Stefan George, un frère II-3. L'homme de génie et la mélancolie .


(Dürer, Melancholia I)

Distinguer le Barde du poète, dire les pensées secrètes de Lautréamont : n'est ce pas folie, n'est ce pas errance ivre dans la nuit, finissant par la fontaine d'un vomissement spasmodique sur un mur, et le morcellement multicolore de la vue? N'est ce pas enlacer des corps et des peaux d'inconnus, rire et désirer multiplement?

N'est ce pas marcher au fond de la mer d'une rue environnée de murènes tournant autour des réverbères, voir le soleil se coucher sur la terre en l'inclinant de sa masse, en s'accrochant avec angoisse à l'herbe, à pleine mains, pour ne pas être happé vers lui ? N'est ce pas voir les arbres noirs se pencher vers soi avec hostilité? N'est ce pas se noyer dans une bouche, n'est ce pas mourir d'un regard – Et donc une grande folie? Une promesse de destruction, d'autodestruction?

« (...)Et sois la plus heureuse étant la plus jolie
Ô mon unique amour et ma grande folie

La nuit descend
On y pressent
Un long destin de sang »

Apollinaire, poème à Lou .

Car j'ai dit que le Barde ne pouvait plus être . Mais je précise, ne peut plus être dans ce monde . J'ai déjà écrit un mot à ce sujet : l'auteur n'a pas d'affiliation . A savoir, comme Merlin, il est un homme sans père . Il n'existe plus de Maîtres vivants, à ma connaissance . De quel droit dire qu'il n'est plus de Barde, et parler du Barde?-à cette question, la réponse est qu'il n'est pas de question-ou plutôt, que la question doit être posée d'une qualification disparue . Mais la réponse, elle, est le signe de perspectives sorties de l'espace .

Car ne faut-il pas être plus que le Barde pour le définir ? Cela ne pose-t-il pas la question de la qualification ? Et la réponse repose sur la sortie . Une amie si précieuse m'a soufflé :

"Mais ce qui compte peut-être par dessus tout, c'est d'avoir quitté le Lieu. Pour une heure, un homme a existé en dehors de tout horizon_tout était ciel autour de lui, ou, plus exactement, tout était espace géométrique". (Lévinas, dans "Heidegger, Gagarine et nous", in Difficile liberté) .

Je dirais au delà, que la sortie est justement de sortir de l'espace géométrique, d'être dans un monde où les modalités de l'espace ne s'appliquent pas.

La folie du poète doit être déroulée dans toute son ampleur, à l'image d'une voie lactée issue d'une pauvre tunique .

J'ai commencé par élaborer l'abîme par des symboles, puis j'ai continué par des excès et la poursuite de la mort, devenu noctambule et fuyant le sommeil ; maintenant je le tisse de mots, je le symbolise à nouveau . Mais tout était toujours déjà présent ; l'implication éternelle s'explique en tissage symbolique, rien de plus . Un ami proche écrit (je vampirise, sur ce texte, c'est terrible) :

« Quand un Sens fort ne peut pas être élaboré avec des mots et des idées, le désir humain cherche des sensations fortes au moyen d’objets matériels de substitution. Si le désir de vivre qui nous habite ne parvient pas à se réaliser dans le symbole et le langage, il n’a plus alors qu’à se satisfaire en dehors du langage et au moyen d’objets compensatoires. Ces objets de compensation peuvent être évidemment des substances psychotropes, également appelées « drogues », mais aussi des images et des sons saturés, de la nourriture, des vêtements, des bijoux, des cosmétiques, des possessions diverses (villas, voitures, yachts et jets privés), ou encore du sexe ou du sport en proportion excessive. »

Cela est vrai dans un tableau de la manipulation du désir dans la société de consommation, société qui pour attirer le désir vers des objets pratique la désymbolisation . Ce tableau ne manque pas de vérité, je l'avoue, il me touche au cœur . Il existe un lien étroit, évident, entre l'ontologie de la chose, qui exténue tout étant qui ne soit une chose consommable et commercialisable, et cette orientation du désir vers le non symbolisé . L'illimitation du désir se trouve happée par la sphère des objets, dans une spirale inflationniste destructrice déjà décrite par l'Ecclésiaste : l'oreille ne se rempli pas de ce qu'elle entend, les yeux ne se remplissent pas de ce qu'ils voient, ce qui manque ne peut être compté . L'œuvre majeure de Sade, les cent vingt journées de Sodome, peut être une figure de cette spirale . L'illimitation du désir passe en désir de destruction des objets du désir, en frénésie cruelle, pareille à la folie crépusculaire des derniers mois d'Hermann Goering .

Ce n'est qu'en rencontrant des limites dans le réel-le réel est à ce titre non pas une chose en soi, mais la structure qui oppose son inertie à mon désir, c'est à dire un système ontologique non symbolique par hypothèse structuré par mon désir-que paradoxalement je suis porté à symboliser pour compenser l'absence de l'objet . Le réel ne répond pas à mon désir, est absence, vacuité ; aussi le symbole apparaît, qui se substitue à l'objet absent, et le compense . Cette description ne va pas sans difficultés, pourtant elle est puissante, heuristique . Mais elle porte à faux sur ce point essentiel à la gnose, la nostalgie .

Aristote, c'est à dire celui qui pris ce nom, dans l'homme de génie et la mélancolie, pose cet ancien et irritant problème de la proximité de la folie mélancolique et du génie .
"Pour quelle raison tous ceux qui ont été des hommes d'exception, en ce qui regarde la philosophie, la science de l'État, la poésie ou les arts, sont-ils si visiblement mélancoliques, et certains au point d'être saisi par les maux dont la bile noire est l'origine (...)?"


Je pose avec cet Aristote la fraternité du noctambule,du poète et du sage, selon les propos même d'Héraclite . « Pour qui prophétise Héraclite d'Éphèse? Pour les Rôdeurs dans la nuit (νυκτιπόλοις): les mages (μάγοις), les bacchants (βάκχοις), les lènes (λήναις), les mystes (μύσταις). »

L'homme se pose par séparation, et la séparation de la mère n'est que l'analogue de la séparation première, qui porte le nom de péché originel par son lien à l'origine de toutes choses . Le péché est la séparation ; non l'acte mauvais, mais la séparation, la conséquence qu'il porte .

« De ce qui est Un évite de faire deux, cela est vrai pour toutes les voies qu'elles quelles soient » .

Donner la mort par le sacrifice qui fonde le lien est bon, quand la mise à mort qui sépare est mauvaise . Verser le sang, dévorer la chair peuvent être une chose noble . Ainsi les ménades . Les délices de la chair sont bons quand ils lient, et mauvais quand ils délient . Le péché assimilé à un acte déterminé devient obscur, inintelligible ; un interdit dépourvu de sens . La morale est la perte du sens du péché, le remplacement de la nostalgie essentielle par un catalogue obscur d'obligations . Elle est l'analogie de l'ontologie de la chose remplaçant la vision du lien et de la complémentarité des contraires par l'éclatement indéfini des objets isolés, refermés sur une essence mythique . C'est pour cette raison que la morale-ou la loi-sont si vides face à l'exigence essentielle quand elle se manifeste, à la manière d'une foudre ; les interdits légaux se revèlent alors comme illusoires, comme perdition . Tel est l'enseignement explicite du chant de Tristan et Iseult . Tel est le sens de la levée des interdits légaux que l'on rencontre dans toutes les grandes traditions .

L'homme en obtenant la Science du bien et du mal devient comme un dieu, image de Dieu, et donc être séparé de lui . Grandeur et douleur, liberté et exil sont indissolublement Un dans l'existence humaine . Le Diable n'est pas davantage qu'une figure de l'homme, ce que savait William Blake, quant il écrivait que tout poète est du parti du Diable .

"The reason Milton wrote in fetters when he wrote of Angels and God, and at liberty when of devils and Hell, is because he was a true poet, and of the Devil's party without knowing it ." The Marriage of Heaven and Hell, 2

Il existe une proximité étroite, une immémoriale complicité, entre le Maître, Marguerite et le Diable, entre Merlin, fils d'un Démon, et la sagesse .

La séparation en mâle et femelle est une première analogie de la séparation originelle, c'est la chair même qui est tranchée . La chair, voie de séparation, est aussi voie de réunion selon la main gauche, selon le mot « le chemin vers le haut et le chemin vers le bas : Un et même » . Retour et repentir sont Un . Le retour à Jérusalem est l'analogie de ce retour absolu, ce retour au Suprême qu'accomplit le cercle de la vie ; et l'image de l'Exil et du retour à Jérusalem est structurellement analogue au symbole celtique du Saumon, faisant retour à l'origine . Les bras ouverts de la déesse sont les bras du retour dans le céleste pays, comme les bras de l'homme le sont pour la femme . Ainsi s'expliquent les mots de Taliésin : « Malheur à celui qui a perdu le céleste pays et la grande amitié ».

L'homme de génie, comme le mélancolique, porte un deuil, porte le Soleil noir de la mélancolie . Mais ce deuil, contrairement à la dépression réactionnelle, n'est pas un deuil réel au sens d'un objet du monde . Ce n'est pas non plus un deuil immanent, mais inexistant, mais présent, selon ce que tente d'élaborer un article de Zizek, "le deuil, la mélancolie et l'acte", dans vous avez dit totalitarisme ?

"En un mot ce que la mélancolie occulte, c'est le fait que l'objet manque depuis le début, que son apparition coïncide avec avec son manque, que cet objet n'est autre que la positivation d'un vide-manque, qu'une entité anamorphique qui n'a pas d'existence "en soi" . Le paradoxe est bien sûr que cette traduction trompeuse du manque en perte nous permet d'affirmer que nous possédons l'objet : ce que nous n'avons jamais possédé ne peut non plus être perdu , si bien que le mélancolique dans sa fixation inconditionnelle sur l'objet perdu le possède en un sens dans sa perte même ."

Ce passage concentre les impasses de la pensée psychanalytique de la mélancolie . Tout d'abord, cette idée typiquement moderne que la mélancolie occulte quelque chose de manière intentionnelle, trompeuse, et plus encore que quelque chose quelque objet, et mieux encore quelque vide . Quelque vide, pensé comme quelque chose n'ayant pas d'existence "en soi" . Mais tout être relationnel, comme justement un signe, ne peut avoir un "un soi", si tant est qu'un objet physique puisse avoir un "en soi", hypothèse purement gratuite . La mélancolie se réfère à un signe, à un étant absent . Et qu'est ce que ce vide qui se réfère à un étant, sinon un signe ? Et pourquoi ce signe serait-il dans ce cas précisément insignifiant ou menteur ? Et cette notion de possession d'objet, ce décalque du monde physique et de l'ordre de la propriété dans l'ordre symbolique est encore, purement et simplement une réduction, et une usurpation .

Allons plus loin sur l'identité personnelle . Le Moi se construit en posant le Non-moi, le monde . Une fois construit, il ressent une perte obscure, celle justement du non-moi dont il se sépare . Dès le début du Moi, le non-Moi est perdu comme mien ; car le Moi n'est pas la totalité originelle, l'Être . L'apparition du Non-moi coïncide avec le manque de l'Être, et l'apparition du Moi aussi . Nous avons jamais possédé l'Être, cet insaisissable, c'est lui qui nous possède . Mais ce qui manque depuis le début, manque d'un début relatif, non du commencement dont notre début est analogué ; et ce qui manque n'est PAS un objet, une chose qui aurait une puissance d'en-soi, mais un LIEN . Tout étant n'est pas une chose et n'existe pas selon la modalité de la chose . L'idée d'un en-soi fermé sur lui même découle de la modalité de la pensée de la chose dans l'idéologie racine .

