DEBORD 7 : De la guerre . 1 : le monde moderne et sa part d'ombre, ou la structure vide du spectacle .


(In a bar in Tijuana, Mexico, Chivo plays with a transvestite. Photo by APF Fellow Joseph Rodriguez -la part d'ombre et sa fascination.)

Introduction contemporaine .

Le tigre ne proclame pas sa trigritude . Il bondit . Le combat idéologique n'est pas universitaire, et ne s'embarrasse pas de citer Soyinka . Avant d'aborder la guerre, Debord que remarque que dans le Spectacle l'œuvre s'exténue dans l'auteur . Ce point devra être invoqué à nouveau par l'auteur . Cet aspect à une face qui se remplit de vacuité, et une face adaptée au monde de la vacuité, qui est celle de la discipline et de l'attitude mentale à forger pour voler le feu aux Titans du Système et porter les aurores . Le situationniste ne se proclame pas tel, mais cherche à pro-voquer les situations déterminantes, ou kairos . Passionner le monde, n'est ce pas exiger le monde pour la passion ?

Donnez moi un point d'appui, et je soulèverais le monde . Que l'homme isolé ait la puissance de transformer le monde, que trois ou quatre le puissent, c'est le sens du mot de Simone Weil . Car se transformer et transformer le monde est Un .

Après des mois de ténèbres intérieures j'ai eu soudain et pour toujours la certitude que n'importe quel être humain, même si ses facultés naturelles sont presque nulles, pénètre dans ce royaume de la vérité réservé au génie, si seulement il désire la vérité et fait perpétuellement un effort d'attention pour l'atteindre .

Le caractère même du Système justifie cette foi inextinguible née du cycle de fer . Le Système est un ensemble d'éléments en interaction, qui ne cesse de se reformuler, en conservant identiquement des finalités, ce que j'ai nommé entéléchie . Le Système a l'analogue d'un sous-système immunitaire et digestif, qui identifie, isole et traite les étants particularisés dans le processus, particules inassimilables sans intervention, en général pour les rendre assimilables – ou pour les détruire . Une agression puissante mais insuffisante pour le mettre à genoux renforce considérablement son immunité ; et ainsi les guerres passées n'ont pas cessé de le renforcer .

Une force infime peut cependant, c'est un principe de la théorie du chaos, l'effet papillon, avoir des conséquences incommensurables à cette force originaire . Le destin du Christianisme, des Lumières, ou du Marxisme, illustrent la puissance de cette réalité dans le monde humain . L'échec des Assassins lors des Croisades, ou celui du terrorisme moderne, de forme insurrectionnelle ou aveugle, montre lui la nullité de l'opposition frontale et basée sur la force . Certes, le pouvoir le plus central du Système est basé sur la force – mais pas seulement . Certes, une guerre perdue est la perte des plus puissants empires – mais l'Empire ne perdra pas de guerre, pas plus que l'Empire romain ne pouvait être affronté par les chrétiens . Et en un sens c'est heureux, car les véritables réussites de la guerre sont la destruction de régimes abominables, mais à un prix de sang dont peu d'hommes peuvent concevoir le caractère monstrueux .

Nous avons sans doute besoin, aussi, d'une analyse moderne et stratégique de l'œuvre d'un Gandhi .

Le Système n'est pas seulement doté de sous Systèmes à rôle assimilateur ou immunitaire ; il est doté de sous-systèmes de reproduction . Le Spectacle est un tel sous-système, infiniment plus grand et plus puissant que le sous-système éducatif . Chaque phrase, chaque geste médiatiques sont des symboles de la reconduction implicite des réquisits de la réalité telle que définie par le Système, l'analogon indéfini du couronnement à Reims . Une prise de parole du Président, comme celle en URSS du premier secrétaire du Parti, s'accompagne d'un décorum symbolique : annonce, attente entretenue, discours écrit par un autre en général très attendu– expression qui a pris le sens de très convenu – et tout dégoulinant de moraline consensuelle, puis longue exégèse publique des propos tenus par des spécialistes du vide dont le haut rang tient de celui du premier porteur du pot du Roi Soleil . Le message essentiel n'est pas dans le discours, il est dans la cérémonie du discours, qui est la ré-affirmation cyclique grandiose, comme la Cour est la réitération quotidienne, toutes réplications visibles et solennelles, de la puissance de Celui qui parle .

