Debord, 6-3 : le spectacle des faux problèmes et le spectacle des postures intellectuelles comme impuissance volontaire .

(Austin Osman Spare : Spiritual Study - Female Nude, kneeling with Seagull and Lion)




§ 15 Debord : Dans la zone bourgeoise, où a été tolérée dans l'ensemble une apparence de liberté intellectuelle, la connaissance du mouvement des idées ou la vision confuse des multiples transformations du milieu favorisent la prise de conscience du bouleversement en cours, dont les ressorts sont incontrôlables . La sensibilité régnante essaie de s'adapter, tout en empêchant de nouveaux changements qui lui sont, en dernière analyse, forcément nuisibles . Les solutions proposées(...) par les courants rétrogrades se ramènent obligatoirement à trois attitudes : la prolongation des modes apportées par la crise dada-surréalisme(qui n'est que l'expression culturelle élaborée d'un état d'esprit qui se manifeste spontanément partout quand s'écroulent, après les modes de vie passés, les raisons de vivre jusqu'alors admises) ; l'installation dans les ruines mentales ; enfin le retour loin en arrière .


Nous abordons deux points . Tout d'abord, la manière dont s'imposent les tâches historiques de la pensée conservatrice ; ensuite, les différentes postures prises dans le champ culturel pour masquer son abaissement et son impuissance .

1 : De la construction sociale des problèmes et des tâches historiques de la pensée humaine : ou le spectacle des faux problèmes et l'impuissance de la pensée .

Mis à par le zonage du monde issue de la guerre froide, ces lignes du rapport montrent assez que l'évolution des forces profondes du champ symbolique est séculaire, tectonique, et que les évènements des années sont d'abord une écume . Bien sûr, la prise de conscience du bouleversement en cours, dont les ressorts sont incontrôlables, vise chez Debord le développement colossal des nouvelles forces de production, puisque le rapport se situe à l'entrée d'un trend de croissance ; et vise aujourd'hui non seulement la poursuite de ce développement cyclopéen, mais aussi la manifestation de plus en plus claire de sa puissance de destruction, de sa face nocturne, manifestation qui d'ailleurs aurait dû visible à tout penseur consistant dès l'aube du siècle, au commencement du temps des catastrophes – du temps du voyage au bout de la nuit .

Mais la problématique de la prise de conscience - je dirais de la construction symbolique dans la culture comme objet fondamental de position dans le champ des objets dignes de réflexion- du déchainement, radical, inédit, des forces productives reste justement la tâche fondamentale du pensée affrontant la réalité du présent humain .

L'idée que les ressorts sont incontrôlables est également redoutablement moderne, et doit être mise en question comme elle l'est dans le rapport . Car le rapport est un document révolutionnaire ; et il se pose comme tâche de contrôler, de poser le problème de la domination rationnelle des nouvelles forces productives et de la formation d'une civilisation à l'échelle mondiale . Les ressorts sont incontrôlables doit être entendu à son niveau, comme incontrôlable dans l'état actuel décomposé de la civilisation et de la pensée – décomposition et règne sans partage de l'idéologie libérale, qui privilégie le morcellement et la quantité - et c'est bien là notre kairos, de reprendre le destin dans nos mots, de leur redonner une consistance, afin de redonner une consistance à nos vies, et à la vie humaine, avant que celle-ci ne soit totalement réduite par le totalitarisme moderne à n'être qu'une fonction d'un Système destructeur et sans sujet, avant la jeune-fillisation totale du monde, du meilleur des mondes .

Face à cet ultimatum de l'histoire du monde, il est possible de distinguer les réactions globales de fuite, ou d'aveuglement ; mais il est également possible de décrire les réactions collectives du champ culturel, qui est un champ fonctionnel de domination symbolique . Debord est plutôt dans cette position de l'analyse . Dans une société conservatrice, position morbide quand les problèmes de l'heure sont d'un ordre et d'une puissance nouvelle, les problèmes légitimes posés à la culture sont délimités et partagés, entre groupes, et entre écoles . Ces problèmes sont constitués symboliquement de deux-trois manières acceptables, et objets d'enseignement et de spécialisation .

Prenons quelque exemples . Un sujet typique de la culture bourgeoise est la condition humaine . Le grand intellectuel du temps aura donc soit écrit la condition humaine, soit écrit sur la condition humaine, étrangère et infiltrée par l'absurde mais sauvée par la beauté et la solidarité, comme Albert, soit pensé la condition humaine en termes de nausée, d'être et de néant, comme Tartre . Tout cela n'a pas grande importance, l'essentiel est d'être un humaniste – raison pour laquelle Heidegger, et son sec rejet de l'humanisme, peut nous rester assez sympathique .