Ce que nie la psychanalyse de la mélancolie est justement ce que j'affirme, c'est la réalité de l'antique blessure, de l'antique serpent gnostique, lui aussi sous sa forme d'Ouroboros, d'unité et de retour . Le dépressif mélancolique peut être un analogué d'ordre inférieur de la mélancolie essentielle, de la puissante nostalgie qui est autrement nommée Abîme, mais il n'est pas l'analogué premier et principal . Cette distinction est structurellement identique à la distinction de la séparation métaphysique archétype et de celle de l'enfant du corps de sa mère .

La psychanalyse tend à inverser le rapport, à poser la séparation matérielle comme première et la séparation principielle comme symbole archétype-produit par la psyché, d'un niveau ontologique projeté de Soi et exténué, de cette séparation réelle ; et c'est justement cette hiérarchisation, issue de l'ontologie de la chose comme modèle de l'être, et donc du corps comme principe du symbole, que je pose comme inacceptable . La séparation des corps de l'enfant et de la mère est l'analogon de l'analogué premier et principal qui est la procession ou création, dont tous les savants distinguos ne peuvent annuler l'unité conceptuelle .

Le corps est à l'image de la divinité . C'est en cela qu'il peut être support de sublimation, et sublimation . Le jeu des corps peut ainsi s'élever à la magie, à la création d'un monde par l'invocation de l'archétype . L'incarnation essentielle qu'est la pensée devient la sublimation du corps, et c'est ce double entrelacement qu'élabore Stefan George . Mais ce qui pousse à l'entrechoquement si douloureux et si sublime des corps, cette énergie, cette puissance, n'est autre que l'inversion de la puissance originelle de la séparation . La puissance des ténèbres et la puissance de la Lumière sont Une et même pour la voie en tant que puissance, mais non en tant que puissance centrifuge d'écartèlement et de destruction, désir de la mort, et puissance centripète du retour .

Comme Janus, le dieu a une face bienveillante et une face terrifiante, destructrice, selon la figure de Kali . Deux faces, non Une ; non dans l'instant, mais Une dans l'éternité, car dans le cercle des mondes la mort et la destruction font retour, comme le ressac qui ramène sur la grève le corps des naufragés . La roue est la première et puissante figure des mondes, et c'est pourquoi le Druide Suprême portait le titre de Mog Ruiz, serviteur de la Roue ; tandis qu'au Musée Guimet la sculpture fascinante du Roi du monde, le Chakravartin se vit de cette puissante symbolique .






Le cercle peut être parcouru de la droite, être dextrogyre comme le ciel étoilé, qui pour l'homme vertical dans l'axe du Nord tourne d'Orient vers l'Occident ; mais le cercle peut être tourné vers la gauche, être sénestrogyre, de sens contraire, selon cette parole :

« COMME SI le puissant saumon à contre courant rencontrait les chevelures des algues
Accomplissant le cercle du retour et de la mort
Comme tout le monde ici mais
En sens contraire »

Aussi le formidable désir du retour, cette puissance qu'est la nostalgie, peut elle se manifester comme aspiration par le vide, désir de ténèbres et de destruction, « instinct de mort ».

« COMME SI le souvenir amer de la peine rejoignait
Le corps chargé de ces noirs maux violents
L’ultérieur démon immémorial »

Le poète n'est autre qu'un gaucher spirituel, un être qui par sa propre pente ne peut suivre que la Voie de la main gauche . Cette voie est la voie de Saturne, la voie de la mélancolie . Il existe bien une analogie structurelle entre l'homme de génie et le mélancolique, ce que pose Aristote, ce que savait Dürer dans ses invocations de Saturne.

Car l'écriture s'achète à prix d'homme. Car c'est par le manque et par la douleur que naît le chant, chant de tristesse, chant d'amour ou chant de rage. Le fondement de l'art est l'amour du lointain, autrement dit la morsure de l'absence . Indicible morsure, et qui ne peut être tue .

"Lorsque les jours sont longs en mai
M'est beau le doux chant des oiseaux de loin (...)
Je me souviens d'un amour de loin(...)

Triste et joyeux je la quitterai

Quand je verrai cet amour de loin (...)

Car trop sont nos terres loin

Il y a tant de passages et de chemins (...)"

(Jaufré Rudel)

Dans l'idéologie moderne, comme l'élabore par exemple entre milles le texte de Zizek, cette absence est tout simplement un néant, un vide . C'est pourtant sur ce puissant fondement que s'élabore l'art de nostalgie, le premier art de la poésie .

"Soudain la musique cessa, les danseurs poussèrent de longs cris gutturaux, on éteignit les lumières, et vivement sur ces ruelles escarpées la compagnie se dissipa . Alors une chanson s'éleva dans la nuit . C'était une strophe, un chant de solitude, quatre vers pleins et poignants, une goutte de miel qui déborde du coeur ." Maurice Barrès, Greco ou le secret de Tolède.

L'obsession du doute est liée au travail de ce ver rongeur, qui est l'affrontement du néant et du silence . La métaphysique de la vacuité envahit l'homme comme la nuit envahit le jour, comme une coulée de bile noire . Le silence est le fondement éternel du Verbe, car le Verbe établit un jeu de différences sur un silence d'abîme, et l'abîme est une condition de son expression, comme le silence de soi est une condition de l'audition des paroles éternelles de Dieu selon Jacob Böhme :

"Lorsque tu te tiens dans le repos du penser et du vouloir de ton existence propre, alors l'ouïe, la vue et la parole éternelles se manifestent en toi, et Dieu entends et voit par toi ."

Ou encore comme la nuit est condition de la Lumière . Dans le monde moderne, lié par l'ontologie de la chose, le Vide parvient à l'en-soi par l'exténuation du Verbe, là où il n'était que l'ombre de celui-ci . Par la mort de Dieu advient le règne éternel du silence des ténèbres, figure spatiale en tant que puissance de disposition indéfinie et fermée sur elle même d'un monde de choses dépourvu de sortie .

Face à cet écrasement lent mais mortel, le poète doit, pour simplement être, abandonner la poésie, abandonner ses sentiments . Il devient révolutionnaire, et pas seulement dans l'art . Il ne peut que sortir du domaine de l'art, puisque l'art n'est qu'un aspect d'une totalité qui ne peut plus être . La révolution dont je parle est encore celle du saumon, symbole du sage, animal qui fait retour à l'origine, animal qui remonte les eaux tempétueuses des rivières de montagne, et passe les obstacles tourbillonnants. Il doit être révolutionnaire comme un saumon dans l'eau des cimes, dans l'eau céleste issue de l'haleine de la lune .

« Malheur au poète qui nait dans un de ces moments équivoques où la tradition de l'art est devenue caduque, où il est nécessaire de renverser l'ordre pour chercher ensuite à le rétablir sur une base plus solide . Il est possible que la gloire de poète devienne enviable, mais sa vie est empoisonnée à jamais » Apollinaire, citant Jean Moréas . Oui, Apollinaire . Wilhelm Albert Włodzimierz Apolinary de Wąż-Kostrowicki n'était pas un homme moderne . Le poète doit œuvrer au soin du monde pour pouvoir être . L'artiste doit œuvrer au soin du monde pour que son œuvre puisse y naître à nouveau, pour qu'un printemps du monde puisse éclore comme la vulve désirable d'une rose .

Luis de La Miranda a écrit ceci hier, qui respire de ce printemps féroce :

«Des voix résonnent, qui harmonisent des volontés d’élucidation, par théorie latérale, décantation des contradictions, stratégies de pouvoir oratoire. Ce n’est plus dans cette langue que se dit la vérité. On peut sourire et sourire et vivre dans un bourbier, une ruine d’un autre temps. Une mélancolie a pu parfois nous happer, au temps des orchestres de violons avançant par vagues. Mais c’était du temps de la culpabilité et de la crainte de la mort. Le propre d’une théorie est de n’être au mieux que vraie. Nous nous conformons à de vieilles époques, et rien encore n’aurait été inventé de l’autre côté de la limite du réel ? Déjà se profilent à l’oraison des champs striés par nos sauts et nos incartades. Apprêtons-nous à ce qu’un monde autre explose d’un coup hors du tableau des visites réglementaires. Les atones seront enterrés vivants. Les villes seront chassées en dehors des géographies. Le sens sera considéré comme le complice de ce qu’il dénonce, pour avoir entrevu sans agir les absurdes mécaniques. Nous partons en des terres étrangères, toutes frontières franchies. Et rien ne nous importe que de mourir à ce monde pour incarner le nouveau, par fulgurances ancrées, comme on harponne un monstre. N’allez plus à l’école de la réalité. Créalisons ou mourons. »

Sa vie est empoisonnée, car il doit faire autrement que son essence le porte . Son essence est le chant de l'amour de loin, les jours couronnés de roses . Là ou Kepler écrivait des traités sur la musique des planètes, l'Harmonice Mundi , Apollinaire voit les déchirements intimes du monde humain s'accrocher comme le loup aux champs de fleurs du Barde :

« Les jalouses Patries m'ont déchiré un jour,
Moi! La Pensée, Moi, l'Art, et Moi, l'Amour!

Mon corps est splendide toujours. »


Dans une civilisation construite sur le doute, le poète doit redécouvrir l'assurance de son droit, ce droit à fonder par la parole et par l'acte . Il doit retrouver l'étoile, le guide, qui le mènera à l'alliance des mondes, à ce pain et vin des mondes qu'Hölderlin évoque . Tel est l'objet de l'Étoile de l'Alliance.

Nous mortels, pouvons déplacer la pierre tombale de la vieille Europe, discrètement enterrée, précipitamment enterrée de nuit, comme fut enterré Molière : dans la nuit des bûchers, des émeutes, de l'abandon de toute grandeur dans les expositions coloniales, abandonnée à partir de 1933 . Qui regretta en 1945 cette Europe, qui ne préféra pas le chewing-gum des vainqueurs ? Et ils ne revinrent pas, les hommes nobles, morts, exilés, déshonorés .

L'Europe au corps sublime de la Pensée, de l'Art, de l'Amour, telle est la douce amante qu'évoque George ; tel est le printemps de l'Empereur des derniers temps de son élève Kantorowicz . Sa vie dans le Paris fin de siècle, capitale du monde, sa mort en 1933 ne sont pas des hasards, des coups de dés.

Nous te prendrons par delà les bûchers, et de tes cendres l'invocation sera une vie nouvelle. Tant et tant d'enfants qui n'ont pas vécu.

La race des hommes est comme la race des feuilles, mais le printemps arrive.

Vive la mort!

Préface à Affleurement de la sphère des choses II, pouvant servir de fragment sur l'écriture sans auteur.


(Paul Gauguin)

A Luis de Miranda, dont je tresse les mots.

En tant qu'exercice de la puissance des mots for the happy few, cette œuvre -affleurement de la sphère des choses 2- est une tresse, un collage . Pour lever toute ambiguïté je place le texte d'un coup de dé jamais n'abolira le hasard sous le nom de Mallarmé dans l'Encyclopédie .

http://encyclopediedusouterrain.blogspot.com/2008/06/m-comme-mallarme.html

Les mots n'ont rien de subjectif . En tant que signes, ils sont dans l'espace de la feuille ou de l'écran comme des objets dans l'espace des choses . Il peuvent être composés, recomposés, dans l'indéfini commentaire entrelacé des mondes . Le sens d'un passage se lie aux alentours, et ainsi le sens est tressé comme le texte . Les variantes d'écriture ne signent pas une différence d'origine, mais un ton, selon une notion proche de la musique .

