Debord, 6-1. Décomposition fonctionnelle de la culture : la dialectique de la révolution : révolution et révolution conservatrice .


(Caligula, Tinto Brass, 1979)

§ : 13 Debord : Le surréalisme, s'opposant à une société apparemment irrationnelle, où la rupture était poussée jusqu'à l'absurde entre la réalité et les valeurs encore fortement proclamées, se servit contre elles de l'irrationnel pour détruire ses valeurs logiques de surface . Le succès même du surréalisme est pour beaucoup dans le fait que l'idéologie de cette société, dans sa face la plus moderne, a renoncé à une stricte hiérarchie des valeurs factices, mais se sert à son tour ouvertement de l'irrationnel, et des survivances surréalistes par la même occasion . La bourgeoisie doit surtout empêcher un nouveau départ de la pensée révolutionnaire . Elle a eu conscience du caractère menaçant du surréalisme . Elle se plaît à constater, maintenant qu'elle a pu le dissoudre dans le commerce esthétique courant, qu'il avait atteint le point extrême du désordre (…) elle discrédite toute recherche nouvelle en la ramenant automatiquement au déjà vu surréaliste (…) le refus de l'aliénation dans une société de morale chrétienne a conduit quelques hommes au respect de l'aliénation pleinement irrationnelle des sociétés primitives, voilà tout . Il faut aller plus avant, et rationaliser davantage le monde, première condition pour le passionner .

Suivant le rapport sur la construction des situations, nous arrivons maintenant à un tableau général de la culture bourgeoise . Le champ culturel en 2010 a beaucoup évolué dans son écume par rapport à celui de 1957, mais les évolutions essentielles de l'idéologie d'un monde, le rythme propre du domaine historial, ou savoir objectif, sont liées à une temporalité séculaire dont les lignes tectoniques se retrouvent encore très largement . Par ailleurs, dans la perspective de la construction puissante d'une négativité dialectique de la culture moderne, les termes même de Debord doivent être soigneusement compris .

Debord travaille tout d'abord une contradiction, la rupture (...) poussée jusqu'à l'absurde entre la réalité et les valeurs encore fortement proclamées ( ...)dans la culture bourgeoise et l'œuvre propre du surréalisme qui se servit contre elles (les valeurs bourgeoises) de l'irrationnel pour détruire ses valeurs logiques de surface .
Le vocabulaire est caractéristiquement quelque peu confus .

Ces valeurs logiques de surface sont en quelque sorte les vestiges symboliques de formes culturelles dépassées par le procès de la reproduction matérielle de la société, ou réalité . Nous sommes là dans un marxisme orthodoxe, avec la dérive dialectique entre la structure déterminante et la superstructure déterminée . La dérive permet une instrumentalisation défensive des mondes symboliques dépassés, auxquels s'attache la classe dominante pour le profit de sa domination et la reproduction de l'exploitation . Cet écart entre le monde symbolique qui ordonne la vie et le monde réel est une aliénation pour ceux qui ne peuvent y creuser une négativité critique ; aliénation, à savoir que leur vie symbolique est étrangère à l'essence de leur situation matérielle dans le procès de reproduction du Capital, ou réalité .

Le problème semble être d'abord d'attaquer et de détruire les formes symboliques conçues comme dépassées, formes logiques, ou cohérentes en apparence et en fonction, fonctionnelles ; mais de surface, puisque contradictoires avec la réalité de la superstructure . L'irrationnel dont il a été question, nous l'avons déjà situé précédemment dans son champ sémantique cyclique . Il ne s'agit pas, à travers le mot irrationnel, de penser à une arme conceptuelle précise ou rigoureuse, mais à un positionnement idéologique dans le champ de la société bourgeoise, donc dans un champ pensé comme dépassé . L'irrationnel surréaliste se détermine sur un horizon de sens dépassé ; il est donc dépassé dès sa formulation même, étant le dépassement relatif à une forme posée comme sans vie, c'est à dire plus exactement sans charge de réalité, impuissante .

