Debord 7-3 : passage à l'acte .

(Vermeer, la lettre .)


Debord, §23 : Ils (les critiques dépassés) se défendent de reconnaître en (des œuvres dont l'intérêt est inexplicable intrinsèquement, par la connaissance isolée de l'œuvre) le revers ridicule du changement des moyens d'expression en moyen d'action sur la vie quotidienne . Ce changement a rendu la vie de l'auteur de plus en plus importante relativement à son œuvre . Puis, la période des expressions importantes étant parvenue à sa réduction ultime, il n'est resté de possibilité d'importance que dans le personnage de l'auteur, qui justement, ne pouvait plus rien avoir de notable que son âge, un vice à la mode, un ancien métier pittoresque . § 24 : L'opposition qu'il faut maintenant unir contre la décomposition idéologique ne doit d'ailleurs pas s'attaquer à critiquer les bouffonneries qui se produisent dans les formes condamnées, comme la poésie ou le roman (...) .

Nous arrivons là sur un nœud de la réflexion du milieu situationniste . Cette réflexion est historique, cyclique et basée sur des formes complexes de marxisme . Les thèses sont les suivantes : il existe diverses fonctions sociales et vitales de l'art, dont les moyens et formes d'expression, et les moyens d'action sur la vie quotidienne . Expression et action s'opposent, au moins en première analyse . Par ailleurs, ces fonctions et ces formes ont un déroulé historique fonctionnel lié à l'histoire du capital, y compris par la négation de celui-ci ; enfin que la réalisation de l'art dans l'histoire est la négation de sa forme bourgeoise séparée pour en faire la puissance de construction du monde humain nouveau . Cette dernière thèse de réalisation ultime de l'art dans sa négation s'accompagne d'un progressisme distancié, c'est à dire que la raison, la technique, l'industrie, et l'ensemble des puissances modernes doivent accompagner la réalisation ultime de l'art – perspective qui rapproche souterrainement Debord du futurisme pourtant sévèrement jugé .

Cette perspective justifie que le roman et la poésie soient des formes condamnées, au contraire de l'architecture, plus adaptée à la transformation du monde par la réalisation-négation de l'art, analogue à la réalisation-négation du prolétariat par la révolution . Car le roman et la poésie sont des formes déterminées, closes, séparées de la vie quotidienne, ou pire, des opiums qui servent à s'en détourner de manière purement imaginaire – donc des formes neutralisées de la culture bourgeoise, donc enfin des formes condamnées au terme des cycles de la culture qui les porte comme objets d'art .

Debord pose cependant qu'une œuvre peut de droit avoir une puissance intrinsèque, puisque la nouveauté du cycle de la décomposition est l'apparition d'œuvres dépourvues de ce caractère, comme les œuvres existentialistes . Par ailleurs, il est question d'expression, de quelque chose qui pose implicitement la manifestation d'une pression interne, d'un invisible ; mais il n'est pas précisé si cette expression est personnelle, l'expression d'un état passionnel interne, ou si cette expression est celle d'une latence historique, la manifestation par exemple de la structure de l'exploitation à l'œuvre dans le cycle du capital .

L'expression peut être simultanément idiosyncrasique et soumise à des règles communes ; la définition d'un genre d'expression – d'un art, comme la peinture ou la musique- n'étant d'ailleurs guère plus qu'un ensemble de contraintes formelles de l'expression . La question de la manifestation de l'essence de l'auteur dans l'expression, le caractère original de l'œuvre d'art, est très différemment accentuée entre les époques anciennes et l'âge moderne ; les premières l'ignorent volontairement comme accidentelle, les modernes y mettent l'essentiel de la valeur de l'œuvre . Mais ces questions ne se posent ainsi que si l'objet est posé comme un en-soi qui se manifeste, selon la constitution commune de l'objet, ou ontologie, dont l'objet d'art n'est qu'une espèce .