Faute de perspective étrangère, beaucoup hommes croient qu'il est une sorte d'éternité structurale de leur condition, et très particulièrement les occidentaux, qui ne se situent pas comme étrangers aux autres aires culturelles, mais supérieurs dans le cadre du Récit progressiste des Lumières . Par exemple, la texture très particulière du monde galiléen, rendue par les mots « le silence éternel des espaces infinis m'effraient » de Pascal, peut être mythiquement posé comme une sorte de condition métaphysique donnée de l'homme, lequel aurait, pour combattre cet effroi, produit des univers symboliques clos, peuplés et temporalisés – ce qui inverse le procès réel de production du monde galiléen, produit à partir des univers symboliques précédents . Et oublie complètement ce fait pourtant certain : le monde galiléen des espaces infinis et du silence éternel n'est pas moins symboliquement constitué que tous ceux qui l'ont précédé, tout simplement parce que toute pensée, toute culture ne peut signifier que dans un horizon symbolique .

Illustrons ces propos avec la pensée de Heidegger . La phénoménologie porte l'illusion occidentale d'accès, par la réduction phénoménologique, à l'ontologie fondamentale, à l'Être, un être sans symboles, ni représentation, pur . Dans le développement de la pensée de Heidegger, Être et temps porte cette illusion d'accès à une condition humaine ontologique, liée à l'ontologie fondamentale – une ambition d'intellectuel humaniste européen . Mais Heidegger a compris – rare en son temps – la constitution symbolique de l'ontologie, et la nécessité indéfinie d'une archéologie descendante de la pensée de l'être . Le projet même d'Être et Temps est un échec, un échec riche de puissance pour Heidegger . Passer du temps sur Être et Temps est certes louable, mais assez stérile ; c'est pourquoi il est l'objet préféré de la culture bourgeoise au sujet de Heidegger .

Par la compréhension du caractère indéfini de la destruction phénoménologique, l'ontologie fondamentale de l'être là devenait indéfiniment inaccessible ; et par ailleurs seul le modèle de la théologie négative devenait adapté à l'ontologie fondamentale, car de l'être non symbolisé, on ne peut strictement rien dire . C'est pour cette partie de son œuvre que Heidegger a été un penseur d'une exceptionnelle descendance, entre les grands archéologues de la métaphysique, la critique déconstructrice de l'idéologie ontologique moderne, qui imprègne Foucault et Tiqqun, et toute l'école de la déconstruction .

La grande illusion de la culture occidentale est là, bien représentée par une certaine phénoménologie et ses utopiques et indéfinies percées vers un être non symbolisé, une épochè épique, et les innombrables considérations con-descendantes sur les systèmes symboliques des autres, tandis que nous, nous nous flattons de connaitre Scientifiquement l'Être même . A ce titre la dé-symbolisation fonctionnelle accomplie par le Système est participée de nos illusions symboliques proprement occidentales, les plus intimes à notre propre culture . Pourtant la réalité est tenace : la destruction systématique des liens symboliques n'est pas une libération de l'homme, n'est pas l'accès à l'être pur, à la vérité, mais une déshumanisation progressive, une perte de l'investissement verbal et des capacités de régulation pulsionnelle vers des projets à long et moyen terme – une véritable destruction de la puissance humaine individuelle .

Rivée à son concept de l'être, la culture occidentale peut ainsi se construire des problèmes symboliques éternels ad-hoc, évidemment fonctionnels tant aux règles de domination symbolique du champ culturel, qu'au Système général lui-même . Le programme de philosophie des classes terminales est bien représentatif de cette structuration « éternelle » des problèmes légitimes, avec ses grands titres pompeux, un peu ridicules, comme si la pensée était la cour d'un Roi Soleil nommé Raison, et que l'Homme, le sexe soigneusement masqué d'un drap, la Conscience, la Science, la Société, la Nature et toutes ces pitoyables conneries de notre temps venaient lui rendre poliment et harmonieusement hommage, sans jamais dépasser les bornes, en citant soigneusement des fragments de petits maîtres, ou de grands maîtres réduit à n'être que les insignifiants serviteurs de la police du Système . Cela vous a autrefois donné des émotions ? Ne vous sentez pas coupables, vous avez été manipulés . Va, et ne pèche plus...

Lautréamont a écrit de manière si délicieuse de ces sujets que je le recopie sans scrupules .