Les morceaux peuvent être ou non réécrits .

L'auteur est une fiction issue de l'espace des mots . Il n'est d'autre auteur que l'Auteur . Qui est l'auteur, l'inventeur de la langue, de l'écriture, des mots, de la grammaire qui les lie, le dernier à les poser? L'auteur est une puissance ordonnée, collective, comme la création d'un nouveau monde . Ces questions importent les questions juridiques de l'appropriation du monde dans l'espace de la page . L'ordre juridique du monde est impuissant contre le Verbe, puisque le Verbe est une condition de l'expression de l'ordre juridique, donc de sa puissance .

Le Verbe règne sur l'ordre juridique, et l'inversion moderne de la domination est une usurpation . Le sens sera considéré comme le complice de ce qu’il dénonce, pour avoir entrevu sans agir les absurdes mécaniques . La mutinerie est un droit, comme la résistance à l'oppression . La piraterie spirituelle est redevenue possible, et nous sommes ici comme Descartes était en Hollande, à l'abri des inquisitions . Le Verbe n'est pas à notre service, nous sommes, en tant que poète-et la beauté est dans l'œil de celui qui regarde-service du Verbe, pain et vin des mondes .

"Déjà se profilent à l’oraison des champs striés par nos sauts et nos incartades. Apprêtons-nous à ce qu’un monde autre explose d’un coup hors du tableau des visites réglementaires. Les atones seront enterrés vivants. Les villes seront chassées en dehors des géographies.. Nous partons en des terres étrangères, toutes frontières franchies. Et rien ne nous importe que de mourir à ce monde pour incarner le nouveau, par fulgurances ancrées, comme on harponne un monstre. N’allez plus à l’école de la réalité. Créalisons ou mourons. "

L'ordre du Verbe est invoqué pour dévoiler à nouveau sa puissance, sa lumière, son incarnation ici et maintenant . Le Verbe est beauté, et position d'un ordre . L'ordre est justice et beauté selon la puissance qui le fonde, l'immense désir, la nostalgie des mondes . Ou mourons ! Sur la page, le poète, nu dans le monde des choses, est roi, et pratique l'art royal . Mais sa royauté n'est pas liée à sa personne, mais à l'intensité de son effacement, selon les paroles de Jakob Böhme :

"Si tu peux une heure durant faire silence de tout ton vouloir et de toute ta pensée, alors tu entendras les paroles inexprimables de Dieu"

Car qu'est ce qu'un poème, sinon une figure de la guerre, la guerre dans le Ciel ? Cette guerre est celle du combat de Jakob-notre père- avec l'Ange . Guerre des ténèbres, dans la poussière, guerre des douleurs- guerre d'une exigence issue des fondations de l'humanité, de la cruauté intime de l'homme-"la voix du sang de ton frère crie du sol vers moi" : "je ne te laisserai pas que tu ne m'aies béni"...guerre de ce fils de démon boiteux qu'est l'homme,

"Les Anges virent que les filles des hommes étaient belles et ils prirent pour femmes celles de leur choix"

Guerre des grincements de dents pour exprimer l'inexprimable . "Nous nous conformons à de vieilles époques, et rien encore n’aurait été inventé de l’autre côté de la limite du réel ?"

Et invocation, magie des mondes soulevés par le Verbe comme la tempête invaincue, tempête dans mon coeur comme tempête sur les rues, la nuit .

Oh que d'aurores sublimes j'ai rêvées !

Et nous les ferons advenir dans le monde. Ou mourons.

Vive la mort!

Affleurement de la sphère des choses II. L'entrelacs et l'enlacement . Tresse de Pointe de fuite en l'horizon des fleuves vers la mer.


C'est à douleur que l'écrit naît d'une lente tresse, maculée comme par des larmes, ou encore comme offrir son sang au vampire, décomposition en chant inaudible.


A Stéphane Mallarmé
A ma sœur
Dans sa perspective



COMME SI l'entrelacs des mots à l'infini comme ligne rejoignait
Ma rue infinie où je ne voulais rien
La lucide et seigneuriale aigrette d'algues
de vertige
au front invisible
scintille
puis ombrage
une stature mignonne ténébreuse
debout
en sa torsion de sirène


Au bassin de l'Ange
COMME SI le souvenir amer de la peine rejoignait
Le corps chargé de ces noirs maux violents
l’ultérieur démon immémorial


N'ayant pas trouvé de bel exutoire
QUAND BIEN MÊME LANCÉ DANS DES CIRCONSTANCES ÉTERNELLES
DU FOND D’UN NAUFRAGE


Empoisonné de mes venins
Je suis maintenant l'un de ceux-ci
un banni et un homme errant loin des dieux
je mettais ma confiance dans la Haine insensée


COMME SI errant
Mes pas se feraient alors insaisissables Tant
Aux autres qu’à moi-même aussi légers et
Lourds que le vent chaud d’Algérie qui emplissait ce soir le vide des rues et des passages
vers
ce doit être
le Septentrion aussi Nord

UNE CONSTELLATION


COMME SI le serpent lové dans le ventre de l'homme banni
à l'infini rejoignait sa marche et
l’angoisse suspend chacun de ses pas


C’ÉTAIT
LE NOMBRE
issu stellaire


EXISTAT-IL
autrement qu’hallucination éparse d’agonie


COMME SI les rues et les voyages vers les ténèbres à l'infini rejoignaient
Un boulevard qui allait engager ma mémoire
Entrechoquée par
Le gémissement des trains humains La nuit
À travers la plaine


COMME SI l'infini des voies de fer était mort Vie et
Envol des oiseaux de feu et
Je regardais je m'orientais me désorientais tandis que
Mort d'inquiétude
je rendais une âme mutique aux étranges hommes qui contemplaient des œuvres d’art Tandis que
Des métros aériens, d’une grâce toute fictive
fusaient
embarquant encore un peu de l’air chaud
très à l’intérieur résume
l’ombre enfouie dans la profondeur par
Cette voile alternative

Des vaisseaux dérivants
D'un long vol vers Le ténébreux vertige
au front invisible
debout
en sa torsion de sirène


COMME SI l'ironie d'une oraison funèbre
Par la parole de l'homme mort
joignait l'horizon par le point de fuite de
cette arcade céleste et pierreuse qui laissait le ciel prendre une
Teinte rouge en-dessous d’elle
COMME SI les mots pouvaient se teinter comme
le ciel ou encore comme le sang
Comme l'entrelacs et l'enlacement
COMME SI la mort de l'espérance et
le début de la grande guerre dans le
Ciel
Je la reconnaissais fulgurante remontée tempétueuse
que se
prépare
s’agite et mêle
au poing qui l’étreindrait
comme on menace
un destin et les vents

COMME SI le puissant saumon à contre courant rencontrait les chevelures des algues
Accomplissant le cercle du retour et de la mort
Comme tout le monde ici mais
En sens contraire
Vers les sels dans lesquels
J’espérais me noyer
Vers les algues j'espérais être lié
Dans le songe du lieu sans retour
Dans le découragement des grands combats à jamais perdus
comme des hurlements
Égarés
dans quelque proche
tourbillon d’hilarité et d’horreur

le mystère
précipité
hurle


COMME SI cette place de grève des songes infertiles d’autrefois serait celle de nos hommes
COMME SI l'aurore apparaissait au soleil de minuit d'une arcade de sourcil
Cette montée vers la treizième des profondeurs


l’unique Nombre qui ne peut PAS
ÊTRE UN AUTRE


LE MAÎTRE
hors d’anciens calculs
où la manœuvre avec l’âge oubliée
surgi
inférant l'océan d'éternité
jadis il empoignait la barre
de cette conflagration
à ses pieds
de l’horizon unanime


COMME SI l'aurore aux doigts de rose prenait les
Longs doigts blancs du crépuscule des mots
Et un morceau de dentelle
Que je suis dans l'image ronde

d’un ébat
la mer par l'aïeul tentant ou l'aïeul contre la mer
une chance oiseuse
Fiançailles de la peau et de l'ombre
Tatouage faux dont
le voile d’illusion rejailli leur hantise
ainsi que le fantôme d’un geste


Le globe comme spectre


COMME SI l'ange de la face apparaissait au point de
Fuite de
l'indéfini des molles lignes où
Se promènent les visages
Paissant dans la folie comme
Des enfants semblables à des moustiques velus du chef
la partie
au nom des flots
un
envahit le chef
coule en barbe soumise
naufrage cela
direct de l’homme


COMME SI la montée des grandes eaux
RIEN
de la mémorable crise
ou se fût
l’événement
accompli en vue de tout résultat nul
humain
N’AURA EU LIEU


une élévation ordinaire verse l’absence


Inquiète, alors que je ne VOULAIS SURTOUT PAS.

Stefan George un frère II-3 : du Barde au poète dans le cycle de fer .


Stefan George a affronté les apories du monde moderne en tant que poète . Le poète se distingue du penseur, en ce qu'il tisse de mots la nostalgie qui le porte à travers des chants, des silences, et non par l'effort nu du concept ; et il se distingue du Barde en ce qu'il ne croit plus, par aliénation moderne, aux pouvoirs prêtés aux Bardes : l'enchantement, la voyance des mondes que Dante revendique encore, le don de prophétie dans l'ensemble des sens qu'il peut évoquer .

La racine du penseur, du poète et du barde est une ; et la comparaison de ces formes permet aussi de comparer les positions des cycles de civilisation . Tel est l'objet du présent texte.

Max Jacob écrit en 1917 à Jacques Doucet, à propos d'Apollinaire : "(...) j'entends par éclat lyrique cette folie, cette exaspération de plusieurs sentiments élevés qui, ne sachant comment s'exprimer, trouve un exutoire dans une sorte de mélodie vocale dont les amateurs de vraie poésie sentent les dessous, la légèreté, la plénitude, la réalité : cela est du lyrisme : il y en a très peu de part le monde et très peu même chez les grands poètes".

Le poète est habité, porté par des sentiments élevés qui ne savent pas comment s'exprimer, qui ont besoin d'un exutoire . Max Jacob parle justement d'exaspération . Cette exaspération est très comparable à l'étouffement, elle engage le vital ; elle est le combat désespéré dans les mâchoires de la mort . Le poète moderne authentique est un être qui ne peut vivre dans le monde tel qu'il est . Un tel sentiment d'exaspération et d'étouffement est étranger au Barde, mais non au philosophe platonicien, ni au gnostique . C'est le sentiment diffus d'étrangeté au monde, qui fait poser au gnostique des récits d'envahissement de l'esprit par les chaînes, les délicieuses chaînes de la chair . Lautréamont a parlé de l'homme comme d'un poisson étouffant au fond d'une barque faute de connaître enfin Dieu, ce Dieu ivre dans un fossé, à l'agonie, être absurde et humilié . Tout lecteur sait que l'on trouve chez Baudelaire, chez Rimbaud, chez tant d'autres, cette urgence du souffle, ce triomphe du soleil noir sur le monde grouillant des grandes villes, sur les campagnes raides et mortes, même sous le soleil du grand midi, même couronnées de roses.