Si les formes de la culture bourgeoise contre lesquelles se détermine le surréalisme sont mortes, sans charge de réalité, d'une si caractéristique impuissance, le surréalisme ne rompt que des cercueils, et permet non pas une révolution réelle à partir de la culture, mais un spectacle de révolution dans les limites de la culture bourgeoise : le surréalisme dès l'abord est le sacrifice sanglant qui redonne vie aux formes mortes détestées . Ainsi à l'intérieur de la culture bourgeoise dans ses versions les plus avancées, le succès même du surréalisme est pour beaucoup dans le fait que l'idéologie de cette société, dans sa face la plus moderne, a renoncé à une stricte hiérarchie des valeurs factices, mais se sert à son tour ouvertement de l'irrationnel, et des survivances surréalistes par la même occasion . La bourgeoisie doit surtout empêcher un nouveau départ de la pensée révolutionnaire . La culture fonctionnelle au Système s'est ainsi considérablement renforcée de la diffusion neutralisée du surréalisme . Cette culture est ainsi moins factice, moins décalée, plus vivante, plus à même de satisfaire fonctionnellement des besoins spirituels auxquels le Système ne peut répondre pleinement .
Il parvient à en rendre l'absence plus supportable, presque souhaitable, plus aisée à affronter que l'âpre saveur du désir non médiatisé par des objets de consommation . La littérature, la poésie, la philosophie, la méditation Zen, l'érudition concernant les négativités passées, comme la démonologie,et les formes passées de la pensée révolutionnaire, les arts les plus raffinés peuvent ainsi devenir des activités compensatoires de l'absence fondamentale de la vie humaine dans le Système . Ces formes évitent la violence intérieure déchirante de la confrontation réelle à la négativité, confrontation qui nécessite une attitude mentale qui fera l'objet d'un texte complet . Le Système utilise sans cesse la mithridatisation idéologique, en neutralisant puis en assimilant au service de sa puissance les idéologies les plus puissantes nées des sous-champs culturels qui lui sont marginaux .

Ainsi est pointé ce paradoxe si vif dans l'ultra-gauche, qui fait que les pensées et les hommes issus des mouvements d'ultra-gauche parmi les plus radicaux sont massivement passés au service du Système . Cette capacité indéfinie d'assimilation du négatif distingue puissamment les formes modernes de régulation du négatif des formes anciennes, l'hérésie, la sorcellerie, et autres . Les formes anciennes sont la destruction pure et simple du négatif par des institutions spécialisées . Les formes modernes sont l'assimilation du négatif par la destruction localisée, ou guerre chirurgicale, des formes symboliques et sociales dépassées . Les survivances non encore déracinées de ces formes condamnées passent alors en négatif - scories du développement du Système, développement dialectiquement destructif-créatif - je pense bien sûr à Schumpeter .

Ainsi la défense du monde rural, ou d'autres formes en voie d'être broyées par le Système, comme le catholicisme, passent insensiblement de forces instrumentalisées, bêtement triomphantes, conservatrices de l'oligarchie, au statut de négativités écrasées par l'impuissance et leur propre incompréhension de la réalité, faute de conceptualité adaptée .

Il n'est pas, dans un champ de force, de position absolue, de réactionnaire par nature, ou de révolutionnaire par nature . Ainsi les forces qui ont soutenu un État capitaliste comme le Second Empire, les catholiques ruraux, peuvent-elles être mises à genoux par l'État capitaliste suivant . Le régime actuel et son ivresse de la réforme, la Sainte Alliance de la concurrence libre et non faussée, peut ébranler les idéologues les plus enracinés dans une tradition politique, qu'il soient de gauche progressiste – le progrès étant instrumentalisé en progrès de l'exploitation totale, ou de droite traditionaliste, qui voient une droite déchaîner, au profit de l'exploitation encore, les forces de dissolutions des hiérarchies et des liens sociaux .

Les forces de négativité issues du passé peuvent même acquérir la lucidité de l'analyse de leur position, et devenir révolutionnaires ; c'est toute la dialectique de la thématique de la Révolution conservatrice, ou de la Contre Révolution culturelle .

