Debord n°6-2 : l'analyse de la décomposition de la culture et la production de l'Utopie.

(Production de l'Utopie)


Debord § 14 : La culture prétendue moderne a ses deux principaux centres à Paris et à Moscou (...)

Nous n'entrerons pas dans les considérations historiques de Debord en 1957 ; il importe davantage de comprendre que ces deux principaux centres sont des figures de la décomposition bourgeoise . La décomposition peut être radicale, abyssale, comme dans les pays de capitalisme libéral ; elle peut être masquée par une réaction petite bourgeoise, comme dans les pays de capitalisme bureaucratique . Nous conservons le vocabulaire classificatoire marxisant, mais nous pourrions aussi écrire décomposition symbolique fonctionnelle au développement du Système, système qui sélectionne dans son processus sans sujet toute activité humaine favorable au développement maximal de la puissance matérielle, et exténue toutes les autres, et donc tout particulièrement la culture non fonctionnelle .

Ce processus agit sur les réseaux symboliques qui constituent les mondes humains dans deux directions .

La première est que le processus vide la culture symbolique de tout contenu ontologique supérieur, provoquant un vécu d'absurdité, d'insignifiance - l'absurde étant le sentiment de l'être humain vivant dans un monde dé-symbolisé (sans conscience de sa situation ; avec conscience de la dé-symbolisation, l'absurde n'est plus un état, mais un produit pourvu de sens, et la guerre métaphysique commence...) – et, dans la suite de cet assèchement des eaux célestes présentes dans les réseaux symboliques de la culture, assimilant celle- ci à un loisir fonctionnel, ou à une rêverie détachée des réalités sérieuses de la production et de la politique bureaucratique : c'est la plus visible teinture du modèle occidental de la décomposition bourgeoise .

La deuxième est que le processus instrumentalise les réseaux symboliques au service de l'entéléchie, l'asservissant en propagande : c'est la teinture la plus visible du modèle soviétique de la décomposition, mais la première teinture - l'insignifiance, l'absurde, la guerre métaphysique corrélative est profondément enracinée dans la réalité de la vie culturelle à l'Est . Par ailleurs, l'instrumentalisation en propagande du Système est très avancée dans la culture occidentale, avec la confusion entretenue de plus en plus nette, et la compénétration avancée, entre la propagande publicitaire et la « production artistique » . L'illustration de Chanel n'est pas nécessairement plus noble que l'illustration de Kim-Il Sung ; et seule notre constitution sémantique du monde nous empêche d'en remarquer la profonde analogie . Il existait en 1917 à Saint-Pétersbourg un total-look bolchevik, et les hommes imitaient l'allure des leaders bolcheviks, comme d'autre imitent Karl Lagerfeld . Je ne dis cela que pour insister sur ce point aveugle de la « liberté »occidentale, l'omniprésence de la propagande, d'autant plus efficace qu'elle n'est pas ni vécue ni pensée comme telle .

Il est à noter que ces deux modèles-occidental et soviétique- sont bien d'un même genre, caractérisé par l'inversion, propre à l'entéléchie du Système, du rapport entre le monde de la survie vitale et sa constitution et vie symbolique . Dans les sociétés traditionnelles, le travail, de tripallium, torture, est une malédiction :

Quant à Adam, Dieu lui dit : Parce que tu as écouté la voix de ta femme, et que tu as mangé de l'arbre, du seul dont je t'avais défendu de manger, maudite sera ta terre en tes travaux. Tu t'en nourriras dans les douleurs tous les jours de ta vie . Elle produira pour toi des épines et de l'ivraie, et tu mangeras l'herbe des champs.C'est à la sueur de ton front que tu mangeras ton pain : jusqu'à ce que tu retournes dans la terre d'où tu as été tiré, parce que : Tu es terre, et tu t'en iras dans la terre. (Genèse, 3) .

Aristote complète dans la Métaphysique sur la distinction hiérarchique entre la pensée et le travail :

Ainsi donc, si ce fut pour échapper à l'ignorance que les premiers philosophes se livrèrent à la philosophie, il est clair qu'ils poursuivaient la science en vue de connaître et non pour une fin utilitaire. Ce qui s'est passé en réalité en fournit la preuve : presque tous les arts qui s'appliquent aux nécessités, et ceux qui s'intéressent au bien-être et à l'agrément de la vie, étaient déjà connus, quand on commença à rechercher une discipline de ce genre. Il est donc évident que nous n'avons en vue, dans la philosophie, aucun intérêt étranger. Mais, de même que nous appelons homme libre celui qui est à lui-même sa fin et n'est pas la fin d'autrui, ainsi cette science est aussi la seule de toutes les sciences qui soit libre, car seule elle est sa propre fin.

