le bonheur dans son travail, et ne plus chercher à organiser ses liens, la société, sur les thèmes les plus ambitieux de son esprit décrété tout à la fois illusoire et mortifère, facteur de guerres de religion . Le Système naît à la fois de la négation de la métaphysique et de la mise au travail des énergies humaines . Le Système est très exactement le négatif de la noblesse, du pouvoir spirituel et du pouvoir des guerriers traditionnels. Il est le déchainement de la puissance matérielle dans le concept avant qu'elle ne devienne réelle .

Il est pourtant difficile de ne pas rappeler l'avertissement de Parménide : c'est la même chose de penser et d'être . Le caractère mortifère de l'ontologie de la Critique est éclatant, si justement on s'appuie sur l'histoire et l'anthropologie . Cet aspect devient clair à bon nombre de penseurs d'Occident dans l'après guerre . Aucune des grandes civilisations historiques ne survivrait à l'application de notre principe de laïcité . Aucune ne concevait la Loi et la souveraineté comme des choses purement humaines et contractuelles . Et que l'on ne nous dise pas que la civilisation de l'Inde méprisait la femme, ou ignorait le plaisir . Au contraire, nos pratiques sexuelles sont pauvres relativement au Tantrisme . La connaissance anthropologique, et la redécouverte de « l'art primitif », ou des « arts premiers », dont le contenu sémantique est identique, mais plus politiquement correct pour le second, creusent le pressentiment de l'évolution vers l'impasse de la culture moderne dès les années 20 .

Le mouvement vers l'irrationalisme et l'occultisme que note Debord, comme le néo-primitivisme, qui se dessinent dans le surréalisme sont intellectuellement pauvres, mais aussi symptomatiques d'une révolte contre le monde moderne, et d'un sentiment de perte . Cette perte est impossible à objectiver tant par Debord que par les surréalistes eux-même, car ils considèrent comme inéluctable l'ontologie issue de la Critique . Les opposants de ce type ne sont pas des opposants conséquents . Ils se révoltent contre le vide du monde libéral, et adhèrent à la pensée idéologique qui l'articule au plan ontologique . (C'est aussi, d'ailleurs, la limite de Michéa) . Le matérialisme dialectique ne permet pas aux surréalistes de trouver de porte de sortie .

Une pensée comme le marxisme, qui s'élabore comme une pensée du conflit, de la dissociation dans la société même, est un moment d'approfondissement du négatif à l'œuvre dans la pensée occidentale, dont il partage les principales articulations, surtout dans la forme qui se diffuse et se vulgarise, qui devient une forme de progressisme . Les mécanismes de construction sémantique par l'opposition à l'ennemi se transposent à l'intérieur d'une société, pour en opposer les groupes rivaux, sur le modèle ancien il est vrai de la guerre civile . Le fascisme ne se structure pas complètement différemment . Des compagnons de route du surréalisme iront aussi vers le fascisme . Telle se dessine la puissance du négatif dans la pensée européenne .

Toute guerre civile est une guerre symbolique ; et toute guerre symbolique est une guerre civile inavouée . Le monde contemporain est le lieu d'une guerre civile mondiale, thèse défendue par Jakob Taubes . D'une certaine manière, un mouvement pensé comme le surréalisme en reprend la division de la pensée et de l'art en champ de combat, en dichotomies sémantiques indéfiniment analoguées . Mais le surréalisme est aussi un produit de l'histoire du nihilisme européen .

Les caractères d'un « mouvement culturel » dans le cadre du nihilisme .

La culture européenne a renoncé à la raison et à la vérité . Dans l'histoire de la pensée sur le modèle des Lumières, la plus banale en épistémologie, l'histoire des sciences comme discipline, l'objet de l'étude est encore l'histoire de la raison, de la vérité . Cela est vrai aussi dans le récit hégélien de l'histoire du savoir . C'est l'implicite à côté duquel Debord situe le surréalisme comme une négation, quand il écrit : il ne s'agit pas, pour une entreprise de cette nature d'avoir absolument ou relativement raison...Absolument, comme dans la visée idéaliste du savoir absolu hégélien ; relativement, comme dans le cadre marxiste une analyse des conditions historiques de la phase actuelle des antagonismes sociaux peut être vraie, et faire face à des représentations idéologiques bourgeoises .