Mais toutes les analogies de la Cour, les petites cours locales, les coteries respectueuses, les bureaux de patrons aux poignées dorées, les moquettes épaisses des bureaux des professions libérales, les secrétaires, les multiples discours, et de départ à la retraite du travailleur méritant, de remise des prix imprégnés de moraline pompeuse, de tous les petits représentants de l'État, les cours de philosophie scolaire, les manuels pompeux et abscons, les concours de tous ordres sont au fond des réitérations cérémonielles de la réalité et du monde construit par le Système et du Système lui-même .

Tout se tient, et tous se tiennent . Il n'est aucune sémantique médiatique qui ne soit la réplication du Spectacle . Chacune de ces réplications, comme une cellule de corps humain, à en puissance la totalité de l'information du Code essentiel de l'idéologie racine . Ce noyau n'est sans doute pas un code unique, mais un ensemble de codes primordiaux et de leurs règles de traduction suffisantes . Peu importe à ce moment de la réflexion . Ce qui importe, c'est que l'ontologie, le principe de réalité dans le monde réel existant n'est pas d'abord la question de l'existence des anges, elle est celle de la consistance et de la solidité du monde construit par le Système, consistance et solidité qui sont à la fois l'origine et la cause de sa cyclicité réitérative, du monde des montres, des horloges, des emplois du temps, des assurances, des bureaux, des fonctions écrites, des responsabilités claires . Les assurances ne sont pas seulement des garanties individuelles, elles sont des garanties obligatoires qui permettent de garantir un maximum d'ordre, c'est à dire de remplacement de ce qui est détruit, perdu ou cassé par surprise, et non de manière prévisible, et qui se nomme usure normale . Ce monde est menacé en profondeur par tout ce qu'il qualifie de sa perspective de sauvage et de ténèbres .

Tout ce qui n'est pas réplication, tout ce qui surgit, tout abîme qui s'ouvre est pour lui cause de peur et d'inquiétude . Ce monde borné est obsédé par la sécurité, et en fait des thèmes principaux de ces évènements cycliques nommés campagnes électorales . Aussi ce monde cherche-t-il d'abord à gérer ce qui menace de la déborder ou de le dépasser, peut importe comment, soit par des soupapes et des « tolérances »(sports, bordels, éducation sexuelle, gadgets masturbatoires, boîtes de nuit, drogues légales, etc), soit par la répression, aussi nommée hygiène . Le désir sexuel, les pulsions violentes, la « folie » et la mort, non comme état définitif, mais comme rupture, sont les perturbations les plus dangereuses de la sécurité de la répétition ; aussi les ennemis du Système sont-ils plus ou moins sujets à de telles perturbations, ou fascinés par les déchirures que montre le voile du Système, les merveilles de Carroll ou d'Ellroy .

Ce monde rassurant de la répétition, au fond construit sur la peur, hait l'artiste, le nomade, l'ermite, la sorcière, l'homme dévoré de désirs et de folie – le fameux asocial des catégories nazies . Il hait les classes dangereuses qui n'ont rien à perdre, dont l'existence est trop stigmatisée pour qu'elles puissent souhaiter la reproduction du Système . La médiocrité moyenne des êtres humains fait qu'il s'établit de manière quasiment mécanique, comme un point d'équilibre des société humaines, laissant de côté les marginaux du haut comme ceux du bas . Guénon a lui même fait remarquer que les plus grands marginaux des hauteurs prenaient couramment l'apparence de nomades, d'errants – il s'agit sans nul doute d'un signe de marginalité .