A quel point cette urgence est chose nouvelle, c'est dans la compréhension authentique de ce fait que l'on sort par le haut des interprétations psychologistes, idiosyncrasiques de la pensée . "Peu à peu j’ai appris à discerner ce que toute grande philosophie a été jusqu’à ce jour: la confession de son auteur, des sortes de mémoires involontaires et qui n’étaient pas pris pour tels"- la plus grande erreur de Nietzsche, cette conception romantique qui l'empêche de penser le collectif et l'objectif de la langue et de la pensée . Pourquoi la confession de Nietzsche a-t-elle eu un tel écho, pourquoi Nietzsche a-t-il avec raison revendiqué le titre de Roi ? Sinon parce que sa pensée avait atteint l'essence du cycle de la civilisation de l'Europe ? Atteindre n'est pas comprendre, ami . Mais atteindre est un exploit, et une mort . On ne touche pas la foudre sans risques, sans abîmes et sans folies . Atteindre le haut n'est pas atteindre sa personne, mais l'être en soi .

Pourquoi aussi la vie, l'incarnation même de la pensée- « Toute grande philosophie est peut-être au plus près de l'incarnation d'un savoir ou encore d'une pensée » me glisse à l'oreille une amie très sûre- s'est-elle lentement égarée vers l'ontologie, la critique de la raison, et l'épistémologie ? Je donnerais une réponse rapide mais qui me semble probable . La question première de la philosophie dans l'horizon de la liberté essentielle est « que faire? ». L'homme se voit à un carrefour circulaire face à une infinité de chemins, un labyrinthe indéfini, une spirale lente comme celle de cheveux de déesse . Et pour répondre à cette question, il cherche une carte, il cherche ce qui est, et il reçoit des réponses variées dans sa mondéité propre . Que faire, si Dieu est ? S'il n'est pas ? Que faire, que dire, que penser? Pour parler comme Kant dans la Critique de la Raison pure (1781), "Que puis-je savoir? - Que dois-je faire? - Que m'est-il permis d'espérer? "-Et pour répondre aux deux dernières questions fondamentales, le préalable posé : que puis-je savoir? Qu'est ce qui est ?

Il semble en effet qu'un réponse à cette question soit un préalable à la question essentielle de la vie, de la voie . C'est la conclusion de l'occident . Dans le Bouddhisme, la recherche de réponse à cette question est une fausse voie, un piège . Finalement, l'idée d'une pensée théorique et méthodique n'entraînant aucun mode de vie particulier et axée sur « ce que je peux savoir », ou « ce qui est » l'a emporté . Mais déliée de la question authentique, une telle recherche permet certes des thèses, et même des œuvres brillantes, mais elle risque d'être vide, ou activité compensatoire à l'ennui ou à la solitude . La question authentique est l'incarnation : qu'importe une philosophie du sexe chez quelqu'un qui n'y goûte pas, une pensée de l'éclat des fruits sur les lèvres pour celui qui n'en mange pas, une philosophie de la sorcellerie pour celui qui n'a jamais vécu la sorcellerie ? Quelle est la qualification d'une telle parole ? Ainsi la « philosophie » est-elle devenue la logorrhée de la moraline, une chose triste à pleurer . Ainsi les poètes ont repris l'urgence de l'étouffement . La pensée est incarnée, ou elle est sans saveur, mot que Vico rapproche justement de sagesse : le sage est celui qui goûte le monde, en extrait les teintures essentielles, en tisse des harmoniques, proche d'un grand parfumeur à l'abord d'une peau de rencontre . Le monde dont je parle est fondé sur la puissance originelle involuée dans les ténèbres, puissance originelle de lumière ; il est sang, volupté, mort- mort comme soutien de la volupté, souffrance comme sel de la volupté.

Le poète est porté par l'urgence du souffle qui se meurt, de la fontaine scellée . Il se distingue du Barde, chez qui le lien aux mondes d'involution des puissances est profond et intime .

Porté à la guerre, le Barde ancien est entretenu par les Rois, pour chanter leurs exploits, et donc leur légitimité . Pindare en est une figure grecque . Sappho ne peut en être exclue . A ce titre, Hölderlin est encore un barde . En tant que vivant dans une dangereuse proximité au mondes des puissances, il est aussi un être qui se tient à part des autres hommes . Ainsi Merlin, né d'un démon et d'une mortelle, est homme sans père . Proche de la puissance fondatrice, il transgresse l'ordre royal en affligeant le Roi . Il transgresse l'ordre humain des liens jurés du vassal et du mariage en favorisant l'adultère d'amour d'Uther avec Ygraine, femme d'un grand vassal du Roi, le Duc de Cornouailles . Il est une figure de l'obscur de la souveraineté, avec ses deux faces, lumineuse en tant que fondatrice, dispensateur de la puissance et de la justice, ténébreuse en tant que sorcier, transgresseur, annonciateur des malheurs .

Merlin est lié à la puissance féminine, doublement, en ce qu'il favorise l'amour autant que les grands guerriers, mais aussi parce que, malgré sa connaissance de l'avenir, il apprend les mystères à Viviane, la fée qui le liera et le plongera dans le sommeil avec ses propres enchantements . Merlin désire Viviane avec la nostalgie platonicienne de l'Androgyne . Merlin souhaite ce sommeil et ces liens, qui est l'illumination passive, le repos de ses déchirements entre le démon et l'homme, le masculin et le féminin, la lumière et les ténèbres, l'Ange et le Dragon . La liberté est une lourde charge pour un être au dessus de la mort, et qui contemple l'abîme des temps . Merlin aspire au repos face à l'inéluctable accomplissement, la perte pratiquement totale de la Lumière originelle, la victoire des ténèbres, face à laquelle même sa puissance d'illusion indéfinie n'est que retardement, et vanité des vanités . Heureux les pas de celle qui m'apportera la mort...La légende raconte que Merlin ne pourra sortir des liens du sommeil, le Val sans retour, que pour participer avec Arthur à la grande guerre décisive de la fin du Cycle . En poussant l'analyse, les clefs des cycles du temps ont été remis à Viviane, puisque seule celle qui lie peut délier . Au présent cycle, la puissance féminine est devenue décisive . Stefan George, buste viril sculpté dans la roc, n'en est pas moins un être intensément féminin .

Et sans aucun doute, le barde, le prophète ou le roi ne peuvent plus être, sinon comme pâles personnages de fiction . Les derniers rois ne portent que le titre, sont habités par l'inanité des souvenirs dépourvus de puissance . La fermeture du Cycle de la prophétie -la mort du Grand Pan- est la réflexion la plus profonde qui soit sur les mystères lovés du temps, le temps lové comme un serpent dans les profondeurs des roches et des métaux . Le temps s'insinue par les pores du sol des pensées comme l'eau s'insinue sous le sable, comme la disparition du soleil au crépuscule . Il nous est devenu invisible, insaisissable, inintelligible . Le temps est usé, on ne peut plus le dire . Il ne demeure que la lamentation du poète...Mais où sont les neiges d'antan?...comme la vie est lente, mais comme l'espérance est violente...

Le Barde s'appuie sur le secret caché dans le mystère, sur le souffle du Dragon . Il ne reste au poète que la torture du doute . Le doute, car tout ce qui fait la vie du poète est inexistant, radicalement inexistant dans la vie moderne . Il n'y trouve ni la reconnaissance, ni les moyens d'existence-justement nommés-qui pourraient l'enraciner dans les mondes du poème . Le poids du doute est sans aucun doute l'épreuve la plus lourde que peut vivre un homme noble . Peut-être ses hauts désirs sont-ils sottises, peut être sa nostalgie n'est elle que la dépression résultant de son incapacité à s'adapter au monde, peut être ses maux sont-ils dépourvus de sens . Un critérium de la capacité de compréhension d'un destin moderne est la pensée de la maladie, ce que manifeste le petit texte intitulé "l'homme de génie et la mélancolie"attribué à Aristote . Ce texte exemplaire analyse la mélancolie comme la position de l'homme supérieur dans un monde qui ne peut entièrement l'accueillir, ce qui est aussi la structure de la pensée gnostique de la position . Mais la pensée moderne ne voit que la maladie, et met le génie sous l'éteignoir .

Un exemple très clair est la maladie de Nietzsche . La maladie de Nietzsche peut être considérée comme simple perte de raison, étonnamment similaire à celle de Hölderlin . C'est la thèse de l'inepte X que j'ai entendu en conférence sur ce sujet, la paralysie syphilitique . Quant bien même Nietzsche ait eu le tréponème dans le sang, tous les "syphilitiques" ne deviennent pas Nietzsche . Les écrits étranges de Nietzsche s'éclairent infiniement plus à la lumière de l'Advaïta de l'Inde . Je suis cela ...et encore cela...et aussi cela..cela résonne de près avec le tu es aussi cela des états multiples de l'être, tout comme l'insistance de Nietzsche sur les mondes . Ce thème est un fondement de toute pensée d'auto-dépassement de l'identité. Je vous livre des textes déjà connus :

"Je suis l'Un et les deux
Le procréateur et le giron,
Je suis l'épée et le fourreau
Je suis la victime et le heurt
Je suis la vue et le voyant
Je suis l'arc et la flèche
Je suis l'autel et le suppliant
Je suis le feu et le bois
Je suis le riche et le nu
Je suis le signe et le sens
Je suis l'ombre et le vrai
Je suis une fin et un début."

Stefan George.

Ils ne comprennent pas comment ce qui s'oppose s'accorde dans une identité. L'harmonie est changement de côté (acte de tourner, va et vient, ), comme pour l'arc et la lyre.
Héraclite.

«Je suis ce que j’ai été, ce que je suis et ce que je serai.
J’ai revêtu une multitude d’aspects avant d’acquérir ma forme définitive
Il m’en souvient très clairement.
J’ai été une lance étroite et dorée
J'ai été une goutte de pluie dans les airs,
J'ai été la plus profonde des étoiles,
J'ai été mot parmi les lettres,
J'ai été livre dans l’origine,
J'ai été lumière de la lampe,
J'ai été chemin, j’ai été aigle,
J'ai été bateau de pêcheur sur la mer,
J'ai été goutte de l’averse,
J'ai été une épée dans l’étreinte des mains,
J'ai été bouclier dans la bataille,
J'ai été corde d’une harpe,
J'ai été éponge dans les eaux et dans l’écume,
J’ai été arbre dans les forêts.
Et puis, quand les temps sont venus, j’ai été le héros des prairies sanglantes, au milieu de cent chefs.
Rouge est la pierre qui orne ma ceinture et mon bouclier est bordé d’or. Longs et blancs sont mes doigts. Il y a longtemps que j’étais pasteur sur la montagne. J’ai erré longtemps sur la terre avant d’être habile dans les sciences…»

Taliésin. (Barde Gallois, Vème siècle)

Nietzsche a été foudroyé par la déité, de l'avoir approché sans les secours d'une tradition et d'un maître, dans une ascèse sauvage . Le chérubin, de son glaive de feu, l'a frappé à la tête . Heureux les pas de celle qui m'apportera la mort, dit l'Inde, car être frappé par le Dieu est passer au dessus du monde, une mort relative au monde de la maya .

Le poète est donc la plus haute figure de l'Âge de fer, l'héritier légitime du Sage et du Barde, d'Empédocle et du Mage . Nous commençons aujourd'hui a pouvoir regarder à nouveau Empédocle comme un Barde et un sage, et un homme sans père (Peter Kingsley, Empédocle et la tradition platonicienne, Belles lettres 2010) :

"Il y a un oracle de la Nécessité, une antique ordonnance des dieux, éternelle et fortement scellée par de larges serments : si jamais l'un des démons, qui ont obtenu du sort de longs jours, a souillé criminellement ses mains de sang, ou a suivi la Haine et s'est parjuré, il doit errer trois fois dix mille ans loin des demeures des bienheureux, naissant dans le cours du temps sous toutes sortes de formes mortelles, et changeant un pénible sentier de vie contre un autre. Car l'Air puissant le pousse dans la Mer, et la Mer le vomit sur la Terre aride ; la Terre le projette dans les rayons du brillant Soleil, et celui-ci le renvoie dans les tourbillons de l'Air. L'un le reçoit de l'autre, et tous le rejettent. Je suis maintenant l'un de ceux-ci, un banni et un homme errant loin des dieux, car je mettais ma confiance dans la Haine insensée."