Une autre analyse est celle qui voit l'expression, la sémiotique de l'objet d'art, comme l'expression nécessaire non d'une particule isolée qui exprime ou n'exprime pas, signifierait ou ne signifierait pas, mais d'un champ où se construit l'image de l'objet à travers l'ensemble des comportements verbaux et non-verbaux qui se centrent sur l'objet, ou du moins pivotent un instant sur ses aspects multiples . L'objet est puissance, la société et les hommes alentour sont puissance ; et l'œuvre d'art est l'acte commun des hommes et de l'objet – la beauté est ainsi en celui qui regarde et en l'objet indissolublement, elle est dans la relation et non dans ses pôles séparément . Par cela il est visible, par exemple, que l'objet d'art sacré ne l'est pas par nature intrinsèque, mais parce qu'on lui rend un culte – soumis dans un musée à un regard exclusivement profane, il n'est plus que puissance de sacré . Au delà de cet exemple, on peut en faire l'hypothèse sans risques, des formes ou des objets peuvent s'insérer très diversement dans les champs « de l'art » si les cycles historiques ont transformé leur champ d'insertion à la communauté humaine .

La position de Debord, qui place selon des cycles de vie analogues aux cycles du capital la variété des formes d'expression, me semble négliger cette adaptation indéfinie des liens entre les œuvres et les champs sémantiques où elles s'enracinent . Parlant d'une révolution dans la culture qui puisse prendre la forme d'un mouvement culturel, il convient d'insister sur les formes de construction de l'objet d'art par les champs sémantiques et sémiotiques de la civilisation .

Le champ de construction de « l'objet d'art » est par ailleurs soit explicite dans ses usages, et même très codifié, mais implicite en terme d'esthétique, soit explicite en terme d'esthétique . Et l'esthétique explicite, celle qui revendique le plus nettement l'art, est le plus fonctionnel au Système .

Implicite en général quand l'objet d'art n'est pas pensé prioritairement en termes d'esthétique, comme beauté, art, etc - notions souvent modernes, mais en terme de sémiotique d'une construction des réseaux sociaux, comme dans l'art du blason, d'une sémiotique des mondes intimes, comme l'art des parfums, qui évoquent des délices, ou des mondes intérieurs comme dans l'art sacré, la structuration intérieure d'une Église, l'art des jardins, ou encore d'un espace habité, comme dans l'architecture, et avec la musique utilisée comme élément de construction du monde humain . La tradition ne connaît pas beaucoup l'esthétique, elle parle en terme de sémiotique, de signes . Le Verbe est le premier analogué de tout ce que nous nommons aujourd'hui « art » .

Soit il est explicitement centré sur l'objet d'art, articulé par un discours esthétique . La galerie, le musée, l'exposition, le concert, le théâtre, le cinéma sont structurés analogiquement de ce point de vue, en ce qu'il exigent implicitement une attention exclusive sur l'objet, et réduisent le sujet à la passivité . L'objet est pensé comme une chose dans l'idéologie-racine, comme une marchandise : elle est isolée, déplaçable et indifférente au milieu, dotée d'une valeur par le marché, le marché de l'art . A titre de précision, elle peut être plus proche d'un service que d'une marchandise, si l'œuvre n'est pas un objet . Elle peut être prêtée, vendue, assurée, reproduite avec des droits, etc... La reproduction d'ailleurs ne prend en charge en général que l'œuvre d'art, et non le milieu dans lequel elle s'insère, sur le modèle général de la photographie d'œuvre d'art, qui s'arrête au cadre, et efface tout décor .