La vie noble, la vie pleinement humaine, est la vie libérée de la torture du besoin, ce qui passe autant par le détachement des biens, propre au nomade, et une acceptation explicite d'une vie extrêmement fruste en comparaison des canons modernes . A titre d'exemples, l'inconfort de la cour du Roi Soleil nous serait inacceptable . Dans la chrétienté de la renaissance, il existait cent jours fériés par année en moyenne, et les travaux d'hiver étaient très réduits . La vie symbolique et sociale était par contre d'une richesse difficilement pensable, et posée par l'ensemble de la société comme la plus éminente, la plus propre à l'humanité de l'homme . Les modèles du Prince ou de l'Artiste vers 1500 sont très loin des stars du présent cycle . Nobles par excellence sont le soin de l'âme et de l'esprit, soins qui n'impliquaient d'ailleurs aucun puritanisme de la chair . Être poète était une activité en puissance d'anoblissement, malgré la réalité de la position d'un Villon, annonciatrice du poète maudit des temps modernes . Il a existé des sociétés poétiques – et cela n'était pas une aliénation à la moraline, mais bien l'expansion ordonnée des puissances humaines les plus hautes .

Dans le monde du Système, alors même que la production de richesses est d'une puissance inouïe, les activités de production ou de consommation (la vie des people est une longue consommation...) reçoivent une prééminence symbolique . De ce fait, dans ces sociétés d'abondance factice, la plupart des hommes, la masse des salariés, vivent dans un monde de survie, le monde du travail, et la hantise de la ruine . Ce fait est moins visible à l'ouest qu'à l'est, où les interminables queues étaient les signes visibles de cette pression du besoin ; il n'en n'est pas moins déterminant . Partout, comme déjà chez Villon, la vie, la vraie vie, est celle, carcérale, du travail et de la survie .

Symptomatiquement dans le champ culturel moderne, une production notable de l'ultra-gauche, l'insurrection qui vient, se marque par son refus du monde du travail . Cette position caractéristique pose le problème, dans la pensée issue du marxisme, de la position vis à vis de la classe qui s'identifie au travail et est déterminée par lui, ou prolétariat . Cette classe devient à la fois plus floue et plus générale . Comme l'édit de Caracalla, en 212, qui donne la citoyenneté romaine à tous les habitants de l'Empire, n'est pas une expansion de la puissance du citoyen romain, mais bien la fin de la puissance de cette citoyenneté, et l'abaissement de tous les citoyens au statut de sujet impuissant d'un César autocrate sous le spectacle de l'élévation des statuts, il est à craindre que l'égalité proclamée des hommes dans les deux modèles du système ne soit que l'égal asservissement de tous à l'oligarchie dans l'Empire, et que la lutte contre les discriminations ne soit le masque de la décomposition ordonnée des liens humains par le Système : une prolétarisation générale mais masquée, sans conscience de classe possible grâce à la décomposition symbolique avancée .

Cette décomposition symbolique, fonctionnelle entre autre par son annihilation de toute conscience collective, de classe ou de communauté, n'est d'ailleurs pas complètement l'effet involontaire du développement du Système, mais aussi le résultat d'actions idéologiques conscientes de leur fin menées par des organisations fonctionnelles privées ou publiques, dans le cadre d'idéologies fonctionnelles avancées présentant la décomposition comme un progrès, à l'intérieur du progressisme fonctionnel classique . Ce point mérite des développements ultérieurs .

Voilà résumée la situation de la décomposition de la culture : son abaissement, sa réduction au vide de tout contenu ontologique, donc vital, sa déstructuration organisée en tant qu'obstacle à l'exploitation maximale de la puissance de production matérielle des sociétés humaines . Tout concept ou construction symbolique d'une dignité personnelle ou collective interdisant certaines tâches, d'un sens du travail humain, d'une légitimité nécessaire des ordres, de limites humaines à l'asservissement devant être décomposés, en étant préalablement posés comme des préjugés, des tabous archaïques, des privilèges insupportables – obstacles qui furent rencontrés tant dans l'histoire des totalitarismes que dans nos tyrannies modernes .

A partir de là, Debord dresse un portrait très vivant des possibilités culturelles développées dans le Système occidental, et dans le Système soviétique .

Debord, §14 : (…) le conservatisme règne à l'Est et à l'Ouest, particulièrement dans le domaine de la culture et des mœurs . (…) . Bien que les deux cultures dominantes soient foncièrement inaptes à s'intégrer les problèmes réels de notre temps, on peut dire que l'expérience a été poussée plus loin en Occident (…)

Je l'ai signalé, et je le répète, la dichotomie Est-Ouest présentée ainsi est excessive . Mais peu importe, dans le contexte du présent travail . Le conservatisme visé par Debord est celui d'une impuissance à transformer le monde, faute d'une aptitude à intégrer symboliquement les problèmes réels de notre temps . Cette situation est bien sûr fonctionnelle dans le développement du Système . Mais les formulations de Debord méritent examen . La division entre être réel, en soi, et symbolisé dans la culture, pour soi, reste l'implicite de telles formulations . Un problème non symbolisé est-il un problème réel de notre temps, c'est l'abîme que creuse la société du spectacle . Peut-on poser un problème en soi, en dehors de toute problématisation pour soi ? Sans doute faut-il poser qu'il s'agit d'un problème en puissance, laissant dans l'implicite l'ensemble des conditions d'expérience humaine du problème .