Je mettais ma confiance dans la haine insensée, moi qui vous parle, et tu m'as protégé de moi-même . Tu ne peux pas savoir . Tel est le poète qui naît à ce monde, et tel est celui qui trouve la voie du plus haut soleil :

Mais, enfin, ils apparaissent parmi les hommes mortels comme prophètes, poètes, médecins et princes ; et ensuite ils s'élèvent au rang de dieux comblés d'honneurs, participant au foyer des autres dieux et à la même table, libres des misères humaines, assurés contre la destinée et à l'abri des offenses.

Stefan George est celui qui a compris ce passage et en a tiré une pratique.

J'y viens.

Rêve de la sphère des choses.

(http://vdegalzain.files.wordpress.com/2009/12/paris_neige_argentique-ilford_virginiedegalzain1.jpg)


Éclats de cristal qui forment mon regard
Tes pas joignent le disjoint
Une pente de toit
Un trottoir
Un parc
Une rue
La rumeur immense de la ville

La folie et la douleur comme infimes présences autour

La sphère des choses rêve de ton effleurement
Les rues écoutent
Quelqu'un qui pourrait être

Comme la rumeur des sphères étoilées
Quelqu'un où la douleur tournoie
Comme l'insecte autour de la lampe

Un homme sans père
Comme un manège triste
Où des enfants au regard fixe
Gisent

Comme un lieu où fut prononcée une parole
Le regard la cherche
Seul parmi les objets

Un enfant mort qui marche seul

Et le sabot du Diable, pour la sorcière
Le ciel de la Lune
Un nuage haletant
Et un morceau de dentelle
Que je suis dans l'image ronde
Un arc de sourcil qui dessine l'horizon
Un crépuscule
de mots
Et le regard

Le goût noir du café et
La sueur morte de la nuit et
Les érosions de ma tristesse et
Le blanc linceul de tes yeux
Vers l'abîme
Tournoyant
Comme un homme étouffé
A la poitrine envahie par la mer

Quel mot suspendu
Dira sur la falaise
Osseuse comme
Que dire
Que dire
Que dire

La tristesse des jours à tâtons passe silencieusement
Sur le coin de la rue

Jour triste où ils sont morts
Jour triste où ils se pendirent
Jour triste où mon père s'est pendu
Jour triste où l'homme seul se tue
Seul avec les siens
Seul avec ses fils et ses filles
Étranger à sa propre chair
Les siens échouent à le faire vivre
Les morts emportent les morts
Mes larmes échouent à laver
Les pas perdus

Tant et tant de chemins n'ont pas été
A l'envers de nous même
Sommes allés d'une traite
Échouant à nous reconnaître
En nous frôlant
En tâtonnant au coin de la rue

Si je t'oublie Jérusalem
Le monde sera fermé pour ma vie
Destin
Folie peut être
Ce qui fut connu
Après

Quel mot sur l'abîme
Dira l'abîme
Un mot de silence
Je ne puis
Et pleurer
Mes tripes tordues seules
Parlent seules

Mais aux autres hommes
Le sourire
La joie
Sans magie
Sur le soleil noir
Je m'enracine
La Lune me sourit.

Pressentiments pour un massacre : la Rafle .




Des formes banales d'appréhension du monde nous sont tellement constituantes qu'elles nous apparaissent évidentes, lisses, alors même qu'elle sont des fragments de l'abîme, des parties fonctionnelles du Système . Arendt parlant d'Eichmann a justement parlé de la banalité du mal ; mais notre banalité du mal, celui sous le soleil noir vers lequel nous dérivons pour être dessous exactement, relève en partie d'un autre ordre de banalité .

La Rafle montre les manifestations passées du Système, extra-ordinaires en un sens, spectaculaires . Ces formes monstrueuses provoquent le dégout et l'indignation, la compassion et le désespoir . Il est des enseignements redoutables à tirer de cet épisode, que ce soi le caractère impuissant des victimes, que ce soit le caractère inéluctablement mécanique d'une décision bureaucratique . Des archivistes doivent donner le "dossier juif" ; ils sont payés pour écrire, classer, conserver des fiches ; il les donnent à la demande de leur hiérarchie . Pensent-ils aux conséquences de leur travail ? Comprennent-ils que retirer, brûler une fiche au hasard, est jouer de la puissance du Destin, qui dispense la mort et la vie ? Je ne crois pas, la tragédie est trop loin de leur petit monde . La bureaucratie n'a pas besoin de l'assentiment des bureaucrates, elle tourne dans la banalité ; la pause cigarette entre deux fichiers, la pause café, les discussions sur les maladies des enfants, les sports, "les problèmes du service"...Et ceux qui s'indignent, qui donnent de l'eau, qui font passer des messages, que font-ils de plus ? Ce n'est pas leur pensée d'aller au delà . C'est le service d'à côté .

Et soyons clair : la puissance de ces hommes étroitement organisés qu'est la bureaucratie ne peut être défiée longtemps par des hommes aussi déterminés soient-ils . Il existe des interstices où survivre, fuir, conserver des mondes intérieurs, comme ces enfants fuyant le long de la voie ferrée, la voie de la liberté et de la vie étant la même que celle de la mort . Mais celui qui aurait voulu en 1942 brandir une arme face aux bureaucraties en place aurait été écrasé comme une araignée . Les hommes ne peuvent tenir par force face à une bureaucratie, sinon, s'ils parviennent eux même à constituer une bureaucratie . On présente avec raison Staline comme un monstre, mais qu'a-t-il voulu de plus que faire de l'URSS une puissance à l'égal des autres, comme les autres? Et son caractère monstrueux n'est-il pas de manifester, comme l'industrialisation violente de la Chine, le caractère violent et destructeur de toute industrialisation?

Nous sommes contemporains d'une terreur secrète, cachée dans les replis d'une vie quotidienne ordinaire, rassurante d'aspect . Tout ordre humain se construit par le clivage de l'ordre, posé comme définitif et rassurant, et de la puissance qui l'a posé . Cette puissance par nécessité est plus puissante que l'ordre, transgression potentielle . Fascinante comme origine et domination, elle est effrayante comme image même de la mort et de la destruction au sein de l'ordre-comme vanité insensible mais toujours déjà présente et ricanante . Ainsi les hommes construits par l'ordre et syntone à lui haïssent-ils et craignent-ils la puissance, qu'ils nomment sauvagerie et barbarie, même si par exemple le sang de la guillotine ou de la marseillaise a fondé l'ordre républicain . Et les hommes coupés des sources vivantes de la puissance, par le clivage civilisationnel, et par le redoublement en eux-même de ce clivage, voient leur vie s'exténuer, évoluer vers le mécanique . Nous boirons à la puissance, amis, et elle emporte au diable les hommes du Système .

La puissance de l'homme est de fonder, non de suivre . De se lever, non de fléchir le genoux . Celui qui veut fonder un monde doit invoquer des puissances de fer, de feu et de sang . Cela est une figure de la sorcellerie, de cette grande peur des biens pensants qui fit brûler des sorcières, ces femmes vivantes, désirantes, ivres de chair et de sang . Le nazisme est redoutable en ce qu'il invoque ces puissances, et qu'il identifie le meurtre à la puissance . Il donne aux meurtriers le sentiment de puissance des rebelles . Il met ainsi la fondation à la porté des caniches, car il n'est personne qui ne puisse tuer un autre homme . C'est la démocratisation extrême de la toute puissance . En tuant, impitoyable, le bloom parvient à l'intensité de l'existence . Le caractère contemporain du serial killer ne fait aucun doute . Ainsi la fascination moderne pour la jeunesse insouciante, la cruauté la plus extrême, la plus aveuglante ont-t-elles pu s'associer à la routine bureaucratique . Ainsi par réaction l'invocation de la puissance a-t-elle pu être plus que jamais honnie par l'idéologie racine, celle qui voit l'égo le lieu synthétique des représentations, et non le lieu même de la vie archétypique des péchés d'Adam, homme et femme, et de Caïn .

Alliance de la cruauté et de la routine, telle fut la Rafle . Elle est aussi l'analogue d'un procédé et d'un mécanisme idéologique lié à la structure bureaucratique .

L'esprit humain a ceci de charnel que les vies humaines en comptes, en nombres, en objets, lui sont peu de choses . La statistique n'est pas un mode neutre de l'appréhension, elle est au contraire une saisie sans compréhension, une puissante partialité envers l'être, la partialité de l'entéléchie du Système, une forme du nihilisme européen . Elle est l'appareil idéologique propre à la bureaucratie, envahissant jusqu'aux mondes de la pensée humaine .

La statistique naît avec l'État moderne, avec la fin de la société féodale, par exemple avec le Catasto de Florence, qui a donne lieu à une étude d'une richesse exceptionnelle ( Les Toscans et leurs familles : une étude du Catasto Florentin de 1427 D. Herlihy , C. Klapisch , EHSS 1978, hier, donc.). Le recensement oblige par exemple les populations à fixer leur date de naissance, fixe sur des chiffres leur mémoire familiale . Très exactement la logique du Catasto informe la totalité du monde vécu, le construit avec des mesures quantitatives . Compter un monde n'est pas compter un monde déjà nombré, c'est ordonner selon l'ordre du nombre humain, du compte, un monde formé de liens et de symboles, c'est le rendre illisible et énigmatique hors de la statistique . Car l'information que le regard va prélever sur le monde ne sera plus que la répétition du même, réparti sur quelques espèces plus pertinentes . Animaux, vergers, granges, maison, hommes...statistiques des livres, classement des meilleures ventes, statistiques des délices .

La Justice ne relève pas du nombre, du calcul . La charité, cette évidence de la fraternité des fils d'Adam, cette capacité à donner à boire à celui qui a soif, ne relève pas du nombre, du compte, du chiffre . Le mystère lové dans le mystère, l'entrelacement des énigmes dans les cycles de manifestation, la splendeur hiératique de la Rose non plus . Non pas que des harmonies mathématiques ne puissent être retrouvées dans les formes . Mais l'harmonie musicale, l'harmonie des proportions ne sont pas la statistique . Le nombre exprime l'harmonie par l'analogie quantitative, la proportion, mais exprime la réduction à la quantité quand il additionne indéfiniment du même, amenant à penser des tas, tas de choses, tas de gens . La statistique est l'expression pure de l'idéologie de la chose, pour qui les liens ne comptent pas . Pour la statistique, 20000 hommes sont 20000 hommes, quels que soient les liens entre eux ; 20000 hommes d'une tribu portant la mémoire de siècles, ou 20000 hommes mêlés, étrangers les uns aux autres et incapables de se parler . Les liens ne sont rien dans le comptage, il sont annihilés . Combien d'hommes ont réalisé le meurtre de millions d'autres ?

La mécanique de la statistique est identification, la classification donc, puis l'addition .

Pour parler de x choses, il faut que ces choses soient identifiées, c'est à dire considérées comme identiques . Comme à priori les objets du monde ne le sont pas, selon le principe des indiscernables-essayez de trouver deux fleurs identiques- il faut opérer une métonymie, c'est à dire les identifier à un aspect . « Identifier à un aspect », équivaut à « classer », puisque le mot aspect indique clairement une perspective . C'est la première réduction .