Dans le cadre de l'idéologie racine, un mouvement qui se veut créateur ne peut simplement désirer d'avoir raison, au sens de dire le vrai de la situation, ou d'objets de science ; car ce qui est à créer ne peut être trouvé dans l'être en acte, sur lequel on peut se prononcer à tort ou à raison, mais ne peut être au mieux que puissance, et il n'est possible de connaître la puissance que relativement à l'acte, qui précisément est à venir, donc absent . Il est théoriquement possible de dire à postériori qu'un homme ou qu'un groupe qui veut établir du nouveau avait raison, non de le dire à l'avance, que ce soit pour la fondation de l'Empire romain, ou pour le surréalisme . Debord a raison en un sens, mais tort en un autre, en excluant le désir d'avoir raison dans la création d'un tel mouvement – il oublie le sens profond de la phrase hégélienne : l'histoire est le jugement dernier .

L'objectif est de catalyser les désirs d'une époque . C'est une métaphore au référent concret peu apparent, s'agissant d'un contenu décisif, pour un texte qui se réclame du matérialisme dialectique le plus rigoureux . Ce vocabulaire, là encore, est aujourd'hui parfaitement adapté à un cadre supérieur étudiant un produit, ou encore à la définitions des fins des créateurs de mode . Ce vocabulaire participe, aujourd'hui du moins, du confusionnisme bourgeois . J'ai déjà noté la faiblesse du vocabulaire de ce texte quand il s'agit de position aussi essentielles que celles là . La catalyse est une réaction chimique massive permise par la présence d'un élément, le catalyseur, en faible quantité . Le catalyseur est le mouvement culturel ; et les masses catalysées sont les désirs d'une époque .

Mais qu'est ce que ces masses mises en mouvement, quels sont les désirs d'une époque ? Là encore il ne peut s'agir que de puissances, et de puissances qu'une intervention humaine peut transformer en acte, par des actions appropriées . Cela suppose que des situations historiques globales placent des masses en équilibre, accumulent des énergies potentielles gigantesques qu'une intervention limitée, mais décisive, peut libérer, à la manière d'un séisme libérant soudainement l'énergie tectonique accumulée . Entre autres, cette idée des situations historiques se retrouve chez Hegel, dans le « bien creusé, vieille taupe ! », et chez Nietzsche, quand il compare la situation de la culture européenne à la tension d'un arc . L'implicite du rapport sur la construction des situations est que le champ culturel européen est le théâtre d'un processus de masses, non séparé, mais autonome .

Ces énergies potentielles ne peuvent être objectivées, au contraire de masses de roches situées en hauteur sur une falaise, et prêtes à s'effondrer, ou de masses d'explosifs de puissance connue, par exemple . Les calculs d'énergie potentielle se font par approximation dans des systèmes clos . On ne peut évaluer rigoureusement l'énergie potentielle des dialectiques historiques, la puissance née d'une dérive contradictoire des forces productives et des formes sociales, née de colère sociale ou de frustrations longuement accumulées, ou encore née de la dissociation entre des formes symboliques structurant la société et les formes symboliques qui imprègnent progressivement ceux là même qui habitent ces formes socialement établies, telles qu'elles se manifestent lors des troubles sociaux . En passant, le champ culturel est bien le lieu crucial de la guerre, car la dissociation entre les formes symboliques de l'ordre politique et la diffusion de formes symboliques incompatibles à cet ordre a été le moteur -indissociable en soi des luttes sociales- des plus puissantes transformations de l'Europe moderne, que ce soit la Réforme, ou la Révolution française . Formes de la totalité historique, et non éléments isolables, même par la pensée, par une distinction de raison, les puissances de transformation ne sont pas des réalités, des choses . Elles n'ont ni lieu ni temps précis, peuvent par principe être issues de causes très distantes, et très lointaines ; elles ne peuvent être connues que par l'acte de leur développement réel en acte .