Le mouvement de focalisation et de fermeture vers l'objet d'art, posé comme un absolu autarcique se marque à ce genre de thèses fonctionnelles à cette fermeture : l'œuvre ne signifie rien, car le signe n'est pas autarcique ; l'œuvre mérite une critique interne ; l'œuvre développe en interne ses propres critères esthétique ; l'œuvre est un microcosme, etc . De telles thèses, une telle constitution d'objet permettent la naissance d'un corps de spécialistes de cette essence qu'est l'art, d'une science nommée esthétique, d'une histoire de l'art...et même d'une science spécifique des espèces de l'art...sur un processus d'auto-constitution de l'objet somme toute semblable à la naissance de « l'économie », qui permet à postériori l'interrogation sur l'essence de l'activité économique .

De tels processus de constitution et de spécialisation manifestent aussi des processus d'aliénation, quant il s'agit de la production même de la vie humaine, que ce soit ces pompeuses spécialités que sont la psychanalyse, l'éthique, la philosophie, ou l'esthétique . Pompeuses, parce qu'elles sont des spectacles d'expertises, et non des puissances authentiques . Ni le bien, ni la sagesse, ni la beauté, ni les profondeurs de l'âme, ne peuvent être saisies par aucun Maître, alors par ces petits maîtres, figures du dernier homme, de ses petits mondes intérieurs et ses petites vertus...Aliénation de la conscience, qui ne se comprend plus elle-même face à l'efflorescence de la construction symbolique ; et aliénation des hommes qui laissent à des spécialistes des problèmes liés à leur existence même, délégation qui par auto-renforcement ne cesse d'aggraver l'aliénation . Cette aliénation est aussi une aliénation de puissance, de pouvoir, de souveraineté . Imagine-t-on Ulysse se référer à un Diafoirus en éthique ou supporter une expertise psychiatrique pour le massacre des prétendants ? L'immaturité générale où le système moderne tend à maintenir ses sujets n'est pas étrangère à ces processus producteurs de pataphysique . L'art n'appartient pas à l'esthétique . Nul ne possède l'insaisissable .

Pour comprendre l'aliénation que représente l'obscuration des fonctions et des fins des activités d'expression, il convient de repenser ces activités en termes fonctionnels . Le champ de construction de l'objet d'art doit être pensé en termes fonctionnels, pensé par rapport à ses fins et à ses productions sociales . Je montrerais la production de la vie quotidienne dans les sociétés traditionnelles, la production de l'Univers, ou cadre commun symbolique constituant la communauté ; la fonction sophiologique de l'art ; toutes fonctions traditionnelles que la structure moderne de l'art tend inévitablement à exténuer . Les situationnistes tendent en fait à retrouver ces dimensions constructives .

« L'art »traditionnellement ne se distingue pas de la production de la vie quotidienne . Tout l'habitat, tout les objets traditionnels, arme, outil, vêtement, meuble ou cuillère, sont des « objets d'art » au sens moderne, c'est à dire sont informés de formes esthétiques et symboliques, et liés à des récits de la culture orale ou écrite . La construction technique et industrielle de la vie quotidienne plaque les principes de rationalité du Système sur l'ensemble de la vie humaine, et opère une dé-symbolisation, une dissolution des ancrages symboliques de la vie, une désorientation de la vie . L'art lié au marché et à la production d'objet devient ainsi une figure aliénée incapable de passionner la vie humaine . Une caricature de ces processus est le 1% culturel de certains bâtiments publics, qui permet de ne produire qu'une architecture d'ingénieur strictement fonctionnelle aux réquisit du Système, et oblige « en compensation » à dépenser 1% du budget dans l'achat d'une « œuvre d'art » plantée devant le bâtiment, et sans rapport compréhensible avec lui .

Le concept moderne de l'art comme objet séparé, séparé à la manière de l'individu absolu des modernes, et séparé par la valeur, exclut à priori les fonctions historiquement les plus importantes de l'art . La première est éducative au sens de la Grèce, elle est de fournir les analogués, les modèles d'imitation, de la vie humaine supérieure – dans la poésie épique, ou les récits des livres sacrés . La deuxième est politique au sens le plus large, elle consiste à tisser des liens dans une cité humaine, par production d'une analogie d'univers, à travers les Temples, et les monuments visibles de loin et communs à tous, qui confèrent une identité visible à la communauté . Cette fonction pose une relation indissoluble entre une communauté, un lieu, et une œuvre . La troisième est la plus importante, elle est de fournir les cadres symboliques de la construction des mondes humains et de la Loi, rôles dévolus aux prophètes et aux sages . C'est ce cadre qui constitue la Cité, la communauté politique .