L'aspect déterminé est déterminé en fonction de la perspective de celui qui pose la classification . Si je suis sculpteur sur bois, je rassemble des objets en bois . Si je suis responsable d'un musée, je peux rassembler par origine, par thème, par famille d'objets . Ainsi, 10000 "objets de verre", identifiés à leur matière . Par exemple, on classe « gibier » les animaux sauvages qui peuvent être réduits en viande, assimilés .

La classification est un processus d'arraisonnement, d'appropriation, d'assimilation, donc de destruction de l'altérité par dissolution vers l'inférieur . (Inversion destructrice de l'accomplissement synthétique de l'unité) . Classer une statue puissante dans un rituel comme "art premier" est abolir cette puissance et cette distance que l'objet manifeste en tant que puissant, annihiler son charme au sens sorcier du terme, qui est étranger à notre notion rassurante et pleutre de "l'art" . En clair, en classant, je ferme à ma vue tous les aspects multiformes que peut prendre réellement l'objet, et plus encore les manifestations supérieures des mondes . Un exemple typique-mais pas du tout le seul possible- est la classification des êtres humains : Si je te classe comme « femme », en tant qu'"homme", je risque de te voir comme proie, comme corps désirable, comme emblème, non comme être produisant une pensée, un monde . Si je te classe comme « sauvage » et que je me considère comme « évolué », tes paroles seront fermées à mes oreilles, car par principe j'ai posé que tu ne pouvais rien m'apprendre . Le regard s'éduque, et tous les aspects peuvent être vus- mais cela est rare . Concernant les choses inanimées, si je classe un arbre comme ressource, ou même comme espèce dans un herbier systématique, son aspect symbolique passe dans l'invisible . Tel est le fruit de la classification du monde par l'idéologie racine : la fermeture du deuxième Livre .

Dans l'optique du Système, les choses sont classées dans la perspective de l'entéléchie, de la maximisation de l'expansion de la puissance matérielle . Les choses identifiées peuvent être utiles à l'entéléchie-les ressources- ou "ne servir à rien"-les déchets, les merdes dont on se débarrasse . Ou pire, être des freins à l'expansion du Système, être classé nuisibles . Classé nuisible est tout être promis à la destruction . Les « nuisibles » sont appelés « vermines » . Les xylophages des forêts de conifères de l'Allemagne du Nord sont nuisibles . On mis au point, entre les deux guerres, des méthodes de traitement massif des forêts, ou des récoltes à l'aide de pesticides, dont un extrait de cyanure, le pesticide zyklon-B . Le discours des chimistes sur les "vermines des forêts" est l'analogué principiant de discours sur les "juifs" sous le III Reich, ceux appelant à l'extermination des nuisibles . Ces mots ne sont pas arbitraires, mais résultat d'études historiques institutionnelles . J'ajoute que dans l'idéologie moderne, de telles structures sémantiques peuvent être réactivées sans difficulté, par exemple sur les poux, ou d'autres .

La bureaucratie identifie . Crée des catégories . Selon la logique binaire, ces catégories sont exclusives les unes des autres . Il être l'une, ou l'autre . Cela ne peut être accordé comme d'une vérité plus haute que la notion antique de la composition des substances vivantes . Il est parfaitement possible de penser autrement, de reconnaître autrement les étants .

Il y a des catégories parmi les fils d'Adam, je ne le nie en aucun cas . Tous possèdent la première racine, l'humanité ; tous ne sont pas des sages ou des guerriers . Un sage est un être animé, végétatif comme l'arbre, mobile comme le loup, issu de la race humaine comme les autres hommes, et syntone à l'Esprit, ouvert aux vents angéliques . Comme Aristote le pose, et à l'image de l'interprétation des mondes, il n'y a pas séparation essentielle, mais sédimentation de formes, ou âmes : âme végétative, âme motrice, âme, intellect, esprit . Et c'est l'âme la plus haute qui donne la vérité des niveaux hiérarchiquement analogués . Le sens véritable de l'arbre n'est pas dans l'étude de ses fonctions, mais dans l'esprit de l'arbre, dans son symbole . C'est l'image qui livre l'essence, ainsi Adam est-il l'image et la ressemblance .

La statistique sépare des essences fixes née de l'artifice et de perspectives bornées, là où le monde est fait de partages et de hauteurs . Tous sont appelés, et tu ne peux savoir qui sont les élus . Je suis pierre, je suis arbre, je suis loup, et plus encore . Être homme est être multiplement, selon la mémoire des sages . De même "l'homme" ne fait pas face à la "femme", opposition mère de cet analogon de l'idéologie racine, le "féminisme" . Comme si un monde humain divisé entre "masculinisme" et "féminisme" pouvait être l'aboutissement de la sagesse du monde, et non une pitoyable caricature . Tu es femme face à moi, homme . Mais si tu me reconnais comme homme, c'est que tu sais ce qu'est homme, et plus même, que tu porte dans ta face cachée la masculinité, comme je porte en moi la féminité . Et cette féminité porte elle encore, vers l'infini, les échos de la masculinité . Je suis pierre, je suis arbre, je suis loup, je suis homme et femme, selon les aspects et les mondes, selon le nocturne et le lune . "L'âme est en quelque sorte, toutes choses"dit Aristote à la suite des sages . Je suis abîme, car rien ne peut me définir, sinon la mort, cette fin . Non pas cette indigence qu'est l'homme de l'idéologie racine, cet être qui s'oppose à tous les autres, et qui est essentiellement étranger à tous les autres .

En passant-et je dédie ce passage aux grands cimetières sous la Lune, de Bernanos . L'homme est essentiellement étranger au monde, comme l'homme non catalogué, le sans papier n'existe pas, doit être expulsé comme un nuisible . Je suis hostile à la société de lutte contre les discriminations, je ne suis pas un apôtre de la libre circulation des personnes, qui est une arme de dissolution systématique du lien social . Mais il faudrait être aveugle pour ne pas reconnaître que le désir d'expulsion bureaucratique des "sans papiers", et la manière de procéder ne manquent pas d'analogie avec la Rafle . Il faudrait être aveugle pour ne pas voir que cette manière de procéder, les centres de rétention, le stockage, les procédures accélérées, ne sont pas au service du maintien de liens sociaux existants, mais au service d'intérêts politiques de carrière, au service d'estimation du bénéfice électoral de ces "20000 expulsions par an" . Comme les bureaucrates qui ont organisé la Rafle l'ont fait dans une recherche d'équilibres et de bénéfices à l'intérieur de luttes de pouvoir bureaucratiques . En conséquence, je vomis cette politique comme je vomis la société multiculturelle, qui est une société où l'idéologie racine est appelée "culture" . Et je ne vois aucune contradiction à ce double vomissement, et je vous met au défi de me la montrer .

L'âme, dit Aristote, est la forme d'un corps ayant la vie en puissance . Comme un oignon, un être humain est une sédimentation de corps ayant la vie en puissance, et d'âmes . Cette conception ne fait pas d'un simple et d'un sage deux étrangers, mais des branches d'une même racine, tout en les distinguant en profondeur . Penser ainsi n'est pas hors de portée . Il suffit d'essayer, sérieusement, de vivre un monde ainsi habité . Mais revenons à l'idéologie racine .

L'identification dans la pratique de l'idéologie racine n'est pas la reconnaissance d'un en-soi, d'une nature, mais bien l'imposition d'une identité . Deuxième point essentiel, cette identité n'est pas suspendue en l'air, mais correspond à une classification, et donc à la détermination des procédures, des classes d'action préétablies qui s'appliqueront à l'objet de l'identification . "Nuisible", "utile", "clandestin", "V.I.P"...En général, les identifiés sont extraits du substrat où ils se trouvent pour être traités dans l'intérêt du Système, purification d'un minerai, extraction des polluants des eaux usés dans une usine d'épuration, concentration et stockage des déchets toxiques, rétention des étrangers....puis ils sont traités pour correspondre à leur usage .

Reprenons, amis . Je pense que vous voyez où je veux en venir . La Rafle manifeste la totalité des procédures bureaucratiques et idéologiques de l'idéologie racine . L'identification, l'imposition d'une identité par métonymie, en l'occurrence l'absorption de la qualité d'homme, de citoyen français par le caractère "juif", la classification comme "nuisible", l'application de la procédure prophylactique adaptée de regroupement puis d'élimination . La séparation des hommes, des femmes et des enfants résulte de cette même annihilation des liens-ces liens qui ne sont rien, puisque ce qui compte est un objectif de performance, un nombre . Il n'y a là aucun sadisme, juste l'application insouciante de logiques classificatoires et bureaucratiques . L'ensemble des structures de pensée et des procédures qui ont permis la Rafle sont pour la plupart parfaitement vivantes, et quotidiennement pratiquées . C'est cela l'effet pervers de la voie de l'ennemi, aveugler sur notre proximité avec les hommes qui ont participé à ces crimes sans retour .

Prenons un exemple auquel je tiens par amitié . Un homme homosexuel est d'abord un être humain, et celui auquel je pense est un maître . Son homosexualité est un des caractères qui le font appartenir à des réseaux, mais c'est aussi un frère . Dire que "c'est un homosexuel", c'est l'absorption de son humanité par ce qui le distingue et l'exclue, c'est me le rendre étranger-lui homosexuel, moi hétérosexuel . Dire qu'il appartient à "la communauté homosexuelle" veut dire que ce caractère est le fondateur et le premier principe des liens qu'il pourrait avoir, et que j'en suis exclu . Mais non, c'est un frère, un maître, un homme rare . Dans sa sexualité, son érotisme, il est homosexuel, mais ce n'est pas "un homosexuel" . Cette absorption de l'humanité par le caractère est structurellement identique à celle qui fait de mon frère "un juif", et donc une victime désignée de la Rafle . Je suis breton, et je ne suis pas défini entièrement par cette teinture . Cette identification typique du monde moderne est une réduction, une fermeture symbolique, mauvaise et puissance de mal . Car toute fermeture, pilier d'un monde, bonne dans l'optique de ce monde, est un mal pour celui que ce monde étouffe . Et nôtre monde multiplie les fermetures pour se sauver, mais ne peut qu'exploser .

Les mécanismes d'identification ne sont pas les seuls encore parfaitement vivants, vous l'aurez compris . Les tâches parcellaires qui évitent de se poser des questions, la peur de l'exclusion et de la misère des millions de bureaucrates pauvres, la routine, la bêtise...les horreurs ne cessent de s'accumuler .

Une leçon que le Système a retenu de la Rafle est le caractère déstabilisant du mal spectaculaire, industriel . Je l'ait dit, la Schoah reste une énigme singulière, malgré les caractères reconnaissables que l'on y retrouve . Le compte n'y est pas, je ne prétends pas clore le cycle de l'interprétation . Mais revenons au caractère déstabilisant des images . Nous avons eu des images de la guerre du Vietnam, des enfants courant couverts de napalm . Mais où sont les images de nos guerres ? Nous en avons eu, je ne dis pas, Abou Ghraïb, Guantanamo...mais pourtant, que de rares images...

Les crimes à venir du Système, comme les crimes les plus récents, ne seront plus si spectaculaires . Le Système va changer sa méthode de collection d'esclaves . L'exploitation esclavagiste des chinois, vitale à l'économie mondiale, à la reprise, à la croissance, ne s'accompagne pas d'images spectaculaires . La caractère vide de l'éducation moderne, qui coupe de fait les générations de presque tout ce qui pourrait leur rendre le monde intelligible, ne serait-ce qu'au plan politique, pour ne pas parler du plan spirituel, est une violence destructrice parfaitement invisible . La pression du "travail", c'est à dire du service de l'entéléchie est écrasante, mais le Système joue encore le spectacle de la liberté .