Villemain est trente-quatre fois plus intelligent qu’Eugène Sue et Frédéric Soulié. Sa préface du Dictionnaire de l’Académie verra la mort des romans de Walter Scott, de Fenimore Cooper, de tous les romans possibles et imaginables. Le roman est un genre faux, parce qu’il décrit les passions pour elles-mêmes : la conclusion morale est absente. Décrire les passions n’est rien ; il suffit de naître un peu chacal, un peu vautour, un peu panthère. Nous n’y tenons pas. Les décrire, pour les soumettre à une haute moralité, comme Corneille, est autre chose. Celui qui s’abstiendra de faire la première chose, tout en restant capable d’admirer et de comprendre ceux à qui il est donné de faire la deuxième, surpasse, de toute la supériorité des vertus sur les vices, celui qui fait la première.

Par cela seul qu’un professeur de seconde se dit : "Quand on me donnerait tous les trésors de l’univers, je ne voudrais pas avoir fait des romans pareils à ceux de Balzac et d’Alexandre Dumas," par cela seul, il est plus intelligent qu’Alexandre Dumas et Balzac. Par cela seul qu’un élève de troisième s’est pénétré qu’il ne faut pas chanter les difformités physiques et intellectuelles, par cela seul, il est plus fort, plus capable, plus intelligent que Victor Hugo, s’il n’avait fait que des romans, des drames et des lettres.
Alexandre Dumas fils ne fera jamais, au grand jamais, un discours de distribution des prix pour un lycée. Il ne connaît pas ce que c’est que la morale. Elle ne transige pas. S’il le faisait, il devrait auparavant biffer d’un trait de plume tout ce qu’il a écrit jusqu’ici, en commençant par ses Préfaces absurdes. Réunissez un jury d’hommes compétents : je soutiens qu’un bon élève de seconde est plus fort que lui dans n’importe quoi, même dans la sale question des courtisanes.
Les chefs-d'œuvre de la langue française sont les discours de distribution pour les lycées, et les discours académiques. En effet, l’instruction de la jeunesse est peut-être la plus belle expression pratique du devoir, et une bonne appréciation des ouvrages de Voltaire (creusez le mot appréciation) est préférable à ces ouvrages eux-mêmes.- Naturellement !



Naturellement il est possible de prendre au premier degré les Poésies . Je crois plus près de la vérité de dire qu'il s'agit du dévoilement des mécanismes de décomposition de la culture par la moraline : le jugement moral devenant prioritaire, l'art devient purement et simplement superfétatoire, et s'exténue, poussé vers le néant par la bêtise à front de taureau . Ne croyez pas que c'est une situation du passé .

2 : Des postures dans le champ intellectuel, comme spectacle .


Cette culture morte-née des écoles est défendue dans le champ médiatique par la figure de l'intellectuel humaniste, qui se manifeste essentiellement par des crises épidermiques de morale ; ce type d'intellectuel évoque aisément et sans cesse la barbarie, la méchanceté, l'aveuglement, et regrette le bon vieux temps . Sa vacuité, assortie d'une aisnce médiatique, le rend ami des journalistes culturels dont il ne se distingue que très peu, qu'il soit « de droite » comme Mauriac, ou « de gauche », comme Camus . Cette figure, très répandue aujourd'hui, peut d'ailleurs être tenue par des acteurs ou par n'importe quel people adapté à la question . On en trouverait des exemples en écologie, dans l'antiracisme, le racisme inavoué, que sais-je . Et surtout, qu'importe .

Il n'importe de comprendre qu'une seule chose : la posture morale ne construit aucun objet de réflexion, ou complexe discursif-sémantique digne d'étude collective, permettant de prendre en charge un problème réel du temps ; elle ne fait que se positionner sur des objets préconstruits par le champ médiatique . De ce fait, la posture morale est en son essence une négation et de la pensée objective, une abdication de la pensée face au Système qui veut imposer à tous sa propre vacuité – très clairement , la posture morale est parfaitement fonctionnelle, et ne peut revendiquer de manière réaliste ni le titre de révolte, ni moins encore le titre de pensée de la révolution - ni même d'ailleurs, de pensée .