Ce qu'il faut retenir de cette remarque, c'est que le marché de l'art est une décision globale sur la fonction de l'art dans la société, un assignation à une essence de l'art élaborée dans l'idéologie racine, et rien d'accidentel et de sans importance . Le concept moderne de l'art est simultanément un enfermement du travail artistique sur lui-même, au nom d'une reconnaissance hyperbolique mais qui pose une étrangeté foncière de l'art à la vie quotidienne, et une instrumentalisation de la production symbolique au profit du Système . Discuter de la fonction de l'art dans la vie humaine est repenser la totalité du Système . Ceci est présent chez Debord et les surréalistes, mais cette réflexion a été menée très loin par les Avant-gardes russes -plus généralement de l'Europe de l'Est- au début du XXème siècle . La réflexion situationniste se situe bel et bien dans l'arc en ciel des Avant-gardes européennes, qui passent par nécessité d'une réflexion sur l'art à une réflexion métaphysique et politique . Métaphysique, car l'art manifeste également la puissance sophiologique des symboles .

En tant que passion de l'existence, et empathie, le champ vise une communication d'états internes, de mondes intérieurs, un partage de l'humanité intérieure . Le rire, les larmes, la splendeur, la compréhension de sentiments rares...la colère, la nostalgie, l'amitié, l'amour dans l'Iliade, l'Odyssée ou la Bible...l'émotion de l'enfantement dans toutes ces vierges à l'enfant...le surgissement du sacré dans la chair, pour l'annonce faite à Marie...les œuvres sont en quelque sorte la puissance de symboliser, et de rendre commun, ce qui serait sinon presque incommunicable . Les actes émotionnels sont ainsi des reflets des actes primordiaux, et sont à la fois reconnus, et canalisés dans des formes acceptables, à la manière des larmes des pleureuses lors des enterrements . Je suis conscient d'être ici formellement proche de la psychanalyse ; mais je pose au contraire de celle-ci que les premier analogués, les archétypes se situent dans l'objectivité des symboles, et non dans « l'inconscient », ce réservoir indistinct de signes .

L'art visuel est aussi voyance, manifestation visible de l'occulté du visible . L'œuvre visuelle de Dürer par exemple livre le regard de Dürer sur le monde, regard analogue à celui de Jean Scot Eriugène, qui voit dans la Nature, largement ouvert, le livre de la Splendeur . Telle est la puissance d'émotion et la gratitude que l'on doit au poète . Cette vision n'est création que pour les modernes, dans leur idéologie bornée, idiosyncrasique ; les œuvres d'art placées dans les Temples attestent assez que dans la tradition normale, le visionnaire ne voit que les choses comme elles sont, et non comme les hommes, borgnes de la puissance native de vision des flammes, les entrevoient . L'artiste reçoit alors un rôle analogue au Virgile de Dante, ou à Béatrice ; il est le guide, le messager, le Thot qui guide dans les labyrinthes, les déserts de ce monde suspendu au dessus de l'abîme . Analogue là encore à l'Apollon d'Héraclite, il ne dit (explicitement) ni ne cèle, mais fait signe . Ainsi Boulgakov, Pasternack donnent-il implicitement une philosophie de la révolution russe .

L'œuvre est puissance de signe, et le signe naît de la rencontre de l'œuvre et d'un regard éperdu, et désirant . La rencontre d'une œuvre puissante pour soi est une érotique, une rencontre amoureuse ; et la même gradation, depuis la foudre disséminale violente, jusqu'à à la lente imprégnation presque insensible, l'infusion d'une teinture indélébile au plus profond de la chair, se rencontre . L'homme et l'écriture s'enlacent, construisent des mondes .