De ce fait le surréalisme a servi le Système en permettant d'en finir avec la société de morale chrétienne qui ne pouvait que freiner l'orgie de consommation, ou destruction, termes dont il fait penser l'essence commune, orgie rendue nécessaire par le développement du capitalisme et par l'intégration de la reproduction-fonctions dites de santé, encadrement, éducation, insertion...- des travailleurs dans la reproduction générale du Système . Cette intégration rend les luttes sociales classiques rituelles et parfaitement impuissantes en général – c'est un problème très solidement pensé par les meilleurs courants de l'ultra-gauche . Dans cette approche, seule la finalité, la puissance qui se manifeste en acte, est prise comme la signature du Système, et non aucune forme transitoire en acte de l'organisation sociale adapté à cette fin dans un cycle historique . Le mot reproduction ne doit pas leurrer ; il ne s'agit pas d'un strict maintien de l'ordre des choses, mais d'un processus où destruction et production se servent mutuellement au service d'une entéléchie unique, qui est la maximisation de l'expansion de la puissance matérielle au profit du tout petit nombre, de l'oligarchie, qui ne peut être assimilée à la bourgeoisie .

Nous vivons dans un système social où le règne de la bourgeoisie ou de la bureaucratie des pays de capitalisme d'État a pris fin insensiblement, au profit d'un triomphe silencieux de l'oligarchie . La domination pratique des oligarchies est écrasante, et les bourgeoisies urbaines sont réduits à la situation de serviteurs encore positifs de l'ordre social . Mais il semble probable que ces vestiges de l'ancienne bourgeoisie seront eux aussi écrasés, par pans entiers, devenant progressivement des freins au développement du Système . Et là encore, les représentants intellectuels des dominants d'hier sont dépourvus de l'outillage conceptuel qui leur permettrait de se penser, et donc de se défendre, à l'heure où ils passent en négativité aux yeux de l'oligarchie .

Le terme de réforme, issu de la sociale-démocratie progressiste, et qui visait des réformes sociales, sert surtout aujourd'hui le libéralisme le plus doctrinaire, idéologie de combat de l'oligarchie et de l'établissement de son règne de mille ans . Le terme de réforme est devenu synonyme de libéralisation, ou encore mise en conformité fonctionnelle optimale d'un secteur quelconque de la société, rien moins que son arraisonnement et son appropriation par l'oligarchie, ou privatisation . La Russie n'est pas le seul pays à avoir une oligarchie . L'oligarchie est la classe sociale qui se place au service de l'entéléchie .

La concentration du capital fait à l'origine de l'oligarchie une espèce spéciale de la bourgeoisie . Mais l'accumulation introduit une différenciation qualitative . La bourgeoisie historique se rapproche de plus en plus des classes moyennes salariées, tandis que l'oligarchie renouvelle un modèle comparable à l'aristocratie romaine des guerres civiles, à des personnages violents et avides comme Marcus Crassus, dont la fortune est tellement quantitativement supérieure que leur existence devient qualitativement incomparable au reste des catégories aisées . L'oligarchie croit pouvoir se passer de toute autre médiation que l'argent et la force pour régner, la puissance technique la mettant en capacité de s'affirmer par la violence pure, sans détours par un discours de justification de la domination par un quelconque service rendu à la communauté . Par dialectique négative, l'oligarchie est spontanément marxiste dans son analyse politique .

L'oligarchie fonctionne sur un mode de prédation des institutions publiques et des intérêts collectifs, et donc exténue toujours davantage les mythes de la République, sans parler de la démocratie, rendant raison à Marx voyant l'État comme la structure d'exploitation au service de la classe dominante . Les différents récits du mérite, de la délégation populaire du pouvoir, de l'impartialité de la justice, de l'égalité en droit, qui refleurissent par exemple aux États Unis à l'occasion du règne d'Obama tendent à devenir, par comparaison avec la réalité, des contes à dormir debout pour assurer le sommeil du peuple, ou le véritable opium du peuple . Ce voile miséricordieux de mensonges est ce qui permet l'effet de dévoilement, effet de dévoilement inauguré par le Prince, de Machiavel, et aussi l'effet hallucinatoire de Gommorha ; les propos d'Ellroy sur l'Amérique réelle née des égouts, ou encore l'effet corrosif de la sociologie d'un Bourdieu, par exemple la noblesse d'État . Dans la société du spectacle, la démocratie comme le vertu deviennent des spectacles, et insensiblement, quoique de manière décisive, rien de plus ; et le spectacle de la liberté le discours officiel de l'oligarchie .