L'essentiel est de marquer que la question ontologique est fondamentale à toute compréhension du rapport – comme d'ailleurs le fondement de la notion debordienne de spectacle . Cette distinction implicite d'un en-soi, la réalité, et d'un pour soi symbolisé, le spectacle, a une base marxienne, mais il semble que Debord la creuse tellement, marquant un abîme entre le réel et l'éloignement dans le spectacle, que des questions nouvelles apparaissent, fort éloignées de la fausse évidence de départ, la distinction structure réelle superstructure idéologique-symbolique . En particulier, le monde de la représentation possède des fonctions régulatrices infiniment plus complexes que la simple tromperie sur la domination réelle . Je dirais que ce monde, ce sous-système, est pleinement moteur, nécessaire et fonctionnel au Système général ; de ce fait, il peut être le lieu d'initiation d'une transformation globale .

Que peut être un problème réel qui ne serait pas élaboré ? Nous reportant au commencement du rapport, nous dirons qu'un problème réel visé par Debord est celui de la domination rationnelle des nouvelles forces productives à l'échelle mondiale, et la formation d'une civilisation à cette échelle . Il est aisé de comprendre que ce problème réel reste présent, plus que jamais – le déchainement des forces productives accumulant des cendres de plus en plus mal métabolisées par le Système, préfigurant l'hypothèse d'une crise générale des ressources .

Dit autrement, le développement intensif et extensif du Système adresse un ultimatum sans sujet à l'ensemble des êtres humains, et la décomposition de la culture fonctionnelle au Système, le morcellement indéfini des liens symboliques et de la puissance de relier de la connaissance objective, ou décomposition de l'Univers symbolique, empêche simultanément et d'un même mouvement la prise de conscience et l'élaboration symbolique collective de cet ultimatum, et des pratiques collectives qui pourraient être à la hauteur de ce kairos . Analogiquement, la course aux armements itérative de la fin du XIXème siècle européen a préparé les guerres mondiales et leurs gouffres, mais simultanément le déchainement de la puissance de production, s'appuyant de l'instrumentalisation de la pensée en propagande, a empêché toute prise de conscience du danger et de ses enjeux, ne serait-ce qu'au niveau stratégique en France, sans parler des enjeux humains et symboliques d'un tel blanc-seing laissé par des civilisations aux pires avidités meurtrières . Ces enjeux ne sont pas d'ailleurs à ce jour entièrement élucidés, et la réflexion la plus poussée sur la modernité des génocides n'est nullement reconnue, étouffée à grands cris par les dénonciations de barbarie . Reprenons ce mot de Bordiga : l'antifascisme est la pire forme du fascisme . C'est en effet un discours qui s'évite toute réflexion, et permet l'établissement d'une autorité tyrannique basée sur la moraline .

Dans ce contexte, l'incapacité des cultures à prendre en charge les problèmes réels reste manifestement une actualité . Les problèmes posés restent très complexes : il s'agit de la puissance d'élaborer symboliquement comme objet désirable une négation de l'ordre donné du monde symbolique, alors même que sémantiquement tout négatif d'un champ est perçu d'emblée comme condamnable et incorrect, sur le modèle de l'hérésie ou de la sorcellerie élaborées par l'inquisition . Il n'est pas possible de penser que la négation d'une culture symbolique dominante soit perçue par elle comme morale, cohérente, séduisante . A priori, il est très probable qu'elle soit perçue comme immorale, irrationnelle, sauvage, voire barbare .


(Interrogatoire d'une sorcière par l'inquisition)


De plus, une telle élaboration, d'un négatif désirable, risque de prendre la figure d'un millénarisme apocalyptique, ou d'une utopie irréaliste . Mais si le négatif est présenté à la manière de l'écologie néo-puritaine, il me semble clair qu'il ne peut se développer dans le champ culturel du monde moderne, où le désir est instrumentalisé . Difficulté encore, une telle élaboration ne peut être réalisée institutionnellement dans un paradigme culturel, mais ne peut être qu'élaborée que dans un milieu social marginal ou dominé par l'ensemble de la société où il se produit ; il se pose donc aussi le problème de la diffusion progressive du négatif et de sa transformation en position dominante régulatrice . Cette diffusion peut être le résultat d'une révolution violente, d'une diffusion pacifique, ou d'une combinaison historique des deux facteurs .

Cette problématique doit être élaborée dans une pensée révolutionnaire, mais il me semble que l'on peut poser par hypothèse que toute culture dominante est par nature l'élaboration d'un système immunitaire idéologique conservateur par principe . A ce titre, le caractère conservateur noté par Debord n'est pas inattendu d'un point de vue anthropologique . Il montre simplement l'impuissance profonde la culture moderne à penser sa propre réforme . Il est clair que la révolution dans la culture ne peut être autrement qu'un processus lent, aléatoire, en constante reformulation .

La décomposition analyse ensuite l'ensemble des stratégies culturelles mises en œuvre pour éviter d'affronter la tâche historique qui se pose à la pensée, pour prolonger le nihilisme symbolique fonctionnel au Système . Elle me permettra, à l'approche des fêtes, de devenir moins austère . Car ces stratégies sont reconnaissables , et forment des caractères .

Viva la muerte!

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Zinaida Serebriakova