On peut devenir disciple d'une œuvre – non de l'œuvre, non de l'auteur, mais de la porte qu'elle nous ouvre vers l'ardent désir du haut tant désiré - comme foudroie l'amour chez Boulgakov .



« Elle me regarda avec étonnement et je compris tout d'un coup – et de la manière la plus inattendue – que depuis toujours je l'aimais, j'aimais cette femme ! Quelle histoire, hein ?(...) L'amour surgit devant nous comme surgit de terre l'assassin au coin d'une ruelle obscure et nous frappa tout deux d'un coup . Ainsi frappe la foudre, ainsi frappe le poignard ! Elle affirma par la suite que les choses ne s'étaient pas passées ainsi, que nous nous aimions évidemment depuis très longtemps, depuis toujours, sans nous connaître, sans nous être jamais vus, et qu'elle même vivait avec un autre homme (…) Donc elle me disait qu'elle était sortie ce jour là avec des fleurs jaunes pour qu'enfin je la rencontre, et que si cela ne s'était produit elle se serait empoisonnée, car son existence était vide.
Oui, l'amour nous frappa comme l'éclair . »
Boulgakov, le Maître et Marguerite .

On rencontre parfois un livre comme on rencontre un amour, une balle perdue . En juin 1990, je cherchais cet ouvrage étrange, intensité, extase et folie . Cette œuvre inconnue dont mon âme avait soif comme j'avais soif de chair, de la chair blanche d'une jeune femme brune, si éthérée alors, qui s'appelait Sonia, que j'avais aimé, follement, et que j'avais perdue .

Le livre était sous plastique, chez un bouquiniste, échappé du pilon . Gullo Gullo est le nom du glouton, être polaire, mon animal d'enfance préféré, féroce, rusé, sans peur . Le récit semblait vide : « l'animal féroce sert d'emblème à un groupe de terroristes . Leur victime d'élection, un richissime industriel autrichien, Kurt Bodo Nossak, colosse inquiétant, se laisse convertir à leur nihilisme exterminateur et revient prêcher leur doctrine dans l'univers concentrationnaire des multinationales .(…) Le diable, présent dans tous les livres de Bulatovic, devient ici le maître d'œuvre (…) ». Suivait l'avis d'un membre du jury Nobel : « Gullo Gullo est un livre très particulier, scandaleux, d'une effroyable cruauté . L'imagination de Bulatovic passe toutes les limites concevables ».

C'est le diable qui m'a décidé . J'ai acheté ce livre .

J'ai ouvert Gullo Gullo et je ne l'ai jamais oublié, portant le soleil noir de son baiser partout dans mes chemins . Je l'ai récité à Naples, dans le quartier de la Gare, fief de la Camorra ; je l'ai récité sur un navire déglingué dans l'Adriatique, en me lavant les dents avec du Whisky tiède, au lever du soleil . Je l'ai lu dans les trains turcs, sur des terrasses, en même temps que des classiques élégiaques grecs, sur les ruines de Smyrne . Je ne l'ai jamais fini . Je l'ai lu entièrement, par bribes, mais sans en comprendre l'ensemble . Jusqu'à ce jour .

Tout esthète attend dans le secret, et peut être l'inavoué, ce bouleversement de l'art, par l'art ; et c'est cette attente, ce désir qui le pousse à en rechercher indéfiniment au moins les reflets dans le miroir des innombrables œuvres qui laissent à voir, entrevoir . L'art est ainsi une activité érotique qui connait le désir, la morsure du manque, la jouissance...les voies de l'érotisme se retrouvent dans l'esthétisation de l'existence, selon la voie de la main droite et la voie de la main gauche, mais ce point ne sera pas examiné ici .