Il n'y aura plus de camps, de "travail rend libre", de mécanique industrielle de massacre des hommes, de panaches de fumée nauséabonde et grasse sur des photos aériennes . Les lieux de travail seront entourés de pavés de fleurs, construits dans des forêts, en vue de l'azur de la mer . On ira au travail en habit de vacances . On ira en vacances en habits de travail . Mais chacun portera en lui-même sa mort, son camp d'extermination de son humanité, son annihilation, ses statistiques, ses chiffres atteints ou non atteints . Voyez les statistiques des partouzeurs, leurs chiffres de conquête : ils ont une sexualité de commerciaux . On aura une carrière, des quartiers par quotas-femmes, hommes, hommes issus de l'immigration, "diversité", "gay et lesbiens"...de camps, non il n'y en aura plus, mais il n'y aura bientôt plus d'extérieur . Ainsi l'enfermement s'appellera liberté . La douleur de l'enfermement sera une maladie, la dépression . La fuite de l'inhumanité, de l'humiliation, ou suicide, sera l'objet d'une thérapie . La recherche d'une issue sera névrose et hallucination . Par souci de professionnalité, les relations sentimentales entre les employés sont interdites . Tous aspirent à vous remplacer, monsieur .

Ce qui manque ne peut être compté, dit l'Ecclésiaste . Non par excès, qui dépasse nos possibilité de comptage, mais par essence . Retiens ces mots, amis : ce qui manque ne peut être compté . Le manque qui afflige le monde moderne ne cesse de se creuser, se creuser jusqu'à la vacuité .

L'homme moderne est un rat emmuré . Acculé, le chat déchire les chiens . Le rat doit en faire autant, frères . Je ressens obscurément que des crimes monstrueux sont à venir, toujours déjà présents dans les implications du Système, et que nombre d'entre nous seront aussi impuissants que mes frères, les apatrides de la Rafle . C'est une grande peine . En de tels temps, la grande amitié ne peut être fondée que sur l'ego, que sur les délices de la séduction, les délices de la chair, délices entre tous les délices des mortels . Boire ton sang, te regarder boire mon sang qui forment des méandres qui nous rejoignent en entrelacs dispersés, indescriptibles .

La grande amitié, l'amitié des étoiles est fondée sur rien, sur notre cause, la percée des murailles . Et cela ajoute au délices, ce combat partagé . Car je t'aime aussi sous cette forme entre milles, toi qui soutiens mon bras et mon verbe, dans cette invocation . Car je t'aime, ô éternité !

Malheur à qui a perdu le céleste pays et la grande amitié, dit Taliésin . De cette fraternité de combat, combien en aurons besoin ceux qui lutteront désespérement dans les mâchoires de la mort, pour défier la toute puissance du Système .


Vive la mort!

Stefan George, un frère II-2 : Poésie, culture et contestation dans l'âge de fer .


(Isabelle Royet Journoud-Marie Laure Bescond-FB)


L'interprétation et la compréhension d'une époque sont analogues à la compréhension et à l'interprétation des textes . L'interprétation des textes pénètre l'interprétation du monde, et l'interprétation du monde est toujours interprétation de textes et d'images mêlés . Ainsi l'interprétation de la mécanique quantique est elle la recherche du réel pour ceux là même qui la pratiquent . L'interprétation d'une personne, tissage de mondes et d'époques, n'est autre que l'explication d'un moment du Cycle qui s'implique en son œuvre .

Préalablement à la question du projet de Stefan George (1868-1933), se pose une question d'une grande importance . Cette question ne peut naître que par comparaison . Alors qu'en Inde, par exemple, c'est Gandhi qui soulevait la Résistance, avec le soutien explicite du plus grand Maître du temps, Sri Ramana Maharishi, alors que dans les pays musulmans des hommes religieux jouent depuis toujours un rôle de premier plan dans la résistance à l'idéologie racine - ce que Guénon reconnait comme un droit légitime des Orientaux- en Europe, depuis la Révolution française, les poètes ont joué un rôle essentiel de résistance à l'idéologie moderne . Comprendre cette particularité est mettre en évidence les conditions de la lutte contre l'idéologie racine au sein de l'Europe . Cette question est étroitement liée à celle de l'interprétation . L'interprétation requiers une qualification, et la qualification spirituelle ne se résume pas à une formation .

La première condition est l'exténuation intellectuelle profonde des religions traditionnelles de l'Occident, tant du christianisme que du judaïsme . Cet aspect essentiel ne peut être traité qu'à part . Cette exténuation a finit par les rendre presque incompréhensible à leurs propres hiérarchies religieuses . Celles-ci ont connu une insidieuse évolution vers le modèle bureaucratique, une incapacité à reconnaître, vénérer et même obéir à la puissance de débordement des hommes nobles . Une incapacité encore plus grave à conserver la puissance symbolique dont ils étaient investis, à tel point qu'il ne percevaient plus l'intérêt de le faire . De ce fait, les saints de l'Église par exemple furent souvent des hérétiques, ou des personnages nobles mais bornés . Cet obscurcissement est particulièrement sensible dans la lectio divina, la lecture des écriture, monopolisée par une philologie analogue dans son étouffement au scientisme de la physique et de la science matérielle pour le deuxième livre, la nature . Que l'interprétation des textes sacrés soit réservée non au spirituel, mais au savant aussi vide soit-il, est à relier avec l'inexistence profonde de la poésie dans la littérature . Car c'est un fait que le plus puissant des textes échoue à soulever l'homme aveuglé par l'étroitesse de ses perspectives, que le sens est dans le lecteur, et à sa mesure . Voir un texte puissant passé au crible d'un imbécile en est la terrifiante certitude .

De formidable réservoir de symboles et de grandeur qu'elle est encore pour Nietzsche, et aussi pour Lautréamont, l'Écriture de l'Occident, la Bible, devient lentement le lieu de lectures tellement ineptes, moralisatrices et sottes, que même des hommes avides d'esprit la rejettent avec horreur au XXème siècle, soit pour sa violence excessive, comme Simone Weil, ou pour son caractère moralisateur contraire à l'esprit supérieur des païens, comme un Évola . Des dictionnaires de la Bible réputés s'avouent impuissants à comprendre l'inclusion du Cantique ou de l'Ecclésiaste dans le canon de la Bible . Un tel aveu condamne non le livre, mais l'auteur de l'aveu . Le mal vient d'une méconnaissance complète des règles d'interprétation du Texte . Le texte est l'histoire de mon âme, l'histoire de toute âme, et la mienne . J'ai aimé les livres pour ce qu'ils ignorent, dit justement Taliésin . La fin de la lecture est la transformation, la commémoration, la remémoration, la levée des illusions, non le récit de faits, non la moraline . Lire un texte sacré n'est pas une expérience d'objectivation, d'ailleurs parfaitement vaine, et voie du désespoir . Les deux livres ont été fermés en Occident, c'est l'évidence . Mon aimée est une fontaine scellée, dit le Cantique.


Je n'ai pas accès, par ma lecture, à la volonté d'un auteur . J'ai accès à des signes, à une sémantique, sémantique dans les linéaments de laquelle s'inscrit en creux, ou sur le sujet grammatical, la présence d'une énonciation, d'un auteur . La lecture du texte le plus intime est une frustration radicale du désir de proximité, et c'est cela qui explique que le lien écrit soit à la fois puissance d'évocation de la peau, de sa douceur et de son parfum, et distance s'écartant à l'abîme . Selon le mythe moderne de l'auteur, je peux me focaliser vers ce vide . Mais il n'est pas d'autre auteur que l'Auteur . Une telle affirmation ne pose absolument une effectivité matérielle, celle d'un noble vieillard assis sur une étoile, et écrivant ou dictant le Texte . Elle ne pose rien d'autre que ce qu'elle pose . La différence, le sens, le moi, toutes ses déterminations émergent sur l'horizon de l'Un . Il n'est rien que l'auteur ait voulu dire, ni qu'il n'ait pas voulu dire, si la puissance sémantique qu'il a posée donne de longues efflorescences, des roses, des fleurs du mal .

A titre d'illustration, je citerais la théorie sociologique appliquée à l'art . En distinguant un champ de production constitué historiquement et dessinant un univers de positions socialement déterminées, de telles études ont raison . « Le processus historique, collectif et cumulatif, qui a engendré l'univers de l'art et la croyance en la valeur sociale de l'art et de l'artiste »(A Boschetti, la poésie partout, Seuil, 2001, p 167) . Elles ont raison, et tort, c'est à dire que les déterminations des champs sociaux d'apparition d'une œuvre ne sont pas seules les déterminations sémantiques de l'œuvre, malgré des analogies . Une œuvre d'art peut être puissante dans des champs très éloignés de ceux qui lui ont donné naissance . Bien sûr, son positionnent, son interprétation se modifient, mais cela n'est possible que parce qu'une œuvre de puissance est une matrice sémantique indéfinie, et non un « ce que l'auteur a voulu dire », ou une simple place dans les lignes de force des champs où elle s'insère .

La littérature, l'art et la poésie vivent dans des champs sociaux et ont des marchés . Mais le sens travaillé dans ces champs peut les transcender, être repris au fil des siècles- voyez la poésie de Villon, pourtant si profondément enracinée, formellement et idéologiquement-ou n'avoir plus aucun sens privé de la colonne vertébrale des champs . Ces champs peuvent être organisés pour la domination reptilienne, pour la conservation d'héritages plus ou moins poussiéreux et bornés, ou au contraire promouvoir une conception et une pratique transcendante de la littérature (voyez l'exemple de la littérature russe) . Sans vouloir reprendre la théorie du poète maudit, il est certain que les auteurs les mieux lotis en Europe ne sont que rarement les plus transcendants, ce que le temps manifeste .

Des champs peuvent être historiquement exigeants, et favoriser des œuvres puissantes, comme le théâtre élisabéthain avec son public extrêmement varié, tandis que d'autres peuvent donner lieu à une immense production incapable de durer et de dépasser les limites de ses champs de production, comme la masse des romans français du XXème siècle .

Il est des champs fertiles, qui peuvent ensemencer au loin, et des déserts, où la graine se meurt . Plus encore, un homme isolé peut écrire une œuvre en référence non à un champ existant, mais en référence à un champ possible . La puissance est justement que là où l'œuvre banale est produite par le champ et selon les règles du champ, et même a pour principal effet de renforcer le champ, comme une thèse universitaire – la thèse est à la Science ce que la muraille est à la fortification...-une œuvre puissante, calme bloc ici bas chu d'un désastre obscur, produit un champ qu'elle détermine et principie . Il est des princesses, des hommes de puissance, il est des livres puissants, solaires, ou noirs comme le sépia de la seiche .

Mais encore une fois, le texte ne peut devenir puissance en acte que si un homme noble l'actue dans sa vie même . C'est pour cela que Nietzsche, immense puissance, fut moqué par des cuistres de son vivant . Il est des cycles du temps où une parole devient audible, et une pour qu'elle soit cri dans le désert . Il est faut que les champs préexistent à l'œuvre ; ils peuvent arriver après, y compris par accident...