Pendant les trente glorieuses, époque de l'expansion des situationnistes, la surproduction a été partiellement absorbée par l'expansion fonctionnelle de la puissance de consommation des salariés – le contexte de la guerre froide permettant en outre un rééquilibrage au profit des représentants intégrés des salariés dans le Système des profits . Dans ce contexte la fin de la société de la morale chrétienne, a été parfaitement fonctionnelle . Mais le triomphe actuel de l'oligarchie et le besoin de limiter la destruction des ressources rend fonctionnel le retour actuel de formes de moralisme . Ce moralisme est ascétique tant chez les écologistes que chez les droitiers naïfs . Ce moralisme est lui aussi parfaitement fonctionnel à l'ère de l'oligarchie, la petite bourgeoise fonctionnelle « écologiste », en quête de sens, semblant parfois penser « l'écologie » comme un passage à un ordre moral de la consommation, à une décence commune, la face cromwellienne du libéralisme . Idéologie dont l'oligarchie se tient parfaitement à part .

Le surréalisme a-t-il été menaçant ? Nous ne pouvons pas trancher . En effet, il ne s'agit pas, pour une entreprise de cette nature, d'avoir absolument ou relativement raison, mais de parvenir à catalyser, pour un certain temps, les désirs d'une époque . Cette phrase rude m'incite cependant à juger que le surréalisme se place dans le champ général d'une révolution de l'intérieur d'une pensée bourgeoise .

La pensée officielle-officieuse du Système discrédite toute recherche nouvelle en la ramenant automatiquement au déjà-vu surréaliste . Parmi les stratégies de refus ou d'assimilation d'une pensée révolutionnaire, celle de la reconnaissance-classification est une forme de banalisation très efficace ; elle reconnaît l'homme assez souvent pour le mettre à son service et émousse toute l'extrême pointe, subtile et fragile, de la pensée . Pour les autres stratégies, la psychiatrisation et le renvoi sur la personne du penseur, malheureusement permise entre autres par des phrases de Nietzsche, l'ironie supérieure et méprisante du penseur de l'ordre dominant (dans le genre restons sérieux, il n'est pas possible de laisser dire cela!) sont aussi très banales . Voyez entre autre Schopenhauer, l'art d'avoir toujours raison . Je note simplement qu'une des plus répandues, la supériorité diagnostique ou psychiatrisation – je ferais un article à ce sujet – est aussi paradoxale que la position générale du scepticisme . Si en effet toute pensée n'est que (formule caractéristique d'un réductionnisme) le reflet de la biographie, ou des névroses, ou du champ d'expression de son auteur, la pensée « toute pensée n'est que (formule caractéristique d'un réductionnisme) le reflet de la biographie, ou des névroses, ou du champ d'expression de son auteur » n'est que le reflet de la biographie, ou des névroses, ou du champ d'expression de son auteur, et n'a donc aucune validité concernant une pensée étrangère à son auteur .

Debord, en héritier de la tradition marxiste et donc des Lumières, se moque du néo-primitivisme de certains héritiers du surréalisme, en attribuant cette position à la bourgeoisie cependant . Le refus de l'aliénation dans une société de morale chrétienne a conduit quelques hommes au respect de l'aliénation pleinement irrationnelle des sociétés primitives, voilà tout . Nous y reviendrons plus tard . Ce qui est indéfiniment plus discutable et mérite une ample étude reportée lors de la conception de la Situation, c'est le lien de nécessité conditionnelle établie entre rationaliser le monde et le passionner : Il faut aller plus avant, et rationaliser davantage le monde, première condition pour le passionner . L'application du rationalisme, même dialectique, ne s'est toujours avérée qu'être l'application d'une idéologie fonctionnelle au Système général .

Passionner le monde, comme le désir du surréalisme dans l'éternité le fonde, passe par la vie de la démesure des mondes, par l'invocation de la puissance de monde qui excède toujours les puissances de la raison . Car c'est la puissance qui fixe les limites des réalités, et non la raison, ou forme idéologique du possible d'un cycle .

Sans invocation, notre parole sera privée de toute charge d'être, et donc de puissance .

La suite de cette étude portera sur la décomposition, stade suprême de la pensée bourgeoise . Plus exactement sur la notion de stade suprême dans les procès de développement du Système, que ce soit le stade suprême du capitalisme ou d'autres . Il est à craindre que seule la destruction totale soit le stade suprême total du Système .

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Zinaida Serebriakova