C'est la dimension sophiologique de l'art, toujours déjà vivante, et dont on trouve des témoignages évidents par exemple chez Mallarmé ou chez Rimbaud . Le champ de la sympathie et de la sophiologie, de la symbolisation et de la production symbolique d'un Univers commun, est le champ constructif de l'art, celui où justement se joue sa puissance de transformation . La volonté de puissance est le cœur vivant de l'activité symbolique . Encore une fois, il ne s'agit rien moins que la production et l'ordonnancement symbolique du monde humain, activité primordiale de la volonté de puissance qui rassemble ce qui est aujourd'hui disséqué en fragments inintelligibles, dans le Droit, l'Architecture, les Arts visuels, la poésie...il ne s'agit pas de crucifier une œuvre comme un papillon sur un mur . Produire l'ordre d'un monde, c'est cela, passionner le monde .

Dans la société moderne, cette dimension tend à s'exténuer parallèlement à l'érosion de plus en plus profonde des symbolismes collectifs, dans la dissolution ou le morcellement des hommes produit fonctionnellement pour renforcer les dispositifs de domination tant « politiques » qu' « économiques », et dans la dé-symbolisation qui l'accompagne, dé-symbolisation qui au niveau individuel renforce considérablement le caractère pulsionnel des actions, qui tendent à devenir des réactions à des stimulus maîtrisés par le Système, dont la publicité n'est qu'un exemple . En clair, la dé-symbolisation moderne produit un individu asservi par l'instrumentalisation de ses désirs, et par son impuissance à les reporter et à les rassembler vers une fin . Le Système appelle cela liberté...mon cul .

Plus profondément, la dé-symbolisation du temps de la décomposition s'accompagne d'un renforcement du rôle de l'art comme dispositif de domination . L'espace de l'art devient alors celui de la construction de la distinction entre les hommes de goût et les autres, bref celui d'une euphémisation des rapports de domination – un homme distingué étant celui qui distingue . Pierre Bourdieu en a réalisé l'étude magistrale, quoiqu'on dise . Il s'agit de l'instrumentalisation du champ de l'esthétique en vue de la fonction la plus courue du Système, la sélection légitime des hommes, la distinction par le jugement ayant quelque analogie avec par exemple la sélection par l'excellence scolaire .

Le design, ou ensemble des activités de luxe associant l'art à l'industrie, est ici un cas exemplaire de l'instrumentalisation de l'art dans la société du troisième totalitarisme . L'art, par le marché, produit de la valeur d'échange ; les produits de design sont davantage des signes hiérarchiques d'une société fondée sur la distinction et la fortune que des références implicites à un monde commun, à un Univers symbolique, comme dans le cas de l'art traditionnel . Les références cosmologiques par exemple, les symboles cosmologiques, les symboles religieux partagés, les références au sort commun de l'humanité, comme les danses macabres, montrant la mort du Roi, de l'évêque, de l'amoureux et du pauvre, tissent les réseaux d'une commune humanité : frères humains qui après nous vivrez, n'ayez les cœurs contre nous endurcis...commence la ballade des pendus de Villon . Ajoutons que la jouissance des œuvres est traditionnellement commune, et publique, à la manière des Temples ou des Églises .

Au contraire, les signes de l'industrie du luxe construisent une fragmentation indéfinie de l'Univers, une fragmentation hiérarchisée basée sur le mépris, la moquerie, la révérence pour l'argent et la haine, sans pour autant offrir l'image d'une société structurée harmonieusement autour de fonctions humainement intelligibles – l'idée d'un service commun justifiant les privilèges visibles est déniée par tous les faits . La valeur des signes, qui peuvent être limités à des logos sans référence esthétique, ou à référence de plus en plus exténuée, est au fond posée par le caractère dominant de ceux qui le portent, et sont les premiers analogués des logos, les suivant étant des gogos, et les derniers des voyous qui volent ou détournent ces logos et en font des insignes de bandes . L'ordonnancement visible de la société devient ainsi essentiellement mimétique . Dans le champ artistique, cette évolution a ce résultat que note Debord, que la consommation de l'œuvre peut tenir essentiellement à l'intérêt porté à l'auteur, en l'absence de valeur intrinsèque de celle-ci . Et comme l'intérêt pour l'œuvre est inexistant, l'auteur doit être intéressant pour des raisons externes à son œuvre – cette situation est aujourd'hui trop commune pour être commentée .