Le texte échappe à son auteur, en tant que puissance sémantique, et c'est pour cette raison que l'interprétation des textes est une chose beaucoup trop grave pour être laissée à la philologie, et à leur détermination des limites acceptables de l'interprétation . Ces limites ne sont guère plus que de les limites des docteurs . Pour un maître, il n'est pas de contresens, car le maître pose le sens . La parole des sages produit de l'être . La détermination des limites n'a pas plus de valeur que la qualification à interpréter . Et ceux qui cherchent à les poser, de ce simple fait, n'en n'ont aucune . Le néant, fussent-ils d'impressionnants maîtres dans le monde . J'affirme, moi qui vous parle, que j'ai vu de mes yeux un homme docteur en Sorbonne sur ce sujet, lecteur de Nietzsche depuis plus de soixante ans, traducteur, commenter le prologue du Zarathoustra avec une médiocrité à enterrer un mort, ce funambule que Zarathoustra porte sur son épaule : il n'avait, en tant d'années, rien compris de plus que ses petits bras pouvaient embrasser, il n'avait jamais pu faire preuve de rage, de haine et de violence, et déchirer la robe de la déesse . Il n'a jamais pensé égaler Nietzsche, et n'a été qu'un timoré, et donc un être pour lequel le sens même de ce texte est, définitivement faut-il le craindre, hors de portée . Je le met au défi de m'affronter publiquement sur cet exercice . Déchirer des robes non, plutôt commenter le prologue . Ce serait d'ailleurs tournoi plus amusant, au moins, qu'une conférence .

Le poète moderne est poète par désir de reconnaissance, par un désir désespéré dont l'archétype est la figure de Caïn, parce qu'il éprouve avec souffrance le monde moderne, parce qu'il est bien en peine d'y trouver une place simplement pour être . Bien sûr, Sully Prudhomme a eu le prix Nobel, et Paul Bourget vécut bien de la vente de ses romans . Mais ceux là même qui furent grands furent souvent infimes dans le siècle . Le récit de la mort de Rimbaud est, dans les détails de son effroyable agonie, la sueur, la douleur et la puanteur, un analogon de la place de la poésie dans le monde moderne, de cet homme qui fut plus grand dans le monde en trafiquant des mauvaises armes qu'en étant un poète .

Réduire le désir de reconnaissance du poète à un désir de reconnaissance sociale dans un champ déterminé, et somme toute trouver fort comparables les querelles d'artistes pour le pouvoir et les luttes pour le pouvoir dans l'État national-socialiste, ou dans l'État « démocratique »c'est commettre une réduction analogue à celle qui réduit l'œuvre d'un Apollinaire aux épisodes d'une manœuvre dans un champ de mines artistiques et littéraires, ou à une campagne éléctorale . Si Apollinaire avait voulu à tout prix la richesse et la puissance, ce capital social sous n'importe quelle forme, il n'avait qu'à être commercial, colonial ou banquier . C'est justement ce qu'il ne peut pas faire, ni accepter .

L'artiste doit méditer sur son impuissance, sur ce qui le réduit à être non un dominant, mais un séducteur, un personnage essentiellement féminin dans son désir de puissance – ce qu'Apollinaire savait, et dissimulait . Avide, comme un abîme, de reconnaissance, de puissance sexuée, il se sait si peu de choses qu'il place des idoles à sa place, dans le rôle de la séduction ; pour que sa puissance intime, son feu, et le vertige même de sa folie intérieure soient manifestés, alors même qu'ils le tuent et le dévorent s'ils ne viennent au jour .

Nietzsche, le pauvre Nietzsche, condamnait les arrières mondes de la religion et de Platon, condamnait un dédoublement largement construit pour la guerre intime que terrifié, il menait à son Abîme . Le monde de la volonté de puissance, ce monde de seigneurs et de danseurs qui dominent les femmes par le fouet et les esclaves par le fer, ce monde du Grand Midi, de l'Aigle et du Serpent, ce monde de la dure réalité, est tellement éloigné, clivé de la réalité de Frédéric – homme misérable, maigre et maladif, dépourvu d'amour et de sexe, qu'il n'est rien de plus que son arrière monde, le sien, celui qu'il eût voulu goûter . Ce déploiement de maya qu'il condamne chez Wagner, les sarcasmes sur la nature féminine de Wagner, sur son illusionnisme : que n'a-t-il perçu que l'invocation de la force, de la virilité n'est pas la virilité, pas plus que l'invocation de la Science ne rend le discours qui la pratique conforme aux règles de la validité scientifique ?

Ainsi le poète est-il amené, comme le séducteur, à se faire illusionniste, dans une solitude atroce, ne pouvant être apprécié que par ses mensonges, finissant parfois par y croire par instants, mais conservant l'intime conscience de sa folie . Autre exemple, l'immense solitude de Barrès à la fin de sa vie, relevée par Breton et Drieu, est liée à l'enfermement idéologique et social où cet homme noble s'était enfermé, par soif de puissance et de reconnaissance . L'enracinement, le nationalisme biologique et déterministe, des idées si contraires à son âme, et qu'il s'était imposées pour ne pas croire à ses plus hauts désirs, pour être lui aussi cruel . Lui, fasciné par Al-Andalus et l'érotique arabe . Et de cet enfermement construit par la substance de sa vie même, il aspirait tant à sortir, et avec une telle impuissance finale . Le poète, l'auteur qui accepte la peinture du monde élaborée par l'idéologie racine part vaincu, et ne peut que constater son impuissance : voyez l'analyse du journal d'une année noire de Coetzee, sur l'Encyclopédie .

Le poète moderne est celui qui aspire a l'ardent désir du Haut tant désiré, à l'amour absolu, et qui ne voit que déserts . Du Saint ou du sorcier, il passe au ridicule pathétique de Don Quichotte, au mépris des jeunes poètes pour Apollinaire . Rien de ce à quoi il aspire ne peut être . Il invoque les fantômes . Fantômes que ces étants sans consistance qui peuplent les rives de l'Hadès de l'idéologie racine, aspirés par le délice des tourbillons d'eau noire, l'amour absolu, les Anges, le destin, la magie . Le poète moderne exprime cette fascination pour l'ensevelissement de ceux qui sont « si peu, et déjà de trop » . La poésie a pris la place fonctionnelle dissoute des sciences sacrées, métaphysique et théologie, quand celles-ci sont devenues inaudibles ; mais dépourvue de l'armature du concept, dépourvue du fondement d'une ontologie conséquente, elle s'est trop souvent réduite à être chant, invocation, plainte sur des ruines . Le poète est le bloom de la culture, mais avec la conscience de son anéantissement .

Plus même, dans la perspective du triomphe du monde des choses, l'invention de mondes du poète ou de l'artiste est réduite à ses parties formelles, à n'être que matrice sémiotique générative face à un monde indifférent voire hostile, sans aucun lien aux mondes, purement arbitraire ; et ce n'est pas seulement la logique concurrentielle des champs sociaux qui explique la profusion de recherches formelles du siècle écoulé, mais aussi la logique immanente de l'exténuation de l'être invoqué, aboutissant à des jeux sémiotiques vides-et aussi à une exténuation du sens, car un signe sans charge ontologique ne peut que s'exténuer à l'infini, n'être plus que tache de couleur, onomatopée, rappel confus et entêtant d'une énigme en elle même oubliée .

Le poète est vide face à un monde vide ; et démunis de pensée, nombre d'entre eux ont admis ce vide et disserté sur l'absurde de l'existence, absurde non pas donné mais construit . Dans le monde des choses, le désir le plus profond, la nostalgie la plus grande, ne peuvent être que l'expression idiosyncrasique d'une inadaptation congénitale ou acquise, et donc faire l'objet d'une thérapie . Être sain dans un monde malade n'est pourtant pas une garantie de santé . Mais cela n'est que mots : un moderne ne peut qu'être, indéfiniment, dévoré par le doute, aspiré par l'abîme du doute, de finalement n'être qu'un enfant inadapté qui se la raconte, un enfant perdu broyé par la solitude des grandes foules, et qui est encore- à son âge!- échoué sur les rives d'une sottise aveuglante, quand la raison lui conseille de rentrer dans la foule immense où l'homme est un ami-et où il ne rencontre que mépris, méfiance, désapprobation, contresens sur ses intentions les plus pures, bref où le moindre pas le choque et le moindre propos l'écorche .

Nul plus que lui se réchauffe d'un amour, et nul plus que lui ne cherche le regard ami, le geste de complicité, le puits où reposer ses pas, où boire longuement la rosée céleste . L'avidité du loup se nourrit de ce doute dévorant . Je veux dévorer et déchirer car je suis dévoré et déchiré ; je veux la cruauté et la méchanceté car je veux être comme les autres . Je peux déployer des mondes pour me cacher, me lover dans tes cheveux, m'abriter dans ta couche . Terrifié d'être démasqué, Cagliostro, je préfère très vite rompre le premier, rompre même avec cruauté, prendre le dessus de mon désespoir . Ne pas entendre l'arrêt de ta bouche rouge que j'ai tant embrassée, ne pas lire dans tes yeux la haine et le dégout que je me porte, et que je préfère oublier . Plus grand est le désir, plus douce est la douceur de ton regard et de tes paroles, et plus le désir de rompre, la recherche de la querelle, de la haine me préoccupe . Les opposés les plus féroces me broient l'âme – je suis triste jusqu'à la mort, quand m'oublie l'ivresse des paroles poétiques, qui dessinent, éphémères, des mondes de fumée .

La haine mortelle m'est vitale pour ne pas mourir . Pourtant, la seule vue de ce regard stupéfiant que je vis, que je vécu, que je vivrai encore et encore, comme le rythme calme de tes pas...Alors dans les douceurs des merveilles je cherche les ténèbres, j'invoque la haine, je meurs d'inquiétude, le monde entier se penche menaçant sur moi, battu par l'euphorie et mourant à chaque vague, chaque vague se montrant la dernière, la vague scélérate qui me noiera définitivement, celle qui fera rompre les digues et m'autorisera les larmes, et la mort . Bien sûr, je cherche une maîtrise, une sérénité qui parfois m'emmène vers la lune, à l'heure des métamorphoses, mais qui est illusoire à moi-même, suivie d'euphorie – je maîtrise- et d'effondrement : ma vie même m'échappe, je ne peux seul poser ce moi fragile . Tel est, toi qui vient t'enquérir, le cycle du doute dans les océans intérieurs de l'âme . Telle est la racine du poète moderne le plus conséquent, Lautréamont .

Mourant de désir d'infini, il invoque la haine et le meurtre pour protéger le hurlement qui monte en lui, qui le déchire de l'intérieur . Qu'est-il? Sinon rien? Tous les sarcasmes ne lui sont-ils pas permis ? Ne peut-il humilier la bonté, ne peut-il humilier Dieu lui même ! Alors il prend la parole, prend la poésie, et ses paroles sont sans humanité ni concessions quelconques – il est déjà mort . Il a entrevu ce qu'il ne pourra jamais avoir, et sans lequel il ne peut vivre . S'il parle, c'est au bord du gouffre, mais il sait que la chute est inévitable, sauf la grâce de l'Ange . Qu'importe alors l'humanité ! Et qu'importe les champs littéraires...Tel fut Isidore Ducasse, le plus grand poète et le plus puissant, qui ne put qu'être mort, bizarre et foudroyé, dans un monde moins dégradé que le nôtre .

Moi qui vous parle, j'ai voulu comme lui vivre comme les autres, mais cette vie était une mort . Je suis devenu ami de la mort, et si j'ai quitté mon repos, c'est en sachant que je ne pouvais qu'aller vers elle . Le sang, la volupté et la mort vont ensemble .

C'est mort, et devenu être minéral que Stefan George a pu dresser sa statue, qui humilie le monde de sa grandeur . C'est en pleine vue de ce monde, et en pleine vue du poète, qu'il a levé l'étoile de l'Alliance .

J'y viens, encore.





Vive la mort !

Nu

Nu
Zinaida Serebriakova