Debord montre ici que les thèmes de la société du spectacle sont déjà présents : il existe un spectacle des fantômes, des problèmes construits par le champ médiatique culturel fonctionnel ; et il est un spectacle des postures des acteurs du champ intellectuel pour masquer leur impuissance face aux nécessités historiques de l'époque – impuissance nullement fatale, puisque ni les Lumières, ni les romantiques ne furent si vides de tout contenu ontologique que la culture moderne . Face à cette impuissance massive de la pensée, les solutions proposées(...) par les courants rétrogrades se ramènent obligatoirement à trois attitudes : la prolongation des modes apportées par la crise dada-surréalisme(qui n'est que l'expression culturelle élaborée d'un état d'esprit qui se manifeste spontanément partout quand s'écroulent, après les modes de vie passés, les raisons de vivre jusqu'alors admises) ; l'installation dans les ruines mentales ; enfin le retour loin en arrière . » . Je survole rapidement l'examen de ces trois attitudes encore parfaitement présentes :

§ 16 Debord : (…) une forme diluée de surréalisme se rencontre partout . Elle a tous les goûts de l'époque surréaliste, et aucune de ses idées .

Vous remarquerez que le rapport inverse exactement le rapport entre le goût et les idées que développe ironiquement Lautréamont . Jarry, dans Ubu Roi est définitif sur ce point : Tout était bon, sauf la merdre - La merdre était fort bonne - Chacun ses goûts .

§17 : Debord : L'installation dans la nullité est la solution culturelle qui s'est fait connaître avec le plus de force (…) elle laisse le choix entre deux possibilités (…) : la dissimulation du néant, au moyen d'un vocabulaire approprié ; ou son affirmation désinvolte .

§18 : La première option est célèbre depuis la littérature existentialiste (…) la peinture abstraite (...)

§19 L'affirmation joyeuse d'une parfaite nullité mentale (…) (ou) « le cynisme des jeunes romanciers de droite »

Debord situe ensuite les ruines mentales ou le retour en arrière entre l'URSS et l'art réaliste-socialiste, et les positions catholiques .

§ 22 Debord : L'aboutissement présent de la crise de la culture moderne est la décomposition idéologique . Rien de nouveau ne peut plus se batir, sur ces ruines, et le simple exercice de l'esprit critique devient impossible, tout jugement se heurtant aux autres, et chacun se référent à des débris de systèmes d'ensemble désaffectés, ou à des impératifs sentimentaux personnels .

§23 Debord : La décomposition a tout gagné . On n'en est plus à voir l'emploi massif de la publicité commerciale influencer toujours davantage les jugements sur la création culturelle, ce qui était un processus ancien . On vient de parvenir à un point d'absence idéologique où seule agit l'activité publicitaire, à l'exclusion de tout jugement critque préalable, mais non sans entraîner un reflexe conditionné de jugement critique . Le jeu complexe des techniques de vente en vient à créer, automatiquement et à la surprise générale des professionnels, de pseudo-objets de discussion culturelle .

Voilà donc caractérisée par le rapport la construction des pseudos problèmes de mobilisation du champ cultuel dont nous venons de parler .

§23 (suite) : (…) Les juges professionnes de la culture (…) sentent le résultat imprévisible de phénomènes qui leur échappent, et l'expliquent généralement par les procédés de réclame du cirque . Mais à cause de leur métier, ils se trouvent forcés de s'opposer, par des fantômes de critiques, à ces fantômes d'oeuvres (une oeuvre dont l'intérêt est inexplicable constitue d'ailleurs le plus riche sujet pour la critique confusionniste bourgeoise) . Ils restent forcément inconscients du fait que les mécanismes inconscients de la critique leur avaient échappé longtemps avant que les mécanismes extérieurs ne viennent exploiter ce vide (…)

Sun Tzu : tout l'art de la guerre est fondé sur la tromperie . Une guerre civile mondiale est en cours dans le champ symbolique, qui veut imposer le spectacle des faux problèmes, et ses enjeux vides et rituels ; et cette guerre utilise massivement la puissance de tromperie des énormes machines informationnelles fonctionnelles au Système .

Debord quitte alors progressivement la description de la décomposition pour passer aux règles stratégiques de la guerre idéologique qu'il engage . Ce sera le sujet de l'étude n°7 . Retenons que l'enjeu fondamental de la guerre idéologique est de retrouver la puissance de construire symboliquement les enjeux les pluis puissants de l'histoire, et de les imposer comme les véritables sujets de débat, en cessant le spectacle mortifère des débats vides, et des postures intellectuelles vidées de tout lest ontologique, de tout être, de toute théurgie .

Ressaisir la puissance de bâtir des modèles symboliques à la hauteur des ultimatums des temps présents ne peut être seulement une oeuvre isolée ; la pensée est collective, plus elle l'acte même du collectif, de la puissance de la communauté qui se manifeste à elle-même comme puissance de destin, et de splendeur .

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Zinaida Serebriakova