La pensée la plus nocturne, la plus subversive, la Gnose, est maudite depuis toujours des sociétés « normales », c'est à dire normalisantes, car elle est la connaissance volontaire et lucide des coulisses ténébreuses sur lesquelles s'élève le théâtre principal de la vie humaine : soit coulisses occultées de crime et de mensonge, comme dans Festen de Lars Von Trier ou les livres d'Ellroy ; soit coulisses occultées de désir et de sexe, soit encore négation des puissances indéfinies de l'âme humaine, des états multiples de l'être . Ainsi sont irrévocablement liées les perturbations morales et physiques - un puissant désir de pureté morale, comme chez Simone Weil, la sombre cruauté de Sade, la démence d'un Artaud et le désir du voyant des mondes de Guénon ou de Rimbaud, dans la puissance de remise en cause souterraine du Système de la réplication indéfinie du même . Ainsi les souterrains sont-ils le lieu d'inquiétantes fraternités .

Il est à noter que les civilisations supérieures n'ont jamais occulté ainsi ces puissances indéfinies, mais les ont exaltées, passionnant ainsi le monde . Notre société carcérale de la répétition est allé plus loin que jamais dans la négation et l'annihilation des plus hautes puissances de l'homme . Ce monde est ainsi indéfiniment fragile, dévoré de l'intérieur par le mensonge et le vide sur lesquels il se construit, de manière analogue autrefois en URSS et dans l'ex-monde libre . Les illusions qui servaient de fondation idéologique à l'ennemi officiel étant effondrées, nos propres illusions d'ex-monde libre tiennent à finalement peu de choses, au caractère automatique des habitudes . Le caractère historique, la consistance réelle de l'œuvre d'Ellroy tient à ce dévoilement obscur .

Notre propre authenticité est le plus souvent un spectacle d'authenticité, faites de mythes et de photos issus d'activités industrielles et publicitaires, fausse authenticité d'autant plus vide qu'elle nous trompe sur son essence de vacuité, étant bien plus creusée et repliée que le plus artificieux dandysme .

Ce monde qui se veut énorme et puissant est d'autant plus fragile qu'il semble approcher de limites matérielles réelles, et que la croissance ne puisse plus prendre la figure des Trente Glorieuses, celle du rapport de 1957, période bénie de la synthèse artificielle par l'hyperproduction du capital et du travail . Qui eut pensé sérieusement en 1974, au sommet de la puissance de l'URSS et de la puissance idéologique de la gauche, que cet empire s'effondrerait si aisément ?

Notre monde est fragile, étouffant, énorme ; dévoré de vide et de contradictions ; nous pouvons investir ses systèmes reproductifs de formes nouvelles ; et loin alors de renforcer ses sous systèmes assimilateurs et immunitaires, sa propre puissance reproduira des formes incompatibles à son fonctionnement réel . Tel eurent lieu les Lumières . Alors il s'effondrera, dans une implosion lente ou brutale . Ainsi est le schéma de la situation complète de Debord, de la Révolution dans la culture .

Car l'essence de la culture est de poser la Loi et l'Empire, non la vérité . Théurgie, et non théorie .

Simone weil exprime ainsi cette diée à propos de la Gnose cathare :

Une pensée n’atteint la plénitude d’existence qu’incarnée dans un milieu humain, et par milieu j’entends quelque chose d’ouvert au monde extérieur, qui baigne dans la société environnante, qui est en contact avec toute cette société, non pas simplement un groupe fermé de disciples autour d’un maître. Faute de pouvoir respirer l’atmosphère d’un tel milieu, un esprit supérieur se fait une philosophie ; mais c’est là une ressource de deuxième ordre, la pensée y atteint un degré de réalité moindre. Il y a eu vraisemblablement un milieu pythagoricien, mais nous savons presque rien à ce sujet. À l’époque de Platon il n’y avait plus rien de semblable, et l’on sent continuellement dans l’œuvre de Platon l’absence d’un tel milieu et le regret de cette absence, un regret nostalgique.

S.Weil, lettre sur le catharisme .

Un milieu de vie . Telle est la synthèse de pensée et d'effectivité que permet le concept de situation . Ce sera la suite de ce septième et dernier point .

Vive la mort !

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Zinaida Serebriakova