La destruction de la fonction propre du symbole, qui est de sursumer, rassembler, lier, et pallier l'absence en permettant des formes sublimées de jouissance, est parfaitement fonctionnelle au Système qui produit la déploiement maximal de la puissance matérielle . Car une volonté de puissance sans puissance de production symbolique ne peut prendre conscience d'elle même que par le déploiement d'une puissance matérielle, d'une consommation . Mais la jouissance matérielle permise par ce déploiement de puissance ne cesse de se réduire en proportion de la puissance, de demander davantage de puissance pour maintenir le brasier ; ainsi la puissance même de jouir de l'homme est-elle fortement atteinte par la dé-symbolisation et par la course au déploiement de puissance qu'auto-produit aveuglément le Système . L'homme moderne n'est pas perpétuelle jouissance, mais perpétuelle insatisfaction . Une étude de l'érotique pourrait le montrer d'une manière convaincante .

Ainsi, pour conclure sur ce passage, faut-il souligner ceci : les altermondialistes ou les écologistes qui prêchent pour une retenue morale ou parcimonieuse de la jouissance pour permettre la décroissance pensent la jouissance dans les termes mêmes du système qu'ils condamnent . La symbolique est la voie de la jouissance – passionner le monde, c'est jouir du monde .

Un barde aux pieds de la princesse, écoutant dans le secret du privilège et du cœur le chant du rossignol parmi les arbres, jouissait du monde bien au dessus d'un moderne jouissant d'une pute russe dans une Ferrari . L'aimée de l'amour courtois est le microcosme, l'implication des couleurs, des saveurs et des parfums des mondes ; elle est tout, le pays des quatre fleuves, le firmament sous le nom de Nuit, la grandeur de l'esprit, et la noblesse du cœur et du sang . Par son regard et ses baisers, elle fait du poète un Empereur sans royaume – le Maître de Boulgakov . Par son règne, elle en fait un fidèle d'amour, un chevalier qui rend hommage et se trouve anobli .

Ainsi le Barde est-il frère de la main gauche de l'ermite, de la Béguine, qui voient le monde résumé dans une fleur, et font naître Dieu en l'âme, s'élevant à la hauteur des mondes indéfinis et des siècles des siècles au milieu des jardins et des canaux parcourus par les cygnes . Comme dans la lettre de Vermeer, le monde entier des routes maritimes est donné par la lumière, une carte et une lettre . Et la vérité symbolique, c'est que la carte est plus que le territoire grâce à l'amplitude et l'exaltation de l'esprit, qui ne cessent de déborder et dépasser, de nier le monde des choses, d'y creuser les souterrains lumineux du négatif, par la volonté de puissance agissant dans l'imaginal, qui fait naître des aurores et des mondes .

C'est par la puissance symbolique, celle des autres mondes, que l'homme s'élève à la jouissance parfaite, même dans ce monde . Le sage empédocléen est justement la Sublime Porte, celui qui parle le langage primordial ou langage des oiseaux . La fermeture de l'objet d'art est l'analogue de la fermeture des mondes dans l'idéologie racine, sous le nom prétentieux et menteur de rationalisme, l'analogue de l'enfermement de l'homme ; et de ces eaux stagnantes, il ne faut attendre que du poison .

Nous percerons ces murs d'airain . Déjà, nous respirons l'air et la lumière .

Viva la muerte !

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Zinaida Serebriakova