Par ailleurs, les membres d'une société globale ont des limites ontologiques à leur puissance de connaître concernant leur propre monde . Sémantiquement, ils pensent dans les catégories qui informent leur monde, ce qui est aveuglant ; de plus, ils ont nécessairement une perspective, et donc des difficultés de comparaison des masses et des distances dans l'information qu'ils reçoivent ; enfin ils n'ont tout simplement pas le temps d'assimiler et d'élaborer en temps réel une pensée riche et nuancée de situations qui exigent sans cesse des décisions vitales . A titre d'exemples, le « les Ardennes sont infranchissables » conviction issue de catégories d'analyse dépassées de 1940 ; le « aujourd'hui rien » du journal de Louis XVI, le 14 juillet 1789 ; les décisions d'appartenir ou non à la résistance pendant l'occupation, entre un De Gaulle puissamment informé et réfléchi, et les décisions de personnes isolées . Les perspectives du discours du 18 juin sont remarquablement exactes, mais ce texte n'était guère alors plus qu'un texte isolé et d'auteur inconnu . Pour la plupart des hommes des peuples occupés, l'échelle mondiale de la guerre était masquée par la fin universelle vécue, terrifiante, vécue par la métonymie de l'occupation de leur petit monde . Et que reste-t-il de l'univers, au moment de la douleur et de la mort ? Ce n'est le plus souvent que par une étude à postériori que nous pouvons étudier les causes d'une révolution, et croire en leur puissance suffisante .

Il ne semble pas donc pas possible d'acquérir de grandes certitudes -le rapport parle lui-même de « la phase actuelle de liquidation de la bourgeoisie en tant que classe », ce qui n'offre pas la même vérité que la phrase : « la guerre ne se limite pas au territoire de notre pays » du 18 juin 1940 -, mais les indices d'une situation tendue ou explosive sont connus depuis longtemps . Des troubles locaux partiels, annonciateurs des grandes catastrophes, comme Wyclif pour la réforme protestante, ou la journée des tuiles en 1788 ; des répliques sismiques, comme 1905 en Russie ; la révolution anglaise de 1689 à l'apogée solaire de l'absolutisme en France...tous ces évènements parlent à l'oreille de celui qui sait entendre, pour lui dire que les plus puissants Empire sont aussi mortels que les hommes qui les incarnent, depuis la beauté juvénile d'Auguste et les printemps virgiliens de l'Italie . Elle est tombée, elle est tombée, Babylone la grande ! Valéry a fait trembler peut être la culture bourgeoise, comme la voix d'une jeune femme ayant lu Sade, en écrivant après la première guerre mondiale : « nous les civilisations, nous savons désormais que nous sommes mortelles », mais il a surtout montré l'ignorance crasse et la prétention de la civilisation dont il se prétendait porteur . Non seulement la civilisation moderne est mortelle, mais elle est aussi ignorante et pleine de préjugés que toutes celles qui l'ont précédé .

Catalyser les désirs d'une époque est terriblement ambivalent, et cette ambivalence est au cœur du rapport . Il peut s'agir de permettre l'émergence visible de forces nouvelles aptes à transformer le monde, de l'émergence du négatif d'une civilisation condamnée par l'histoire, comme le croit Debord ; mais s'agissant d'une civilisation telle que la nôtre, dont la destruction a été intégrée au pôle positif de son processus de développement sous les noms de guerre ou de consommation, le négatif apparent peut n'être que la puissance fonctionnelle de destruction de ce qui, dans un épicycle, servi l'entéléchie,et maintenant la freine .

Cette distinction faite dans ce texte même entre négatif destructeur et négatif fonctionnel assimilable est à la fois pertinente, et excessive ; car le déchaînement des puissances de destruction permises par le Système, et même nécessaire à son développement, peut masquer aux yeux de la police du Système, plus exactement de son système immunitaire idéologique, ensemble beaucoup plus vaste que les forces de police, le caractère négatif absolu de certains processus . Debord, en tout cas, croit lutter contre le capitalisme et participer à la liquidation de la bourgeoisie en tant que classe en soutenant l'émergence de désirs nouveaux rendus accessibles par le développement des forces productives ; nous savons qu'il ne fait qu'anticiper le développement de la société de consommation de services et de loisirs, et d'art contemporain, qui est la nôtre, et qui est parfaitement fonctionnelle .

L'analyse de l'échec du surréalisme, et de l'appétence du surréalisme pour l'irrationnel selon Debord devient on le voit un problème crucial . Il pose alors la question de la situation de la psychanalyse dans le développement de la négation de la négation bourgeoise confusionniste, ou nihiliste, qui est la pensée révolutionnaire recherchée . L'étude de la fonction de la psychanalyse devient nécéssaire .

Aucun commentaire:

Nu

Nu
Zinaida Serebriakova